Roman dialogué ou dialogue philosophique ? La formation du lecteur herméneute dans Le Diable aux champs
p. 63-80
Remerciements
Je remercie sincèrement mes collègues de New York University et ceux de la communauté sandienne avec lesquels j’ai noué de nombreux dialogues qui ont richement contribué au développement de cet article. En particulier, je remercie Catherine Nesci pour son apport généreux à la rédaction de mon article, sur les plans éditorial et bibliographique.
Texte intégral
1En lisant Le Diable aux champs, ou les autres romans dialogués de George Sand2, on ne pense pas immédiatement à la tradition antique du dialogue socratique, ni même aux reprises du dialogue durant la Renaissance et les Lumières sous la forme de colloques ou d’entretiens. Les dialogues de Sand s’inscrivent cependant dans la tradition socratique sur le double plan de la forme et du fond. Quoique ces romans dialogués n’aient pas été écrits à l’origine pour être joués, ils sont à la fois organisés et mis en page de manière théâtrale. De plus, ces dialogues polyphoniques et philosophiques, tels ceux de Platon, mettent en scène des interlocuteurs qui posent des questions et y répondent, invitant ainsi les lecteurs à se poser les mêmes questions. Si l’héritage socratique dans les œuvres de Fontenelle, Marmontel ou Diderot a fait l’objet d’études importantes3, Écriture, performance et théâtralité dans l’œuvre de George Sand un travail approfondi reste à faire sur la manière dont les romans dialogués de Sand s’inscrivent dans cette tradition, avant même le « premier » roman dialogué qui, selon Marie-Hélène Boblet, serait le Jean Barois (1913) de Roger Martin du Gard4 :
Roger Martin du Gard dès 1913, dans Jean Barois, explorait de nouveaux territoires romanesques en usant du dialogue. Le dialogue philosophique par le biais duquel il explore ces territoires n’est certes pas neuf. Ce qui l’est, c’est ce qu’il en fait au service du roman. Le dialogue n’est pas utilisé seulement comme un instrument intellectuel, il sert aussi à rendre vivant un échange d’idées. La rhétorique du dialogue littéraire, philosophique et dramatique, éprouvé depuis des siècles, est confirmée dans Jean Barois. Mais cette rhétorique accomplit une nouvelle configuration poétique, celle du roman dialogué, travaillé de l’intérieur par la forme dramatique dominante. Ce faisant, elle donne nouveau corps et nouveau sens au dialogue dans le roman5.
2Ces « nouveaux territoires romanesques », tout à la fois « littéraire[s], philosophique[s] et dramatique[s] », sont également ceux qu’explore George Sand dans ses romans dialogués. Dans cet essai, poursuivant le travail entrepris par Marielle Vandekerkhove-Caors et Ève Sourian6, et tout récemment Jeanne Goldin7, j’étudierai la manière dont Le Diable aux champs reprend l’héritage historique et typologique du dialogue philosophique dans un cadre romanesque, créant ainsi une forme hybride propice à la formation de celui ou celle que j’appellerai lecteur herméneute. Nous verrons comment la poétique de ce roman dialogué – qui met en jeu les discours littéraire et philosophique, comme les dimensions théâtrales ou dramatiques du texte – renforce le projet pédagogique de George Sand après 1851.
3Une réplique de Jacques, le vieux sage du Diable aux champs qui dialogue le plus souvent avec un autre personnage reparaissant, Ralph Brown, nous montre l’importance de la vérité dans le roman. Lorsqu’on lui demande si « tous les hommes […] cherchent sincèrement la vérité », Jacques répond : « Ceux qui ne l’aiment ni ne la cherchent sont ceux qui n’en ont pas la moindre notion. Il faut les instruire et non les maudire. » (part. II, sc. 10, p. 97) Ces directives sur la manière de chercher et d’aimer la vérité évoquent la philosophie comme amour (philo) du savoir (sophia) et la quête de la vérité qui sous-tend le dialogue philosophique. Bien que cette recherche de la vérité, présente dans le dialogue sandien, nous soit familière, la forme du roman dialogué l’est beaucoup moins. La poétique du dialogue philosophique, forme où règnent traditionnellement le développement des idées et la quête du savoir aux dépens des éléments romanesques, est en tension avec celle du roman diégétique, forme dirigée par le développement d’une intrigue et la création de personnages. Comme le suggère Boblet : « Le dialogue de roman, en effet, s’insère dans un récit et représente, comme la description, un arrêt de la dynamique narrative, que souvent il commente […]. Les moments de conversation sont des moments suspendus8. » Dans Le Diable aux champs, roman fait uniquement de dialogues, sans narration diégétique, le dialogue ne saurait plus marquer un simple moment « suspendu ».
