Désir, délire et dolorisme. Les mises en scène du corps dans Lélia
p. 153-165
Texte intégral
1Roman complexe et déroutant, Lélia est sans doute celui qui touche le plus profondément à « l’être au monde » sandien. Pour dire les multiples manières d’être une femme, les paradoxes de l’identité, la difficulté d’aimer et d’écrire, Sand recourt essentiellement à un lyrisme philosophique, qui s’exprime notamment dans les superbes monologues de l’héroïne. Cependant, face à la violence de la loi sociopolitique, Sand a pris la mesure, dès Indiana, de la relative inefficacité du discours. C’est donc pour remédier aux apories du verbe qu’elle choisit, dans Lélia, de faire parler le corps. Langage qu’elle connaît bien et pratique couramment, le corps – les corps et ses états, ses victoires, ses défaites – lui sert d’efficace instrument dans l’expression de soi. L’héroïne de son roman n’hésite d’ailleurs pas à traduire son mal-être de manière très incarnée : elle est l’objet d’une souffrance « cach[ée] au fond de ses entrailles », « froide, pâle, paralytique », « qui ne vous brûle pas, mais qui vous glace1 », etc. Sand est en effet l’un des écrivains de l’époque romantique qui montre le mieux comment le malaise de la conscience, la crise de civilisation que traverse l’« âme » romantique n’est pas seulement intellectuelle ou, pis, sentimentale, mais également physique. « Ce n’est pas notre âme seulement qui souffre de l’absence de Dieu, proclame encore Lélia, c’est notre être tout entier, c’est la vue, c’est la chair qui souffrent de l’indifférence ou de la rigueur du ciel. » (Lélia, p. 109)
2Cette herméneutique du corps est d’autant plus pertinente dans Lélia que l’héroïne est victime, on le sait, d’impuissance, de frigidité. Ce drame intime est capital, car il marque de son empreinte tout le rapport de Lélia au monde. Percevant son corps inopérant comme un obstacle à la réalisation d’un désir qui, lui, est bel et bien ardent, elle en arrive à concevoir, au-delà du corps, la matière tout entière comme une irrémédiable sanction. Cette expérience tragique du corps, fondatrice, appelle une réaction. Or, plutôt que d’accepter cette défaite des sens ou de nier le corps au profit du sentiment, Lélia va au contraire mettre en avant son corps déficient, le montrer, l’exhiber et, par là même, provoquer l’autre, c’est-à-dire l’homme. Mais si Lélia refuse d’abandonner la partie face à un corps qui la déserte, c’est aussi que le roman obéit tout entier, comme chez Balzac, au procès de la pensée, qui dessèche et tue. Procès de la pensée qui amène logiquement une réévaluation de la sphère physique, de la chair, même défaillante. Condamnant « l’ambition gigantesque de l’amour platonique » (Lélia, p. 172) et se plaignant d’« un divorce complet […] opéré à [s]on insu entre le corps et l’esprit » (Lélia, p. 167)2, l’héroïne de Sand met donc en avant son corps pour tenter d’y trouver des ressources.
3L’utilisation rageuse par Lélia de son corps impuissant dans la quête d’un remède à l’impuissance elle-même (elle cherche à guérir le mal par le mal) ne témoigne pas seulement d’un courage désespéré, mais surtout d’une véritable volonté de dramatisation – c’est ce qui va nous retenir ici. Pour protester contre l’injustice physiologique qui lui est faite, mais aussi contre l’injustice politique et sociale (l’impuissance n’est pas seulement ici sexuelle), Lélia met en jeu son corps même – on comprendra ici la locution « mettre en jeu » dans le sens de « miser », « mettre en danger », autant que dans celui de « mettre en scène », « faire jouer ». Sans dénier la réalité de sa frigidité, force est de constater, en effet, que Lélia fait de son corps le théâtre d’une éclatante mise en scène de soi. Faire parler son corps, le donner à voir, le mettre en scène, jouer avec : le corps est ici au cœur d’un formidable travail, d’un processus, d’un jeu, avec ses règles et ses codes, qui permettent à l’héroïne autant qu’à la romancière de se reconstruire une identité.
