Mise en scène et visualisation dans les romans de George Sand
p. 81-95
Texte intégral
1De nombreux critiques se sont penchés sur la fonction de l’espace dans les écrits de George Sand et ont mis en valeur l’importance de sa terre natale2. Marielle Caors a étudié la signification personnelle de certains lieux pour l’auteur et les liens étroits existant entre les endroits qu’elle avait visités et ceux dépeints dans ses œuvres. Annarosa Poli a exploré le rôle central de l’Italie dans les écrits de Sand3. Les actes des colloques « Ville, campagne et nature » ainsi que « Fleurs et jardins » mettent en avant la tendance de l’auteur à privilégier les espaces liminaires comme lieux où s’effectue le remaniement des structures sociales4. Mais l’espace constitue également l’un des aspects essentiels de la représentation esthétique et de la théâtralité, à la fois par la façon dont l’écrivain et l’artiste le construisent et le manipulent, comme par la manière dont il est interprété par le public. Le dramaturge, le metteur en scène et les acteurs disposent également d’un outil supplémentaire, le visuel, qui détermine la façon dont le contenu est présenté au public et aussi ce que les spectateurs peuvent voir. De quelle manière et dans quel but Sand s’est-elle servie dans ses romans de ces deux aspects de la pratique théâtrale que sont l’espace scénique et la dimension visuelle ? Bien que l’utilisation de la scénographie se retrouve dans un grand nombre de romans sandiens, je me bornerai ici à étudier Mauprat (1837) et Le Péché de Monsieur Antoine (1847)5. Dotés de messages à forte portée sociale et d’une similarité frappante au niveau de leur cadre spatial, ces deux romans mettent en œuvre une approche théâtrale à des fins morales, dans le double souci d’édifier et d’inspirer les lecteurs. Nous verrons que ces œuvres illustrent à la perfection l’imagination spatiale de Sand.
2Dans son étude de la représentation du paysage dans les romans des xviiie et xixe siècles, Doris Y. Kadish souligne l’importance de la dimension sociopolitique de l’œuvre et l’influence que celle-ci peut avoir sur la représentation du paysage6. Cet argument prend tout son sens lorsque l’on considère les romans sandiens : l’espace y représente souvent une structure oppositionnelle, investie d’un sens social, économique ou idéologique. Valentine (1832), par exemple, se déroule à la fois au château de Raimbault, espace clos de l’aristocratie, et à la ferme Lhéry, espace en plein air représentant la simplicité et la liberté de la vie rurale7. Le Meunier d’Angibault (1845) fournit un autre exemple de la fonction sociopolitique de l’espace. Ce roman met en évidence la tension existant entre la ferme bourgeoise de la famille Bricolin et le moulin de Louis, emblématique d’un honnête labeur. Les textes romanesques finissant bien sont justement ceux où les pôles opposés, qui structurent la représentation de l’espace, parviennent à une réconciliation.
3Mauprat et Le Péché de Monsieur Antoine, romans écrits à une dizaine d’années d’intervalle, peuvent être considérés à la fois comme des récits idéologiques et des histoires d’amour. Dans les deux textes, l’espace romanesque se situe entre les zones de la Marche et du Berry. Cependant, ces romans présentent deux perspectives différentes : alors que Le Péché de Monsieur Antoine est ancré dans une réalité contemporaine et plus ouvertement politique, Mauprat se déroule dans les années 1770-1780 et s’apparente plus à une fable. Mauprat se fonde sur un principe de polarisation entre les châteaux de la Roche-Mauprat et de Sainte-Sévère. Le premier, lieu où Bernard de Mauprat a passé son enfance, est régi selon des conventions féodales primitives, tandis que Sainte-Sévère est imprégné de la féminité et des principes progressistes d’Edmée. Contrairement aux romans précédents comme Valentine, André (1835) et Simon (1836), la polarité manifeste dans Mauprat n’est pas d’ordre social, étant donné que les deux cousins, Edmée et Bernard, font partie de la même classe sociale8. La division découle plutôt de perspectives de vie et de tempéraments divergents. Tout comme Bénédict et l’héroïne éponyme de Valentine, Bernard se sent partagé entre ces deux endroits : attiré par Sainte-Sévère, il ne sera jamais totalement libéré de la Roche-Mauprat où il est obligé de retourner à la fin du roman (p. 284). Finalement détruit, le château laisse une marque profonde en lui. La polarité fondamentale des deux lieux sera d’ailleurs préservée dans l’adaptation du roman au théâtre en 1851, malgré les nombreuses modifications que nécessita celle-ci.