4Divisé en sept parties, elles-mêmes divisées en « scènes », Le Diable aux champs campe la communauté provinciale de Noirac : la noble Diane qui vient de s’y installer ; son admirateur et fiancé potentiel Gérard de Mireville, noble ruiné ; sa femme de chambre Jenny ; son nouveau jardinier Florence, personnage mystérieux ; la lorette Myrto, ancienne maîtresse de Gérard ; et la troupe de bohèmes marionnettistes qui réunissent ces personnages comme spectateurs à la fin du roman. Le texte noue plusieurs intrigues parmi lesquelles deux histoires d’amour et la récupération des lettres d’amour de Diane à deux amants, en possession de Myrto. Outre ces intrigues, de nombreuses scènes sont constituées de dialogues non narratifs (des « moments suspendus » qui ne font pas progresser l’intrigue) où se débattent des questions de morales ou de philosophie. En apportant des échos révélateurs aux intrigues, que ce soit sur les questions du mal, de l’amour ou du mariage, ces scènes engagent le lecteur dans un processus de réflexion philosophique. L’examen du dialogue hybride de Sand, qui s’inscrit dans la tradition du dialogue philosophique, tout en jouant sur les formes du roman au xixe siècle, montre comment l’œuvre négocie la tension entre deux formes, emblématiques de deux périodes différentes9. En tissant les réflexions philosophiques au mouvement des intrigues sentimentales et à la représentation d’un spectacle de marionnettes, Sand forge de nouvelles relations entre philosophie, fiction et théâtre. C’est par l’intermédiaire du théâtre, forme structurée par l’intrigue et le développement des personnages, mais construite formellement à partir du « dialogue » entre les interlocuteurs, que Sand fait dialoguer des personnages romanesques en les initiant au dialogue philosophique. Ce faisant, elle propose une vision novatrice de la lecture et du rapport entre texte et lecteurs, que l’œuvre lance dans une recherche passionnée du sens et de la vérité.
Action romanesque et philosophie en dialogue
5Si la critique a souvent souligné le choix chez Sand du roman à thèse10, qui met en fiction ses idéaux d’une communauté socialiste et chrétienne, le lecteur du Diable aux champs découvre en revanche plusieurs perspectives sur la religion ; à la place de traités doctrinaux, il y trouve des débats, voire des polémiques : le débat entre Jacques et son compagnon anglais, Ralph Brown, à propos du rapport entre dogme, doctrine et culte ; celui de deux curés, à propos de l’orthodoxie ; finalement celui de deux paysans, à propos du rôle des pratiques païennes dans le catholicisme. Comme l’amour pour Le Banquet de Platon, le christianisme dans le roman dialogué de Sand n’est pas réductible à une définition unique. Bien que l’on puisse trouver une voix sandienne dans Le Diable aux champs, l’auteure s’exprime à travers plusieurs personnages et non par le biais d’un seul porte-parole. Si le dialogue littéraire est polyphonique par définition, certains interlocuteurs exercent un contrôle sur d’autres par le discours ; le dialogue ne figure toutefois aucune voix narrative privilégiée. Le lecteur découvre ainsi plusieurs perspectives qu’il doit tisser ensemble de manière à développer ses propres idées.
6Le roman sandien appartient clairement à la tradition socratique qui exige l’engagement philosophique des interlocuteurs comme des lecteurs. Mais, au lieu d’offrir des propositions philosophiques, comme le ferait un traité, le dialogue socratique développe les idées à travers une série de questions et de réponses ; ce processus invite le lecteur à répondre en même temps que les interlocuteurs et donc à participer au processus de pensée que mettent en scène ces voix dialoguées. C’est en répondant lui-même aux questions de Socrate, par exemple, que le lecteur du Banquet, tout comme ses interlocuteurs, commence à comprendre l’amour. Le dialogue met en scène l’éducation des interlocuteurs qui apprennent à raisonner dans et par le biais du dialogue. Ainsi est-ce aussi par le biais du dialogue que les lecteurs, qui se trouvent face aux mêmes questions, peuvent rejouer les scènes des interlocuteurs et apprendre eux-mêmes à raisonner.
7Tout comme le dialogue philosophique qui interpelle son lecteur en mettant en scène des interlocuteurs s’interrogeant sur un sujet particulier, Le Diable aux champs initie un dialogue avec son lecteur, qui entre in medias res dans la première scène du roman où Ralph et Jacques discutent de la religion. Lorsque Jacques remarque : « Eh oui, sans doute, le christianisme… », le lecteur est tenu de s’imaginer la conversation qui précède cette réflexion, et donc ce qui, dans le christianisme, ne fait aucun « doute » (part. I, sc. i, p. 5). En outre, les points de suspension après le mot « christianisme » exigent que le lecteur poursuive lui-même l’idée. Cette sollicitation du lecteur est soulignée par la réponse de Ralph : « Attendez ! Attendez ! ceci demande réflexion […]. » (ibid.) Cette première scène ne révèle pas les perspectives des personnages sur la religion, et n’introduit aucun élément de l’intrigue. Elle sert plutôt à indiquer au lecteur ce à quoi il doit penser – le christianisme –, et à l’avertir qu’il devra réfléchir avant d’arriver à une conclusion.
