Introduction
p. 127-131
Texte intégral
1Dans la partie inaugurale de ce volume, les auteur(e)s ont démontré combien le grand dynamisme de l’écriture sandienne engendre de nouvelles visions sur l’environnement social et repousse les limites du roman pour y mêler le théâtre, les arts visuels et l’art de la performance. Expérimentant avec de nouvelles formes baignées de théâtralité, George Sand explore également les frontières entre le réel et l’imaginaire, comme les données de l’être et du paraître : le moi et ses rôles, l’authenticité et la mise en scène de soi, la permanence et l’instabilité des corps et des consciences. C’est sur cette capacité d’interrogation ontologique et de réflexion morale de l’écriture sandienne que se penchent les essais de cette deuxième partie, centrée sur les performances et présentations de soi qui sous-tendent la vie quotidienne des héros et des héroïnes dans leurs interactions sociales. Les essais portent cette fois sur la capacité qu’a l’être humain – à la fois être pulsionnel et être langagier – à changer le réel, à travestir les apparences, à se travestir. Comme le note Josette Féral, « le plaisir à générer l’illusion, à projeter des simulacres de soi et du réel vers l’autre » transporte et transforme le sujet : « point de départ de cette théâtralité […] il en est la source et le premier objet ; il offre des simulacres de soi1 ».
2Dans son étude de Consuelo, roman par excellence des illusions du theatrum mundi et du mundum theatri, Lucienne Frappier-Mazur montre que le concept de théâtralité dépasse la mise en scène dans le cadre théâtral et permet d’interroger les liens étroits qui se tissent entre la cantatrice/performeuse et la personne / actrice sociale, entre psychologie et histoire personnelle, entre subjectivité et vécu. En effet, notant dans Consuelo la prolifération des secrets et leur double valeur dramatique et spectaculaire, Lucienne Frappier-Mazur étudie les divers actants du secret et les formes de sa révélation selon deux axes d’interprétation liés à la structure intersubjective du secret et à son intégration dans la fiction. Théâtral, dans la mesure où il crée (de) l’illusion par les jeux de rôle qu’il entraîne, le secret est aussi voué à l’ostentatoire en ce que l’actant du secret montre souvent qu’il cache, expose et dissimule le secret, pour reprendre les théories d’Arielle Meyer2. L’étude fouillée des rapports entre secret et théâtralité, des jeux sur les apparences et la comédie sociale, du brouillage entre vie et théâtre, aboutit à une réinterprétation originale de deux événements qui sont parmi les plus dramatiques du roman : la perte de la voix pour Consuelo et la folie d’Albert.
[Aphonie et folie] manifestent le rejet de la comédie créatrice d’illusion – simulacres de la scène, duplicité de la société secrète, artifices du monde – en faveur de la cellule familiale, de la devise révolutionnaire que Consuelo interprète comme “la parole perdue d’Hiram” […], du troc au plan de l’échange économique […], et d’une musique intime et populaire.
3Lucienne Frappier-Mazur conclut sur l’effacement de la théâtralité dans la clausule du roman et le dépouillement pour lequel optent les héros et leur famille errante.
4Si, avec la fin de La Comtesse de Rudolstadt, Sand renoue avec la condamnation que Jean-Jacques Rousseau proférait contre l’identification mimétique et l’immoralité théâtrale dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), ne reprenait-elle pas, dès Lélia, mais en les détournant, les arguments rousseauistes sur l’assimilation entre théâtralité et féminité3 ? L’enquête de François Kerlouégan le suggère en effet lorsqu’il se tourne vers les performances corporelles et les formes scandaleuses de symbolisation que pratique et met en scène l’héroïne éponyme dans Lélia, roman dans lequel il repère la « volonté de dramatisation » de la jeune femme qui, privée de la prise de parole, fait « parler » son corps pour extérioriser, exprimer et donner à voir son mal-être. Mettant en scène son impuissance sexuelle, sociale et existentielle, Lélia passe ainsi par l’épreuve obscène de la spectacularisation de soi et de sa douleur pour y trouver une forme de communication en deçà de la parole interdite à la femme, hors de la pudeur et des censures morales. François Kerlouégan décèle aussi chez la performeuse, qui joue sur les stéréotypes et les tabous pesant sur la femme et le corps féminin, les tensions d’un « théâtre de la cruauté », comme chez Antonin Artaud, et la recherche de chocs émotifs, dès lors que la mise en scène du corps tourne à la mise à mort, éphémère et simulée, certes, mais productrice d’une « catharsis salutaire » et d’une mise à distance du corps souffrant.
