La « comédie de la réhabilitation » ou la transparence et l’obstacle dans Isidora
p. 183-196
Texte intégral
On ne se dévoile que pour quelque effet.
Paul Valéry1
1Aucun personnage ne me semble tout à fait sincère dans le roman Isidora. Ils jouent tous la comédie, même si tous aspirent à se défaire des masques, à braver la dissimulation, à laisser transparaître leurs véritables sentiments. Si le roman met en place l’idéal d’une communication parfaite des sentiments et des idées, il critique en même temps cette transparence en montrant son impossibilité et peut-être même ses dangers. La dissimulation, l’obstacle, le secret, le silence ont également leurs mérites. La réflexion philosophique et morale autour du thème de la sincérité et de la transparence fait du roman une « fable morale » en dialogue avec la pensée de Jean-Jacques Rousseau, comme le rappelle Aline Alquier2. Si les références à l’œuvre de Rousseau dans le roman ont déjà fait l’objet d’études importantes3, je me concentrerai pour ma part sur les représentations de la sincérité, thème rousseauiste par excellence, dans les dialogues, la trame narrative et la construction des personnages.
2Bien que Sand fasse de nombreuses références à La Nouvelle Héloïse, à l’Émile, au Contrat social ou encore à l’essai de jeunesse « Sur les femmes » dans Isidora, il est probable qu’elle pensait aux Confessions de Rousseau au moment d’écrire son roman. Annabelle Rea a suggéré en effet que ce roman publié en 1846 a servi d’exercice préparatoire à Histoire de ma vie4. C’est justement au début de cette autobiographie que Sand médite le paradoxe de la sincérité chez Rousseau. On se rappelle qu’elle ne juge pas entièrement efficace la disculpation et la réforme morale de Jean-Jacques dans son récit autobiographique. Les Confessions sont, à son avis, « un monument confus d’orgueil et d’humilité qui parfois nous révolte par son affectation, et souvent nous charme et nous pénètre par sa sincérité5 ». C’est l’alliance paradoxale de la sincérité avec l’affectation qui fascine Sand, question qui rejoint celle de la sincérité dénaturée par le besoin de se justifier devant le public ; de la parole vraie qui frise le mensonge ; ou de la sincérité extrême, insoutenable et blessante par son insolence. Toutes ces nuances de la sincérité seront explorées par Sand dans le roman Isidora, l’histoire de la vie affective et de la réforme morale d’une courtisane qui se confesse et se justifie à plusieurs reprises.
3Bien que la vertu morale qu’on nomme sincérité ait une longue histoire, il suffira ici de rappeler quelques jalons qui définissent les enjeux de la sincérité. Si à l’origine le mot « sincérité » désigne le miel pur « sans cire », par extension le terme devient synonyme de la transparence. Cette vertu repose donc sur le dévoilement d’une intériorité qui passe par le regard ou par la parole. Selon Lionel Trilling, la définition de la sincérité serait « the congruence between avowal and actual feeling », c’est-à-dire l’adéquation de l’être et du paraître ou du dire6. Il ajoute que la sincérité semblerait une valeur morale absolue, mais ne l’est en fait pas. Elle est paradoxalement liée à une identité sociale et performative qui dépend du jugement des autres et des normes de la société, parce qu’être vrai implique ne pas être jugé faux par autrui. On peut retenir avec Christine Baron et Catherine Doroszczuk que la sincérité est toujours un rapport qui met en scène « l’épreuve par excellence de la fragilité du moi sous le regard d’autrui, l’acceptation du risque d’être méjugé7 ». Or, l’importance accordée au regard d’autrui dans ces définitions signale que la sincérité relève d’une sémiotique théâtrale, plutôt que d’un état d’âme vérifiable. Il n’y a de sincérité que dans sa performance. Prenant ce constat comme point de départ dans un ouvrage collectif récent intitulé The Rhetoric of Sincerity, Ernst van Alphen, Mieke Bal et Carel Smith montrent que la théorie de la performativité permet de re-concevoir, voire rejeter, le rapport entre la sincérité et une subjectivité cartésienne (dualiste) fondée sur une distinction entre intériorité et extériorité (esprit et corps)8. Il est donc difficile d’identifier un discours sincère avec certitude parce que la sincérité, invérifiable par définition, s’inscrit non pas dans l’énoncé mais dans l’énonciation. Si certains énoncés ou genres semblent a priori plus aptes à l’expression sincère (le serment, la lettre, le journal intime, voire la confession), il n’en demeure pas moins que la sincérité ne se conçoit qu’en relation avec un certain « pacte » (pour employer le terme de Philippe Lejeune) entre interlocuteurs, ou lecteurs et auteur9. Le pacte entre auteur et lecteur est pour le moins ambigu dans la notice ajoutée au roman en 1853, dans laquelle Sand évoque une « très belle personne » qui « eût pu être ce qu’elle n’était pas ». Le lecteur ne sait pas s’il faut croire Sand quand elle affirme que cette personne, dont elle reconnaît le manque de sincérité, n’est pas Isidora10. La question de la sincérité est donc posée d’emblée au seuil du roman.
