Lettre XIII
p. 99-103
Texte intégral
1Il est heureux que nous n’ayons de la plupart des choses que d’incertaines lueurs. Que deviendrait, différemment, cette délicieuse et émouvante inquiétude qui nous agite devant les problèmes de l’inconnu ? Le charme de la vie, il est fait d’ignorance et de marcher librement sur des routes qui ne mènent nulle part. L’important est de partir en n’emportant que sa besace. Il n’est pas nécessaire, il n’est même pas désirable de savoir où l’on va. Presque tous les chemins mènent à Rome et presque tous conduisent à demain. Ce que nous connaissons de l’avenir nous le déflore déjà trop puisque l’on sait, même avant Spinoza, qu’il est le jeune frère d’hier et tout pareil à son aîné ! Ah ! que j’admire Don Quichotte sur les chemins de la Castille ! Inégalable chevalier du plus pur romantisme, vous emportiez dans votre sac, pour les répandre sur le monde, les rêves des héros mêlés aux yeux de votre Dulcinée1. Dussiez-vous vous promener parmi les vents, je ne vous vois pas vous inquiéter du terme, mais demander où est le péril et de quel côté on y court. Dans cette randonnée immortelle, ayant pour spectateur l’univers, et Rossinante l’éternité du Temps, qu’il m’est cher le paysan Sancho que vous traînez comme un remords. « Je ne suis pas vert, dit-il, mais brun, et quand même je serais bariolé, je tiendrais ma parole2. » Il ne faut pas leur débander les yeux. Qui sait s’ils ne retomberaient pas, tout d’un coup, ces poètes, trop violemment sur la terre ?
2Qui de nous n’a jamais enfourché Clavilègne, et rencontré les chèvres et aperçu les fées ? « Deux sont vertes, deux rouges, deux bleues et la dernière bariolée. – C’est une nouvelle espèce de chèvre dit le duc. – Oh ! c’est clair, s’écria Sancho. Pensez donc quelle différence il doit y avoir entre les chèvres du ciel et celles de la terre3 ! »
3J’ignore, Pargas, si vous croyez, pour votre part, à la réalité de l’aventure de la caverne de Montésinos ; moi, j’y crois4. Il ne faut pas contrarier Don Quichotte. « Qu’on m’habille comme on voudra, dit Sancho, de quelque façon que je sois habillé, je serai toujours Sancho Panza5 ». De toutes les recommandations dont on veut lui bourrer la tête il ne se rappelle pas une seule. « Les sottises du riche passent dans le monde pour des sentences et quand je serai riche, qui est-ce qui me trouvera un défaut ? Mais de ces autres minuties, et ces entortillements, et tout ce brouillamini, je ne m’en souviendrai pas plus que des nuages de l’an passé6. »
4Ne partagez-vous pas, Pargas, les appréhensions du Chevalier à la Triste Figure et ne craignez-vous pas qu’il mette sans dessus-dessous toute l’île, ce gros lourdaud qui ne cache, sous tant d’épaisseur, qu’un sac rempli de proverbes et de malices ? Rappelez-vous, lorsqu’étant gouverneur, il juge le berger7. La femme se plaignait que le berger l’eût prise, de ce qu’il l’avait brutalement forcée, lui ravissant ce trésor inestimable qu’elle gardait depuis plus de vingt-trois ans.
5Sancho oblige le berger à payer à sa conquête vingt ducats, puis il invite l’homme à poursuivre la femme et à lui reprendre sa bourse, ce qui n’est pas possible tant elle se défend bien. Alors Sancho lui dit : « Ma sœur, si le même courage et la même vigueur que vous venez de déployer pour défendre cette bourse, vous les aviez employés, et même moitié moins, pour défendre votre corps, les forces d’Hercule n’auraient pu vous forcer. Allez avec Dieu, et à la mal-heure, et ne vous arrêtez pas en toute l’île, ni à six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet8. »
6Voilà de la justice ou elle n’existe pas et le bon Cid Hamet Ben-Engéli9 eut furieusement raison, en judicieux historiographe, de ne pas négliger de tels traits. Ceux qu’il nous rapporte de Don Quichotte n’ont pas moins de saveur, mais ils sont si nombreux que le mieux est de nous arrêter à aucun. On peut ouvrir l’ouvrage à quelque page que ce soit. L’âme de Cervantès y est encore vivante de telle manière qu’on ne pourra jamais l’en effacer. Elle anime d’une égale vigueur aussi bien le maître que l’écuyer. Je ne connais pas de livre dont la lecture soit plus attrayante ; mais c’est un tort de le donner à la jeunesse ; elle ne peut s’y retrouver. Il y a trop de tristesse dans ces pages ; la sombre vie de Cervantès les a marquées. On n’erre pas impunément aux quatre coins du monde après avoir porté des chaînes, avec un poing brisé. Le paysage qui convient le mieux à ce héros, Don Quichotte ou Cervantès, client des hôtelleries de passage, ce sont les gorges déchirées de la Sierra Morena, faiblement éclairées par la lune, quand, dans le vent d’hiver, seul, ayant même éloigné son page, on l’entend, à minuit, tragiquement pleurer.
