Lettre XI
p. 89-92
Texte intégral
1Que de jours nous ont été donnés ! Qui se plaint que la vie soit trop courte ? N’est-ce pas une éternité ?
2L’aube naît, Pargas, sur toutes les routes de la terre. C’est l’heure où pour quelque île lointaine j’aimerais m’embarquer. Dans ma lettre je vous parlais de Ceylan qu’on appelle Serendîb. Mais n’oubliais-je pas de vous dire qu’on y voyait encore marqué le pied d’un dieu. Au sommet de la montagne Rohôn parfumée d’aromates, entre le poivre et l’aloès et sous les yeux d’or des rubis, il y a dans le roc une empreinte. C’est celle du premier homme, assure le bon Massoûdi, lorsqu’il tomba pour notre malheur, précipité du haut du ciel sur la planète errante1. L’autre empreinte est dans l’Inde, à deux ou trois journées2.
3Et regardant la mer du grand Macroprosope, ou du Visage immense3, je pense à tant de générations qui se sont poursuivies. Où sont les Titanides et les Napées géantes ? J’aurais aimé être, autrefois, pâtre en Sogdiane, conduire près des bords de l’Oxus, quelque hésitante hémione4.
4Aujourd’hui, nous dansons sur des tombes et le jour qui se lève éclaire des cyprès. Peut-être, du moins, que ce pèlerinage qu’on annonce de retour rapportera de La Mecque, de la ville sacrée, assez de ce précieux xyllobalsamum qui rafraîchit le teint des femmes. Elles en ont bien besoin. Leur culte diminue de jour en jour à mesure que se dissipe le mystère dont nous les avions entourées. On ne voit plus bien où recruter les hiérophantes de l’éternelle Isis. Le christianisme qu’il ne faut trop ni louer ni maudire leur fut longtemps un précieux allié, soit qu’il leur ait mis le pied sur la tête du diable ou donné l’attirance d’un péché défendu. Du moins elles lui en furent pour la plupart reconnaissantes : elles ont enseveli Jésus. Les fondateurs de religions, connaissant qu’elles étaient notre faiblesse, les ont, avec soin, ménagées. Le Christ leur a parlé du sommet du Calvaire et Mahomet s’est endormi, la tête contre la poitrine d’Aïsha.
5Sans doute qu’il est doux sur le sein de s’appuyer, mais il faut aussi être un homme et quelques fois le montrer. Elles ne sont pas toute la poésie de la terre. La vraie poésie est dans la connaissance, source de toute volupté. Il y en a dans les formes des mille phénomènes de la nature, multipliées à l’infini. Nous ne nous baignerons dans cet océan de la plénitude que le jour où nous arriverons à saisir l’essence même du minéral et de la plante ou de l’homme qui nous est encore totalement inconnue. Il n’y a probablement pas autant de distance que l’on croit entre l’être humain et la pierre. Chacun d’eux n’est qu’un rayon de l’univers et le reflète tout entier.
6Descartes et Leibniz n’ont voulu reconnaître qu’une même mécanique tant pour les corps bruts que pour les corps vivants, Lavoisier et Laplace ont démontré ensuite qu’il n’y avait qu’une seule chimie et ils ont prouvé expérimentalement « que la respiration et la production de la chaleur ont lieu dans le corps de l’homme et des animaux par des phénomènes de combustion tout à fait semblables à ceux qui se produisent pendant la calcination des métaux5 ».
7Pasteur put établir, après de captivantes recherches, que « lorsqu’un cristal a été brisé sur l’une quelconque de ses parties et qu’on le replace dans son eau-mère, on voit, en même temps que le cristal s’agrandit dans tous les sens par un dépôt de particules cristallines, un travail très actif avoir lieu sur la partie brisée ou déformée, et en quelques heures, il a satisfait, non seulement à la régularité du travail général sur toutes les parties du cristal, mais au rétablissement de la régularité dans la partie mutilée6 ».
8Et Claude Bernard ajoute : « Ces faits remarquables de réintégration cristalline se rapprochent complètement de ceux que présentent les êtres vivants lorsqu’on leur fait une plaie plus ou moins profonde. Dans le cristal comme dans l’animal, la partie endommagée se cicatrise, reprend peu à peu sa forme primitive, et dans les deux cas le travail de reformation des tissus est en cet endroit bien plus actif que dans les conditions évolutives ordinaires.
9« Quant à la lutte que les vitalistes ont supposée entre les forces ou les propriétés physiques et les forces ou les propriétés vitales, elle est l’expression d’une erreur profonde7. »
10Ceci nous permet enfin de comprendre le respect que témoignait aux êtres et aux choses le sage solitaire des rives du Gange, qui, de toute sa vie passée au bord du fleuve, ne desserrait les jambes de peur de froisser un caillou.
11Pour arriver à la connaissance intime de la nature de la plus infime parcelle de matière ou du phénomène le plus simple il nous faudra d’abord familiariser avec l’absolu. C’est cette soif même de l’inconnu tourné vers les plus grands problèmes qui nous donne ce goût inépuisable que nous prenons à la philosophie. Là seulement dans ces régions supérieures, où il ne sera donné qu’à quelques esprits d’élite d’aborder les idées les plus simples, se lèvera le jour de l’éternelle poésie.