4La contribution de Jean-Jacques Rousseau au discours sur la sincérité est incontournable pour qui veut sonder les abîmes qui lient l’être vrai au faux-semblant. Jean Starobinski a élucidé le paradoxe de la sincérité en fonction des thèmes de la transparence et de l’obstacle : la transparence désigne la coïncidence entre être et paraître qui disparaît dès que l’individu doit déjouer l’artifice et l’opacité des rapports sociaux. La transparence correspond également à une exigence de vérité qui force la confrontation avec ses propres bassesses et avec ses juges, et conduit à un repliement sur soi11. Cette disculpation, parfois extrême, fait partie de la réforme morale de Rousseau dans Les Confessions. Isidora gagne beaucoup à être lu à la lumière de ces idéaux opposés de la transparence et de l’obstacle, même si Les Confessions ne sont pas explicitement mentionnées dans le texte. Les trois personnages principaux illustrent en effet différents aspects du paradoxe de la sincérité.
Jacques ou la transparence offusquée
5Le personnage de Jacques Laurent se présente, on le sait, comme le disciple de Jean-Jacques Rousseau (p. 65, 68 et 70). Comme son maître à penser dont il porte le prénom, Jacques tient à se montrer tel qu’il est. Le narrateur prend soin de noter l’absence de dissimulation chez lui en précisant qu’« [il] ne savait pas mentir » (p. 115). Le fait que le narrateur nous livre le journal intime de Jacques (en plus de son cahier de notes philosophiques) en précisant qu’il s’agit de l’« examen de son cœur » renchérit sur la sincérité du personnage. La fascination qu’Isidora exerce sur Jacques s’explique justement par ce désir de véracité et de transparence qui définit son personnage : Isidora représente selon lui la tension entre l’être et le paraître, l’être vrai et pur (bon, capable de pitié, d’ouverture du cœur) avili par la société et dénaturé par le masque – question rousseauiste qu’il médite dans son journal intime et son cahier de notes philosophiques12. Jacques veut réhabiliter Isidora en libérant son corps13 et en restituant la pureté originelle de sa conscience (p. 88). Cependant, lorsqu’Isidora ne consent pas à se laisser enlever de sa « prison » par Jacques, son refus met en relief la logique fautive de Jacques : l’être ne précède pas a priori le paraître14.
6Jacques, au contraire, cherche à faire l’adéquation entre les êtres humains et leur apparence physique. D’ailleurs, il correspond lui-même à la physiologie de l’étudiant, c’est-à-dire au type facile à identifier du jeune homme de province qui monte à Paris faire ses études15. Jacques, comme Eugène de Rastignac ou encore Horace Dumontet, cherche à classer les types de la ville pour mieux cerner l’expérience urbaine et se situer vis-à-vis d’elle, selon un topos bientôt cliché dans la littérature panoramique du premier xixe siècle. Jacques affirme, par exemple, que « dans la métropole du monde, [il] verr[ait], [il] pourr[ait] étudier tous les types » (p. 46). C’est justement sa méthode lorsqu’il se fait une idée sur Julie/Isidora d’après « l’antique majesté patricienne » de son front et « la noblesse de ses manières » (p. 66). La valeur que Jacques accorde à la transparence de la physionomie le met mal à l’aise dans la grande ville qu’il qualifie à plusieurs reprises de lieu d’illusions, d’exagérations et de mensonges, en bon disciple de Rousseau. Comme l’ont montré Annabelle Rea et Catherine Nesci, ce « [l]ugubre Paris » (p. 44) est un lieu « diabolique » où « l’apparence de vie […] étonne et […] effraie » (p. 61), alors que la campagne demeure le lieu de la transparence et de l’authenticité où Jacques le provincial se ressource et puise sa franchise16.
7C’est précisément dans un bal masqué, haut lieu des apparences trompeuses, que Jacques rencontre Isidora. Elle porte un masque, et Jacques (qui la connaît déjà, rappelons-le, sous le nom de Julie) ne la reconnaît pas sous le domino ; cependant, Isidora n’en demeure pas moins transparente, c’est-à-dire visible et lisible pour tous, à l’exception du provincial, le très naïf Jacques17. La rencontre avec le cousin du comte Félix (Adhémar), qui la reconnaît, révèle qu’elle ne sera jamais délivrée de son apparence, qu’elle soit vraie ou faussée. En tant que célébrité (« cette Isidora fameuse », « la plus belle femme de Paris » [p. 83 et 85]), Isidora sera toujours sujette au regard et à l’opinion publics. Lorsque Adhémar rend compte de la sortie d’Isidora, nous voyons la dimension disciplinaire de ce panorama social où les apparences règnent et la surveillance est généralisée18.