7 Émile Gebhart, après Flaubert, a dignement parlé de lui dans sa Renaissance italienne10, mais vous, Carlyle, comment l’avez-vous oublié dans votre galerie héroïque11 ? Auprès de Dante, Shakespeare, Luther, et Mahomet il aurait eu, pourtant, grande stature. Fils aîné d’une race d’un caractère éminemment choisi, il a vécu dans des régions si hautes qu’il est resté au-dessus des autres hommes d’une élite et le parangon de toute vertu. Les romans que Dame Gouvernante jette au feu du haut de sa fenêtre ne sont pas dignes de son âme fine fleur de chevalerie.
8Le plus beau livre il l’écrivait lui-même de la pointe de cette dague misérable qui dispersait les moutons. Il parut en deux parties, la première au début de 1605 et la seconde dix ans après. Son apparition ne suscita d’abord que de l’indifférence car il y avait trop d’esprit pour être compris de tout le monde. « Il fallait, comme le dit Louis Viardot dans la préface de l’excellente traduction qu’il nous en a donné, dépayser jusqu’aux limiers du Saint-Office. De là ces adroits propos à double entente, ces fines allusions, ces délicates ironies, voiles ingénieux qu’employait Cervantès pour déguiser, sous l’œil de l’inquisition, des pensées trop hardies, trop moqueuses, trop profondes pour qu’elles se montrassent à front découvert.
9Il fallait déjà, il y a deux cents ans, lire le Don Quichotte comme l’épitaphe du licencié Pedro Garcias, et faire comme l’étudiant du prologue de Gil Blas, lever la pierre du tombeau pour savoir quelle âme s’y trouvait enterrée12. »
10Le succès vint plus tard qui n’amena à Cervantès que la gloire et son cortège d’envieux. On est un peu chagrin d’y voir parmi le nombre le grand Lope de Vega, l’auteur de Dorothée et cet élégant Luis de Góngora dont on a écrit tant de mal, mais que le critique De Castro appela le prince des poètes espagnols.
11Ce Góngora nous a laissé pourtant parmi vingt-trois mille vers quelques images délicieuses : « Les oiseaux sont des cloches de plumes sonores qui donnent le signal de l’aube au soleil, lorsque celui-ci, sur son carrosse, quitte le pavillon d’écume.
12« Le printemps chaussé d’Avril et habillé de Mai, voit arriver les roses vêtues qui chantent entourées de guitares ailées ; à leur voix, le ruisseau fait de sa blanche écume autant d’oreilles qu’il a de cailloux dans son lit.
13« Dans le Pinarès, parmi les pins de Jucar, j’ai vu danser les villageoises, au son de l’eau, parmi les pierres, au son du vent, parmi les branches.
14« Que le marchand aille, au loin, chercher de nouveaux soleils, moi je cherche des coquilles et des colimaçons dans le sable fin de la rive, sous l’ombre des saules et en écoutant Philomena13. »
15Aucune des attaques dont Cervantès fut l’objet ne lui a été aussi douloureuse que la parution en 1614 des Nouvelles Aventures de l’admirable Don Quichotte de la Manche composées par le Licencié Alonso Fernández de Avellaneda14. Le nom que prenait l’auteur n’était probablement qu’un pseudonyme et cachait vraisemblablement celui d’un moine aragonais, de l’ordre des prédicateurs, natif de Tordesillas.