4Dans Le Péché de Monsieur Antoine, l’espace se construit apparemment sur une structure triangulaire comprenant l’usine de Victor Cardonnet à Gargilesse et les châteaux du marquis de Boisguilbault et de Monsieur Antoine. L’opposition y opère à deux niveaux. Tout d’abord, l’usine à Gargilesse, espace d’exploitation capitaliste (des êtres humains comme de la nature), s’oppose au manoir d’Antoine, Châteaubrun, où règnent l’égalité et le respect de la nature. Le jardin d’Antoine est « be[au] de désordre et de végétation » (p. 96), les plantes étant livrées « à leur croissance vagabonde » (p. 96), tandis que Cardonnet, s’adressant au « maudit ruisseau », affirme :
Je saurais bien t’enchaîner et te contenir. […] tu couleras captif dans les limites que ma main veut te tracer. Oh ! je saurai régler ta force insensée […]. Le génie de l’homme doit rester ici vainqueur des aveugles révoltes de la nature. (p. 137)
5Le second niveau d’opposition concerne la tension entre les châteaux de Châteaubrun et de Boisguilbault, suite à une mystérieuse dispute ayant éclaté des années auparavant entre leurs propriétaires respectifs, monsieur Antoine et le marquis de Boisguilbault. Dans son analyse des jardins des deux propriétés, Gérard Chalaye soutient, qu’afin d’appréhender pleinement le symbolisme spatial du roman, il faut reconnaître que « les deux espaces ne forment plus qu’un unique jardin romantique et socialiste9 ». Émile Cardonnet rejette les idées capitalistes de son père et ressent une attirance croissante pour les deux domaines et les vues progressistes de leurs habitants. La fin du roman célèbre ainsi une nouvelle alliance entre Antoine et Boisguilbault après leur réconciliation. Ceux-ci s’unissent d’un point de vue idéologique contre le modèle représenté par Gargilesse. Dans une lettre à Anténor Joly, Sand, qui recherche « un titre qui résume plus l’idée que le fait du roman », suggère des intitulés fondés sur des dichotomies plutôt qu’une structure tripartite, comme par exemple « Le vieux et le neuf » ou « Déchus et parvenus » (Corr., t. VII, p. 52). Malgré la structure triangulaire de base du roman, la tension principale est donc celle qui oppose l’aristocratie progressiste à la bourgeoisie calculatrice.
6Au-delà de la démarcation des grands espaces, l’exploitation visuelle de l’espace se révèle à plus petite échelle dans l’utilisation de techniques théâtrales, notamment dans l’approche scénographique mise en œuvre par la romancière. Selon John Russell Brown, « [la scénographie] indique le contrôle sur l’ensemble de l’organisation visuelle d’une représentation dramatique10 », le scénographe étant responsable de tout ce qui peut être vu par le public. Dans What is Scenography ? [Qu’est-ce que la scénographie], Pamela Howard dresse une liste de définitions formulées par différents metteurs en scène, toutes en rapport avec l’espace et/ou le visuel. Par exemple, José Carlos Serroni définit le terme comme « la traduction spatiale de la scène11 ». La scénographie a donc pour objet l’organisation visuelle et la représentation de l’espace. Le dramaturge et le metteur en scène ont à leur disposition un nombre important d’outils scénographiques comme, par exemple, le tableau. Notre usage du mot « tableau » s’inspire de la définition de Roland Barthes : « Le tableau (pictural, théâtral, littéraire) est un découpage pur, aux bords nets […]. » C’est le tableau qui donne une signification à ce qu’il contient. Comme le précise Roland Barthes, le tableau « veut dire quelque chose (de moral, de social)12 ». Dans le domaine théâtral, l’esthétique du tableau se développa et connut une popularité croissante dans le courant du xviiie siècle, ce qui coïncidait alors avec « une vision picturale de la scène dramatique13 ». Malgré des opinions divergentes sur la façon dont il est employé, le tableau peut être considéré comme une unité dont la fonction principale est l’organisation visuelle de la scène. Notre étude de la fonction du tableau dans les romans de Sand s’inspire de l’intérêt porté par Diderot à la dimension moralisatrice de l’art et à l’importance qu’il accorde aux « tableaux vivants » au théâtre.