8Si Jacques répond clairement à l’idéal de la transparence, Isidora est nettement moins lisible – ce qui ne manque pas de frustrer l’émule de Rousseau. En effet, dans son cahier de notes philosophiques, Jacques applique l’idéal de la transparence à sa recherche d’une définition de la femme, qui soit stable, localisable et évidente, alors que leur interaction racontée dans le journal intime montre qu’elle demeure un être multiforme dont le sens lui échappe. David A. Powell qualifie « l’absence de clarté en matière de nature féminine » de « symbolique du flou » visible tant au niveau thématique qu’au niveau narratif. Alors qu’au début du roman, Jacques incarne l’idéal du personnage sincère écrivant dans un journal intime, sa transparence est progressivement offusquée selon une stratégie narrative dont Powell a montré l’ironie et la pertinence par rapport au féminisme du roman19. Entièrement opaque, Jacques disparaît du récit dans la troisième partie.
Alice ou l’exigence de sincérité
9A priori, Alice est un personnage très sincère qui épouse également les principes philosophiques de Rousseau (p. 98). Elle n’a « aucune ambition de paraître » nous apprend le narrateur (p. 97), et son « dehors [son regard, ses manières, son parler] s’accord[ait] parfaitement avec tout ce que le monde savait de la vie d’Alice de T… ». Toutefois, en dépit de sa simplicité, elle demeure impénétrable : « Quelques observateurs l’étudiaient, cherchant à découvrir un secret de femme sous cette réserve inexplicable ; mais ils y perdaient leur science. » (p. 98) Son haut caractère moral, son rigorisme, voire son intransigeance et son « impertinence » (ibid.) sont autant de signes de sa souffrance refoulée.
10La vie d’Alice n’a été « que douleur, refoulement et contrainte » (p. 120) depuis son désastreux mariage de convenance. Elle souffre aussi de l’incompréhension et de l’hypocrisie qu’elle ressent autour d’elle :
Elle avait tant souffert, tant rougi et tant pleuré dans sa première jeunesse, elle avait été si peu comprise, elle avait rencontré autour d’elle si peu de cœurs disposés à la respecter et à la plaindre, et au contraire tant de sots et de fats désireux de la flétrir en la consolant, qu’elle s’était repliée sur elle-même dans une habitude de désespoir muet et presque sauvage. Une violente réaction contre les idées de sa caste et contre les mensonges odieux qui gouvernent la société s’était opérée en elle. (p. 118)
11Comme Rousseau, elle souffre de la douleur née du mensonge, de l’indifférence insupportable d’autrui, de sa singularité par rapport à sa caste, et des convenances qui se heurtent à son exigence de sincérité. Alice exige que les actions correspondent aux motifs de l’acteur. Elle ne peut pas croire, par exemple, que la femme de son frère ait pu épouser ce dernier par calcul (p. 105).
12Le personnage d’Alice illustre bien le paradoxe de la sincérité tel que le formule Catherine Doroszczuk : « [La sincérité] naît du dégoût de l’autre, autour de soi et en soi, et du désir violent de s’en libérer ; et elle manifeste, au plus haut degré, le besoin de l’autre et le tourment d’en être aimé20. » Chez Alice, la souffrance est à la fois l’origine et l’aboutissement de son besoin de véracité et de son exigence de sincérité. Elle exige que Jacques lui avoue (p. 123) la vérité sur sa liaison avec Isidora trois ans auparavant (p. 128), sachant bien que cet aveu coûtera beaucoup à Jacques. De son côté, elle souffre aussi « d’une douleur mortelle » d’apprendre la vérité qu’elle lui arrache par un aveu qui pourtant ne dit pas l’essentiel, c’est-à-dire qu’il aime Alice et non pas (ou plus) Isidora (p. 133). Poussant plus loin l’exigence de sincérité et la souffrance qui l’accompagne, elle veut prouver que Jacques aime Isidora pour se guérir de son amour, et ne pas paraître ridicule à ses propres yeux (ibid.).
