Sand et Flaubert, « Les deux amis ». Scénographies de l’échange épistolaire (1866-1876)
p. 197-219
Texte intégral
1Après quatre années d’échange épistolaire régulier au cours desquelles leurs lettres se croisent à cinq reprises, Sand écrit à Flaubert, dans l’ouverture de la correspondance du 29 juin 1870 : « Nos lettres se croisent toujours et j’ai maintenant la superstition qu’en t’écrivant le soir, je recevrai une lettre de toi le lendemain matin. Nous pourrions nous dire : “Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu”. » (p. 2991) La citation de la fable de La Fontaine « Les deux amis », doublement marquée par les guillemets et le blanc typographique, montre que l’épistolière est habitée par une autre « superstition » en cette période jalonnée de morts et agitée de tensions politiques. De fait, les prémices, puis le déroulement de la guerre franco-prussienne, comme les disparitions des amis les plus chers, vont constituer le moment propice pour la naissance de l’amitié. Celle-ci s’inscrit dans le mythe platonicien des origines refondé par l’idéologie chrétienne, la pensée classique et l’imaginaire romantique. Vertu épicurienne, sentiment religieux ou comportement social, l’amitié est un lien privilégié grâce auquel deux ou plusieurs individus peuvent retrouver la plénitude perdue dont l’être humain porte l’empreinte au plus profond de lui-même. Sentiment ou vertu, elle investit l’art, l’écriture et la musique ; comportement et relation, elle se nourrit de communication et de confiance. La référence à La Fontaine, chez qui l’amitié est « un art de vivre et un art d’écrire », selon Marc Fumaroli2, sous-tend la négociation du contrat épistolaire en ce qu’elle promeut l’harmonisation des idées si différentes chez les deux correspondants. De son côté, Sand rêve d’une amitié fondée sur la moralité et le don de soi ; pour sa part, Flaubert, en bon lecteur de Plutarque, pense la relation en termes d’intérêt orienté vers la réalisation de l’œuvre, de son œuvre. Elle privilégie la « langue d’Ésope », qui permet de partir du visible pour [faire] deviner l’invisible, et prend pour modèle l’ami lafontainien, lequel « cherche vos besoins au fond de votre cœur ; / Il vous épargne la pudeur / De les lui découvrir vous-même ». Pour Flaubert, en revanche, il n’est d’amitié que dans la franchise cruelle et scandaleuse, mais juste et sincère3.
2Ces représentations, toutefois, sont subordonnées à la réalité de l’échange qui trouve dans la lettre privée son support et son espace privilégiés. Si les amis de La Fontaine tirent leur force du milieu mondain où se pratiquait la conversation galante, qui reste le « “référent” central et oral4 » de la littérature à l’âge classique, c’est par et dans la lettre que s’exprime le besoin de sociabilité dont rêvent Sand et Flaubert. Pourtant, leurs appels pour se voir et leurs rendez-vous manqués presque sciemment, comme le notent Martine Reid et Michelle Perrot5, sont la version polie d’une réalité inavouable : ces dialoguistes malhabiles, selon leurs propres témoignages, savent que la correspondance est le seul espace viable où ils peuvent canaliser leurs désirs, entretenir une relation durable et mettre en place leurs scénographies respectives du rapport amical. Opération complexe qui suit, durant les dix années de l’échange, le même mouvement sinueux : il traverse des zones de perturbation, s’essouffle, puis renaît de ses cendres. Mais les changements d’humeur ou d’opinions ne touchent pas la lame de fond, l’unique certitude que partagent les deux correspondants : leur différence radicale et irréductible. Après avoir repéré les modalités de la représentation de soi et du rapport à l’autre chez les deux écrivains, on s’interrogera sur les comportements discursifs, puis les stratégies rhétoriques et pragmatiques des deux correspondants.
Deux éthiques de l’amitié
3Selon Michel Brix, « le mysticisme amoureux » dans sa version platonicienne est commun aux romans de Sand et aux « premiers crayons » de Flaubert6. Comme le signale Claudine Gothot-Mersch, pour Flaubert7, il semble que la biographie ne soit pas loin de la fiction et que les mythes de la jeunesse, contre lesquels « se bat » l’auteur des œuvres de la maturité, sous-tendent le discours de l’épistolier. Le plaisir de se soustraire au monde et de communiquer, que Sand et Flaubert ne cessent d’évoquer, renvoie à la représentation de l’amitié telle qu’elle a été définie par les philosophes gréco-romains, puis reprise par l’art et la philosophie morale de l’âge classique. Selon Marc Fumaroli, cette conception de l’amitié découle de la combinaison d’Éros et d’Agapè8. Ces deux divinités, qui poussent les âmes sœurs les unes vers les autres, sont à la fois complémentaires et dissonantes. Dans le mythe de l’androgyne, narré par Aristophane dans Le Banquet de Platon, le jeune Éros, chargé d’unir les êtres divisés, est présenté comme une force centrée sur le sujet, une recherche de l’infini en soi par la médiation de l’autre. En revanche, Agapè, que les auteurs latins traduisent par caritas (« charité »), est un don de soi, un élan spontané vers autrui. D’après Anders Nygren, Éros est la voie qui élève l’homme vers Dieu – l’éros grec élève l’homme vers la contemplation du Beau et du Bien – ; Agapè représente la divinité qui se porte vers l’homme, voire se fait homme dans l’imaginaire chrétien9. La correspondance entre Sand et Flaubert tire son originalité et sa longévité de ces deux représentations de l’amour, que les épistoliers constatent, contestent et adaptent à leur situation dialogique, qui reste étroitement liée à leur statut social et à leur ethos d’écrivains10. Par exemple, Sand écrit à Flaubert le 15 janvier 1867 :
Dans l’âge de la puissance et de la personnalité on tâte l’ami comme on tâte le terrain, au point de vue de la réciprocité. Solide on se sent, solide on veut trouver ce qui vous porte ou vous conduit. Mais quand on sent fuir l’intensité du moi, on aime les personnes et les choses pour ce qu’elles sont par elles-mêmes, pour ce qu’elles représentent aux yeux de votre âme, et nullement pour ce qu’elles apporteront en plus à votre destinée. (p. 119)
4Après l’exposé du principe, la correspondante conclut en insistant sur la force de sa vision : « Voilà tout le secret du beau, du bon, du seul vrai, de l’amour, de l’amitié, de l’art, de l’enthousiasme et de la foi. Penses-y, tu verras. » (p. 120) À cette leçon qui évoque, selon Alphonse Jacobs, l’ouvrage du philosophe Victor Cousin Du Vrai, du Beau et du Bien, Flaubert répond sans équivoque : « Vous m’écrivez de belles choses sur “l’affection désintéressée”. Cela [est] vrai. Mais le contraire aussi ? Nous faisons toujours Dieu à notre image. Au fond de tous nos amours et de toutes nos admirations nous retrouvons : Nous ! ou quelque chose d’approchant ? Qu’importe, si nous est Bien. » (p. 122)
5On notera la même énonciation généralisante chez les deux écrivains, avec une double modalité descriptive et prescriptive, mais une réelle discordance de contenu dans les énoncés. En effet, l’accès à la plénitude par le biais de l’amitié se traduit, chez Sand, par un élan vers autrui, une sortie de soi irrépressible et toujours renouvelée, comme quand elle écrit à Flaubert : « Tu es un charme dans l’arrière-saison de mes douces et pures amitiés, sans égoïsme et sans déceptions par conséquent. » (p. 147) Dans le mode de la sentence, la déclaration devient : « l’amitié […] est une tendresse et un dévouement » (p. 294). Mais cette définition d’inspiration chrétienne et platonicienne n’est guère du goût de Flaubert. Lecteur de Plutarque et des moralistes antiques, il pense que l’amitié ne tolère pas la multitude11. De plus, l’amitié ne saurait s’alimenter ni au bon, ni au bien, mais au beau, par-delà le bien et le mal, par-delà le temps et le corps (dans sa version théologique et étriquée). C’est le beau que doit créer l’individu dans le sens premier du terme, à savoir une entité indivisible, et qui exige, pour se révéler, la rencontre d’un être ressemblant, l’autre (en) soi-même.