Une scénographie du corps
4Observons d’abord en quoi consiste cette mise en scène du corps. Consciente, on l’a dit, de la douloureuse limite que le corps constitue pour elle, Lélia n’a de cesse de chercher à le modifier pour qu’il soit davantage en accord avec son désir. Elle va ainsi le projeter sur une scène imaginaire où elle lui fait jouer divers rôles, essentiellement deux en réalité, parfaitement opposés : la léthargie et l’hyperactivité. On est en effet frappé, à la lecture du roman, par la constante disparité de la présence physique de Lélia qui, frôlant l’invraisemblable, est tantôt glacée, tantôt brûlante, tantôt offerte, tantôt dans le refus. Les mentions de son corps froid et rigide abondent et sont connues : elles disent son impuissance (il n’y a après tout qu’une lettre d’écart entre « rigide » et « frigide »). Cet état clinique n’est certes pas joué, mais il est souvent accentué et lancé comme une provocation face au désir masculin. Ce qui renforce la dimension théâtrale est le fait que cette froideur alterne brusquement avec un corps brûlant, sensible, tumultueux, livré au plaisir électrique des sens, ou plutôt à un simulacre de plaisir, puisque cette frénésie sexuelle mime un plaisir que la jeune femme ne peut atteindre. Elle confie ainsi à propos de son séjour dans l’abbaye abandonnée : « Je rêvais les étreintes d’un démon inconnu ; je sentais sa chaude haleine brûler ma poitrine et j’enfonçais mes ongles dans mes épaules, croyant y sentir l’empreinte de ses dents. » (Lélia, p. 185) Ce corps à la fois, et presque simultanément, froid et chaud, sec et humide, apathique et nerveux, est clairement cyclothymique. Or on sait que la cyclothymie est l’un des indices les plus probants de la théâtralisation du corps malade dans la fiction romantique, l’alternance d’états contradictoires exprimant l’impossible stabilité de la conscience3. Cette scénographie d’un corps paradoxal est un remède tout trouvé pour Lélia, qui peinait précisément à conférer un sens à cette masse de chair qui la bridait et la contraignait. Devenu cyclothymique, le corps-prison immobile s’anime, s’enthousiasme, trouve un mouvement qui, bien que symptôme d’une pathologie, s’avère malgré tout salutaire. Donné en spectacle, le corps devient enfin, pour reprendre le terme de Susan Sontag dans La Maladie comme métaphore, « intéressant4 ». D’infirme et d’inepte qu’il était, il accède à présent au rang d’objet de regard, sinon de convoitise. Tel un enfant boiteux ou laid qui s’en amuse avec ses camarades d’école, Lélia utilise donc sa défaillance pour en faire le nouvel étendard, déchiré mais éclatant, de son identité de femme incomplète.
5Cette projection scénique est d’ailleurs amplifiée par plusieurs procédés stylistiques. Prenons comme exemple l’épisode où Lélia souffre de la cholérine, car il rassemble quelques-uns de ces procédés. D’abord, comme pour distinguer la Lélia metteur en scène de la Lélia actrice, l’héroïne parle souvent d’elle-même à la troisième personne : dans l’épisode auquel on fait référence, elle dit par exemple être « une femme qui se meurt » (Lélia, p. 67). Il en est de même des formulations ouvertement lyriques qu’elle utilise pour désigner son corps, contribuant à faire de celui-ci un objet autre, consciemment dramatisé : ainsi, elle offre à voir, toujours dans le même passage, un « visage pâle déjà couvert des ombres de la mort » (Lélia, p. 65). Langage scénique, mais aussi postures scéniques, puisque Lélia adopte les attitudes topiques de la tragédienne : ailleurs, elle « étouff[e] ses cris avec les tresses de ses cheveux et déchir[e] son sein avec ses ongles » (Lélia, p. 148). Enfin, son corps est tout entier théâtralisé, ne serait-ce que par l’emploi dans le roman de certains vocables théâtraux : l’impuissance dont elle souffre n’est, par exemple, aux yeux de sa sœur Pulchérie, qu’un « rôle majestueux et déplorable qu[’elle a] choisi » (Lélia, p. 209, je souligne).