13Après Jacques, c’est sur Isidora qu’elle braque son regard exigeant. Alice a-t-elle un désir de puissance, de contrôle, de domination ? C’est du moins ce qu’Isidora craint, lorsqu’elle soupçonne qu’Alice cherche à la réhabiliter pour faire d’elle un « trophée de sa béate victoire » : « Faudrait-il passer par le confessionnal et la communion pour entrer chez ma belle-sœur ? Ah ! jamais ! jamais de bassesse ! de l’insolence, de la haine, des outrages, je le veux bien, mais de l’hypocrisie et de la honte, jamais ! » (p. 153-154) L’exigence de sincérité d’Alice frise l’hypocrisie, et s’apparente, pour citer l’expression de Catherine Baron et Catherine Doroszczuk, à « l’insolence du cœur ».
14La sincérité soumet au regard d’autrui ; Alice réclame impérieusement la sincérité d’Isidora (p. 171) et ainsi lui inflige « un malaise qui ressemblait à la peur [et qui] devint de l’épouvante » (p. 171-172). Isidora cède, puis passe à l’offensive. L’exigence de sincérité (celle qu’Alice lui réclame puis celle qu’Isidora s’impose à elle-même), on s’en doute, ne produit pas nécessairement un aveu sincère de la part d’Isidora selon le principe que « celui à qui l’on arrache un aveu par la contrainte ne peut être dit sincère21 ». S’il ne s’agit pas exactement de contrainte, il est clair que l’aveu est calculé pour produire un effet, souvent l’« effroi » et la souffrance. La sincérité, parce qu’elle met le sujet en rapport avec l’autre, est insoutenable, peut-être même impossible. Comment réagit Isidora face à cet impératif d’être vraie et sincère ?
Isidora ou la comédie de la réhabilitation
15La première fois que la lectrice rencontre Julie – dont le nom bien sûr évoque l’héroïne éponyme de Julie ou la Nouvelle Héloïse –, nous la voyons à travers les yeux de Jacques en train de lire le Contrat social. Elle incarne pour lui l’idéal féminin rousseauiste. Elle lui inspire le respect et paraît appartenir à la classe patricienne (p. 66). De plus, elle invite la transparence des cœurs et la compréhension mutuelle : dès leur premier entretien, Julie confie à Jacques que lui seul comprend ce qu’elle pense au lieu de ce qu’elle dit22. C’est une femme toute autre qu’Isidora, être au franc parler qui utilise l’ironie et la provocation. Ainsi, son « éloquence fiévreuse » (p. 77) et « bizarre » (p. 128) lui sert davantage de masque que le domino qu’elle porte au bal de l’Opéra :
La parole de cette femme me subjuguait. […] Toute son âme, tout son être, semblaient être passés dans cette parole ardente, et cette voix feinte, qu’elle maintenait avec art pour ne pas se faire reconnaître, cette voix de masque qui m’avait blessé le tympan d’abord, prenait pour moi des inflexions étranges, quelque chose d’incisif, de pénétrant, qui agissait sur mes nerfs, si ce n’est sur mon âme. (p. 79)
16C’est en effet par l’éloquence (que le narrateur compare ailleurs à l’art des avocats et des actrices [p. 155-156]) qu’Isidora manie et maîtrise l’art de la dissimulation. Il est intéressant que dans cette citation l’extériorisation d’Isidora (son âme sort du corps pour passer dans sa voix) contraste avec le repliement sur soi de Jacques dont l’âme est incisée (ou médusée) par l’ironie tranchante de la femme fatale.
17En lisant les aveux d’Isidora qui nous paraissaient des plus francs, la lectrice doit se demander si elle joue la comédie. Le narrateur pose d’ailleurs la question d’emblée en déployant tous les champs lexicaux de la sincérité, de la véracité et de l’authenticité : « Et pourtant ! hélas ! tout ce qu’elle venait de lui dire était-il bien vrai ? Sincère, oui ; mais, véridique, non. » (p. 158) « Dans l’excitation nerveuse qu’elle éprouvait », continue le narrateur, « elle pouvait, sans efforts et sans fausseté, parcourir tous les tons, et s’identifier, à la manière des grands artistes, avec toutes les nuances de son improvisation brûlante » (p. 160). Peut-on être sincère et mentir à la fois ? C’est dans la théâtralisation de sa passion – en l’occurrence une scène conçue en fonction de l’effet « triomphal » (p. 161) qu’elle produira sur le spectateur – qu’elle représente des émotions vraies et sincères, pourtant en désaccord avec son for intérieur ; on apprend pourtant qu’elle ment, et qu’elle est au désespoir (p. 162)23.
18Ce double jeu met en scène la division intérieure d’Isidora. Sa double nature est instable et « indécidable24 » : est-elle le masque ou la masquée ? l’être ou le paraître ? Son moi authentique se ressource-t-il à l’intérieur, ou change-t-il selon les circonstances imposées de l’extérieur ? Elle semble le plus sincère lorsqu’elle joue un rôle face à un auditoire. Cependant, la sincérité, dans son sens traditionnel d’adéquation entre être et paraître, ne signifie plus rien lorsque le masque et la masquée sont confondus.