6Les lettres de Flaubert foisonnent de détails sur l’ami idéal, Louis Bouilhet, qu’il surnomme « Monseigneur ». Il est, écrit-il, à la fois son « déversoir12 » et son « accoucheur » ; il est aussi une oreille prête à l’écouter, lui permettant d’épurer son langage esthétique ou (ce qui revient au même) d’accueillir la parole sociale, excessive et exécrable ; une bouche qui le conseille et le guide vers le meilleur de lui-même. Il « voyait dans ma pensée plus clairement que moi-même. Sa mort m’a laissé un vide, dont je m’aperçois chaque jour, davantage » (p. 271), confie-t-il à Sand.
7L’importance de la présence et la peur du « vide » s’expriment, dans sa Correspondance avec Sand, par des appels énergiques exprimés en termes de « besoin » et souvent doublés du programme de la rencontre, comme dans les passages suivants : « Et il n’y a pas à dire, il faut qu’on se voie et qu’on devise les coudes sur la table » (p. 191), lui écrit-il le 2 septembre 1868 ; « J’ai envie de vous voir pour me dégorger d’un tas de choses que ne supporte point le papier ! » (p. 175, 13 avril 1868) ; « Ah ! comme j’ai besoin de vous, tous ces temps-ci, chère maître ! Comme vous m’avez manqué ! Il n’y a qu’à vous que j’aurai pu dire un tas de choses » (p. 367, 21 janvier 1872) ; « voulez-vous venir dîner chez votre vieux troubadour en tête à tête ? Je vous dégoiserais quelques pages ? » (p. 226, 29 avril 1869) ; « Je voudrais d’abord vous lire Saint Antoine, puis, vous parler d’un autre bouquin, que je vais entreprendre et qui va me demander cinq ans, au moins ! » (p. 397, 15 septembre 1872). Ou bien : « J’ai un grand besoin de vous ! […] Je voudrais bien vous lire Saint Antoine, qui en est à sa première moitié. Puis m’épandre et rugir à vos côtés » (p. 343, 6 septembre 1871) ; « Il me semble que nous avons de quoi causer sans débrider pendant 24 heures. Puis je vous lirais Saint Antoine, auquel ne manque plus qu’une quinzaine de pages pour être fini » (p. 388, le 4 juin 1872). Les italiques, indices toujours intentionnels chez Flaubert13, donnent une idée assez précise sur la représentation de l’amitié, absolument indissociable de l’œuvre à faire, et le déroulement des rencontres au rythme de l’écriture.
8Face à ce fort besoin de l’autre comme miroir du moi et chambre d’écho, et cette scénographie de l’écrivain dévoué à l’art, Sand adopte une attitude ambiguë, oscillant entre l’admiration et la méfiance. Le 15 mai 1866, quand Flaubert suggère à sa nouvelle amie de se voir pour discuter littérature, Sand lui répond : « ça ne fait pas qu’on se change l’un l’autre, au contraire, car en général on s’obstine davantage dans son moi […] c’est pour cela que l’amitié est bonne, même en littérature, où la première condition d’une valeur quelconque est d’être soi » (p. 64). Le concessif dit le primat de l’amitié amoureuse sur la complicité intellectuelle sans la proposer réellement. De lettre en lettre, Sand entre dans le jeu de son correspondant et se fait le réceptacle de sa parole en adoptant la posture de la femme sensible et attentionnée14. « Ma grande causerie avec vous, sera de vous écouter et de vous aimer de tout mon cœur » (p. 86), écrit-elle le 23 octobre 1866 à son correspondant, demandeur de « causerie ». Leurs rencontres deviennent alors des séances de lecture où Flaubert, dans le rôle de l’acteur principal voire unique, cite ou récite le texte, écrit ou en train de s’écrire. L’auteure de Consuelo y prend goût, comme l’attestent les qualificatifs de son agenda, « enchantée », « saisie », « empoignée ». Elle semble conquise moins par la poétique et l’étendue du savoir du romancier que par le pouvoir de la voix et la mélodie du verbe qu’elle écoute religieusement.
9Mais bientôt, elle prend de la distance. Le 20 novembre 1868, elle invite son ami, puis ajoute :
Il faut venir […]. Tu apporteras ton roman, et dans une éclaircie tu me liras, ça te fera du [bien] de le lire à qui écoute bien. On se résume, et on se juge mieux, je connais ça. Dis oui à ton vieux troubadour. Il t’en saura un gré soigné. (p. 203)
10On notera la duplicité et de l’invitation et du programme : venir et lire. Qui en est le bénéficiaire ? L’interlocuteur-orateur qui ne demande qu’à être entendu ? Ou la locutrice-auditrice qui, ayant conscience du bienfait (partagé) de cette parole énoncée, provoque le rituel ou s’en sert pour séduire son ami ? La rencontre est de plus assimilée à une « éclaircie ». Le mot, avec sa double connotation de brièveté et de légèreté, s’oppose à la triste réclusion de Flaubert, engagé (« plongé », écrit Sand) dans la composition du roman. L’audition est donc tout à la fois un acte plaisant et un geste sacrificiel, un don de soi dont le but est d’aider l’ami en mal de sociabilité et d’inspiration, deux phénomènes qui sont étroitement liés aux yeux de la romancière.
11Autant Flaubert est séduit par la disponibilité de son amie, autant il est agacé par ses accents « consolateurs » qui cadrent mal avec son ethos de l’écrivain maître de son univers. D’où les stratégies de protection de soi. Aux « directifs » (du type « ne me consolez pas ») censés bloquer, à l’avance, la parole de l’interlocutrice viennent s’ajouter les autoportraits négatifs chargés de ruiner son imaginaire. « Vous croyez que je suis doux comme un mouton. Détrompez-vous » (p. 241), ou « Mais votre amitié vous aveugle chère bon maître ! Je n’appartiens pas à la famille de ceux dont vous parlez » (p. 271), et même, plus tôt, « Je suis abject je vous en préviens » (p. 172).
12Non seulement ces propos, qui retentissent d’un bout à l’autre de la Correspondance, restent-ils sans effet sur Sand, mais plus Flaubert insiste sur les « affres du style » et la douleur de sa réclusion – sa « séquestration impitoyable », note Roland Barthes15 –, plus elle s’attendrit et lui fournit les remèdes contre « l’anémie morale » (p. 165), comme elle la nomme : fréquentation du monde, exercices physiques, voyages, promenades en pleine nature… Programme qui est rejeté, dans son principe même, par Flaubert en ce qu’il y voit un avatar du lyrisme sentimental et de la pensée rousseauiste fondée sur le mythe de « l’homme naturel ». Sand, grande lectrice de Rousseau – son « maître » et son « soleil » –, connaît bien les points de vue de Flaubert sur la question ; elle sait que dans son panthéon littéraire, Rousseau occupe une place nettement inférieure à Voltaire, sa référence essentielle dans leur correspondance. Pourtant, elle ne cesse de reformuler le même discours et de célébrer le même rêve. Empêchée par ses enfants de « monter » à Paris où elle devait rejoindre son « troubadour », Sand brosse, le 21 décembre 1867, un tableau idyllique de la vie à Nohant (bienfaits de la nature, de la famille, du théâtre de marionnettes, de l’improvisation dans l’art), puis ajoute cette remarque anodine en apparence : « Mais comme je bavarde avec toi ! Est-ce que tout ça t’amuse ? » (p. 166) L’interrogation rhétorique donne du relief à l’expression, dans le même paragraphe, de la « vie pour la vie », que Sand calque sans doute sur la formule de « l’art pour l’art ». La disqualification de soi est, en fait, une stratégie qui vise la légitimation de sa poétique.