8Ce type de dialogue, qui ne participe pas au dénouement des intrigues sentimentales, ponctue le roman. Les personnages qui s’y engagent sont toujours interrompus sans jamais arriver à une conclusion, car le texte introduit souvent le lecteur in medias res dans une autre discussion11. Les interlocuteurs du roman ne parvenant jamais à parachever leur prise de position, le lecteur, à qui l’on n’offre aucune résolution, doit alors développer son propre savoir. Quand vers la fin du roman, Jacques commence une scène en disant à Ralph « nous approfondirons le sujet que nous n’avons qu’effleuré hier soir : la famille », on voit que le sujet a changé, mais pas la forme (part. III, sc. iii, p. 117). Le lecteur entre à nouveau en plein milieu d’une discussion au cours de laquelle les personnages abordent des concepts sans trancher. Sand exige que le lecteur soit un participant actif, chargé de construire ce qui est au-delà des pages du roman. Les scènes commencent au milieu d’une conversation et se terminent fréquemment avec des phrases comme celle que Jacques dit à Florence : « je vais vous dire pourquoi » (part. VI, sc. vi, p. 267). Or, commence aussitôt une nouvelle scène qui ne remplit aucunement cette promesse. Sautant ainsi d’une conversation à l’autre, le lecteur n’a jamais accès à ce « pourquoi » et se retrouve à remplir les lacunes.
9En demandant aux lecteurs de compléter les pensées des interlocuteurs, le dialogue souligne l’importance des questions dans le processus philosophique. Ce sont les questions, et non pas les réponses, qui en fin de compte produisent et révèlent le savoir dans ce roman de Sand où les interlocuteurs reconnaissent le pouvoir de l’interrogation. En faisant la paix avec Jenny, la lorette Myrto lui dit : « je sens que mes questions te blessent » (part. VII, sc. iv, p. 307). La question est une arme déstabilisante qui agit sur ceux à qui elle est posée. Lorsque le sage Jacques dit à Ralph, « Prenez cent personnes, dont une seule sera instruite, et condamnez-la à vivre et à travailler avec les quatre-vingt-dix-neuf autres. Quelle sera la plus à plaindre ? Celle-là précisément qui comprendra l’impuissance physique et morale de ses compagnons » (part. III, sc. iii, p. 123), Jacques joue le rôle d’accoucheur socratique qui provoque son interlocuteur par ses questions avant d’offrir une réponse. Représenté pour le lecteur, comme dans les exemples précédents, le pouvoir de la question agit aussi sur le lecteur. La question de Jacques requiert que le lecteur réfléchisse avec les interlocuteurs aux écueils de l’inégalité. Tout comme les résidents de Noirac et les interlocuteurs de Socrate chez Platon, les lecteurs de Sand sont guidés par des questions qui éveillent leur réflexion, leur raison et, en fin de compte, leur savoir.
10Cependant, les romans dialogués de Sand transforment les modèles de l’Antiquité et des Lumières. L’importance structurale de l’intrigue chez Sand représente une rupture par rapport aux textes de Platon et de Diderot : tous deux ont écrit des dialogues organisés autour d’une intrigue, mais dont le fil conducteur est ce dont discutent leurs personnages, et non pas ce qui s’y passe12. Alors que les écrivains de dialogues antérieurs font figurer à la fois une intrigue et un argument philosophique, Sand renverse la priorité de ces deux éléments narratifs. Le débat intellectuel qui était essentiel pour le dialogue philosophique avant l’œuvre sandienne est ici subordonné au développement de l’intrigue. Les dialogues de Sand sont avant tout des romans qui cultivent un rapport contradictoire avec le lecteur : en tant que dialogues, ils l’invitent à participer à une discussion d’idées ; en tant que romans, ils sont déterminés par un monde fictif qui exclut le lecteur. Le lecteur du Diable aux champs doit prendre position dans les débats sur la classe sociale et la religion, mais il ne peut se joindre à Florence pour récupérer les lettres de Diane ou bien jouer un rôle dans les histoires d’amour du roman.
11Dans Le Diable aux champs, la distinction que font les personnages entre l’action et la pensée souligne cette tension entre les deux fils conducteurs du texte : la progression de l’intrigue et le développement des idées et du savoir, par le dialogue entre les interlocuteurs, qui met en abyme la participation des lecteurs. Le marquis de Mireville, par exemple, dit aux paysans qui travaillent sa terre : « Vous êtes libres de penser et de raisonner comme vous pourrez, mais pas libres d’agir contre mes principes […]. » (part. II, sc. ii, p. 52) De même, quand Jenny, la femme de chambre de Diane, trouve curieux que celle-ci préfère monter à cheval avec le marquis plutôt que parler avec lui, Diane répond : « C’est justement pour ne penser à rien que je galope […]. » (part. I, sc. iii, p. 23) Si Diane et Gérard définissent l’action par opposition au discours et à la pensée, le roman dialogué, qui tisse la philosophie à l’intrigue romanesque, insiste sur le fait que ces domaines ne sont pourtant pas distincts. Le mariage entre l’action et la pensée que l’on voit dans Le Diable aux champs résulte avant tout de sa forme dialoguée, qui met en scène le processus actif du raisonnement et exige l’engagement du lecteur dans la pensée active. Le lecteur de Sand, comme celui de Platon, apprend en répondant aux questions que se posent les interlocuteurs ; il acquiert activement son savoir. On trouve l’aboutissement de cette réconciliation de la pensée avec l’action dans le fait que ce roman dialogué est à différents moments guidé soit par la réflexion philosophique, soit par la progression de l’intrigue. Comme Sand entrecoupe les scènes de réflexion philosophique de celles où avance l’intrigue amoureuse, le lecteur, dont la lecture est constamment interrompue avant que la scène ne se termine de façon satisfaisante, ne peut jamais se situer de manière stable dans un type de discours ou un autre. Il est pris entre les deux mondes du roman dialogué. Dans Le Diable aux champs, le savoir résulte de l’action en ce que la forme montre la pensée en action, et la réflexion va toujours de pair avec l’action romanesque ; la forme du texte joue ainsi sur la tension entre la pensée abstraite et l’action concrète qu’articulent les divers personnages.