19Une comédie double se rejoue lorsqu’elle se confesse à Alice. Si d’abord elle se présente comme un impénétrable abîme (p. 134), on se rend compte par la suite qu’elle est « une énigme pour [elle]-même » (p. 182). Elle trompe Jacques puis Alice, et en plus elle se fait des illusions sur ses propres sentiments. Elle avoue à Alice qu’elle a « exagéré à Jacques la passion qu’elle avait conservée pour lui » (p. 184) – toute la confession étant construite voire romancée ou théâtralisée en vue de produire un effet sur Alice, comme c’était déjà le cas avec Jacques. Ici, la métaphore du roman (ibid.), analysée en particulier par Nathalie Buchet Ritchey, apparaît dans la narration pour distancier l’héroïne de son personnage25. Isidora devient ainsi le personnage dont elle raconte la vie. Elle prend conscience d’elle-même seulement quand elle joue le rôle du personnage éponyme de son roman. Métaphore du roman, métaphore du théâtre : l’opinion et le regard de l’autre – lecteur/lectrice de son roman ou spectateur/spectatrice de ses improvisations – sont essentiels. À la lumière de cette comédie romanesque, la sincérité devient alors une stratégie plus qu’une vertu morale26. Cela suffit pour frustrer Jacques, qui se veut philosophe et amant de la vertu (dans son double sens de force morale et de vertu féminine) : « […] la froide et implacable logique de la vertu […]. La vertu ! ce mot fait bondir d’indignation la rebelle créature que je ne puis ni croire, ni convaincre. » (p. 201)
20Dans la troisième partie du roman, Isidora confesse qu’elle ne va plus « se composer un rôle » et qu’elle n’a « pas besoin de jouer votre comédie27 ». Elle s’est émancipée de l’opinion des autres. Peut-on dire néanmoins que la comédie prend fin avec le dernier acte de la régénération de la courtisane ? L’expression « la comédie de la réhabilitation » apparaît d’abord dans l’entretien avec Alice et se réfère au mariage conclu avec le comte Félix de S… sur son lit de mort, dont maintenant Isidora voit « la fausse dignité » (p. 179). Pendant tout le roman, nous avons été témoin des intentions sincères de la part de Jacques et d’Alice qui souhaitaient réhabiliter la prostituée. Il est question de la « coupe du repentir », de sa « pénitence » et de sa purification28. Au thème du rachat de la Madeleine s’ajoutent les références implicites à la réforme morale de Rousseau dans Les Confessions : Isidora n’annonce-t-elle pas dès sa première lettre qu’elle écrit ses confessions (p. 211) ? On sait que le philosophe raconte sa vie en vue de se justifier et d’œuvrer à sa réforme morale – un des problèmes de son entreprise étant que l’énonciation de ses torts ne suffit pas en soi à les justifier si on impute la responsabilité de ses actions aux autres (à des prétendus persécuteurs) et si on néglige de réparer la souffrance qu’on inflige. C’est justement cet aspect moralement suspect qui rendait Sand ambivalente. Qu’en est-il donc du succès de la renaissance morale de l’héroïne dans Isidora ?
21Suivant l’idéal rousseauiste, Isidora entame sa réforme morale en quittant la ville malsaine, espace mensonger, et en se repliant sur soi dans la solitude et la réclusion campagnarde. Ainsi, comme Rousseau, elle « s’arrache à l’aliénation de l’opinion et du jugement d’autrui29 ». Lorsqu’elle quitte Jacques, elle agit par désintéressement, sans arrière-pensée (p. 213), c’est-à-dire qu’elle n’a plus l’intérêt personnel, la jalousie et le besoin de domination pour motivation. La nature est le lieu favorable à l’épanouissement de la sincérité et de la paix intérieure, « et je parle ainsi dans la sincérité de mon cœur », écrit-elle au bord d’un lac en Lombardie (p. 216). Autre aspect significatif de sa renaissance, Isidora abjure l’éloquence, qui la distinguait aux yeux de Jacques, en faveur du silence :
Qu’il se taise donc et qu’il jouisse, celui qui n’a rien à démêler avec le monde, rien à lui enseigner ou à recevoir de lui : l’amour d’une vaine gloire dicte trop souvent ces prétendus épanchements. Celui qui parle veut produire de l’effet sur celui qui écoute, et s’il ne cherche point à l’éblouir par l’éclat des mots, du moins il travaille à s’emparer de ses émotions, à lui imposer les siennes, à se poser comme un prisme entre lui et la beauté des choses. (p. 229, je souligne)
22L’héroïne ne se soucie plus de l’effet produit sur son auditeur ; elle ne cherche plus les rapports de force où chacun se pose et s’impose à l’autre ; sa connaissance de soi ne dépend plus du jugement de l’autre. À cet égard, la métaphore du prisme pour caractériser les apparences multiples d’Isidora me paraît particulièrement bien choisie car elle compare la multiplication des effets théâtraux à une dispersion optique et à une déformation de la réalité. Mais sans être transparent, le prisme n’est pas pour le moins opaque. À ce nouveau langage épuré correspond un dénuement vestimentaire ; en effet, Isidora vend ses bijoux et ne s’occupe plus de sa parure (p. 232). Elle refuse ce qui donne à la vie mondaine son aspect théâtral : les costumes et l’art de la parole (p. 67)30.