13La critique sandienne a montré que la dénégation, la tempérance, la conciliation entrent dans un scénario auctorial souvent utilisé par la romancière16. Christine Planté précise que « modestie et désinvolture » sont conformes à « ce qui est socialement attendu des femmes17 ». Dans le cadre de la correspondance Sand-Flaubert, cette scénographie est sous-tendue par une motivation interlocutive qui lui confère une autre portée et ouvre d’autres circuits communicationnels. Face à un interlocuteur qui décline ses invitations au nom du travail, qui rejette en bloc ses propositions (éthiques et esthétiques) et qui brille par ses démonstrations et son savoir encyclopédique (art, politique, histoire, médecine, religion), Sand choisit de s’installer dans le rôle inverse, et de s’autoportraiturer par le négatif. Telle Mme de Sévigné, elle exhibe son goût du « bavardinage », selon l’expression de la Marquise. « Te forcer à t’habiller, à sortir, peut-être au milieu d’un chapitre attachant, et tout cela pour voir quelqu’un qui ne sait rien dire au vol, et qui, plus il est content, tant plus il est stupide ! je n’ai pas osé. » (p. 158) Et dans cette escalade de l’échelle dévalorisante (de soi et de son œuvre), tous les degrés sont gravis : frivolité, bêtise, ignorance, inconstance. Quelques exemples, parmi tant d’autres : « L’impersonnalité, espèce d’idiotisme qui m’est propre » (p. 195) ; « Mais, moi, je ne sais pas soigner et polir, et j’aime trop la vie […], pour être jamais un littérateur » (p. 206) ; « Moi je n’ai pas de théorie18 » (p. 101).
14Nier pour affirmer, atténuer pour marquer ou dire moins pour faire entendre plus : on reconnaît ici les traits définitoires de « l’énonciation euphémisante » qui est, selon Marc Bonhomme, de « portée sociolectale » dans la mesure où elle « rejoint la problématique de l’ethos19 ». À l’autre bout de la chaîne de parole figure « l’ours de Croisset », qui se veut omniscient et invisible « comme un Dieu », et qui se fait l’énonciateur d’un discours où prédominent le sérieux, la force de l’argumentation et les tournures hyperboliques. En apparence, la Correspondance obéit donc à une distribution des rôles conforme à l’ordre social. En apparence, seulement. Nous n’avons pas d’un côté l’éloge développé de soi et de l’autre la dégradation enveloppée de son image, ou l’immodestie contre la « fausse modestie », ce qui signifie souvent une fausse admiration de l’interlocuteur. En fait, l’échange fonctionne dans sa globalité, du moins dans les quatre premières années, comme un « trope implicitatif », pour reprendre l’expression de Catherine Kerbrat-Orecchioni20. L’intention première des épistoliers n’est pas d’exhiber leurs compétences sur les plans encyclopédiques, rhétoriques, logiques, ou argumentatifs, mais d’inscrire le dialogue dans la durée tout en légitimant leurs postures respectives. Marc Bonhomme l’a bien montré : l’euphémisme et l’hyperbole appartiennent à la même catégorie des figures de pensée « à pivot énonciatif21 ». Construites sur l’écart entre l’univers référentiel et celui du discours, elles sont régies par la même « tension », signe de l’attachement de l’énonciateur à la parole.
Les idées à l’épreuve de la vie
15C’est la perte de leurs amis proches qui va creuser l’écart entre les deux correspondants, avant d’harmoniser leur dialogue. Le 10 novembre 1866, Sand annonce la mort de Duveyrier et commente :
Je garde aux morts une vive tendresse. Mais on aime les vivants autrement.
Je vous donne la part de mon cœur qu’il avait, ce qui, joint à celle que vous avez, fait une grosse part. Il me semble que ça me console de vous faire ce cadeau-là. Littérairement ce n’était pas un homme de premier ordre, on l’aimait pour sa bonté et sa spontanéité. (p. 90)
16Flaubert répond sans ambiguïté : « Puisque vous l’aimiez je vous plains. Cette perte s’ajoute aux autres. […] Chacun de nous porte en soi sa nécropole. » (p. 91) Dix mois après, Sand est bouleversée par le décès de François Rollinat, qu’elle surnomme « mon Pylade » (Corr., t. XII, p. 622). Elle communique l’information à tous ses amis en reprenant la même métaphore, et ajoute : « coup de massue », « coup de poignard ». Flaubert lui écrit, après les nouvelles et le programme de la semaine : « Je sais qui était Rollinat. Et je vous plains, pauvre chère maître ! À mesure que nos affections diminuent il faudra se resserrer contre celles qui subsistent, c’est pourquoi je vous attends là-bas. » (p. 150) Là-bas, c’est-à-dire en Normandie, où Sand devait se rendre avec Flaubert pour l’ancrage de son roman Mademoiselle Merquem. Non seulement fait-elle le voyage avec d’autres amis, « passe deux fois à deux pas de Croisset », comme elle le lui précise, sans aller le voir, mais elle termine la lettre du 12 septembre 1867 par cette réflexion chargée de sous-entendus : « Il me faudrait passer huit jours avec toi pour me retremper à de l’énergie tendre, car le courage froid et purement philosophique ça me fait comme un cautère sur une jambe de bois. » (p. 153)
17La mort de Louis Bouilhet, en juillet 1869, va fournir à Sand l’occasion de revenir sur cet épisode. Dans les lettres qui suivent le décès, Flaubert parle d’une « bosse de désespoir » (p. 238), d’une mort « (qui a bouleversé ma vie) » (p. 239), mais ne dit presque rien sur le défunt. Il le fait quelques jours plus tard, lorsqu’il se charge des affaires littéraires de son ami, notamment de la représentation de Mademoiselle Aïssé, drame en vers que l’Odéon avait accepté peu avant la mort de l’auteur. Or la place a été, entre-temps, accordée à Sand pour sa pièce au titre inconsciemment révélateur (ou révélateur de l’inconscient), L’Autre. Curieuse coïncidence que chacun va interpréter à sa guise. Flaubert affirme que les directeurs du théâtre ont pensé intervertir l’ordre prévu, et faire jouer Aïssé avant L’Autre, « “pour profiter de l’occasion” », précise-t-il entre des guillemets qui authentifient le dire, et « exploiter la mort de mon pauvre Bouilhet » (p. 241). C’est ce que Sand va entreprendre, mais en détournant la réflexion à son profit. Outre qu’elle refuse l’idée, elle écrit, au hasard d’une phrase mise entre parenthèses et néanmoins marquée graphiquement par les italiques : « Aïssé (je crois qu’il n’y a pas d’H) » (p. 246). H comme haine ? Haine certes rentrée dans le discours épistolaire, mais qui remonte à la surface dans son agenda ou ses lettres familières, et se donne à voir dans ses comportements22.
18Détecteur de signes et lecteur averti, Flaubert saisit l’intention de sa correspondante, et analyse la situation. Avec la disparition de Bouilhet, illumination et illimitation du soi pour Flaubert, c’est tout le mythe de l’unité qui s’effondre. Éros perd son ardeur, ses outils, ses cibles et ses voies d’accès : l’amitié, la vie, et même l’art. Écrire désormais pour soi est l’autre scénario que s’invente l’épistolier, piégé par ses idées, pour mettre en scène sa désillusion… illusoire.