Vers une herméneutique du spectateur : l’épistémè moderne de Sand
12Dans son histoire épistémologique, Les Mots et les choses, Michel Foucault examine comment l’époque classique – époque durant laquelle le dialogue philosophique régnait sur la production littéraire – définissait et classait le savoir ; il offre ainsi un cadre théorique pour mieux comprendre comment un roman dialogué moderne, à l’instar d’un dialogue philosophique, peut contribuer à son tour à la transmission et à la production du savoir. Selon Foucault, le savoir des xviie et xviiie siècles se produit et se reflète dans des grilles ordonnant le monde. L’âge classique se définit par sa tendance à la classification taxinomique du visible, ce qui fait de l’histoire naturelle l’un des champs exemplaires de cette période, et en particulier la botanique :
[…] ce n’est pas parce qu’au xviie et au xviiie siècle on s’est intéressé à la botanique, qu’on a porté l’examen sur les méthodes de classification. Mais parce qu’on ne pouvait savoir et dire que dans un espace taxinomique de visibilité, la connaissance des plantes devait bien l’emporter sur celle des animaux13.
13Suivant le modèle de Foucault, le Florence du Diable aux champs, monsieur devenu jardinier, représenterait un héros de l’âge classique qui cherche à comprendre le monde en l’ordonnant à travers les plantes.
14Cependant, la trajectoire de Florence vers le savoir ne rentre pas vraiment dans la grille épistémologique de Foucault. Pour Florence, qui explique qu’il a « cherché à vivre de [s]on travail », l’expérience de l’homme, en l’occurrence son travail, est un élément capital de l’ordre du monde (part. III, sc. iii, p. 120). Comme le note à juste titre Jeanne Goldin, « Florence incarnera, plus que tout autre personnage, les changements sociaux que souhaite George Sand14 ». Florence devient le porte-parole des idéaux révolutionnaires de 184815, tout en représentant une modernité qui, selon Foucault, relève des domaines de pensée liés à la vie, au langage et au travail ; il ne s’agit donc plus de l’observation des plantes et du monde visible, mais de l’homme qui vit, parle et travaille. Porte-parole d’une révolution sociale et politique, Florence articule aussi un point de rupture épistémologique en ce qu’il incarne une espèce de botaniste et travailleur représentant l’être humain en tant que sujet : « […] je suis observateur, et les êtres humains ne sont pas plus mystérieux que les plantes. » (part. II, sc. ix, p. 91) Pointant vers un ordre classique des savoirs tout en jouant le rôle d’observateur-spectateur de l’homme, Florence incarne le passage à un ordre moderne du savoir. En effet, le savoir aux xviie et xviiie siècles, selon Foucault, s’exprimait dans des grilles organisant les mots et les choses. L’observateur-spectateur du xixe siècle, celui que met en scène Sand, organise les hommes dans ces grilles. Quand Ralph admet qu’il a « une grande répulsion pour le désordre », Jacques lui réplique : « Vous avez raison, et ceci nous ramène à traiter de la morale, de l’amour et de la famille. » (part. III, sc. iii, p. 124) Dans le dialogue sandien, le désordre auquel on doit remédier n’est pas celui du monde physique, mais celui du monde moral, celui de l’homme.