6Cette vaste entreprise de mise en scène par Lélia de son propre corps semble à première vue confirmer l’aliénation du corps féminin au regard masculin. En effet, mis en scène, le corps de l’héroïne ne paraît pas se défaire de son statut d’objet, de fétiche. La projection scénique ne fait que proposer des scénarios de plus dans cette fiction lassante qu’est le désir masculin. C’est sans compter sur les visées que Lélia confère à cette mise en scène du corps et qui sont parfaitement à l’opposé de la projection fantasmatique masculine. À quoi sert la mise en scène du corps ? Elle vise, on va le voir, trois objectifs majeurs : donner à voir son corps, maîtriser la hantise qu’il suscite et, enfin, le transformer.
Le peep show de l’intime
7Mettre en scène, c’est d’abord placer sur scène, c’est-à-dire donner à voir. On oublie trop souvent qu’à l’époque de Sand, le corps féminin est scandaleux5. Obscène, impudique, indécent, il est condamné à une fatale alternative qui le rend invisible : soit objet du désir masculin auquel on dénie toute autonomie, soit − ce qui revient au même − objet d’une sublimation dans l’art, qui le rend intouchable. La simple monstration du corps est donc déjà en soi une forme de révolte contre l’ordre établi. Mais pourquoi alors ne pas se contenter de l’exhiber ? Pourquoi le mettre en scène ? C’est que la dramatisation est en fin de compte la seule voie d’accès, pense Lélia − et Sand avec elle −, à la visibilité dont on vient de parler. Sans excès ni dramatisation, le corps féminin demeure invisible. Le radicaliser (vers l’impuissance ou vers la jouissance) est une manière de le faire remarquer. La courtisane a une place sur l’échiquier social parce qu’elle fait de son corps un théâtre. Contre le préjugé de l’obscénité, Sand impose donc, en d’autres termes, la vérité de la scène. Comprise ainsi, la mise en scène n’a donc pas nécessairement pour but de transformer le corps, au contraire. Elle vise à jouer avec les stéréotypes du corps féminin pour mieux le montrer dans sa vérité.
8Cette exhibition du corps est d’autant plus efficace qu’elle se trouve confirmée par le contexte médical. Avec la vulgarisation de la médecine vitaliste, qui accorde une vitalité aux tissus, une autonomie à l’organisme et, conjointement, avec l’apparition de cette médecine de l’observation qu’est la médecine clinique, le corps est devenu l’espace d’un « donner à voir ». Désormais intéressant, digne de regard, il se laisse observer. La mise en scène et l’exhibition spectaculaire du corps auxquelles se livre Lélia peuvent paraître aux antipodes de la rigueur scientifique du regard clinique. En vérité, elles le prolongent, car elles visent, comme la nouvelle conception médicale qui a émergé, à rétablir une image vraie du corps. De même que le vitalisme et la médecine clinique balaient d’un revers le cliché du corps comme simple machine, de même l’exhibition de son corps par Lélia met à bas le cliché du corps comme simple objet − objet du désir ou objet d’art.
9Si présenter un corps excessif, spectaculairement impuissant ou excessivement jouissant, c’est montrer cet objet de scandale qu’est le corps, qu’est tout corps, a fortiori un corps inhabituel, alors l’exhibition du corps devient un acte pleinement politique. C’est le cas pour Lélia. Donner à voir, c’est aussi protester. Et il n’y a pas de meilleur exemple de cette ambition subversive de l’exhibition du corps que le corps malade. La maladie romantique, dans sa version masculine, a essentiellement pour but de mettre en place une éthique du martyre et de l’incompréhension (c’est la topique du poète souffrant). Le corps malade féminin possède une valeur, lui, plus offensive, car il rompt la continuité organique de l’engendrement, caractéristique inhérente à la femme, voire son unique prestige dans l’esprit masculin du temps. La maladie féminine rend la femme insaisissable par l’homme et lui accorde, paradoxalement, une liberté.