19Les comportements consensuels s’activeront davantage durant la période traversée de morts successives (Bouilhet, juillet 1869 ; Sainte-Beuve, octobre 1869 ; Duplan, mars 1870 ; Jules de Goncourt, juin 1870) et de tracasseries (l’édition de l’œuvre de Bouilhet, le mauvais accueil de L’Éducation sentimentale). Aux plaintes de Flaubert sur la bêtise des critiques, et sur l’absence du seul être qui l’aurait compris, Sand répond, le 20 mai 1870 :
Tu es trop jeune pour te concentrer dans l’idée d’un recouvrement des affections dans un monde meilleur, ou dans ce monde-ci amélioré. Il faut donc, à ton âge (et au mien je m’y essaie encore) se rattacher d’autant plus à ce qui nous reste. Tu me l’écrivais quand j’ai perdu Rollinat, mon double en cette vie, l’ami véritable, dont le sentiment de la différence des sexes n’avait jamais entamé la pure affection, même quand nous étions jeunes. C’était mon Bouilhet et plus encore, car, à mon intimité de cœur, se joignait un respect religieux pour un véritable type de courage moral qui avait subi toutes les épreuves avec une douceur sublime. (p. 295)
20Dans les lettres de 1870-1871, Sand fait souvent le point (« tant de choses atroces ont passé entre nous ! » écrira-t-elle le 14 juin 1871) ou du moins éprouve le besoin de reformuler plus clairement le contrat épistolaire. Mais la clarté, chez elle, ne signifie pas la démonstration, de même que la critique ne se formule pas directement. Les reproches passent par le filtre du cœur qui harmonise tout : le corps et l’esprit, le dévouement et le pragmatisme, et ici, Bouilhet et Rollinat. En feignant de renoncer à son idéal néo-chrétien d’un « monde meilleur » que son correspondant « trop jeune » ne peut pas (encore ?) comprendre, et en convoquant, sur un ton dubitatif, les propos qu’il lui a proférés trois ans auparavant, Sand élargit la réflexion, et montre à son interlocuteur les limites de sa représentation. Qu’il s’exprime en termes de charité chrétienne ou dans une logique puisée chez les moralistes antiques et réactivée par les humanistes de la Renaissance (souvent cités par Flaubert), l’altruisme fonctionne comme un bouclier : l’épistolière l’utilise pour résister à l’amitié utilitaire et aux dissertations littéraires instituées par son correspondant. En mars 1873, la relation est stabilisée, Sand peut alors tirer profit du différend entre Flaubert et Michel Lévy : elle reprend l’argument de son ami. Est-ce pour le rassurer ? ou pour confirmer sa place ? ou pour le mettre en porte-à-faux avec son utopie d’artiste indifférent au monde ? Elle lui écrit, le 14 mars 1873 : « Qu’importe qu’on ait cent mille ennemis si on est aimé de deux ou trois bons êtres ? Ne m’aimes-tu pas aussi ? […] Quand j’ai perdu Rollinat, ne m’as-tu pas écrit d’aimer davantage ceux qui me restaient ? » (p. 422)
21La question n’est pas de pure rhétorique, ni l’intention forcément malveillante. Les événements sociopolitiques, ressentis comme un véritable « coup de massue », ont amené les épistoliers à se réviser. Sand qui bascule dans la tristesse, et Flaubert qui oscille entre le dénigrement total (de l’action politique, des combats, du progrès, du peuple, du théâtre, des éditeurs) et l’exaltation absolue (de l’Œuvre, du Style, de la Littérature) se rendent compte de leurs erreurs respectives et des dangers de l’idéalisme. Ainsi, Sand écrit le 14 juin 1871 :
Je jugeais les autres par moi-même. J’avais gagné beaucoup sur mon propre caractère, j’avais éteint les ébullitions inutiles et dangereuses, j’avais semé sur mes volcans de l’herbe et des fleurs qui venaient bien, et je me figurais que tout le monde peut s’éclairer, se corriger ou se contenir, que les années passées sur moi et sur mes semblables ne pouvaient pas être perdues pour la raison et l’expérience. Et voilà que je m’éveille d’un rêve pour trouver une génération partagée entre le crétinisme et le delirium tremens. Tout est possible à présent ! (p. 337-338)
22Douce élégie, confidence, ou mea culpa, plainte, regret, voire reproche adressé à son interlocuteur à travers le mot « génération » ? Une chose est sûre : cet examen de conscience révèle une distanciation par rapport à sa foi dans la bonté utopique de l’humanité.
23« On ne prêche que les convertis », notait Pierre Bourdieu, selon l’adage bien connu23. Flaubert avoue de son côté à Sand, après une visite à Victor Hugo : « […] j’ai la bosse de la vénération. Et j’aime à aimer ce que j’admire. Cela est une allusion personnelle à vous, chère bon maître24. » (p. 374) Cette déclaration sert moins à rassurer Sand sur sa place, qu’à renforcer l’image magnifiée que le locuteur construit de son interlocutrice et que celle-ci rejette souvent. L’épistolière joue tantôt sur la contestation – « mais je ne suis pas forte » (p. 147) –, tantôt sur la négation absolue – « Je suis une femme, j’ai des tendresses, des pitiés et des colères. Je ne serai jamais ni un sage ni un savant » (p. 349) –, en passant par le didactisme – « Tu vois que je n’ai pas la force que tu crois » (p. 216) – voire l’autodérision – « La vie m’a toujours emportée hors de moi et elle m’emportera jusqu’à la fin. Le cœur est toujours pris au détriment de la tête » (p. 252).
24Si dévouement il y a, il n’est ni naturel ni immotivé, répète Sand, mais figure plutôt un choix existentiel, une posture philosophique. Quant à l’inquiétude, elle est signe de tendresse et d’affection. Les mots de passe de l’amitié deviennent la sensibilité et son corollaire, la peur. Et Flaubert partage. Qu’il soit employé dans l’ouverture, la clausule ou le corps du texte, le verbe sentir est souvent marqué graphiquement25. De l’ami, La Fontaine écrit : « Un songe, un rien, tout lui fait peur / Quand il s’agit de ce qu’il aime. » Cette fin du poème annonce et résume la nature de la relation entre les deux écrivains : une amitié inquiète et attentive au moindre signe, amitié que Flaubert admire chez le poète des « deux pigeons », dont il cite souvent les deux vers de clôture26.
25À Louise Colet, il présente l’amitié des deux pigeons comme l’incarnation de la « faculté aimante », nettement supérieure à l’étalage étroit des « sentiments personnels » (CF, t. II, p. 558). Il peut sembler étonnant, comme le note Michel Martinez27, que pour défendre l’impersonnalité, l’épistolier se réfère à l’une des rares fables où le « je » se met en scène. C’est la preuve, chez Flaubert, que la théorie n’est pas inféodée aux formes, et que l’échange a sa propre logique qui vient parfois perturber les principes. Elle les perturbe et les reconfigure par le jeu interdiscursif et/ou intertextuel. En effet, cette fable (« Les deux pigeons »), qui explore le brouillage des sexes comme la puissance du désir et les mystères de la passion, rejoint l’idéal esthétique et mystique de Flaubert. La « superstition » qu’éprouve Sand, et qu’elle matérialise en citant le vers lafontainien, dans sa lettre du 29 juin 1870, est sur le point de devenir une réalité. En témoigne ce commentaire de Flaubert, dans sa lettre du 8 septembre 1871 : « Nos deux lettres se sont croisées, encore une fois. Cela prouve sans doute que nous sentons les mêmes choses, en même temps et au même degré ? » (p. 346)
Langages de l’amitié
26Si les événements privés et publics de l’année terrible débouchent sur la naissance de l’amitié, 1872 s’ouvre sur la négociation de son langage. Quels comportements linguistiques faut-il adopter pour préserver ce lien ? Que « dire et ne pas dire » ? Ni Sand ni Flaubert ne se font d’illusions sur leurs dons de dialoguistes28. Leurs correspondances sont saturées de références à ce handicap qui les empêche de « faire société », pour citer l’expression de La Fontaine. « Je n’ai aucune habitude de discussion, et ma surdité me gêne beaucoup dans la conversation », lit-on dans une lettre de Sand à Édouard de Pompéry (Corr., t. IV, p. 855). D’après Georges Lubin, cette infirmité qu’il relève pour la première fois, serait à l’origine de certaines attitudes de Sand en société, qu’on « a attribuées au dédain ou à une mauvaise éducation » (ibid.). Si l’on ne note aucune allusion à cette infirmité dans le reste de la correspondance, beaucoup de témoignages concordent sur ce point et pourraient l’expliquer. À Flaubert, elle écrit le 25 janvier 1872 : « Moi je ne peux pas me disputer avec ceux que j’aime et je ne sais [pas] mentir. J’aime mieux me taire. On me trouverait froide ou stupide ; autant rester chez soi29. » (p. 369) Il semble que la surdité de Sand soit un choix discursif, une forme de résistance au monde, et probablement à sa propre voix ; la loi du silence comme échappatoire à l’inévitable déchirement entre coopération et sincérité, politesse et vérité30. Flaubert, quant à lui, évoque plus fréquemment que sa correspondante ses difficultés dialogiques, dont résulte la même tendance à fuir le monde : « Je suis insociable. Donc je fuis la Société […]. Le moindre dialogue avec qui que ce soit m’exaspère, parce que je trouve tout le monde idiot. » (p. 402) Lui aussi transgresse l’une des quatre lois fondamentales de la conversation selon Paul Grice : la quantité31. Mais alors qu’elle parle trop peu, lui parle trop. Et notamment de sa propre personne, se plaint Sand dans une lettre à Maurice du 3 mai 1873 : « Il n’a pas déparlé et n’a pas laissé placer un mot à Tourgueneff[…]. Je l’aime, mais il me fend la tête en quatre. Il n’aime pas le bruit, mais celui qu’il fait ne le gêne pas32. »
27Flaubert est gêné surtout par sa manière de converser. Il se voit orgueilleux, impulsif, violent voire grossier. « Après avoir déjeuné chez une dame que j’avais appelée “imbécile”, j’ai été faire une visite chez une autre que j’ai traitée de “dinde”. Telle est ma vieille galanterie française. » (p. 173) Destiné à une interlocutrice qui lui fait savoir qu’elle choisit sciemment la retenue et le silence, ce genre d’autoportrait (souvent réalisé sur fond de présence féminine et dans un milieu aristocratique) a tout l’air d’un aveu à fonction cathartique33. Rien d’étonnant à ce qu’il juge la « société » de Sand « calmante34 », qu’il apprécie sa compagnie et ses comportements dialogiques : « Oui, je suis susceptible de colères désintéressées, et je vous aime encore plus de m’aimer pour cela », lui écrit-il (p. 139). Sand se prête au jeu. Ce qui ne l’empêche pas de noter l’anomalie de la situation, et d’éprouver une gêne, qui va en s’accentuant, dans les communications en « face à face35 ».