15Le savoir du spectateur, de celui qui ordonne l’homme au lieu des plantes dans le monde visible, révèle un point de transition. Le spectateur emploie un modèle de l’âge classique, mais pour acquérir le savoir d’un sujet moderne. Ainsi, les résidents de Noirac vont au spectacle théâtral qui conclut le roman non seulement pour se divertir, mais aussi pour savoir. Le curieux Polyte dit : « Je voudrais bien savoir comment c’est fait dans ce théâtre ! […] J’ai envie de passer sous la tapisserie pour regarder. » (part. VII, sc. ii, p. 301) Si son intérêt est de « savoir » (en voyant) comment fonctionne le théâtre, cette quête du savoir est vite étendue au théâtre social qui l’entoure. Mme Paturon le gronde : « Tu ne penses qu’aux marionnettes, toi ! Es-tu bête ? Regarde donc ces Égyptiennes qui sont à côté de M. Jacques ! » (ibid.) Les « Égyptiennes », qui ne sont en l’occurrence pas des Égyptiennes, mais des Anglaises (les filles de Ralph et d’Indiana), représentent, en tant qu’étrangères, quelque chose à savoir (au lieu de quelqu’un à connaître) par l’intermédiaire de l’observation. La société, comme le théâtre, est à déchiffrer avec les yeux. Ainsi Diane, « curieuse de savoir ce que c’est qu’une lorette », cherche à voir ce type de femme entretenue (part. III, sc. i, p. 110). Cette quête pour ordonner et définir les êtres sociaux est mise en relief dans le roman sandien, dont la forme dialoguée le distingue de la littérature panoramique du xixe siècle. Si plusieurs romans du xixe siècle mettent en scène des types sociaux, comme le philosophe, le paysan, le capitaliste, le légitimiste et le catholique (tous types que l’on retrouve dans Le Diable aux champs), le roman dialogué de Sand met en scène le processus, auquel est invité à participer le lecteur, de définir ces types et de les situer dans la société. Les personnages du Diable aux champs organisent le savoir selon le monde humain, tout comme le botaniste classifie et organise le savoir selon le monde des plantes. Au xixe siècle, le rôle de l’homme n’est plus limité à celui d’observateur qui organise ; l’homme du xixe siècle et son monde font à présent partie de l’organisation.
16Dans Le Diable aux champs, l’acteur et marionnettiste Maurice, personnage modelé sur le fils de Sand, élabore une taxinomie des types humains selon la réaction qu’aurait chacun d’eux en regardant Tartuffe : les dévots sincères sortiraient ; les philosophes trouveraient sa morale trop timide ; les littérateurs seraient divisés par des questions de style ; les républicains trouveraient l’idée d’un « prince ennemi de la fraude » inadmissible ; les proudhoniens désapprouveraient ses éloges de la vraie piété ; les saint-simoniens et fouriéristes critiqueraient ses éloges du mariage et de la famille (part. V, sc. v, p. 227). Comme le botaniste de l’âge classique, qui organise les plantes dans une grille, Maurice classifie l’homme, et le fait selon la façon dont il jouerait le rôle de spectateur. Si être spectateur représente le moyen d’ordonner, le spectateur est lui-même « ordonné » par Maurice : il classifie non seulement les spectateurs hypothétiques de Tartuffe, mais aussi les spectateurs de son spectacle de marionnettes. Quand le public arrive, le lecteur le « voit » à travers les yeux des acteurs qui narrent ce qui se passe dans la salle (part. VII, sc. i, p. 296). Maurice reconnaît le pouvoir de cette position, faisant remarquer à son ami Damien :
Sais-tu que c’est amusant d’être où nous sommes ? Tous ces spectateurs qui se tournent le dos ne savent pas qu’en face d’eux nos yeux, braqués derrière cette tapisserie, saisissent tout ce qu’ils croient cacher ? C’est eux qui maintenant nous donnent la comédie. (ibid., p. 298)
17Dans l’univers moderne de Sand, l’homme est à la fois le spectateur qui étudie et le spécimen étudié.
18Le champ lexical des comédies, des costumes et des rôles chez Sand déborde des scènes dans lesquelles figurent des acteurs proprement dits. Jeanne Goldin précise ainsi : « Le thème théâtral est effectivement l’un des fils essentiels du roman16. » Aussi trouve-t-on une mise en abyme du théâtre et un renversement entre illusion comique et réalité, comme le montre la remarque de Maurice. Le conflit des lettres volées de Diane, par exemple, est résolu par une série de « comédies ». Eugène remarque que quand Florence « fait le jaloux […] c’est intrigué comme une comédie ! » (part. III, sc. xi, p. 153). Quand Diane apprend comment Florence récupérera ses lettres, elle a une réaction similaire : « […] c’est un homme à jouer tous les rôles, ce garçon-là ! » (part. III, sc. xii, p. 155) En découvrant le rôle qu’y joue Jenny, elle ajoute : « Jenny ! […] Tu as plus d’esprit que toutes les Dorines du théâtre ! » (ibid., p. 158) Jenny est choquée par l’habit élégant que met Florence pour amener Myrto à céder les lettres par la ruse ; Myrto, toutefois, reconnaît ce monsieur-jardinier : « Tiens ! […] monsieur Marigny ! voilà enfin votre diable de nom qui me revient… Vous êtes là, vous n’êtes plus déguisé, et je ne vous voyais pas ! », remarque-t-elle (part. III, sc. viii, p. 142). Le texte sandien fait sauter la ligne de partage entre rôle et identité ; dans le cas de Florence, ce qui est un déguisement pour Jenny représente la perte du déguisement pour Myrto. L’identité est relative au spectateur qui l’observe. Comme l’explique Eugène, également acteur et marionnettiste, en préparant ses marionnettes : « La pièce se fera d’après les costumes ; c’est la nouvelle manière. » (part. V, sc. v, p. 225) L’identité est gouvernée par le costume, non seulement dans le monde des marionnettes, mais aussi dans le spectacle social où vivent et agissent les personnages sandiens.