10Rien d’étonnant, donc, à ce que l’épisode de la crise de cholérine de Lélia livre le corps féminin au regard de quatre hommes : Sténio, Trenmor, le prêtre Magnus et le docteur Kreyssneifetter. Cette surreprésentation du regard mâle devant ce corps féminin qui lui échappe et qu’il ne comprend plus a clairement valeur de manifeste. En montrant son corps défait (la cholérine doublant ici la frigidité), l’héroïne libère non pas tant son corps que la représentation de celui-ci, qui, proposant un objet inédit, inclassable, contribue à bouleverser les catégories de la représentation : la femme n’est plus ni ange ni démon, mais simplement une femme qui souffre, dans la vérité de son corps. La parade, le show que met en place Lélia dans cette scène sont à l’opposé du peep show : il y a bien une femme dans un lit devant quatre hommes, mais ce qui leur est donné à voir ne conforte en rien, et même dérange, leur désir. Ce corps, déjouant volontairement toute séduction – on souligne la « main froide et bleuâtre » (Lélia, p. 65) de l’héroïne, « ses joues [au] […] reflet bleu (Lélia, p. 60), le fait qu’elle « tomb[e] raide et froide sur le parquet » (Lélia, p. 70), etc. –, n’a à offrir aux hommes que sa condition de victime de la loi sociale. Mais cette extrême objectivation, voire réification du corps, fait paradoxalement accéder la chair, enfin, au rang de sujet. La chair devient maîtresse d’elle-même et de ses représentations − acte proprement révolutionnaire dont se souviendra Flaubert dans la scène de l’agonie d’Emma. On voit parfaitement ici comment le corps est un objet essentiel de la fiction sandienne, au sens où il bouleverse non seulement les représentations, mais aussi le protocole narratif traditionnel, conditionné par le regard masculin. Ce corps étrange n’est pas celui de l’héroïne romanesque ordinaire et, ce faisant, il renouvelle les conditions de déploiement du romanesque. On rejoint ici la belle analyse de Nigel Harkness, qui considère à raison Lélia comme « une tentative de la part de l’auteur de libérer son héroïne de la sphère du désir masculin et de subvertir l’économie érotique masculine qui sous-tend toute représentation6 ».
11Si l’on part du principe que l’impuissance de Lélia ne provient pas d’elle, qu’elle n’est pas organique, mais sociopolitique, qu’elle lui est en quelque sorte imposée par la société, l’exhibition du corps apparaît alors comme un remède miraculeusement efficace. En effet, la défaillance − sexuelle et sociale, donc − de Lélia est relayée, sur le plan du récit, par le fait que Sand a conféré à son personnage une existence symbolique (elle symbolise la femme, le siècle, etc.) et que, en tant que symbole, elle ne possède pas d’existence propre (le symbole n’a pas de corps ou son corps, du moins, réfère à une idée). Cette invisibilité et cette déficience du romanesque sont une parfaite manière pour Sand de dire l’invisibilité physique de la femme et, partant, sa nullité sociale. Or se mettre en scène, c’est précisément s’incarner, c’est-à-dire mettre au jour ce que le symbole avait effacé : le corps. Contre l’exclusion du féminin, que traduit l’abstraction romanesque, Sand propose, oppose une femme qui n’est que corps, qui est excessivement corps. La mise en scène, comprise comme incarnation, donne à voir et, ainsi, donne vie à la femme.
Le corps objectivé
12Mais la mise en scène ne se limite pas à une exhibition, ni même à une démonstration, aussi efficaces soient-elles. Elle possède aussi une valeur cathartique. En effet, en circonscrivant son corps dans l’espace scénique, on parvient à une forme de maîtrise du corps. Voir son corps sur scène, c’est le dominer, donc parvenir à le nommer et à nommer les hantises qu’il suscite. À défaut de comprendre son corps, Lélia, en le mettant en scène, parvient à le dompter, à le délimiter. Maintenu dans l’espace, illusoire mais infini, de la représentation, le corps cesse pour elle d’être un problème7. Sur ce point, l’épisode de la maladie de Lélia est à nouveau exemplaire. Il est construit comme une saynète dont le corps malade tiendrait le premier rôle et qui n’est pas sans rappeler la comédie moliéresque (le docteur fait le beau, la malade suggère elle-même les remèdes8, etc.). En inscrivant le corps malade, source d’angoisse tragique, dans une farce grinçante, Lélia – et Sand – canalise la peur de la maladie et, plus généralement, du corps. Outrancièrement ridicule, la défaillance physique qu’est la cholérine tient à distance, par le rire et la scène, cette autre défaillance qu’est l’impuissance.