23La régénération d’Isidora passe par un nouveau rapport à l’autre. Dans la préface à son édition d’Isidora, Ève Sourian rappelle que le rôle catalyseur que joue Alice distingue la réhabilitation de la prostituée des récits traditionnels. Avec Alice, Isidora solidifie une amitié sincère, une confiance réciproque et une estime mutuelle : c’est l’idéal de la transparence des cœurs, mais il est important que cette transparence soit asymétrique, la lectrice n’étant quasiment jamais informée des pensées d’Alice31. Jacques, en revanche, est évacué du récit, peut-être en ce que les relations avec lui étaient fondées sur le mensonge et la dissimulation. C’est le personnage d’Agathe qui paraît des plus intéressants. Agathe est associée à la fois à la transparence et à l’opacité. D’une part, elle est comparée à une « source limpide » à cause de sa pureté d’âme (p. 229). D’autre part, elle ignore la vie d’Isidora, et sa mère d’adoption lui cache son passé et ses moments d’agitation (ibid.). La fille « ne comprend pas du tout » la mère, et la mère « comprend à peine » la fille (p. 232) parce qu’elle est « mystérieuse » (p. 231), donc impénétrable. D’ailleurs, son nom d’Agathe figure l’opacité du marbre de Carrare auquel elle est comparée (p. 230)32. Cependant, « cette ligne invisible tracée entre [mère et fille adoptive] est un lien, bien plus qu’un obstacle » (ibid.). Transparence et obstacle ne forment plus une opposition.
24La régénération d’Isidora ne dépend donc pas d’une transparence complète à l’autre. C’est pourquoi elle renonce à l’amour-passion tel que Jacques le définissait (« échange d’abandon », « réciprocité complète » [p. 208]), car l’amour fusionnel sans dissimulation ou sans perte de soi s’est révélé impossible. Il ne faut pas tout dire en amour. Mise face à Charles, être « mystérieux » (p. 249) double et travesti comme la jeune Isidora, et qui s’est insinué dans le couple mère-fille, la femme mûre effectue une nouvelle prise de conscience :
[…] si on l’aime, il ne faut pas qu’il s’en doute ; et, s’il s’en doute déjà, il ne faut à aucun prix le lui dire sincèrement. La loyauté gâterait tout, elle inspirerait bien vite la méfiance à celui qui, de son côté, est au désespoir d’en inspirer… Et voilà les cercles vicieux qui se déroulent à l’infini, lorsqu’on met aux prises, dans la première circonstance venue, les lois d’un noble instinct et celles d’un monde hypocrite et froid. (p. 247)
25La comédie reprend donc en bis, le roman s’improvise à neuf (p. 254), et « le besoin d’illusion se reporte sur l’avenir d’Agathe » (p. 249). Mais cette fois, on s’imagine qu’Isidora, femme mûre, saura éviter les paradoxes de la sincérité et ne sera pas prise au piège de ses illusions de jeunesse.
26Ainsi, en lisant Isidora à la lumière du paradoxe de la sincérité tel qu’il se déploie dans Les Confessions, nous voyons apparaître plus clairement une critique sandienne de l’exhibitionnisme rousseauiste d’une part, et d’autre part une réflexion annonçant les dangers de la transparence dans le monde moderne. Sand développe le paradoxe de la sincérité dans ce roman afin de préparer sa propre réflexion autobiographique. Chacun des personnages du roman offre un exemple des risques que pose la sincérité. Par Jacques, nous apprenons que l’être ne précède pas a priori le paraître et que la société transparente a un revers oppressif. L’exigence de vérité d’Alice explicite clairement que tout dire ne mène pas à la transparence désirée. Le personnage multiforme d’Isidora fait valoir le potentiel du masque. La dissimulation, loin d’être synonyme de facticité, ouvre la voie à une autre forme d’authenticité libérée de l’impératif de trouver sa vérité intérieure et fondée sur la distanciation de l’être par rapport à lui-même. L’éloquence seule n’est pas suffisante à la renaissance morale : c’est l’action qui mettra fin à la « comédie de la réhabilitation ». La critique de la transparence dans Isidora, ce roman sur les confessions d’une célébrité, est d’autant plus pertinente aujourd’hui en ce que nous vivons dans un monde des médias dominé par l’exhibition spectaculaire de l’intime et l’injonction du dévoilement total de soi.
