Introduction
p. 223-226
Texte intégral
1Théâtralisation des écritures, théâtralisation de la vie sociale dans l’œuvre sandienne : l’on conclurait hâtivement, au terme des deux premières parties du présent ouvrage, à quelque stratégie d’évitement de la scène réelle chez George Sand : le théâtre semble se déployer prioritairement, dans sa création, comme un simple thème, comme un mode de composition ou comme une modalité symbolique d’accomplissement de l’être. Ce serait oublier combien George Sand, si elle a nourri son œuvre narrative d’un imaginaire dramatique, s’est aussi confrontée avec assiduité et, à partir de 1849, avec constance, à l’écriture théâtrale en vue de la performance scénique. Au Théâtre-Français avec Cosima, écrit pour Marie Dorval (1840), à la Porte Saint-Martin, à l’Odéon et surtout au Gymnase, sous la IIe République et le Second Empire, à Nohant aussi, dans son théâtre de société (actif de 1846 à 1859), Sand n’a cessé de chercher à conquérir plus qu’une simple gloire théâtrale : une écriture du théâtre, cette « théâtralité en acte » que bien des romanciers ou poètes du xixe siècle, de Stendhal à Flaubert, de Balzac à Baudelaire, se sont épuisés à maîtriser.
2« Théâtralité » : la célèbre définition de la notion donnée en 1954 par Roland Barthes servira ici de fil directeur.
Qu’est-ce que la théâtralité ? c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, sons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur.
3Et Barthes d’ajouter, parlant des tentatives dramatiques d’un Baudelaire « trop intelligent » pour ne pas saisir trop vite le concept signifiant sous l’objet matériellement exposé : « Naturellement, la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d’une œuvre, elle est une donnée de création, non de réalisation1. » Comment écrire avec des matériaux et des gestes, avec des espaces et des couleurs, des sons et des voix ? Comment concentrer l’analyse sociale ou morale, symboliquement déployée tout au long d’un récit et d’une fiction romanesques, dans un texte dialogué resserré, essentiellement troué2, texte où la voix narrative se réduit à la neutralité d’une voix didascalique de simple régie ? Si l’on reconnaît la puissance narrative de Sand, véritable conteuse des Mille et Une Nuits vouée à ne jamais se taire, force est de mesurer l’effort fourni par la romancière pour accomplir une telle métamorphose d’elle-même en dramaturge, maîtresse des visions et des silences. Cet effort apparaîtra dans toute sa violence si l’on rappelle que jamais Sand, au temps du théâtre industriel de consommation de masse, n’a consenti à se compromettre avec les formes en usage chez les faiseurs et autres « carcassiers » de la scène. Aussi, l’auteur de Claudie ou du Pressoir, de Maître Favilla ou de L’Autre, tout en composant pour et avec les acteurs et directeurs du théâtre de son temps, a-t-elle livré un double combat : la lutte pour acquérir la maîtrise de la théâtralité, de l’écriture à la réalisation scénique, s’est accompagnée d’une résistance face au théâtre comme il va, trop vite épuisé dans sa matérialité tout extérieure, afin d’imposer un théâtre plus intime, moralement actif. Dans cette lutte, la pratique privée du théâtre de société à Nohant, en particulier la composition de canevas pour des comédies « à l’italienne » ou l’écriture de comédies comiques, comédies de la comédie de forme et de portée métathéâtrales, telles que Pierrot maître de chapelle, Lélio, Le Début de Colombine, L’Auberge du crime, Fiorino, a fourni à la dramaturge non un simple défouloir : un véritable travail en laboratoire, espace d’expérimentations libres, de prises de distance critique avec le théâtre contemporain comme avec les propres tendances moralisatrices ou édifiantes de ses drames parisiens3.
4C’est ce combat, y compris personnel, que la présente partie se propose de suivre. La double activité, créatrice et critique, de Sand dramaturge apparaît d’emblée dans la succession des articles de Catherine Masson et d’Isabelle Michelot. La première retrace, en ouverture de cette troisième partie, le parcours de la romancière engagée dans son « difficile » travail d’« auteur dramatique honnête », depuis le temps des apprentissages de la scène jusqu’à celui des auto-adaptations dramatiques ; ce faisant, Catherine Masson révèle à quel degré de lucidité parvient Sand dans la distinction des deux écritures, romanesque et théâtrale. Isabelle Michelot, quant à elle, parie sur la force heuristique de la notion contemporaine de « performer » pour éclairer rétroactivement, par la puissance de l’anachronisme assumé, l’inventivité critique de Sand : cette dernière, en prônant l’improvisation dans ses romans de comédiens et en la pratiquant sur la scène de Nohant, reconsidère de façon radicale le métier d’acteur, condamne la notion de « rôle » et revisite le statut même du texte théâtral. Si Catherine Masson place le théâtre intimiste et psychologique d’Ibsen à l’horizon de la création sandienne, Isabelle Michelot voit un accomplissement des théories portées par Teverino ou Le Château des Désertes du côté du Living Theater et du performance art.