28« Je puis tout faire avec mon langage, mais non avec mon corps. Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit. Je puis à mon gré modeler mon message, non ma voix36. » Cette réflexion de Roland Barthes éclaire la transformation des rapports entre les deux amis. Leurs appels pour se voir et causer sont contrebalancés par des billets où sont annoncés voyages impromptus, maladies, devoirs familiaux. Le 21 décembre 1867, Sand suggère la « lettre de causerie ». Celle-ci, affirme-t-elle, « remplac[e] un de nos soupers », en précisant « que je regrette aussi » (p. 166). Employée pour parer à une éventuelle réaction, la relative montre l’ambiguïté du sentiment que, deux siècles auparavant, la marquise de Sévigné avait littéralement formulé : « […] j’aime à vous écrire ? c’est donc que j’aime votre absence, ma fille : voilà qui est épouvantable37. » L’épouvante en moins, Sand et Flaubert s’aiment dans l’absence. Et contrairement à la marquise qui rédige des lettres de « provision » pour remplir le vide, ils s’engagent, quant à eux, dans une écriture interactive basée sur la concaténation des énoncés, ce qui suppose que l’épistolier n’écrit qu’après la réception de la lettre de son correspondant à laquelle il doit répondre.
29Bien que l’ordre de la correspondance soit chaotique parce que la volonté de communiquer y est aussi forte que celle de construire sa scénographie d’écrivain38, sa règle première est l’interaction et son fondement est l’amitié née du croisement d’Éros et d’Agapè, d’un amour de la demande et d’un amour du don. « Je répondrai à toutes les questions, tout bonnement comme vous avez répondu aux miennes », écrit ainsi l’épistolière au début de leur correspondance (p. 93). On connaît, par ailleurs, l’extrême méfiance de Sand à l’égard de la question, cet acte de langage qu’elle considère comme particulièrement agressif. Tout manquement de Sand à l’interaction s’accompagne chez Flaubert d’excuses et d’appels pour la relancer : « Je suis un misérable de n’avoir pas répondu à la première. Comment cela se fait-il ? Car ordinairement je ne manque pas d’exactitude », lui écrit-il le 30 octobre 1867 (p. 159).
30En effet, ordinairement, c’est Sand qui rompt le rythme de l’échange et c’est Flaubert qui le reprend en saturant le début de ses lettres d’interrogations inquiètes39 : « votre silence m’inquiète, d’autant plus que vous avez l’habitude de répondre tout de suite quand on vous demande des services » (p. 378) ; « Je suis inquiet de vous, chère maître. Car malgré votre exactitude ordinaire vous n’avez pas répondu à ma dernière lettre » (p. 224). Parfois, le rappel et le reproche deviennent rappel à l’ordre : « Est-ce une conduite, cela, chère maître ! Près de deux mois que vous n’avez écrit à votre vieux troubadour ! » (p. 192) Ce que Flaubert oublie ou feint d’oublier, c’est que son interlocutrice pratique la loi du silence désapprobateur. Car Sand constate, dès les premières lettres, que le style de son correspondant ne cadre pas avec sa propre représentation du dialogue (douceur et libre parole) ; tant au niveau de la matière – sa parole est centrée sur ses projets esthétiques – qu’au niveau de la manière – il privilégie le discours polémique. Aussi recourt-elle, quand elle juge le moment opportun, à son langage favori : le silence. Si la devise sandienne est « avec mon langage je puis tout faire : même et surtout ne rien dire », pour reprendre la formule de Roland Barthes, celle de Flaubert semble être « la meilleure défense est l’attaque ». Et quand il juge l’attaque trop brutale, il l’adoucit par ce genre d’ouverture et par une abondante glose réparatrice visant à recadrer l’échange.
31Sand n’est pas insensible à ces formules. Mais si elles rompent le mur du silence, elles ne règlent pas le problème de fond : la divergence de leurs rapports au langage. « [N]os vraies discussions, affirme Sand, doivent rester entre nous comme des caresses entre amants, et plus douces, puisque l’amitié a ses mystères aussi, sans les orages de la personnalité. » (p. 352) À ce programme qui tire sa source du parler mondain, Flaubert oppose la loi de la sincérité. « La franchise fait partie de la loyauté. Pourquoi serait-elle moins entière dans le blâme que dans l’éloge ? » (p. 370), lui écrit-il, le 28 janvier 1872. Être franc et exhaustif plutôt que poli et insincère, formuler clairement sa pensée plutôt que se plier aux impératifs de la civilité, sont les marques que Flaubert veut imprimer à leur correspondance.
32Les épistoliers s’engagent ainsi souvent dans un dialogue métadiscursif où chacun brandit ses armes rhétoriques. « Avec un mot de plus ou de moins, on peut donner le coup de fouet sans blessure, quand la main est douce dans la force », affirme Sand, le 31 juillet 1868 ; plus haut, dans la même lettre, elle lui signale, à propos de son traitement des vaincus dans L’Éducation sentimentale : « C’est bien assez d’être vaincu par sa faute, sans qu’on vous crache au nez toutes vos bêtises. » (p. 189) Le « on » drape le reproche, Flaubert le décode et répond le 10 août : « Je me borne donc à exposer les choses telles qu’elles m’apparaissent, à exprimer ce qui me semble le Vrai. Tant pis pour les conséquences. » (p. 190) Et le 28 janvier 1872, il écrit à Sand : « Je crois qu’on ne doit jamais commencer l’attaque. Mais quand on riposte, il faut tâcher de tuer net son ennemi. Tel est mon système. » (p. 370) Fondées sur le principe pragmatique selon lequel l’énonciation d’une stratégie contribue à la légitimer, ces formules sont doublées de conseils visant à changer l’écriture de l’autre. Fidèle à sa méthode, Flaubert choisit la manière directe, comme dans la discussion à propos de la pièce de Bouilhet, Aïssé : « et surtout pas de délicatesse, hein ? ça m’offenserait » (p. 241) ; dès ses premières lettres, Flaubert souligne dans un post-scriptum, et de manière ambiguë, la manière sandienne et l’effet sur son interlocuteur : « Savez-vous que vous me gâtez avec toutes les douceurs que vous m’envoyez dans vos chères lettres ? » (p. 98) Mais ces notes servent aussi à faire accepter ses lettres amères, un interminable procès auquel Sand se voit prendre part comme témoin et surtout comme accusé.