Scènes théâtrales dans Mauprat
7Dans Mauprat, au même titre que les deux châteaux, la tour Gazeau revêt une importance capitale. En ce lieu se déroulent trois scènes déroutantes qui ont des suites majeures sur le développement de Bernard. La première laisse le personnage « pénétré d’horreur » (p. 73) quand Patience le punit d’avoir tué un hibou en faisant couler le sang de l’animal sur sa tête. Lors de sa seconde visite en compagnie d’Edmée, après le siège de la Roche-Mauprat, Bernard y est témoin de la mort effroyable de son oncle Laurent et du suicide de son oncle Léonard. Ces incidents font de la tour Gazeau une sorte de théâtre : les événements qui s’y produisent sont définis comme « ces scènes » (p. 343), et la mort de l’oncle est qualifiée de « spectacle affreux » et de « scène affreuse » (p. 149 et 153). Ces termes en eux-mêmes ne relèvent pas forcément du théâtre, et ne sont pas toujours employés par Sand dans ce sens spécifique. Cependant, à certains moments dans Mauprat ainsi que dans d’autres romans, ce vocabulaire théâtral est utilisé dans un sens technique. Suite à la mort des oncles de Mauprat, Patience décide de quitter la tour puisque « du moment que la tour Gazeau eut été le théâtre de deux morts tragiques, elle lui sembla souillée » (p. 153, je souligne). Le cadre est comparé de manière explicite à un théâtre, à savoir un espace où le dialogue, l’action et le spectacle se mêlent pour créer des scènes. La prédilection scénographique de l’auteur est perceptible dans de tels passages.
8Lors de la troisième visite impromptue de ce même lieu, les éléments mentionnés précédemment – la violence, le châtiment, l’horreur et le carnage – s’entremêlent pour marquer le point culminant de la relation de Bernard et Edmée. Sitôt que Bernard comprend où ils se trouvent, il est terrifié, car il n’avait vu la tour Gazeau « que deux fois dans [s]a vie ; deux fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement émouvantes » (p. 343). Ayant poursuivi Edmée à travers les bois, Bernard découvre cet « endroit fatal » (p. 346) avec un sentiment d’excitation et de frustration, ce qui lui fait presque retrouver son ancien côté rustre. Ils se trouvent « à la lisière du bois » (p. 341) et Bernard est sur le point de céder à ses instincts sauvages. Bien qu’il y résiste, le fait qu’il se soit trouvé dans cet état l’entraîne vers ce lieu et y attire de la même manière Edmée. Avant que ne survienne le coup de feu, Bernard tente d’affirmer son autorité auprès d’Edmée en lui ordonnant de ne pas pénétrer plus loin dans les bois. Il la pose alors sur son cheval « sans attendre sa permission » (p. 340) et en faisant usage de la force pour la tenir fermement en place. À cause de la brutalité de ses actions, les tentatives de Bernard de brosser un tableau romantique en tombant à genoux sont vouées à l’échec (p. 341). Edmée rejette ces scènes par son refus d’y jouer un rôle, puis en menaçant à son tour Bernard par la violence. À la fin du chapitre, Bernard fait partie intégrante d’un tableau de la mort qui fait pendant à la scène d’amour manqué : « Ô spectacle ineffaçable ! Edmée était étendue par terre, roide et baignée dans son sang. […] Je m’assis par terre à côté d’Edmée, dont la poitrine était frappée de deux balles. » (p. 346) Cette représentation visuelle de la détresse de Bernard met l’accent sur le résultat de ses tentatives pour dominer Edmée et la grave blessure de la jeune femme apparaît comme une punition indirecte de son comportement envers elle. L’exemple de la tour Gazeau révèle ainsi comment Sand se sert de scènes théâtrales afin de mettre en valeur la morale de son histoire, en l’occurrence l’idée que l’amour ne saurait être gagné par la force.
9Vers la fin du roman, plus que les scènes dans la tour Gazeau, le procès de Bernard s’apparente à des productions théâtrales, notamment en raison de la présence d’un public. L’auteur s’inspire de ce cadre juridique afin de créer des effets spectaculaires. En plus de nombreuses allusions aux « assistants » (p. 380 et 382) et à l’« assemblée » (p. 377, 384-385 et 395), on note que le public est également désigné comme « l’auditoire » (p. 374, 382, 387, 394, 395, 399 et 402) et comme « les spectateurs » (p. 387). Bernard remarque de manière explicite que les auditeurs ont envie de se divertir : « ils […] n’étaient venus là que pour assister à un spectacle » (p. 374) ; « l’assemblée […] était aussi attentive, aussi nombreuse, qu’au commencement, tant les hommes sont avides de spectacles » (p. 384). Tout comme dans l’épisode de la tour Gazeau, Sand met en relief ici la dimension théâtrale de la scène, nous incitant ainsi à voir ce passage comme un tableau possédant sa propre signification morale.