16Philarète Chasles assure qu’il se nommait Fray Luis Aliaga. Issu d’une famille obscure il était devenu par de basses intrigues inquisiteur général et confesseur du roi. On le désignait communément par le sobriquet de Sancho-le-Pansu bien qu’il ne fût ni gros ni pansu mais long et ratatiné, « avellanedo » selon le mot espagnol15.
17Quoi qu’il en soit, l’ouvrage particulièrement brutal et cynique n’en est pas moins amusant et nous n’avons pas à partager l’indignation de Cervantès, ni même celle de Viardot. D’ailleurs il se pourrait que nous lui soyons quelque peu redevables de la seconde partie de Don Quichotte que, pour ma part, et malgré l’opinion de Goethe, je trouve supérieure à la première.
18C’est surtout de cette seconde partie que Viardot a pu justement dire que c’était « un livre de philosophie pratique, un recueil de maximes ou plutôt de paraboles, une douce et judicieuse critique de l’humanité tout entière16 ». Réunies, ces deux parties forment un tout complet de fantaisie et de sagesse, un monument impérissable et grandiose de l’esprit humain et il vaut mieux que l’Espagne se soit séparée de son empire colonial que si elle avait perdu Don Quichotte. Je ne connais pas une aussi noble image que celle de ce cœur invincible aveuglé d’une foi sauvage que la mesquinerie de la réalité toujours frappe et devant lequel les événements paraissent si petits. Il garde éternellement ce rayonnement prodigieux d’un soleil qui éclaire, dans l’ombre que projette sur son osseuse figure un plat à barbe, de telles clartés la nuit qu’elle s’efface et seul dans la lumière il monte et tout le reste disparaît.
19Don Quichotte admirable, Chevalier à la Triste Figure, de quels feux vous embrasiez le monde et quels horizons vous avez déployés de vos bras ! Vous nous avez montré que seul le devoir compte et qu’il faut dédaigneux des humaines misères faire sa route, même sans savoir où l’on va.
20Cette sagesse, Cervantès aurait pu la prendre dans les Upanishads17. Vous savez, Pargas, le respect que m’inspire la philosophie Vedanta. À l’ombre des antiques forêts, sous les ramures des grands arbres, les Brahmanes l’ensei gnaient à l’origine du monde. Au temps où les manuscrits n’existaient pas, parmi les méandres enchantés d’une végétation luxurieuse, le grand Aranyaka18 s’assoyait près des sources. Dans ses enseignements passa leur caresse infinie et le soleil y brille encore sur le miroir des lacs sacrés.
21« Le vrai philosophe, écrit Max Muller, devait avoir abandonné tout désir de récompense en cette vie ou dans la vie future. Il ne devait par suite jamais songer à acquérir de la fortune, à fonder une école, à se faire un nom dans l’histoire ; il ne devait même pas penser à une récompense dans une vie meilleure. » Et plus loin : « L’ermite de la forêt devait être un ascète et endurer de cruelles pénitences afin d’éteindre toutes les passions qui auraient pu troubler sa paix19. »
22Qui croyez-vous, qui mieux que Don Quichotte, de ces leçons, ait profité ? On peut le voir tout comme un vrai Brahmane. « Il n’est pas seulement le germe de la lumière dorée, on le voit dans le soleil avec une barbe d’or, des cheveux d’or, tout en or jusqu’au bout des ongles, et ses yeux sont bleus comme des fleurs de lotus20. »
23Je comprends qu’après de telles vérités et d’aussi belles images à l’infini multipliées nous puissions avec Victor Cousin « plier le genou devant la philosophie de l’Orient » et convenir avec Schopenhauer qu’« il n’existe pas dans le monde entier d’étude aussi profitable et aussi propre à élever l’esprit que celle des Upanishads. Elle a été, dit-il, la consolation de ma vie, elle sera la consolation de ma mort21 ».
24Berceau des philosophies, patrie des Upanishads, ô terre fructueuse, Inde éblouissante dont nous avons rêvé, c’est vers toi, aujourd’hui, que s’acheminera le sage fatigué des contours trop connus de son pays natal.
Notes de bas de page
1 La quasi-totalité de cette lettre renvoie à des épisodes de Don Quichotte (1605-1615), dont Henri Thuile cite la traduction de Louis Viardot (1836-1837), maintes fois republiée jusqu’au début du XXe siècle.