33Car si Flaubert veut engager l’échange dans la voie de la lettre satirique revitalisée par les philosophes des Lumières, Sand le tire vers la lettre familière qui prolonge et équilibre la conversation mondaine. Aux requêtes, recommandations (sur les exigences de l’œuvre, le statut de l’écrivain, son rapport à l’Histoire) et réquisitoires de Flaubert (contre le suffrage universel, la République, le journalisme dont Sand est une figure emblématique) font écho les conseils, invitations et sollicitations maternantes de Sand (sur le mode de vie de son ami, mais aussi sa relation au lecteur, aux éditeurs, à l’argent). On sait que John R. Searle classe ces actes de langage dans la catégorie des « directifs » qui représentent, d’après les théoriciens de la conversation40, des menaces pour les faces, positives et négatives, de l’allocutaire et du locuteur. L’ordre, remarque Roland Barthes, est « l’indice d’une violence qui est d’autant plus manifeste lorsqu’il vous est adressé “pour votre bien”41 ». Aux « directifs », Flaubert répond « en Normand » et avec des accents ironiques ou faussement badins.
34De son côté, Sand traite les directifs sur deux fronts et de deux manières : l’implicite dans les lettres à son ami, et la démonstration dans la presse, notamment sa lettre publique « Réponse à un ami », initialement destinée à Flaubert et parue dans Le Temps le 3 octobre 1871. Mais le texte publié ne sert pas seulement à dire ce qui ne peut être dit dans la lettre privée. Il a aussi une fonction pragmatique dans la mesure où il permet d’élargir le canal épistolaire et d’en assurer la pérennité. Les commentaires relatifs au feuilleton de Sand dans Le Temps (« Réponse à un ami ») témoignent de l’efficacité de la démarche. Flaubert, qui affirme avoir « été ému […] mais non persuadé » par le texte, ajoute en postscriptum de la lettre du 7 octobre 1871 : « la silhouette de l’ami, qu’on entrevoit dans votre article, est celle d’un coco peu aimable et d’un joli HHégoïste ! » (p. 352) (faut-il voir ici le retour du H attribué à Aïssé de Bouilhet ?). Sand prolonge d’ailleurs le jeu et affirme qu’elle s’est adressée non à « Flaubert », mais à « une autre portion de [son] raisonnement » (p. 352). Le dédoublement de la lettre, entre l’échange privé et la publication ouverte, renforcé par le dédoublement du sujet (le moi et l’autre soi-même), refonde ici le dialogue en lui insufflant clarté et légèreté.
35En plus de ces pirouettes pragmatiques, les épistoliers tentent de transformer la rhétorique de la lettre. Sand suggère une règle de conduite à la Sévigné : ne pas écrire pendant les moments de désespoir. La négociation du procédé débute au cours de l’année 1870. Parmi ses désastres, Flaubert cite celui-ci : « […] pour commencer un ouvrage de longue haleine, il faut avoir une certaine allégresse qui me manque. » (p. 301) Sand retient l’idée et la transpose à l’écriture épistolaire : « Je suis aussi troublée que toi, et je n’ose ni parler, ni penser, ni écrire, tant je crains d’aviver les plaies béantes de toutes les âmes. » (p. 338). L’énoncé est à la fois une réponse à l’inquiétude de Flaubert à propos de son silence, et une allusion à ses missives désespérantes et gênantes. Lorsque les interrogations se font plus directes, la justification devient explicite, surtout dans le contexte de la terrible guerre civile, comme on le voit dans la lettre du 28 avril 1871 :
Voilà pourquoi je ne voulais pas t’écrire avant de me sentir mieux, non pas que j’aie honte d’avoir des crises d’abattement, mais parce que je ne voudrais pas augmenter ta tristesse déjà si profonde en ajoutant le poids de la mienne. (p. 329-330)
36Nous avons là un cas typique de ce que Catherine Kerbrat-Orecchioni appelle, à la suite d’Erving Goffman, un « trope prépositionnel pragmatique42 ». Pour consigner un fait, ou formuler une demande, Sand préfère parler d’un tiers ou d’elle-même (quitte à s’exposer au risque de l’incompréhension), plutôt que de vexer son allocutaire en utilisant des formulations directes.
Métadiscours et croisements langagiers
37La conversation est un « travail d’équilibriste », chaque loi du discours pouvant générer son contraire43. À force de vouloir être discrète, et d’user de l’implicite, Sand n’arrive pas à fixer le style de l’échange, ni à mettre en valeur ses convictions. « Les choses dites à moitié sont pires que celles qu’on ne dit pas du tout », écrit-elle à David Richard44, et à Flaubert : « j’ai des discrétions qui vont jusqu’à l’épouvante » (p. 157). Le métadiscours vient suppléer à cet effacement et expliciter l’intention du locuteur, comme quand Sand enjoint à Flaubert de se marier : « Toutes tes lettres sont désolées et me serrent le cœur. » (p. 400) Flaubert décrypte le présupposé de ces constats. Le rythme de l’échange diminue et ses missives se terminent par ce type de commentaires : « Je n’ai pas le cœur de vous en écrire plus long » (p. 316, le mardi 11 octobre 1870, quand les Prussiens sont aux portes de Rouen), ou : « Mais voilà une lettre bien longue. Quand je me mets à engueuler mes contemporains, je n’en finis plus. » (p. 334, le 30 avril 1871) Il use, à son tour, du même procédé, comme le 2 juillet 1870 : « Votre avant-dernière était bien triste. » (p. 301) Bien que l’épistolier soit souvent formel, et que le contenu de la lettre flaubertienne déborde le métalangage qui semble la (re)cadrer, ce dernier joue un rôle fondamental dans le maintien du fil communicatif.
38Le métadiscours a une fonction utilitaire. Il révèle aussi la dimension et l’intérêt esthétiques de la lettre. Au-delà des lois affichées, les deux correspondants jouent de tous les possibles du langage. Flaubert use souvent de la « délicatesse » qu’il reproche à sa correspondante. La lettre du 30 octobre 1867 commence ainsi : « J’ai été aussi honteux qu’attendri, hier au soir en recevant votre “tant gente épître”. » (p. 159) Dualité des sentiments et dualité de l’intention ? Cette « gente épître » se lit à la fois comme un commentaire (ironique ?) de la lettre reçue et un désir de changement, un pas vers l’univers de la « chère maître » qui lui permet de préparer (et de garder) l’espace pour y déployer sa parole contestataire et re-conceptualiser sa propre pensée esthétique et critique.
39Au fil du temps et du discours, chaque épistolier s’approprie les outils rhétorico-pragmatiques qui ont contribué au bon déroulement de l’échange. Flaubert, qui s’invente l’appellatif Cruchard (probablement lors de son deuxième séjour à Nohant en avril 1873), use du procédé de dédoublement et des tropes communicationnels chers à Sand, qui adopte, à son tour, le ton de l’exposé analytique et de l’(auto-) ironie flaubertiens. En gros, elle apparaît plus directe dans ses critiques (de l’homme et de l’œuvre), et lui montre plus de retenue et d’aptitude à contrôler sa verve.
401870-1872 sont les années de la séparation (morts, éloignements, guerres, déceptions) et de la rencontre. Les deux épistoliers y renégocient les rapports de place et refondent l’amitié et sa parole qui s’articulent sur deux modèles différents. Sand est proche du « langage voilé » cher à La Fontaine. Flaubert s’inspire des penseurs gréco-romains revus par Montaigne. De ce « Plutarque moderne45 », il retient la singularité de l’amitié entre garçons, la connaissance de soi par la médiation de l’autre, la méfiance du nombre et de la dissemblance.