13Mais il y a plus. Ce n’est pas tant parce qu’il est sur scène que le corps cesse d’être un problème, mais surtout parce que, sur scène, le corps, devenu spectacle, se sépare de celle qui le met en scène (en metteur en scène, Lélia ne monte bien sûr jamais sur scène). Ainsi, par la grâce du dédoublement théâtral, le corps scénique apparaît comme un simple objet, une chose contemplée, mais qui n’est plus tout à fait soi, comme un mauvais souvenir ou un mauvais rêve avec lequel on a pris une distance. Cet écart est explicitement évoqué lorsque l’héroïne précise, à propos de son entreprise de mortification dans l’abbaye en ruines : « Je pris un orgueilleux plaisir à contempler cette obéissance passive d’une partie de moi-même et cette puissance prolongée de l’autre, cette sainte abnégation de la matière et ce règne magnifique de la volonté calme et persistante. » (Lélia, p. 179) Il y a clairement ici un dédoublement : le sujet observe le pur objet qu’est devenu le corps. Devenu autre, dompté, le corps cesse alors d’être sujet d’angoisse pour ne plus être qu’objet de regard. On sait que ce qui terrifie dans le corps, à l’époque romantique, est la récente découverte par la médecine vitaliste de son autonomie, de sa puissance secrète d’organisme vivant. Or c’est ce vivant qui est paradoxalement responsable de la frigidité de l’héroïne. Ainsi est-ce en toute logique que, pour remédier à son mal-être, Lélia efface ce qu’il pouvait y avoir d’initiative dans le corps en le rendant à son stupide état d’objet, d’objet scénique. Ce geste s’apparente, à proprement parler, à une réaction, dans le double sens organique et politique que lui donne Jean Starobinski9, puisqu’il fait revenir d’une médecine vitaliste à une archaïque médecine mécaniciste, où le corps, sans idée ni volonté, n’est que chair, une chair nulle et inerte, mais − bénéfice appréciable − maîtrisable.
14Cette objectivation du corps peut sembler contradictoire avec l’idée émise plus haut, à savoir que la mise en scène faisait accéder le corps féminin au statut de sujet en le libérant de représentations masculines sclérosantes. Mais les données sont différentes car ce corps-objet que Lélia se confectionne est différent du corps objet du désir mâle. D’abord, parce qu’il s’agit non d’un état de fait subi, mais d’une stratégie consciente. Ensuite, parce que c’est un mécanisme qui se déploie de soi à soi : Lélia est elle-même le sujet manipulateur et l’objet manipulé. Elle projette le corps dont elle veut se débarrasser sur scène, ce qui lui permet de vivre simultanément, dans l’ombre, avec son corps réel. C’est désormais le corps scénarisé, rendu public, qui encaisse la violence du choc avec le regard et le désir masculins, et non plus le corps réel. Au corps malheureux, soumis à la tyrannie de l’échec, répond, par ce subterfuge scénique vital, le corps-objet consciemment construit dans et par le travail de mise en scène.
De la mise en scène à la mise à mort
15Donner à voir un vrai visage du corps, construire un fétiche de corps pour tenir à distance la violence qui lui est faite et continuer à vivre : à ces deux objectifs s’ajoute un dernier, celui de transformer littéralement le corps. Lélia ne se contente pas de placer son corps sous les feux de la rampe d’une scène fictive qui lui donnerait un brio inédit, mais elle travaille aussi, très concrètement, à le remanier. Ce labeur, ce modelage sont aussi une forme de « mise en scène », qui repose moins cette fois sur l’idée de spectacle que sur celle de transformation, de manipulation des données physiques. En effet, mettre en scène son corps, ce n’est pas seulement le montrer, le projeter sur scène, mais aussi le préparer pour le jeu.