2 Allusion au chapitre XLI de la seconde partie, dans lequel Don Quichotte et Sancho, trompés par le duc et la duchesse, sont convaincus d’enfourcher le cheval volant Clavilègne et de partir pour un voyage dans les cieux.
3 Référence à la suite du chapitre XLI, lorsque, de retour sur terre, Sancho se met en valeur en racontant tout ce qu’il a vu – ou cru voir – depuis la croupe de Clavilègne.
4 Rappelons que dans les chapitres XXII et XXIII de la seconde partie, Don Quichotte part seul explorer la mythique caverne de Montésinos. Lorsque Sancho le retrouve enfin, il est plongé dans un profond sommeil : les « aventures souterraines » qu’il raconte sont pour le moins extravagantes.
5 Don Quichotte, seconde partie, chapitre XLII.
6 Ibidem, chapitre XLIII. Don Quichotte tente de dispenser ses conseils à Sancho, que le duc a nommé gouverneur de l’île.
7 Allusion au chapitre XLV, lorsque Sancho, une fois gouverneur, arbitre une série de litiges, notamment une dispute entre une femme et un laboureur.
8 Ibidem, chapitre XLV.
9 Rappelons que Cid Hamet Ben-Engeli est l’historien arabe censé raconter les aventures de Don Quichotte, dont le narrateur principal ne serait que le traducteur et l’adaptateur.
10 L’historien Émile Gebhart (1839-1908) analyse le roman Don Quichotte dans La Renaissance italienne et la philosophie de l’histoire (Paris, Laurens, 1906). Quant à Flaubert, sa correspondance, ses carnets et le chantier de Bouvard et Pécuchet témoignent en maints endroits de l’influence fondamentale du roman de Cervantès.
11 Référence au texte de Thomas Carlyle On Heroes and Hero Worship and the Heroic in History, publié en France sous le titre Les Héros, Paris, Maisonneuve & Larose, 1841.
12 Louis Viardot, « Notice sur la vie et les ouvrages de Cervantès », dans L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche par Miguel de Cervantès Saavedra, Paris, Dubochet, 1836-1837, vol. I, p. 42.
13 Les deux premières citations de Góngora sont tirées du poème « Las Soledades », la troisième de la pastorale « Que ben bailan, las serranas, que ben bailan », et la dernière du célèbre « Andeme yo caliente ». Henri Thuile emprunte visiblement ses exemples à un article d’Ernest Lafond publié dans la Revue européenne (tome XIV, 1861, p. 95-117).
14 On peut rappeler que c’est ce texte apocryphe, attribué à Alonso Fernandez de Avellaneda, qui a entraîné la publication du second volume de Don Quichotte.
15 Cf. à ce sujet Philarète Chasles, « Cervantes et ses contemporains », in Voyages d’un critique à travers la vie et les livres, vol. II, Italie et Espagne, Paris, Didier & Cie, 1868, p. 219-266.
16 Louis Viardot, « Notice sur la vie et les ouvrages de Cervantès », ouvr. cité, p. 39.
17 Rappelons que les textes religieux réunis sous le terme général d’Upanishads, pour la plupart écrits avant le Ve siècle av. J. -C., représentent le cœur du Vedanta dans la tradition hindoue : connus en Europe depuis le XVIII e siècle, mais lus avec une intensité particulière depuis le romantisme – jusqu’à l’usage « philosophique » qu’en feront Schopenhauer et Nietzsche –, ces textes constituent la synthèse de l’hindouisme.
18 Les Aranyakas (littéralement, les « forestiers ») désignent des textes rituels, méditatifs et théologiques, proches des Upanishads au point d’être parfois confondus avec eux. La formulation ambiguë de l’auteur laisse supposer qu’il a lu la traduction du principal d’entre eux, réalisée par André-Ferdinand Hérold et publiée sous le titre L’Upanishad du grand Aranyaka (Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1894).
19 Henri Thuile cite ici quelques phrases du philologue allemand Max Müller (1823-1900), l’un des fondateurs des études indiennes et de la mythologie comparée. Cf. Friedrich Max Müller, Introduction à la philosophie vedanta, Paris, Leroux, 1899, p. 43-44.
20 Ibidem, p. 158.
21 Ibidem, respectivement p. 12 et p. 10.
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