19Au-delà de la pièce des marionnettes et du marivaudage lié à la récupération des lettres d’amour, on trouve dans Le Diable aux champs un troisième niveau de performance : tout le monde est à la fois comédien et spectateur dans la comédie sociale. Cette théâtralisation des rôles est la plus évidente en ce qui concerne Myrto, la lorette auparavant appelée Céline, et Florence, le jardinier auparavant appelé Marigny. Chacun des deux a pris un nouveau rôle social, et a marqué cette transition en prenant un nouveau nom. Même avant que le lecteur ne découvre que Florence était un homme riche qui a perdu sa fortune, Diane se demande si Florence est un « nom de comédie […]. Florence, jardinier-fleuriste… » (part. I, sc. vii, p. 40). Les personnages de Sand vivent dans une époque où l’on peut se faire un nom, une époque où l’identité se construit moins selon la naissance, et plus selon la performance d’un rôle. Même la noble Diane veut se faire un nom dans cette nouvelle société qui lui permet une telle autocréation. Méditant son mariage au marquis (et donc sa nouvelle identité de marquise), Diane explique à Jenny :
Ne me dis pas son nom. Il a un grand nom nobiliaire, et c’est là une des choses dont je me suis sottement éprise ; à présent que je me suis habituée à l’idée de le porter, ce nom m’ennuie. […] Il faudrait cesser d’être comtesse et porter un nom roturier, mais illustré par une gloire personnelle. Ce serait plus de mon siècle, ce serait de meilleur goût. (part. I, sc. 3, p. 26-27)
20La possibilité de se faire un nom, à laquelle adhère avec enthousiasme l’aristocrate de Sand, représente non seulement la nouvelle possibilité d’ascension dans l’échelle sociale, mais aussi, et très fréquemment, la comédie qu’est devenue la société.
21Dans le roman dialogué, la pièce de marionnettes figure un microcosme du théâtre social de la France du xixe siècle. Damien remarque que les femmes maquillées sont belles comme un « décor d’opéra ; mais en comparaison de la nature… » (part. I, sc. viii, p. 42). Maurice lui coupe alors la parole pour lui rappeler que personne ne s’intéresse à la nature, sauf eux, les acteurs. En comparant la femme au décor d’un opéra et la nature aux comédiens, Sand déstabilise les notions d’artifice et de nature. Vers la fin du texte, quand Jean, le domestique de Maurice, s’écrie « mademoiselle Jenny, monsieur Florence, la comédie est finie », le lecteur comprend qu’il s’agit non seulement des marionnettes, mais aussi de la comédie de Jenny et de Florence, qui se sont distanciés de la performance pour finalement se déclarer leur amour (part. VII, sc. iv, p. 313). Le rôle de l’homme dans la société n’est ni moins performatif, ni moins prescrit que celui des marionnettes que manipulent les artistes, ce que Sand souligne quand elle fait ensuite parler les marionnettes, sans l’aide des acteurs, de leur ressemblance avec les êtres humains. Si les marionnettes représentent a priori l’incapacité d’agir de manière autonome, celles de Sand ont néanmoins le dernier mot lorsqu’elles révèlent que les êtres humains, à leur instar, sont manipulés pour jouer un rôle.
22À cause de ces rôles prescrits, lorsque Diane veut devenir l’amie de Florence, celui-ci s’y refuse en faisant le raisonnement suivant : « […] de deux choses l’une : ou je puis accepter le titre de votre ami, en prenant la résolution de ne jamais vous revoir ; ou je puis rester chez vous, en ne me considérant que comme votre jardinier. » (part. IV, sc. xiii, p. 211) En dépit de la liberté de s’inventer, dont jouit l’homme du xixe siècle, les rôles de la comédie sociale sont assujettis à des contraintes despotiques, non plus celles de la naissance, mais celles du spectacle que constituent la vie sociale et ses prescriptions. Êtres de spectacle, les personnages de Sand sont donc conscients de jouer des rôles écrits pour des spectateurs et validés par eux. C’est en tant que spectateur que l’on perçoit autrui, et par conséquent, c’est pour le regard du spectateur que l’on se construit. Selon Florence, quand Diane l’appelle du jardin par caprice, ce n’est pas pour parler de ses plantes, « C’était pour avoir un spectateur […] » (part. II, sc. ix, p. 91). En attendant que la performance commence, le curé de Noirac insiste auprès du curé de Saint-Abdon pour que leur débat religieux reste discret. Bien qu’ils aient été francs l’un avec l’autre tout au long du texte, le curé de Noirac exige qu’en public, devant les spectateurs, leur discours soit modifié (part. VII, sc. ii, p. 299). Les spectateurs pour qui l’on joue son rôle ont en fin de compte le pouvoir de déterminer ces rôles.