10Le public tient lieu d’auditeurs réceptifs et de spectateurs observant les prestations des personnages. Le solide discours proféré par Patience entraîne « un mouvement sympathique dans tout l’auditoire » (p. 387) et il est même comparé au Figaro de Beaumarchais (p. 397). Tout aussi touchante que le discours de Patience, la démonstration de l’amour de Bernard pour Edmée correspond à notre définition du terme « tableau » comme scène vivante ou pittoresque. Le tableau créé contraste nettement avec celui de la tour Gazeau peignant Bernard agenouillé auprès du corps baigné de sang d’Edmée. Cette fois-ci : « [Il] [s] e précipit[a] comme la foudre au milieu de l’enceinte, et, tombant aux pieds d’Edmée, [il] embrass[a] ses genoux avec effusion. » (p. 395) La réaction du public à l’action de Bernard met en valeur la portée morale que revêt cette scène : « On m’a dit que ce mouvement entraîna le public […]. La vérité eut un instant de triomphe complet. » (ibid.) Ce changement s’explique par le fait que Bernard agit maintenant à un autre niveau de moralité. S’étant d’abord résigné dignement à son destin, il regagne par la suite, à travers Patience, l’espoir d’être libéré et est déterminé à se battre au nom de la justice. Les termes entourant son acte – « la dignité humaine », « l’honneur » (p. 388), « la vérité » (p. 395) – mettent en évidence la dimension édifiante de ce moment particulier. La perfectibilité de l’homme se dénote dans la capacité de Bernard à changer, à aimer Edmée comme elle mérite d’être aimée. Il est également important de noter que cette dernière finit aussi par déclarer son amour pour Bernard, et ses « tendresse, courage, finesse, fierté [et] pudeur » (p. 413) persuadent le public de la valeur de celui-ci. Tout comme l’audience réagit aux scènes se déroulant devant ses yeux, le roman, par ces tableaux, vise à activer l’imagination des lecteurs. Mais contrairement aux spectateurs de théâtre, qui peuvent observer physiquement les scènes jouées devant eux, les lecteurs doivent les visualiser mentalement et peuvent de cette façon s’élever moralement à leur tour.
11La représentation théâtrale de Mauprat, en 1853, reçut initialement un accueil largement positif de la critique, mais certaines revues, comme le Journal des débats et la Revue des Deux Mondes, virent dans le mélodrame un genre avilissant pour l’auteur14. Les critiques remarquèrent également que l’adaptation théâtrale de Mauprat avait nui à la qualité de l’œuvre. Zola, par exemple, identifie deux courants narratifs dans l’histoire de Mauprat : « une légende sanglante et une analyse de sentiments ». Il soutient que le courant analytique, pourtant « la partie la plus finement écrite » du roman, est sacrifié dans la pièce en faveur de la « partie noire15 ». L’exposition de l’évolution de Bernard sur le plan éducatif et personnel ainsi que le développement profond et prolongé de sa relation avec Edmée sont relégués aux marges de la pièce, faisant en sorte que l’interaction entre Bernard et Edmée semble ridicule et que l’histoire perde ainsi beaucoup de son effet. Dans le roman, en revanche, la fonction des tableaux moraux est d’incarner l’esprit de l’œuvre, sans pour autant remplacer l’analyse de la relation complexe qu’entretiennent les cousins. Par conséquent, ce que j’ai précédemment qualifié de « scènes » théâtrales dans le roman produit un effet bien plus significatif que les véritables scènes de la pièce.
Théâtre de la réconciliation (Le Péché de Monsieur Antoine)
12Dans Le Péché de Monsieur Antoine, la forteresse médiévale abandonnée de Crozant est le théâtre d’une scène clé dans la relation d’Émile et Gilberte. Tout comme les événements de la tour Gazeau dans Mauprat, cet épisode est construit de manière scénographique. Dans la préface, Sand décrit les différents lieux du roman, y compris la région de Crozant, comme un « théâtre agreste où s’était plu [s]a fiction » (p. 32), un « décor » possible au sein duquel peuvent se produire des scènes. L’auteur s’y rendit plusieurs fois et il semblerait, à en croire les multiples allusions à la tour dans ses lettres, que celle-ci l’ait particulièrement marquée. Dans une lettre à Pauline Viardot, datant d’octobre 1843, elle raconte avoir visité « un site sauvage et horrible » ; elle décrit la même tour à Éliza Tourangin comme « une ruine magnifique » (Corr., t. VI, p. 239 et 242). Elle écrit également à Delacroix, au sujet de cet endroit : « il n’y a rien […] que le grand maître comme vous ne peut retenir