41Ainsi, alors qu’ils sont connus pour être des dialoguistes peu appréciés en société, les épistoliers se montrent particulièrement prudents dans leurs premiers échanges. Mais la formulation des lois du discours insuffle à la correspondance une dynamique nouvelle. Flaubert revendique la franchise synonyme de loyauté, tandis que Sand préfère la politesse et le silence courtois. « Ceux qui nous aiment nous devinent », écrivait-elle dans une lettre du 30 mai 1842 (Corr., t. V, p. 685). Toutefois, cette idée d’inspiration lafontainienne est mise à rude épreuve, les sous-entendus étant souvent source de malentendus. Par ailleurs, l’incursion directe, préconisée par Flaubert au nom de la clarté, provoque de nombreux ratages conversationnels qui coûtent cher aux deux correspondants. Dans son étude sur le sociolecte, Catherine Kerbrat-Orecchioni précisait que les gens du monde privilégient le langage figural, alors que les « gens du peuple » préfèrent le franc-parler46. On pourrait alors lire la correspondance comme un long dialogue avec soi-même, comme si Sand s’approchait de son origine plébéienne, et Flaubert de l’aristocrate ou de l’auteur-Dieu qu’il voudrait être. « Autrement, il me faudrait écrire une lettre de grand Homme, ce qui serait très sot » (p. 130) : la boutade de Flaubert cache un désir profond que reflète à nouveau le marquage graphique. Ce croisement des postures et du langage, dont le croisement des lettres est le signe extérieur, a pour socle une amitié mi-mondaine, mi-littéraire, qui tire sa force de la différence radicale. « Je ne voudrais pas te rendre semblable à moi, quand même, au moyen d’une opération magique, je le pourrais » (p. 144), écrit Sand. Compte tenu des compétences de l’allocutaire, rien n’est moins sûr que la réalisation de cette hypothèse, mais elle est révélatrice de la conscience de l’autre « tel qu’il est » : signe et condition de l’amour selon Roland Barthes. « Tel, n’est-ce pas l’ami ? Celui qui s’éloigne sans que son image s’abîme », se demande l’écrivain et critique qui compare les amis à deux navires engagés dans des voies différentes47. Aux environs de 1870-1872, deux navires Sand et Flaubert lèvent l’ancre, se séparent, puis se retrouvent sur la rive de la tendresse pour écouter le doux murmure d’un cœur simple.
Notes de bas de page
1 Toutes les paginations entre parenthèses au long de l’article renvoient au volume Gustave Flaubert - George Sand, Correspondance. Pour la Correspondance de Flaubert, je citerai l’édition en 5 volumes dans la collection « La Pléiade » en abrégeant, au long de l’article, le titre en CF, suivi de la tomaison et de la pagination.
2 M. Fumaroli, Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle, p. 234-236.
3 La Fontaine est régulièrement cité dans les correspondances générales de Sand et Flaubert. Sand apprécie surtout sa morale discrète et son ironie légère qui permet de dire la vérité à (ou de) quelqu’un sans l’offenser. Les jugements de Flaubert sont plus contrastés et plus complexes. Bien qu’il le classe, comme le signale Michel Martinez, dans la catégorie des « petits » (par opposition aux grands écrivains-penseurs), il admire, dans ses lettres de jeunesse, la rigueur du vers et la force des sentiments chez le fabuliste ou le conteur (notamment l’amour ravageur de « La courtisane amoureuse »), et lorsque, au cours des années 1850-1855, sa théorie littéraire se précise, il loue l’impersonnalité du poète (dans « Les deux pigeons », surtout). Voir, à ce propos, M. Martinez, Flaubert, le Sphinx et la Chimère.
4 M. Fumaroli, « Introduction » aux Fables de La Fontaine, Paris, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 1985, p. 31.
5 M. Perrot, « Le “troisième sexe” », et M. Reid, « Troubadoureries ».
6 M. Brix, « Premiers crayons. Sur les romans de jeunesse de Flaubert », p. 52.
7 C. Gothot-Mersch reprend la thèse d’Amélie Schweiger et confirme le « rapport formel étroit qui unit l’œuvre de jeunesse de Flaubert et sa pratique de la lettre, puis la façon dont le jeune auteur évolue en se dégageant, peu à peu, du modèle épistolaire », dans son article : « Sur le renouvellement des études de correspondances littéraires : l’exemple de Flaubert », p. 22.
8 M. Fumaroli, « Introduction » aux Fables de La Fontaine, ouvr. cité, p. xxxiii. Il faudrait aussi mesurer l’importance du modèle épicurien en matière d’amitié et de contestation dans les textes des moralistes. Selon Jean-Charles Darmon, lorsqu’ils évoquent l’amitié, La Rochefoucauld et Saint-Evremond visent à redessiner les frontières entre espace public et espace privé. Le retrait a ainsi valeur de résistance devant la décadence des liens sociaux et politiques imposée par l’absolutisme triomphant. Voir J.-C. Darmon (dir.), Le Moraliste, la politique et l’histoire : de La Rochefoucauld à Derrida.
9 A. Nygren, Éros et Agapè. Selon Nygren, bien que tous les êtres mutilés bénéficient de la force d’Éros, l’effet n’est pas le même. Le plaisir est plus fort lorsque les moitiés unies sont des hommes que lorsqu’elles sont de deux sexes différents, le masculin étant de nature solaire et le féminin d’extraction terrestre. Pour une révision des thèses de Nygren et l’interprétation chrétienne des théories platoniciennes, voir : C. Osborne, Eros unveiled. Plato and the God of Love.
10 Je renvoie à l’ouvrage de B. Diaz, L’Épistolaire ou la pensée nomade. Formes et fonctions de la correspondance dans quelques parcours d’écrivains au xixe siècle, pour une étude plus large des pratiques épistolaires des écrivains au xixe siècle et pour la précieuse et exhaustive bibliographie qui accompagne ses études.
11 C’est ce qu’il explique à Louise Colet, la muse amoureuse, sur fond d’histoire littéraire où il fait la part belle à l’Antiquité et à l’amitié, définie comme une énergie « large » et « haute » nettement supérieure à la passion « turbulente » : « Aucun accident ne peut déranger une Harmonie qui comprend en soi tous les cas particuliers […] voilà ce qui rend dans la jeunesse les attachements d’hommes si féconds, ce qui fait qu’ils sont si poétiques, en même temps, et que les anciens avaient rangé l’amitié presque à la hauteur d’une Vertu. Avec le culte de la Vierge, l’adoration des larmes est arrivée dans le monde. Voilà dix-huit siècles que l’humanité poursuit un idéal rococo. » (CF, t. II, p. 549)
12 « Allons mon pauvre vieux, mon roquentin, mon seul confident, mon seul ami, mon seul déversoir… » (CF, t. II, p. 600)
13 Marc Bonhomme a montré que les italiques et les guillemets, dans l’esthétique flaubertienne, participent à l’opacification du discours en donnant du relief aux figures, dont l’ironie. En s’appuyant sur une lettre à Sand (du 1er mai 1874), le critique explique le fonctionnement et le sens de l’« hétérogénéité graphique » produite par guillemets et italiques. Voir son ouvrage Pragmatique des figures du discours, p. 90-93 et 106-108.
14 « Que ne suis-je la… rivière, qui te berce de son doux murmure et qui t’apporte la fraîcheur dans ton antre ! Je causerais discrètement avec toi entre deux pages de ton roman. » (p. 185-186) Sand répond à l’attente de Flaubert qui apprécie les femmes-oreilles ; à Edma Roger des Genettes, il écrit : « Quel dommage ou plutôt quel désastre de ne pouvoir être ensemble plus souvent ! Je vous ferais de longues visites et vous m’écouteriez parler, je lirais la réponse dans vos yeux ! » (1er mai 1874).
15 R. Barthes, « Flaubert et la phrase », p. 78.
16 Sur ces points, voir les articles de J.-L. Diaz, « Face à la boutique romantique : Sand et ses postures d’écrivain (1829-1833) », et de B. Diaz, « “On ne changera pas un mot à mon ouvrage.” L’écrivain et ses pouvoirs ».
17 C. Planté, « Mon pseudonyme et moi. Discours sur la littérature et images de l’écrivain dans la Correspondance (1832-1836) », p. 233.