16On pense bien sûr ici à l’entreprise de mortification à laquelle l’héroïne s’attelle lorsqu’elle se réfugie dans l’abbaye en ruines. Souffrant toujours de l’abîme entre son désir et son corps, se rendant compte que le simple spectacle, aussi exubérant soit-il, ne suffit pas à remédier aux déficiences du corps, Lélia soumet sa chair à une discipline, censée l’apaiser et lui faire retrouver une unité. Ce traitement qu’elle fait subir à son corps n’est plus une simple projection sur la scène, la toile ou la page, mais un vrai ouvrage, tridimensionnel, proche cette fois du geste du sculpteur ou de l’architecte. Architecturer sa chair, la sculpter, la polir, c’est aussi la transformer en artefact − dramatisation du corps autrement plus efficace que la simple mise en scène, car plus pérenne. Puisqu’on ne peut dompter le désir, se dit Lélia, domptons au moins le corps, pour que, le désir se manifestant, celui-ci ne trouve aucun écho dans le corps. Ainsi, l’héroïne de Sand cherche-t-elle à vaincre sa chair en la faisant sombrer dans un « engourdissement profond » (Lélia, p. 186). « J’inventai, clame-t-elle encore, de mortifier ma chair et d’éteindre la chaleur de mon cerveau, en me soumettant à une claustration volontaire. » (Lélia, p. 178) Consciemment, elle va endurcir son corps pour tenter de le rendre imperméable au désir, et faire donc en sorte qu’il ne la déçoive plus. Elle explique :
Je voulais me considérer comme morte et m’ensevelir dans ces ruines, afin de m’y glacer entièrement et de retourner au monde dans un état d’invulnérabilité complète. Je résolus de commencer par le stoïcisme du corps, afin d’arriver plus sûrement à celui de l’esprit10. (ibid.)
17S’il y a ici « mise en scène », c’est moins en termes de rôles que l’on donne à jouer au corps qu’en termes d’expérience, d’expérimentation. Ce dolorisme se distingue de la simple souffrance au sens où il est un processus conscient, un mécanisme que l’on met en œuvre, une manipulation. Le corps apparaît là comme travaillé, comme on le dit d’un métal ou d’un bois que l’on façonne. On a parlé plus haut de la métaphore statuaire, mais celle de l’alchimie est tout aussi adaptée à ce modelage de la chair auquel l’héroïne se livre. Elle est d’ailleurs utilisée par Sand lorsqu’elle fait dire à Lélia s’adressant à Trenmor, qui revient du bagne : « Mais toi, rude acier, Dieu t’a fondu, dans la fournaise ardente ; et, après t’avoir tordu de cent façons, il a fait de toi un métal solide et précieux. » (Lélia, p. 134) L’occurrence ne concerne bien sûr pas Lélia, mais elle corrobore l’idée d’une transformation du corps par la mortification : la souffrance (celle de Trenmor au bagne) est l’outil d’une transformation de la matière, d’une sublimation du corps qui renaît ainsi autre.