pour en faire le cadre possible d’une grande scène » (Corr., t. VII, p. 98). Dans Le Péché de Monsieur Antoine, le lieu est également considéré du point de vue d’un artiste. Le narrateur examine ainsi les différentes façons dont cet espace pourrait être employé par « le peintre » et « l’imagination du décorateur » (p. 222). Par la suite, le discours du narrateur puise de manière plus explicite dans le registre spécifique du domaine théâtral : « on ne saurait imaginer, sur un pareil théâtre, que des scènes de rage implacable et d’éternelle désolation » (p. 221). Pourtant, à l’inverse du cas de la tour Gazeau dans Mauprat, les scènes passées d’horreur et de danger se transforment ici en idylle. De même que Bernard et Edmée, Gilberte et Émile sont dans un lieu isolé et le jeune homme, semblable à Bernard, se trouve dans un étrange état d’esprit : « Émile n’avait plus sa raison. L’insomnie, l’épouvante, la douleur et la joie, avaient allumé la fièvre dans son sang » (p. 226). La différence majeure, cependant, est qu’Émile ne cherche pas à contrôler Gilberte, qui ne lui résiste pas quand il la prend dans ses bras ; elle ne rejette pas non plus ses avances lorsqu’ils se retrouvent seuls et qu’il embrasse ses cheveux ou se jette à ses pieds (p. 227). Contrairement à Edmée, elle s’évanouit, puis verse des larmes de joie (ibid.). Les déclarations d’Émile ne sont pas toutes rapportées, mais les plus convaincantes sont « tout d’enthousiasme et de naïve pantomime » (ibid.). En faisant référence à la pantomime, Sand privilégie le geste par rapport au dialogue et juge ainsi « inutile » de rapporter le discours d’Émile au lecteur. Les mots importent moins que « l’accent » et « le regard » (p. 229). En créant ce tableau d’amour vertueux, l’auteur fait de ce couple la force morale du roman.
13Dans son étude des lieux et de leur signification, Jeff E. Malpas précise la fonction de miroir que joue l’environnement spatial pour les sujets ancrés dans l’histoire :
Les terres qui nous entourent sont non seulement le reflet de nos capacités pratiques et technologiques mais aussi de notre culture et de notre société – de nos besoins, de nos espérances, de nos préoccupations et de nos rêves16.
14En accord avec ce principe, les meilleures fins des romans sandiens centrés sur les structures oppositionnelles sont celles qui accèdent à l’harmonie à travers une réorganisation de l’espace reflétant l’égalité et le progrès. Le Péché de Monsieur Antoine et Mauprat représentent une union entre les différentes sphères. Selon Raymonde Bulger, dans Mauprat « les lieux subissent une transformation », comme par exemple la demeure de Patience qui devient de plus en plus cultivée et ordonnée pendant l’absence de Bernard17. Quant au château de la Roche-Mauprat, il sera détruit par Bernard. Dépassant les structures sociales éclatées, caractéristiques du début du roman, les représentants des différentes classes sociales et des deux sexes s’unissent finalement pour former un front commun :
Nous ne voulûmes pas nous séparer, même momentanément, de nos excellents amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et l’abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage : les deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le siège extérieur ; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite égalité. Jamais, dès lors, ils n’eurent d’autre table que la nôtre. (p. 423-424)
15La fin multiplie donc les traits symbolisant l’union des personnages et la résolution des divisions spatiales de la première partie du roman. Cependant, comme le remarque Janet Hiddleston, Mauprat n’est pas l’œuvre la plus radicale de Sand puisque Bernard et Edmée n’ont d’influence que sur leur entourage immédiat et sont peu en contact avec le reste de la société :
Il n’y a pas vraiment de sentiment de solidarité avec les masses ; leur mode de vie est un idéal érigé en modèle et non un programme pratique pour agir sur le monde. Il s’agit d’un rêve, d’une fantaisie limitée dans sa capacité à transmettre un message pour les autres18.
16Bernard et Edmée ne sont donc pas les créateurs d’une nouvelle communauté, et l’influence qu’ils ont sur leur environnement est minime. En revanche, la relation amoureuse entre Émile et Gilberte dans Le Péché de Monsieur Antoine favorise une réorganisation de la configuration spatiale du roman en ce que l’action des amants leur permet de reprendre possession de leur environnement en construisant un nouvel espace pour l’ensemble de la communauté.