18 Il est fort significatif que l’expression de la différence entre les deux « troubadoureries » revienne presque toujours à Sand. Dans la même démarche différentielle est formulé ce constat, « on n’est pas assez littéraire pour toi, chez nous, je le sais, mais on aime et ça emploie la vie » (p. 404), ou ce vœu ambigu : « Sois donc un littérateur, un artiste, un maître. C’est logique, c’est ta compensation, ton bonheur et ta force. » (p. 454)
19 M. Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, p. 248.
20 C. Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, p. 116.
21 Les figures « à pivot énonciatif » sont l’hyperbole, l’euphémisme, la litote et l’ironie. Voir le deuxième chapitre de Pragmatique des figures du discours de M. Bonhomme.
22 Elle écrit à Maurice que « la mémoire de Bouilhet, ça devient pour lui comme la décoration pour la mère de Marchal. Au demeurant, il beugle de joie, il est enchanté, il n’y a plus que cela dans l’univers » (cité par A. Jacobs, p. 431-432). Sont significatifs aussi l’accueil froid de la demande d’un article sur Dernières chansons, le commentaire lacunaire de Sand sur la poésie de Bouilhet, l’opposition entre l’impatience de Flaubert et le temps qu’elle met pour la rédaction (février 1872 - mai 1873), et l’écart entre le contenu de la requête, un texte sur Bouilhet, et sa réalisation, un article collectif où le texte sandien est absorbé par les monstres sacrés de la poésie et de la musique que sont Hugo, Leconte de Lisle et Pauline Viardot.
23 P. Bourdieu, « Les rites d’institution », dans Ce que parler veut dire, l’économie des échanges linguistiques, p. 121-134.
24 Flaubert fait un constat similaire, seize ans auparavant, dans cette réponse à Louise Colet excédée par la place de l’art dans la vie (et le langage) du couple : « tu me déclares : “n’avoir jamais eu un élan de cœur de ma vie”, je suis au contraire un gobe-mouches qui n’admire jamais par partie. Quand je trouve la main belle, j’adore le bras. Si un homme a fait un bon sonnet, le voilà mon ami et puis, après, je lutte contre moi-même et je ne veux pas me croire lorsque j’ai découvert la vérité » (CF, t. II, p. 546). Avec Sand, Flaubert n’est pas revenu de son rêve : il est persuadé que son « chère maître » « ne f[era] pas [de] bon[s] sonnet[s] » malgré les leçons qu’il lui prodigue, et qu’elle ne sera pas cet « hermaphrodite sublime » (pas plus que ne l’ont été ses consœurs, Louise Colet, Marie-Sophie Leroyer de Chantepie), bien qu’elle entre dans le jeu.
25 Par exemple : « Je sentais qu’il vous été [sic] arrivé quelque chose » (p. 286), ou « personne qui sente comme vous ! » (p. 280).
26 À Mme Jules Sandeau, 24 novembre 1869 ; à Aglaé Sabatier, le 4 décembre 1859.
27 M. Martinez, Flaubert, le Sphinx et la Chimère, p. 119.
28 À ce propos, on se reportera à mon ouvrage, Flaubert et Sand. Le roman d’une correspondance, notamment au premier chapitre, « Représentations et pratiques de la conversation en face à face », consacré à l’étude des attitudes dialogiques de Flaubert et Sand en société.
29 Charles de Rémusat confirme dans ses mémoires : « je l’ai trouvée toujours : froide, embarrassée, stérile, disons le mot insignifiante […] d’une singulière sécheresse, dénuée à l’excès de coquetterie et d’esprit » (cité par G. Lubin, Corr., t. V, p. 58).
30 Il semble aussi qu’il y ait un lien entre le silence et l’âge. Nombreuses sont les lettres de jeunesse où Sand évoque sa tendance au bavardage, et sa volonté de se corriger. À Jules Janin, elle écrit : « songez que je n’ai pas l’ombre d’esprit, que je suis lourde prolixe, déclamatoire » (Corr., t. III, p. 702), et à Louis Viardot : « Je ne sais faire aucune démarche. J’y porte une sincérité ou une préoccupation qui me nuisent et qui augmentent en raison des efforts que je fais pour m’en corriger » (Corr., t. V, p. 449). D’où l’intérêt du silence présenté, dans une lettre du 15 décembre 1853, comme une marque de « grand respect », comparable au « respect filial » (Corr., t. XII, p. 201).
31 Selon Paul Grice, la communication est en effet régie par quatre principes de base (la quantité, la qualité, la modalité et la relation) qui sont liés à un « archi-principe », « le principe de coopération ». Référence citée par C. Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, p. 195.
32 Lettre à Maurice du 28 avril 1873, citée par A. Jacobs, p. 432. On notera qu’Edmond de Goncourt donne une version complètement différente de la même soirée, insistant sur la prise de parole de Tourgueniev.
33 Comme le récit suivant : « Comme l’Américain Harrisse me soutenant que Saint-Simon écrivait mal. Là, j’ai éclaté. Et je l’ai traité d’une façon telle qu’il ne recommencera plus devant moi l’éructation de sa bêtise. C’était chez la Princesse à table. Ma violence a jeté un froid. » (p. 474)
34 C’est ce qu’il écrit à Mlle Leroyer de Chantepie (CF, t. III, p. 769).
35 Expression de C. Kerbrat-Orecchioni, « L’interaction épistolaire ». L’auteure propose une fine analyse des ressemblances et des divergences entre communication épistolaire et communication courante.
36 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, p. 54 (les italiques sont de Barthes).
37 Lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, en date du 20 octobre 1677. Voir les Lettres de Madame de Sévigné, t. IV, p. 148.
38 Martine Reid souligne ce point dans son étude de la correspondance entre Sand et Flaubert, qu’elle voit comme une pratique d’« affirmation de soi » : Flaubert correspondant, p. 115. Lorsqu’ils se sont rencontrés, Sand et Flaubert étaient des romanciers connus ; ils semblent donc moins préoccupés par la question identitaire que par celle de la construction de leur ethos et de sa transmission à la postérité. Vivant au cœur de « l’ère médiatique » avec son pouvoir et ses dérives, ils ont vite pris conscience de l’enjeu et du destin des lettres d’écrivains.
39 Mis à part les petits billets informatifs, on dénombre environ 21 ruptures de l’interaction épistolaire : 14 sont dues à Sand et 7 à Flaubert.
40 Notamment E. Goffman, « Felicity’s Condition ». Voir aussi les travaux de Brown et Levinson cités par C. Kerbrat-Orecchioni dans L’Implicite, p. 229. Et ceux de J. R. Searle : Les Actes du langage. Essai de philosophie du langage ; Sens et expression ; « Le sens littéral ».
41 « La chronique de R. Barthes », Le Nouvel Observateur, no 1741, 22 janvier 1979, texte cité par C. Kerbrat-Orecchioni dans L’Implicite, p. 292.
42 C. Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, p. 125. Elle y définit le terme : « Je parlerai de trope prépositionnel, dès lors qu’un énoncé est manifestement utilisé […] pour informer de ce qu’il présuppose. » (p. 116)
43 Expression de C. Kerbrat-Orecchioni, ibid., p. 267.
44 Corr., t. IV, p. 678, lettre du 12 juin 1839.
45 M. Martinez, Flaubert, le Sphinx et la Chimère, p. 103.
46 Voir, notamment, « Variations sociolectales », dans L’Implicite, p. 262-264.
47 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, p. 264.
Auteur
Maître assistante à l’Institut supérieur des Sciences humaines de l’université Tunis - El Manar. Ses domaines de recherches sont la littérature française du xixe siècle, « l’écriture-femme » et l’esthétique de la communication. Elle a soutenu une thèse de doctorat sur Marceline Desbordes-Valmore. Elle a récemment participé à un ouvrage collectif, Des vérités de raison et de sentiment. Lectures de la correspondance Flaubert-Sand, sous la direction d’Henry Poyet (Presses universitaires Blaise Pascal, 2012), et a publié plusieurs articles sur George Sand, Madame de Sévigné, Françoise Mallet-Joris et Assia Djebar. Son livre, Flaubert et Sand. Le roman d’une correspondance, est paru en 2012 aux Presses universitaires de Provence, dans la collection « Textuelles ».
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