18Le dolorisme avoue toutefois ses limites. Au sortir de l’abbaye, Lélia n’aura su dompter son corps. La statue tant espérée par elle n’a pas atteint la minéralité suffisante qui lui aurait permis de ne plus souffrir du désir non satisfait. Lélia va alors aller plus loin, non plus en statufiant le corps, mais en l’annulant littéralement, en le mettant à mort. La mise à mort de son propre corps est le prolongement logique des états extrêmes (douleur, humiliation, mortification) dans lesquels Lélia l’a plongé au cours du récit. « Si l’on m’eût promis de renouveler mon sang appauvri dans mes veines, avertit-elle, je me serais laissé poignarder comme Éson et couper par morceaux comme lui. » (Lélia, p. 175) La mise en scène, radicale, absolue, renoue ici avec ce qu’est originellement la tragédie : un sacrifice. Il ne s’agit pas d’un suicide, même si cette voie tente Lélia, mais d’un sacrifice du corps réel pour réaliser une catharsis salutaire. Un exemple éloquent de cette mise à mort du corps réel, de ce théâtre de la cruauté, est le passage où, à la fin du roman, contemplant Sténio sur son lit de mort, la jeune femme se penche sur lui, opérant ainsi un étrange phénomène de mimétisme entre le défunt et elle : « Lélia était penchée sur le lit funèbre. Ses longs cheveux, déroulés par l’humidité, tombaient le long de ses joues pâles ; elle semblait aussi morte que Sténio. C’était la digne fiancée d’un cadavre. » (Lélia, p. 313) En transformant, l’espace d’un instant, son corps en cadavre − forme d’annulation radicale du corps −, Lélia supprime les souffrances du corps. Mort, le corps ne peut plus s’opposer à la libre circulation du désir. De borne qu’il était, le corps devenu cadavre s’instaure comme un espace illimité. Mourir, c’est donc atteindre, dans une sorte de masochisme radical ou d’« érotique négative », un bonheur au-delà des affres du désir. C’est d’ailleurs le sens de ce que l’héroïne chuchote au poète défunt qui repose à ses côtés : « Tu ne désires plus, tu jouis. » (Lélia, p. 316)
19Sans doute faut-il aller plus loin dans cette mise à mort du corps. La sublimation ultime que Lélia impose en effet à son corps − et, par là même, que Sand impose à son personnage − est celle qui transforme la chair en mots11. Cette parole qui sublime in fine le corps de l’héroïne, c’est le mythe, nouvelle scène, certes moins spectaculaire, mais qui fait cette fois du texte l’espace de projection du corps et comme son prolongement. Deux figures mythiques apparaissent : celle d’Éson, déjà évoquée plus haut, et celle de Prométhée, à qui Lélia se compare dans la version de 1839 du roman12. Projeté dans ces deux figures, le corps de la jeune femme se trouve alors éternisé − et davantage encore que dans la minéralisation. Lélia fait de son corps recomposé dans le mythe un objet hors du temps qui comble les défaillances du corps réel, à l’image du muthos, récit parfait qui, lui, comble comme par enchantement les défaillances du romanesque.
20Mais en réalité tout n’est pas si simple, car ces deux mythes, loin d’apporter un remède ou une unité au corps morcelé, confirment l’impossible unité du corps : Éson meurt en effet coupé en morceaux et Prométhée voit son intégrité physique remise en cause quotidiennement puisqu’un vautour lui arrache, on le sait, son foie qui sans cesse repousse. Le corps mythifié n’apparaît donc que comme une chimère de plus. Loin de combler et de rassembler, la parole mythique démembre, sépare, exclut.
Le corps en jeu ou l’affirmation de soi
21Ainsi les métamorphoses du corps de Lélia sont-elles une manière pour Sand de jouer avec les stéréotypes de la représentation du corps féminin : le corps féminin comme projection fantasmatique, comme éternité marmoréenne ou comme entité mythique sont autant de parures que Lélia revêt sans les faire siennes. La mise en scène du corps se révèle ainsi un enjeu essentiel dans la contestation sandienne des lois sociales et esthétiques : en faisant jouer son héroïne avec les oripeaux d’une féminité construite et bridée par l’homme (le fantasme, la statue, le mythe), Sand libère la femme. Telle l’actrice qui quitte un costume pour un autre, Lélia change de corps à foison, conférant ainsi une liberté à ce lieu naguère captif du regard et du pouvoir mâles.