Le théâtre du savoir
23Comme le théâtre est à la fois un microcosme de la société et le point culminant de ce roman qui se conclut sur un spectacle de marionnettes, il n’est pas surprenant que dans Le Diable aux champs, Sand théorise explicitement le rapport entre le théâtre et son spectateur. Quand Damien demande aux autres acteurs si leur théâtre sera politique, Maurice répond que le but de l’art est « d’élever les sentiments » : « […] nous pourrons toujours glisser quelque vérité utile, sous une forme légère et divertissante. » (part. II, sc. vi, p. 70) Eugène ajoute : « Savez-vous que cela pourrait être plus sérieux et plus utile que de brailler dans les assemblées politiques pour ne rien dire ? » Et Damien de conclure : « Et de barbouiller du papier sans avoir une idée ! » (ibid., p. 70-71) La comparaison que font les acteurs entre le théâtre et ce « papier barbouillé » est pertinente à deux niveaux. D’abord, elle avantage l’oral par rapport à l’écrit – hiérarchie qui se retrouve fréquemment chez les écrivains de dialogues. Ensuite, elle privilégie les œuvres d’imagination par rapport aux œuvres de raison. Autrement dit, le théâtre en tant que fiction peut révéler un savoir inaccessible aux discours purement philosophiques. Grâce à son vaste public au xixe siècle, le théâtre, en tant que forme plus accessible aux classes moyennes et aux femmes que ne l’est la philosophie, est plus efficace que le « papier barbouillé » dans la mesure où il médiatise la réflexion philosophique qui mène au savoir. Pendant que les acteurs finissent leurs préparations pour la performance, Damien leur explique :
Le théâtre a une mission plus fine et plus douce que la discussion […]. Vous y venez chercher une fiction ; il faut que cette fiction vous saisisse, et si elle se laisse oublier […], vous voilà aussitôt en garde ou en guerre contre la leçon qui aurait pu vous venir, à votre insu, à travers l’émotion ou le rire. (part. V, sc. v, p. 230)
24Ce passage est capital en ce qu’il met en valeur l’entrelacement du dialogue dramatique et du dialogue philosophique. Le théâtre, plus « fin » que la discussion et aussi actif que celle-ci, ouvre la voie à la réflexion, soulignant ainsi combien la pensée et l’action, en dépit des arguments de Diane et de Gérard, ne sont pas en conflit.
25Pour Sand, le savoir provient de la fiction et se reflète en elle. Si elle n’est pas la première à privilégier les œuvres d’imagination d’une telle manière, son dialogue hybride lie la fiction et la philosophie non seulement par son contenu, comme le font les romans philosophiques des Lumières, mais aussi par sa forme17. Le roman dialogué, comme le dialogue philosophique, met en scène l’éducation, mais pour Sand, cette éducation dépend d’un engagement avec le dialogue fictif – celui du roman entier comme celui de la pièce des marionnettes. Si tout au long du roman, on attend cette comédie qui se prépare, le lecteur ne voit qu’une courte scène de la performance qui n’est, en fin de compte, qu’une discussion entre Cassandre et Pierrot, « son jardinier » – rapport qui fait écho à celui entre Diane et Florence –, à propos de l’efficacité des vaccins. Cette scène, atypique pour une comédie, est aussi non narrative que les discussions philosophiques du Diable aux champs. Quand Cassandre dit que les vaccins sont une invention du diable, elle provoque des réactions non seulement des interlocuteurs sur scène, mais aussi du public (part. VII, sc. iii, p. 303). Pierrot lui répond : « On m’a dit pourtant que ça empêchait la petite vérole. » Et Germain, « dans le public, tout haut », ajoute : « C’est vrai que ça l’empêche ! Faut pas dire le contraire. » (ibid.) Le public entre donc en dialogue avec les marionnettes. Cassandre répond d’abord à Germain, donc au public : « Moi je vous dis le contraire. » Puis se tourne vers la marionnette Pierrot pour dire : « Et vous êtes une bête de me contredire. » (ibid.) Tout comme le dialogue philosophique, qui pose des questions aux lecteurs en mettant en scène des interlocuteurs qui s’interrogent, la conversation de la comédie fonctionne à plusieurs niveaux : entre les « interlocuteurs » sur scène ; entre le public et les acteurs/marionnettes ; entre le texte et ses lecteurs. Non seulement le théâtre représente de nouvelles manières d’ordonner le savoir ; il incite aussi le public à produire et à ordonner le savoir lui-même. Le théâtre est un élément capital du dialogue fictif de Sand parce qu’il est une fiction qui engage le lecteur au dialogue et par le dialogue. Cela se voit à la conclusion de la pièce, lorsque le paysan Germain dit à un voisin : « C’est une vilaine comédie. J’aurais voulu casser la tête à ce vieux gueux qui bat son domestique parce qu’il veut se faire vacciner. Y a du mauvais dans les inventions nouvelles, c’est vrai ; mais y a du bon aussi. » (part. VII, sc. v, p. 315) Le public quitte la performance en discutant des questions posées dans celle-ci, à travers la fiction ; le lecteur du dialogue sandien doit faire de même.