Notes de bas de page
1 P. Valéry, « Essai sur Stendhal », p. 570. Je remercie David A. Powell pour ses conseils et sa lecture méticuleuse d’une première version de cet article.
2 A. Alquier, « Isidora ou la Nouvelle Julie », p. 19.
3 Parmi les critiques ayant signalé la richesse de l’intertextualité dans ce roman, signalons A. Alquier, È. Sourian et H. H. Hansen (« Rejecting the bonds of Rousseau’s Clarens : from despair to triumph in George Sand’s heroines »). Pour l’influence de Rousseau sur le corpus sandien, notamment dans les essais sur le philosophe parus dans la Revue des Deux Mondes et dans le roman Jacques, voir : R. Trousson, « George Sand, disciple et juge de Jean-Jacques Rousseau » ; l’introduction de Christine Planté à son édition du roman inachevé de Sand Mémoires de Jean Paille (George Sand. Fils de Jean-Jacques, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2012) ; et les articles réunis dans le numéro double de George Sand Studies également consacré aux Mémoires de Jean Paille.
4 A. M. Rea, « Isidora : an enabling exercise for Histoire de ma vie ? ».
5 Histoire de ma vie, édition de D. Zanone, p. 51.
6 L. Trilling, Sincerity and authenticity, p. 6.
7 C. Baron et C. Doroszczuk, La Sincérité. L’insolence du cœur, p. 12.
8 E. van Alphen, M. Bal et C. Smith, The Rhetoric of sincerity.
9 Je tiens à remercier Éric Bordas et Patrick Bray pour leurs remarques au sujet de l’absence de marqueurs explicites qui permettraient l’identification du discours sincère.
10 Dans sa préface à Isidora, Ève Sourian précise qu’il s’agit de distinguer la courtisane réelle Marie Duplessis de sa contrepartie fictive : Isidora, p. 14-15. Les citations au long de l’article feront référence à cette édition.
11 Le mémoire en ligne de Caroline L. Mineau renchérit sur le travail de Starobinski. Voir : J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle ; C. L. Mineau, article « Sincérité ».
12 Isidora, p. 130. En effet, la première partie de ce roman tripartite se présente comme des extraits de deux cahiers (un journal intime et un cahier de notes). Ces deux cahiers sur l’éducation sentimentale de Jacques et sur les origines des inégalités sociales s’éclairent mutuellement ; cette complémentarité rappelle l’imbrication des discours philosophiques et personnels dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et Les Confessions. Sur la réunion de ces deux modes de pensée chez Rousseau et chez Sand, voir É. Bordas, « Romanesque et énonciation “philosophique” dans le récit ».
13 La libération d’Isidora implique sa captivité. Entretenue par le comte, elle est prisonnière de sa vie de courtisane. Sur les motifs de la prison et de la serre, voir, en particulier, A. M. Rea, « Babylone et Éden : ville et nature dans Isidora ».
14 En croyant à une pureté originelle, Jacques suit bien son maître à penser, Rousseau, qui dans le second Discours (sur l’inégalité) énonce ce principe. Mon argument diffère ici du commentaire d’Aline Alquier sur « l’occasion miraculeuse de mener une vie transparente et nette » que lui propose Jacques, phrase qui laisse entendre que Julie est sa « vraie » identité alors qu’Isidora n’est qu’un masque qu’elle peut mettre et enlever (« Isidora ou la Nouvelle Julie », p. 21).
15 A. M. Rea rappelle que Saint-Preux est l’une des figures matricielles du type du jeune homme qui monte à Paris faire ses études (« Babylone et Éden », p. 169).
16 La première partie de ce roman tripartite, intitulée « Journal d’un solitaire à Paris », était à l’origine destinée au Diable à Paris, recueil dirigé et publié par Pierre-Jules Hetzel que l’on classe aujourd’hui parmi les fleurons de la littérature panoramique. Pour une étude des rapports entre Le Diable à Paris, Isidora et l’œuvre sandienne, voir C. Nesci, Le Flâneur et les flâneuses. Les femmes et la ville à l’époque romantique, p. 82-84 et 269-275. Pour mieux comprendre l’opposition ville/nature et le contexte génétique des descriptions « diaboliques » de Paris dans le roman, voir respectivement, A. M. Rea, « Babylone et Éden », et « Isidora : ce que dit le manuscrit ».