22Une liberté du corps, mais aussi une mobilité salutaire. En effet, les différents rôles que Lélia fait jouer à son corps sont autant de phases d’un processus, d’étapes d’une histoire, de chapitres d’un récit. Le roman insiste en effet sur l’évolution du corps de l’héroïne : « Il me sembla que je devenais femme » (Lélia, p. 184) ; « L’indolence et les rêveries de l’été avaient changé la situation de mon esprit et la disposition de mon être physique » (Lélia, p. 192) ; etc. Devenir, changer, évoluer : au terme de cette trajectoire personnelle de l’héroïne, qui est aussi, on l’aura compris, le trajet d’un corps, on se rend compte que la dramatisation était nécessaire car, en métamorphosant le corps d’un état à l’autre, en lui prêtant des formes successives, elle lui confère un mouvement, une action (c’est le sens du mot « drama » en grec). Mis en scène, le corps féminin passe donc du simple état d’objet à celui de récit. Il cesse de se contenter de montrer ou de représenter pour, dorénavant, raconter. Or, alors que le simple fait de se donner à voir est le propre d’un objet statique, il faut en revanche posséder une impulsion inhérente à soi pour avoir le privilège de raconter. Le récit qu’il constitue désormais prouve bien que le corps est devenu un lieu mobile, libre, affranchi. La mise en scène, la théâtralisation, la performance − appelons-la comme on voudra − font donc accéder Lélia au rang de sujet, et de sujet désirant. Se mettre en scène, mettre son corps en scène, dramatiser l’éros, tout cela n’est donc pas vaine entreprise, caprice baroque, mais au contraire un acte nécessaire pour se fonder, se trouver, être enfin soi.
Notes de bas de page
1 Lélia. Les références au roman signalées au long de l’article renvoient toutes à l’édition de 2003 dans la collection « Folio classique ».
2 « J’aspire à la possession isolée des facultés de la matière », clame-t-elle encore (Lélia, p. 232).
3 On songe, par exemple, au Raphaël de La Peau de chagrin ou à l’Octave de La Confession d’un enfant du siècle.
4 S. Sontag, La Maladie comme métaphore, p. 47.
5 N. Buchet-Rogers le rappelait dans Fictions du scandale. Corps féminin et réalisme romanesque au xixe siècle.
6 « An attempt on the author’s part to free her heroine from the sphere of masculine desire, and to disrupt the masculine erotic economy underpinning representation » (N. Harkness, Men of their Words. The Poetics of Masculinity in George Sand’s Fiction, p. 121, je traduis).
7 Dans Consuelo, la mise en scène – réelle, cette fois – sera pour l’héroïne le « détour nécessaire à l’existence pleinement reconnue du moi » (O. Bara, « Consuelo et le “temple de la folie”. Exaspération romanesque des tensions de la scène lyrique », p. 181).
8 Voir Lélia, p. 61-62.
9 Voir J. Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple.
10 On notera les verbes de volition « voulais » et « résolus », qui traduisent une stratégie consciente de la part de l’héroïne.
11 Le corps et le langage obéissent d’ailleurs à un déploiement commun dans le roman. À l’impossible bonheur physique de Lélia, par exemple, fait écho l’impossible unité d’un récit éclaté en tonalités, voix et genres divers.
12 Voir Lélia, p. 405. Voir la lecture d’Isabelle Hoog Naginski sur la reconfiguration du mythe prométhéen dans les deux versions de Lélia : George Sand mythographe.
Auteur
Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay - Saint-Cloud, agrégé de Lettres modernes et docteur en Littérature française, François Kerlouégan est Maître de conférences en Littérature française du xixe siècle à l’université Lumière - Lyon II et membre de l’Unité mixte de recherche LIRE (CNRS-Lyon II). Il travaille sur les représentations romanesques du corps au xixe siècle. Il a publié Ce fatal excès du désir. Poétique du corps romantique (Honoré Champion, 2006), ainsi que des articles sur le corps chez Balzac, Sand, Gautier, Borel et Stendhal. Il s’intéresse également à la question du masculin et du féminin, ainsi qu’à la littérature prescriptive (codes de la toilette, manuels de beauté, guides des convenances).
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Poétique, esthétique, idéologie
Alain Guyot et Chantal Massol (dir.)
2003
Enquêtes sur les Promenades dans Rome
« Façons de voir »
Xavier Bourdenet et François Vanoosthuyse (dir.)
2011
Écriture, performance et théâtralité dans l'œuvre de Georges Sand
Catherine Nesci et Olivier Bara (dir.)
2014