17Dans Le Péché de Monsieur Antoine, les conditions requises pour cette restructuration interviennent grâce à la scène de réconciliation dans l’avant-dernier chapitre intitulé « Absolution ». Celui-ci s’ouvre sous le signe de l’opposition, avec l’arrivée de Victor Cardonnet à Châteaubrun. Des indications précises ressemblant à des didascalies servent à qualifier les positions et mouvements des personnages. Par exemple, les mouvements de Gilberte font écho à ceux d’Antoine, soulignant le front commun qu’ils présentent à l’encontre de Cardonnet. Après avoir parlé avec conviction, « M. Antoine se rassit et regarda l’industriel en face » ; Gilberte, quant à elle, « leva aussi les yeux sur M. Cardonnet, et son regard semblait confirmer tout ce que venait de dire M. Antoine » (p. 362). L’arrivée du marquis de Boisguilbault bouleverse cette structure. La tension accrue entre celui-ci et Antoine entraîne une certaine incertitude relativement à l’équilibre spatial de la scène :
[M. Antoine] s’avança d’un pas chancelant à la rencontre de son ancien ami. Mais, au moment où il allait se jeter dans ses bras, il fut glacé de crainte et comme paralysé par la figure froide et le salut tristement poli du marquis. […] M. Antoine prit d’une main convulsive le bras de sa fille, incertain s’il la pousserait vers M. de Boisguilbault, comme un gage de réconciliation, ou s’il l’éloignerait comme une preuve accablante de sa faute. (p. 363)
18L’hésitation d’Antoine, ne sachant où diriger sa fille, fait pendant au comportement indécis de Gilberte, qui « était incertaine si elle devait rentrer ou sortir » (p. 364). En outre, l’équilibre est une fois de plus menacé par la tentative de Cardonnet de quitter les lieux. En mettant l’accent sur l’incertitude entourant les combinaisons spatiales possibles, la romancière attire l’attention du lecteur sur l’antagonisme mystérieux existant entre Antoine et Boisguilbault et accroît la tension dramatique menant à la toute première rencontre entre les représentants des trois pôles de conflit : Boisguilbault, Antoine et Cardonnet.
19Cette scène prend l’apparence d’une sorte de performance orchestrée par Boisguilbault, comme le soulignent les ordres donnés par ce personnage (p. 364-365), et le commentaire explicite qu’il « jouait un rôle au-dessus de ses forces » (p. 366). En outre, des références fréquentes à la position des personnages dans l’espace et à leurs gestes attirent l’attention du lecteur sur la dimension théâtrale de la scène. Par exemple, on apprend qu’Antoine accepte le pardon de Boisguilbault « en fléchissant un genou », et cette « didascalie » est renforcée par les propres mots d’Antoine : « c’est à genoux que je le reçois » (p. 364). La scène se clôt sur l’étreinte d’Antoine et de Boisguilbault, symbole de pardon réciproque, et Gilberte démontre sa vertu en s’agenouillant devant Cardonnet, l’acceptant ainsi comme son beau-père. Pourtant, Victor Cardonnet lui-même demeure impassible : « Toute cette sensibilité impatientait l’industriel, qui la contemplait d’un œil froid et fier » (p. 365), ce qui suggère qu’il rejette la scène se jouant devant lui dans le pavillon d’Antoine. Analysant le motif du pavillon dans l’œuvre de Sand, Claudine Grossir a mis en lumière l’aspect performatif des scènes qui se déroulent dans ce lieu19. Elle y voit un aveu de la part de l’auteur que les communautés créées dans ces espaces ne sont pas réelles, mais idéales, n’existant qu’au niveau de la représentation. Son analyse du Péché de Monsieur Antoine se concentre sur la cabane de Boisguilbault, plutôt que sur le pavillon du domaine de Châteaubrun, mais l’interprétation pourrait également se référer à cette scène. Bien que les personnages paraissent s’être réconciliés, le lecteur sent que cette entente s’appliquera difficilement à la vraie vie en dehors du pavillon. La théâtralité sous-jacente du passage laisse entendre que les interactions entre les personnages relèvent de la performance momentanée plutôt que de la réalité durable.
« Tableau vivant » et sens du roman
20J’ai montré que Mauprat et Le Péché de Monsieur Antoine offrent des exemples particulièrement révélateurs de la théâtralité dans l’œuvre de Sand. Cette tendance se retrouve également dans certaines scènes des premiers romans de l’auteur. Par exemple, l’héroïne éponyme de Valentine profite de l’absence de son mari pour rechercher la compagnie de ceux avec qui elle a des affinités, délaissant la haute société qu’une femme de son statut social serait censée fréquenter. De ce fait, Valentine crée une petite communauté qui inclut Louise, sa sœur en disgrâce, Bénédict, un voisin d’origine paysanne, Athénaïs, la cousine de ce dernier, et Valentin, le fils illégitime de Louise. Ce groupe décide d’aménager son propre espace dans le pavillon de Valentine, à l’écart de la société. Cela symbolise leur rejet des règles et des normes sociales. Un soir, après quinze mois d’une existence merveilleuse, la petite communauté se rassemble dans le pavillon retiré. Chaque individu remplit un rôle spécifique. Athénaïs, détendue, contemple Valentin qui chante accompagné par sa mère, tandis que Valentine et Bénédict sont assis près d’eux, y prenant un plaisir infini. Comme dans Le Péché de Monsieur Antoine, la position de chacun est clairement définie, créant un tableau d’égalité et d’unité. Chaque élément de la scène contribue à son harmonie ; il n’existe aucune tension entre les personnages, et aucun d’entre eux n’essaie de contrôler les autres. Cependant, le roman montre de façon explicite que la communauté qui a été créée ne peut durer : dès le retour du mari de Valentine, la « scène enchantée » (p. 168) cède brusquement la place au mouvement, à la dispersion et aux adieux des protagonistes. Ainsi, une fois de plus, la théâtralité sous-entendue de la scène sert à souligner le fait que cette communauté égalitaire n’appartient pas encore à la réalité.