5Revenant sur les conditions concrètes de la mise en scène au xixe siècle, Shira Malkin examine la relation complexe nouée par George Sand avec le travail de régie. Les raisons de son « aversion pour l’aspect pratique de la création théâtrale » sont à chercher dans l’échec de sa première pièce, Cosima ; la maîtrise progressive d’une théâtralité déployée sur scène est surtout le résultat des activités privées du théâtre de Nohant. Toutefois, Sand dramaturge demeure prise dans une double contradiction : les contraintes matérielles de la mise en scène contrarient son élan vers l’idéalisme, tandis que la vie théâtrale parisienne accapare celle qui ne peut se tenir longtemps éloignée de Nohant. La solution réside dans la pratique originale de la « mise en scène à distance » : l’unité d’ensemble recherchée par Sand au théâtre s’atteint grâce à l’aide de fidèles collaborateurs artistiques, tels que Bocage ou Lemoine-Montigny, guidés par la correspondance.
6Les articles de Valentina Ponzetto et de Véronique Bui éclairent l’usage sandien, critique une nouvelle fois, des formes dramatiques existantes, en l’occurrence la comédie-proverbe (ou le proverbe dramatique) et l’opéra-comique. Dans son refus des pratiques théâtrales modernes, fondées sur la complexité d’intrigue et la débauche visuelle, Sand trouve un refuge du côté des genres inscrits dans le passé, relevant de traditions intimistes de la scène : le proverbe lui offre le modèle d’un théâtre à la fois simple, ludique et moral, voire didactique, par lequel elle entend contrarier les tendances spontanées du public. Pourtant, comme le révèle Valentina Ponzetto, Sand déplace subtilement les frontières du genre et en complexifie les données dramaturgiques et morales, comme le mode de signification. La relation à l’opéra-comique relève quant à elle d’une rencontre manquée, comme le rappelle Véronique Bui à propos du projet d’adaptation dramatico-lyrique de La Mare au diable. Si cette collaboration avec la chanteuse et compositrice Pauline Viardot a tourné court, l’expérience révèle néanmoins une autre métamorphose de George Sand : le passage du statut de romancière à celui de librettiste. Aussi est-ce à une autre forme de dramaturgie, lyrique, que s’essaie une Sand passionnée de musique folklorique berrichonne, bien décidée à prolonger, dans cette Mare au diable, l’expérience scénique de ses « rurodrames », et à renouveler en profondeur les codes dramatiques, décoratifs et musicaux de l’opéra-comique du xixe siècle – désireuse aussi d’imposer (ce sera peine perdue) un opéra composé par deux femmes.
7Le théâtre de George Sand, entre projets avortés, théâtre privé, « spectacles dans un fauteuil », improvisations dramatiques sur canevas manuscrit et pièces officielles parisiennes, pose par sa diversité même des problèmes éditoriaux. Pour clore cette troisième partie, Béatrice Didier propose une réflexion sur les difficultés qu’il y a à publier un texte de théâtre, et sur la complexité particulière propre au « cas » Sand. Quelle édition, fût-elle critique et complète, rendra la richesse de la pratique théâtrale et la profondeur des « théâtralités en acte » de la dramaturge ?
Notes de bas de page
Auteur
Professeur de Littérature française du xixe siècle et d’Arts de la scène à l’université Lumière - Lyon II, et membre de l’Unité mixte de recherche LIRE (CNRS-Lyon II). Ses travaux concernent le théâtre et l’opéra au xixe siècle, les liens entre littérature romantique et spectacle, ainsi que l’articulation entre poétique et politique. Il a notamment publié Le Théâtre de l’Opéra-Comique sous la Restauration. Enquête autour d’un genre moyen (Georg Olms Verlag, 2001) et Le Sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre (Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010), dirigé « George Sand et les arts du xviiie siècle » (numéro de la revue Les Amis de George Sand, automne 2012), co-dirigé George Sand critique. Une autorité paradoxale (avec Christine Planté, Presses de l’université de Saint-Étienne, 2011) et Généalogies du romantisme musical français (avec Alban Ramaut, Vrin, 2012), réédité le roman de comédiens de Sand, Pierre qui roule (Paradigme, 2007), et le Théâtre de poche de Théophile Gautier (Classiques Garnier, 2011). Il dirige la revue Orages. Littérature et culture (1760-1830) et les Cahiers George Sand.
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