5Les mises en scène du corps, comme les postures énonciatives, dans Lélia, brouillent souvent les frontières entre le masculin et le féminin et les valeurs qui leur sont attribuées, comme le fit Sand même dans son comportement social, son œuvre littéraire et ses travestissements vestimentaires, et comme le vit dans son corps et dans son couple le héros / l’héroïne de Gabriel pour lequel/laquelle le genre est tout sauf un attribut naturel : un réseau sémiotique et une performance continûment répétée qui crée l’illusion d’une appartenance sexuée stable et ancrée dans les différences anatomiques4. Magali Le Mens rappelle combien la persona même de Sand et son hermaphrodisme fantasmé ont suscité tout au long du siècle des interrogations inquiètes – voire des répulsions violentes – sur la brèche ouverte par l’écrivaine dans la bi-catégorisation rigide des sexes. Si le fait est bien connu, Magali Le Mens en renouvelle l’examen en s’appuyant sur le savoir anatomique du xixe siècle et sur les représentations culturelles que mettent en jeu les portraits et les autoportraits de l’hermaphrodisme sandien. C’est à nouveau la force du simulacre et du jeu sur les apparences qui perturbent ici la pensée binaire fondant le dimorphisme sexuel et les oppositions tranchées du masculin et du féminin :
Montrer sous la forme d’un seul ce qui est double pour aboutir à une synthèse visible, c’est là la force du travestissement et de l’image, car l’illusion des sexes mélangés dans l’image ou dans le déguisement est plus forte que dans la réalité : l’art et l’artifice sont plus facilement hermaphrodites que le réel.
6Aimée Boutin se penche ensuite sur Isidora, roman polyphonique dialoguant par son personnage masculin avec la pensée philosophique, anthropologique et politique de Rousseau sur la part des femmes et du théâtre dans l’espace public, et la menace de corruption qu’entraînent la théâtralité et l’imitation dramatique non seulement pour le citoyen, mais également pour la claire différenciation des sexes. Dans Isidora, l’héroïne dédoublée met en scène un double travestissement vestimentaire et social, qui suscite la réflexion sur la dualité ontologique et la transparence des êtres dans la communication intersubjective. Aimée Boutin s’interroge ainsi sur ces questions rousseauistes par excellence que sont la sincérité et la distinction de l’être et du paraître, à travers les dialogues, la trame narrative et la construction des personnages dans ce roman. S’appuyant sur les travaux philosophiques de Lionel Trilling, de Christine Baron et de Catherine Doroszczuk, qui accordent une importance cruciale au regard d’autrui dans les définitions de la sincérité, elle souligne le paradoxe selon lequel « la sincérité relève d’une sémiotique théâtrale, plutôt que d’un état d’âme vérifiable. Il n’y a de sincérité que dans sa performance5 ». Elle conclut son essai sur l’omniprésence du théâtral dans nos sociétés contemporaines : Isidora, œuvre expérimentale sur les confessions d’une célébrité, « est d’autant plus pertinente aujourd’hui en ce que nous vivons dans un monde des médias dominé par l’exhibition spectaculaire de l’intime et l’injonction du dévoilement total de soi ». Relire l’œuvre sandienne nous invite ainsi à chercher des stratégies esthétiques et éthiques pour nous distancier de cette « société du spectacle » et de la fabrication sans cesse proliférante d’images.