21Simon fournit un nouvel exemple de l’utilisation du tableau par Sand. Dès le début du roman, l’auteur manifeste un intérêt particulier pour l’organisation de la société en imaginant une hiérarchie sociale fortement visuelle : le château situé au sommet de la montagne, la maison du bourgeois M. Parquet au milieu, et la chaumière de la paysanne Jeanne Féline tout en bas. Au cours de l’œuvre, cette structure, rigide en apparence, est déstabilisée par les actes des personnages. D’ailleurs, plusieurs moments clés dans le texte suggèrent la possibilité d’un effacement des hiérarchies sociales. Comme dans Valentine, l’auteur place les personnages de manière à promouvoir l’égalité sociale. Au début du huitième chapitre, les trois représentantes des différentes classes sont assises ensemble dans la chaumière de Jeanne Féline. La position de chaque individu est clairement définie. Jeanne est confortablement installée dans son fauteuil, Mlle Parquet lit la Bible sur le « buffet », et Fiamma, l’aristocrate, est assise sur « une botte de pois secs » (p. 73), somnolant, la tête sur les genoux de Jeanne. L’auteur saisit ainsi un moment de détente, d’intimité et d’harmonie sociale. L’importance de cette configuration spatiale est confirmée cinq ans plus tard, lorsque Simon redécouvre « le groupe de ces trois femmes » (p. 136) dans une position semblable. C’est précisément vers cet équilibre harmonieux que tend le roman en déplaçant progressivement le rang social des personnages.
22Par conséquent, le tableau apparaît comme un outil permettant à l’auteur de faire en sorte qu’un événement soit porteur de sens. Dans une lettre adressée au directeur de L’Époque, journal où fut publié Le Péché de Monsieur Antoine, Sand affirme que dans un roman, « chaque chapitre est un petit tableau, qui ne signifie rien, si pour l’adapter au cadre on coupe les pieds ou la tête des sujets » (Corr., t. VII, p. 27). Son choix du verbe « signifier » démontre qu’elle considère le tableau comme un moyen d’organiser sa matière afin de créer du sens. Ainsi, dans Mauprat, les images saisissantes des tableaux renforcent le message moral, et dans Le Péché de Monsieur Antoine, les arrangements spatiaux, tels que les écarts physiques entre les personnages, reflètent les tensions existant entre les différentes perspectives sociales. Les tableaux dont l’action est suspendue dans les moments décisifs de la narration sont par conséquent plus importants que l’histoire ou l’intrigue elles-mêmes. En effet, la force générale du roman réside dans ces moments clés qui, tout en restant liés à l’intrigue dominante, possèdent leur propre signification. Les déclarations de Sand au sujet de sa conception de la littérature favorisent une telle interprétation de ses textes : elle souligne à plusieurs reprises le caractère arbitraire de la fin d’un roman, suggérant par là même que l’élaboration de l’intrigue a moins d’importance que la morale fondamentale du roman. Dans Lucrezia Floriani (1846), par exemple, elle juge la résolution des intrigues « fort inutiles », opinion qu’elle réitère dans Le Piccinino (1847)20. Dans une lettre adressée à Anténor Joly, datant du 21 octobre 1845, elle écrit : « Je crois que les romans ne doivent jamais finir tout à fait » (Corr., t. VII, p. 144) et justifie son aversion pour les conclusions par le fait qu’elle ne désire pas « soulever le voile », préférant encourager chez le lecteur une interprétation qui laisse libre cours à l’imagination.