17 Sur le traitement ironique de la naïveté de Jacques Laurent, voir D. A. Powell, « La polyvocalité dans Isidora », p. 37.
18 Sur la visibilité et le travestissement d’Isidora, voir C. Nesci, Le Flâneur et les flâneuses. Les femmes et la ville à l’époque romantique, p. 269-273. Richard Sieburth élucide le rapport entre panorama social (le spectacle des types urbains) et surveillance panoptique dans « Une idéologie du lisible : le phénomène des “Physiologies” », p. 59.
19 D. A. Powell lie l’effacement progressif du narrateur masculin à la stratégie narrative de ce « traité de femme sur l’impossibilité de cerner la nature variée de la femme » (« La polyvocalité dans Isidora », p. 39).
20 C. Doroszczuk, dans La Sincérité, p. 142.
21 C. Baron et C. Doroszczuk, La Sincérité. L’insolence du cœur, p. 189.
22 « Je vous connais à peine et pourtant je vous parle comme je ne pourrais et je ne voudrais parler à aucune autre personne, parce que je sens que vous seul comprenez ce que je pense. » (p. 68)
23 Sur le mensonge à soi, on lira avec profit l’article de D. A. Powell, « Le mentir narratif : personnage et narrateurs mensongers chez Sand ».
24 Indécidable, dans le sens que Jacques Derrida donne à ce néologisme issu du lexique des mathématiques, de « proposition qui, étant donné un système d’axiomes qui domine une multiplicité, n’est ni une conséquence analytique ou déductive des axiomes, ni en contradiction avec eux, ni vraie ni fausse au regard de ces axiomes » (La Dissémination, p. 271). Encore une fois, Isidora ressemble à Rousseau, qui explique au livre troisième des Confessions qu’il est deux êtres inalliables en un.
25 N. Buchet-Ritchey, « Aux limites du genre : séduction et écriture dans Isidora ».
26 C. Baron et C. Doroszczuk, La Sincérité. L’insolence du cœur, p. 89.
27 George Sand a écrit la troisième partie bien après les deux parties antérieures ; le personnage a beaucoup évolué dans la conclusion car l’action se situe pour la plupart dix ans après (p. 219-220 et 226).
28 Voir Isidora, p. 90, 92 et 131. Ève Sourian traite le thème romantique de la réhabilitation de la prostituée dans sa préface (p. 14). Pour ce thème, voir l’ouvrage de J. Matlock, Scenes of Seduction : Prostitution, Hysteria, and Reading Difference in Nineteenth-Century France.
29 J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, p. 68.
30 Isidora suit Rousseau encore une fois lorsqu’elle commence sa réforme par sa parure. Au livre VIII des Confessions, lorsque Rousseau prend congé de Mme Dupin et de M. de Francueil, il quitte la dorure et vend sa montre. La remarque suivante de Starobinski s’applique aussi bien à Isidora qu’à Rousseau : « il refuse théâtralement ce qui donne à la vie civilisée l’aspect d’un théâtre » (La Transparence et l’obstacle, p. 66).
31 On ne saura jamais non plus si Isidora s’explique à Jacques afin de réparer la souffrance qu’elle lui infligea. David A. Powell signale la valeur des omissions et de l’opacité des relations Jacques/Alice et Charles/Agathe dans « La polyvocalité dans Isidora », p. 42.
32 Annabelle M. Rea offre une autre interprétation du personnage d’Agathe dans trois articles : « Babylone et Éden », p. 181 ; « L’adoption : George Sand contre le règne de la famille bourgeoise », p. 85 ; « The mid-life rebirth journey in Isidora », p. 146. On pourrait également faire le lien entre la pureté de la jeune fille et la ténacité de sainte Agathe, vierge martyre chrétienne. Deborah Houk Schocket, pour sa part, ne trouve pas dans le manque de transparence entre mère et fille une fin satisfaisante : « Social identity and self-definition in George Sand’s Isidora ».
Auteur
Professeure associée de Lettres françaises dans le département d’Études françaises à Florida State University (Tallahassee, États-Unis). Elle a publié une étude sur la poésie romantique (Maternal Echoes : The Poetry of Marceline Desbordes-Valmore and Alphonse de Lamartine, 2001), une réédition d’un recueil de nouvelles par Desbordes-Valmore (Les Veillées des Antilles, 2006), ainsi que de nombreux articles sur les femmes poètes romantiques, notamment Amable Tastu. Ses articles sur Indiana et sur Valentine ont paru dans George Sand : écritures et représentations et dans la Romanic Review.
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