12La route sera longue et dure, et peut-être personne n’arrivera au bout. Il est certainement recommandable de n’être sûr de rien. Car en réalité nous ne connaissons qu’une étape et la mort que nous nous figurons n’existe peut-être pas.
13Bien qu’il soit plus prudent de nier que de croire on peut admettre avec plus ou moins d’assurance que la loi qui régit la matière s’applique aussi aux forces : dans la nature rien ne se perd, rien ne se crée*. Il n’y a que des transformations. Le Juif Errant ne représente pas seulement une vaine image : l’humanité qui marche en tenant un flambeau. Qui peut affirmer qu’elle va à la tombe ? Chacun de nous est une force. Aucun ne se perd.
14Il y a un mensonge écrit à peu près sur chaque tombeau : ici repose. Du jour où le corps s’y est couché, la décomposition rapide des éléments organiques qui le constituaient dans sa forme vitale s’est activée au point qu’on reconnaît l’âge d’un cadavre à la nature des vers qui paraissent le dévorer. Comment affirmer qu’il repose ? Nos sens imparfaits ne nous montrent jamais qu’un seul côté des choses.
15Nos ancêtres ignoraient qu’un œuf de poule contenait un principe vivant. Il a fallu de longs efforts pour nous apprendre que si on en vernissait la coquille l’ovule qu’elle renfermait, privé d’air, ne pouvait plus se développer. La vie n’est pas une chose si rare qu’il faille beaucoup y tenir. Elle existe, cachée sous des aspects divers, probablement partout. Je pense avec Claude Bernard que la science ne fait que commencer à pénétrer dans l’étude des phénomènes vivants. Mais je ne crois pas beaucoup à la réalité des progrès qu’on peut attendre de cette enfant capricieuse, concernant la résolution des problèmes de la physique générale. C’est une espérance aussi risquée que tant d’autres que je veux laisser à Le Dantec caresser8.
16Vous ne m’en voudrez pas, Pargas, si je doute ainsi du progrès. Mais je constate que le total du savoir humain est sensiblement le même aujourd’hui qu’au temps d’Aristote. À part la croyance à la génération spontanée que nos méthodes expérimentales dans les conditions actuelles nous ont permis de rejeter, ce qui ne prouve pas qu’à d’autres époques elle n’ait pas été possible ; il est peu rassurant que nous savons des mystères innombrables qui de toutes parts nous entourent à peu près ce qu’en enseignait, trois cent trente-cinq ans avant le Christ, à Athènes, en son école du Lycée, le grand Stagirite. Sans doute qu’il fut, ainsi que les Arabes le nommèrent, le précepteur de l’intelligence humaine9. Vous devez cependant reconnaître qu’en dépit d’un tel maître, elle a peu avancé.
17Pour en revenir à la poésie, il est bien certain que toute petite et fragile qu’elle est, la vérité scientifique, ce lambeau de lumière arraché au masque de l’Inconnu, en contient davantage que notre vaste ignorance et nos menteuses illusions, si commodes qu’elles nous soient.
Notes de bas de page
1 Le Pic d’Adam, ou al-Rohun, est une montagne sacrée de l’île de Ceylan au sommet de laquelle se trouve une cavité que la tradition musulmane considère comme l’empreinte laissée par Adam chassé du Paradis (l’Islam médiéval situe l’Éden non loin de l’île de Ceylan). L’épisode est raconté en particulier par Masoudi dans le chapitre III des Prairies d’or, et le site est décrit en détail par le voyageur arabe Ibn Battûta.
2 Les empreintes attribuées au Bouddha ne manquent pas en Inde : rappelons que le pèlerinage sur les traces de son passage est justement, dans la perspective bouddhiste, l’un des moyens de renouer avec son enseignement.
3 Terme emprunté à la cabale : le « Macroprosope » (« face immense » ou « grand visage ») est l’une des représentations de la divinité.
4 Si les lieux d’Asie centrale évoqués ici (la Sogdiane, les rives de l’Oxus) rappellent les conquêtes d’Alexandre le Grand, le tableau d’Henri Thuile en paisible pasteur enfourchant un âne sauvage n’a rien de guerrier !
5 Phrase empruntée au médecin et physiologiste Claude Bernard (1813-1878), considéré comme l’un des grands modèles de la pensée scientifique par la culture littéraire du début du siècle (on se souviendra, bien sûr, de l’intérêt déjà manifesté par Balzac et Zola pour ses travaux). Pour la citation, cf. La Science expérimentale, Paris, Baillière & Fils, 1878, p. 157.
6 Ibidem, p. 174.
7 Ibidem, p. 175.
8 Le biologiste Félix Le Dantec (1869-1917), membre de l’Institut Pasteur et auteur de divers ouvrages sur la philosophie de l’évolution, a étudié en particulier les doctrines liées à la « génération spontanée ».
9 Cette expression est empruntée à l’Histoire des Grecs (1887-1889) de Victor Duruy, déjà citée par Henri Thuile à propos d’Aristote (lettre VI).
Notes de fin
* Mais le potentiel diminue. [N.d.A.]
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