23Dans Mauprat ainsi que dans Le Péché de Monsieur Antoine, l’utilisation du tableau met en valeur le fait que l’œuvre sandienne n’est pas une représentation véridique de la vie. En effet, l’une des caractéristiques fondamentales du théâtre est sa capacité à représenter la réalité tout en signalant l’artifice du genre par le biais d’une ligne (réelle ou imaginaire) séparant les acteurs du public. Plus tard, Sand énoncera ainsi sa conception de la fonction du théâtre :
Je crois que le théâtre, comme tous les arts, doit tendre à élever le niveau des idées et des sentiments, mais il est bien chargé aussi de corriger les mœurs. Il y a donc deux chemins, l’un qui montre le mal tel qu’il est pour le fustiger et le ridiculiser, l’autre qui montre le bien tel qu’il devrait être. (Corr., t. XIII, p. 324)
24L’utilisation des tableaux, dans les romans que nous avons considérés, suit la deuxième méthode, celle qui consiste à montrer la vertu telle qu’elle devrait être. Ainsi, plutôt que d’être le reflet d’une réalité empirique, les tableaux représentant la dévotion de Bernard envers Edmée et l’union des différentes polarités dans Le Péché de Monsieur Antoine ne prennent consistance que dans l’imagination du lecteur. La romancière exprime la même idée dans la citation placée en exergue de cet article, tirée de la préface de La Mare au diable (1846). Dans ce texte, George Sand insiste sur l’incapacité de l’œuvre d’art à reproduire la beauté de la nature : son rôle se limite à inciter le lecteur à rechercher cette beauté pour lui-même. De la même manière, en imaginant les scènes de Mauprat et du Péché de Monsieur Antoine, l’auteur ne vise pas à donner une représentation de la vie telle qu’elle est, mais plutôt à encourager ses lecteurs à porter un autre regard sur le monde.
Notes de bas de page
2 Voir, par exemple, M.-L. Vincent, George Sand et le Berry ; M. Caors, George Sand et le Berry : paysages champêtres et romanesques.
3 M. Caors, George Sand : de voyages en romans ; A. Poli, L’Italie dans la vie et dans l’œuvre de George Sand.
4 S. Bernard-Griffiths (dir.), Ville, campagne et nature dans l’œuvre de George Sand ; S. Bernard-Griffiths et M.-C. Levet (dir.), Fleurs et jardins dans l’œuvre de George Sand.
5 Mauprat, édition de J.-P. Lacassagne, 1981 ; Le Péché de Monsieur Antoine, édition de J. Courrier et J.-H. Donnard. Les références entre parenthèses dans le texte renverront à ces éditions.
6 D. Y. Kadish, The Literature of Images : Narrative Landscape from Julie to Jane Eyre, p. 2.
7 Valentine, édition d’Aline Alquier, 1988. Les références entre parenthèses dans le texte renverront à cette édition.
8 Simon, La Marquise, Monsieur Rousset, Mouny-Robin, Les Sauvages de Paris, chez Michel Lévy frères en 1869. Les références entre parenthèses dans le texte renverront à cette édition.
9 G. Chalaye, « Boisguilbault-Châteaubrun (1845) : le jardin romantique et utopique », p. 147.
10 « [Scenography] indicates control over the entire visual presentation of a performance » (J. R. Brown, New sites for Shakespeare, p. 162, traduction en français de L. Hinton).
11 « The spatial translation of the scene » (P. Howard, What is Scenography ?, p. xiii, traduction en français de L. Hinton).
12 R. Barthes, « Diderot, Brecht, Eisenstein », p. 87.
13 P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, 1987, p. 382.
14 Voir G. Manifold, George Sand’s Theatre Career, p. 89.
15 É. Zola, Nos Auteurs dramatiques, p. 371.
16 « The land around us is a reflection, not only of our practical and technological capacities, but also of our culture and society – of our very needs, our hopes, our preoccupations and dreams. » (J. E. Malpas, Place and Experience : A Philosophical Topography, p. i, trad. L. Hinton)
17 R. Bulger, « Espace et temps dans Mauprat (1837) », p. 365.
18 « There is scant sense of real solidarity with the masses ; theirs is an ideal way of life set up as a model, not a practical programme for change. It is a dream, a fantasy […] and its effectiveness as a message to others thereby somewhat limited. » (J. Hiddleston, George Sand, Indiana, Mauprat, Glasgow, p. 82-83, trad. L. Hinton)
19 C. Grossir, « Le pavillon dans le parc : variations sur un motif littéraire », p. 115-128.
20 Lucrezia Floriani, p. 843 ; Le Piccinino, t. II, p. 227.
Auteurs
Professeure d’Études françaises à l’université d’Aberdeen. Elle a soutenu son doctorat à l’université d’Oxford en 2011, sous le titre « Apprendre à voir » : The Quest for Insight in George Sand’s Novels. Ses articles sur George Sand comprennent : « Nanon (1872) : une défense du capitalisme ? Réflexions sur la signification de l’argent dans l’œuvre ainsi qu’autour de l’œuvre » (George Sand Studies, vol. 28, 2009) ; « Between text and image : negotiating the visual in a selection of George Sand’s novels » (Allers-Retours, à paraître).
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