7Cette deuxième partie se clôt par l’essai de Monia Kallel sur les scénographies épistolaires et les diverses facettes de l’ethos de l’écrivaine dialoguant, par la lettre, avec Flaubert – correspondance qui favorise l’examen des représentations de soi et du rapport à l’autre que construit chaque épistolier. Catherine Masson a fait de cette correspondance l’œuvre-source d’une transposition théâtrale réussie, qui fut jouée à plusieurs reprises, dans sa propre mise en scène, notamment lors du colloque du bicentenaire de la naissance de George Sand à Wellesley College. Par sa théâtralisation, focalisée sur le texte même de ces échanges épistolaires, elle met justement en valeur l’exploitation scénique, à la fois spatiale, visuelle et musicale, à laquelle se prêtent la trame stylistique et rhétorique et les scénographies épistolaires des deux correspondants6.
Notes de bas de page
1 J. Féral, « La théâtralité : recherche sur la spécificité du langage théâtral », p. 360. Féral s’inspire ici de la pensée de Nicolas Evreinoff sur le simulacre dans Le Théâtre dans la vie. On peut aussi penser à la vision que développe Peter Brook de la théâtralité comme langage primordial du corps humain, ce qui lui accorde une force d’expression similaire aux rituels (dits) primitifs (voir L’Espace vide).
2 A. Meyer, Le Spectacle du secret.
3 Sur ce sujet, voir A. Deneys-Tunney, « Féminité et théâtralité selon la Lettre à d’Alembert sur les spectacles de J.-J. Rousseau ».
4 Voir les travaux de Judith Butler cités dans l’introduction, ceux de Christine Delphy (notamment les essais repris dans L’Ennemi principal, t. II, Penser le genre) et l’ouvrage de S. Prokhoris, Le Sexe prescrit. La différence sexuelle en question. Sur Gabriel, on consultera les introductions aux éditions suivantes : Gabriel, préface de J. Glasgow, 1988 ; Gabriel, traduction et introduction de G. Manifold, 1992 ; Gabriel, introduction de K. R. Hart, 2010 ; et les essais d’A. E. McCall, « George Sand and the genealogy of terror » ; de P. Prasad, « Deceiving disclosures : Androgyny and George Sand’s Gabriel » ; de F. Massardier-Kenney, Gender in the Fiction of George Sand ; et les ouvrages de P. Laforgue, Corambé. Identité et fiction de soi chez George Sand, p. 131-145, et d’O. Bara, Le Sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre, p. 191-192.
5 J. Féral notait ainsi que la théâtralité peut surgir dans l’espace quotidien par le simple regard d’autrui, « qui postule et crée un espace autre qui devient l’espace de l’autre – l’espace virtuel, cela va de soi – et laisse place à l’altérité des sujets et à l’émergence des fictions » (« La théâtralité : recherche sur la spécificité du langage théâtral », p. 350).
6 Voir C. Masson, George Sand - Gustave Flaubert, échanges épistolaires.
Auteur
Présidente actuelle de la George Sand Association, Catherine Nesci est Professeure de Littérature et d’Études féminines à l’université de Californie, campus de Santa Barbara, où elle dirige le programme de littérature comparée. Spécialiste du romantisme, du discours sur Paris au xixe siècle et des études de genres, elle a écrit sur Balzac, Chateaubriand, Dumas, Nodier et Vallès, ainsi que sur Olympe de Gouges, Delphine de Girardin, les féministes saint-simoniennes, George Sand, Flora Tristan, Rachilde et Colette. Son premier livre portait sur la différence des sexes et la performance des genres dans la création balzacienne (La Femme, mode d’emploi, French Forum Publishers, 1992) ; son dernier ouvrage étudie les représentations genrées de la flânerie à l’époque romantique (Le Flâneur et les flâneuses, Ellug, 2007). Elle travaille à présent sur les rapports entre presse, genre et littérature, ainsi que sur l’illustration romantique, et prépare le second volet de sa réflexion sur genre, littérature et flânerie, des années 1850 à l’aube du xxie siècle.
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