26Si la forme dialoguée du roman, qui exige la participation du lecteur, semble entrer en conflit avec son intrigue, d’où le lecteur est nécessairement exclu, la figure du spectateur s’instruisant « à travers l’émotion ou le rire » (part. V, sc. v, p. 230) permet d’équilibrer les deux fils conducteurs du roman dialogué. La mise en page du dialogue, et surtout celle du Diable aux champs avec ses « scènes » et ses didascalies, ressemble à celle du théâtre et donc encourage son lecteur à prendre le rôle du spectateur qui, suivant le modèle des résidents de Noirac qui vont au théâtre, doit corriger les mœurs par le rire, comme le rappelle Maurice (ibid.). Le théâtre de marionnettes joué par les comédiens vise à « instruire en amusant » ses spectateurs (ibid.), tout comme le fait le dialogue de Sand vis-à-vis de ses lecteurs. Dans Le Diable aux champs, le théâtre rapproche le discours – tissu du dialogue philosophique – et l’action, qui est au cœur de l’intrigue romanesque. Comme le souligne Ralph quand il demande à Eugène s’il peut être « un de [ses] spectateurs privilégiés » (part. I, sc. ii, p. 9), le spectateur est en position de privilège en ce que le savoir est actif pour lui. Acquis activement, son savoir naît de l’action sur le monde.
27Le diable du Diable aux champs est une figure clé dans ce théâtre des idées. Comme le note David A. Powell, le diable chez Sand pose en effet des questions sans offrir de réponses18. Représentant des interrogations auxquelles on cherche à répondre, le diable mystérieux et multiforme sert d’accoucheur du savoir. Il joue en cela une fonction similaire à celle des interlocuteurs des dialogues, qui se posent des questions entre eux ; fonction qui est aussi celle du dialogue en général, qui pose des questions au lecteur. En outre, le diable est le nœud où se rejoignent les deux trames de la forme hybride du roman dialogué. Marionnette indispensable dans la pièce, il joue un rôle central dans l’intrigue romanesque ; figure controversée dans la religion, il est un sujet important des dialogues philosophiques qui ne participent pas directement à cette intrigue19. Au début du roman, on apprend que le diable a perdu le pouvoir théâtral de faire peur au public. Le curé de Saint-Abdon pense même à transformer en saint cette marionnette, qui représentait à l’origine un Charlemagne :
Je l’habillerai plus décemment, je lui couperai les cornes et je lui mettrai une autre barbe ; j’en ai cinq dans mon église qui n’ont pas si bonne mine que lui, car, en le regardant bien, il n’est pas désagréable. (part. I, sc. viii, p. 45)
28Si le diable est une convention nécessaire dans la comédie, on voit que rien, dans cette personnification du mal, n’est nécessaire ou immuable. Il est construit et transformé selon la volonté des hommes. Pour les personnages sandiens, les conversations relatives à l’invention et à la manipulation du diable portent non seulement sur la marionnette, mais aussi sur le diable du christianisme. Selon Jacques, le diable, « création grossière de l’imagination » et « burlesque personnification du mal » (part. I, sc. v, p. 31), ne saurait s’imposer comme condition nécessaire à l’existence d’une religion ; pour Ralph, le diable est une de ces « figures merveilleuses que les abstractions ont prises dans l’esprit des peuples » (ibid.). La question de comment définir le diable, soit comme figure concrète, soit comme métaphore abstraite, pénètre les dialogues philosophiques qui émaillent Le Diable aux champs. Le curé admet qu’il croit au bien et au mal, mais pas sous ses formes visibles. Maurice fait remarquer à ses collègues que l’« on s’est toujours moqué de la figure [du diable], du symbole […], ce qui n’empêchait pas de respecter ou de craindre l’idée cachée sous le symbole » (part. VI, sc. xii, p. 288-289). Cette tension entre l’idée abstraite et la représentation concrète est précisément ce que Sand exige que l’on considère en réconciliant le dialogue philosophique et le roman dialogué. Tout lecteur de dialogue doit raisonner avec des interlocuteurs ; celui des dialogues sandiens doit aussi être un lecteur de fiction qui, tout en reconnaissant la fiction comme telle, prend au sérieux l’idée « cachée sous le symbole » (ibid., p. 289).
29Si les romans dialogués de Sand créent de nouvelles relations entre le dialogue philosophique et le roman, l’intrigue romanesque, loin d’être en conflit avec le dialogue philosophique, en est l’aboutissement. Bien que Le Diable aux champs, où sont évoqués « certains philosophes du xviiie siècle » (part. V, sc. i, p. 216), soit issu d’une forme philosophique qui précède l’œuvre sandienne, le texte déstabilise et élargit notre conception même de la « philosophie ». La forme dialoguée, qui met en scène et favorise le développement intellectuel, se prête à l’écriture philosophique. Elle révèle comment ses interlocuteurs produisent, acquièrent et organisent le savoir ; modèle de développement, elle contribue à l’éducation du lecteur. Chez Sand, ce processus, où se développe le savoir, dépend de la fiction, du théâtre et, plus globalement, de l’herméneutique. C’est grâce au rapport entre la fiction et le savoir – rapport dévoilé dans le roman dialogué – que les textes de Sand, dialogués ou narratifs, peuvent non seulement représenter la formation de leurs héros, mais aussi contribuer à l’enseignement et à la formation de leurs lecteurs.
Notes de bas de page
2 Notamment Gabriel (1839), Les Sept Cordes de la lyre (1840), Les Mississipiens (1840), Cadio (1867) et Le Diable aux champs, dont la longue genèse s’étale de 1851 à 1855. Je citerai l’édition du Diable aux champs de 1875 chez Michel Lévy, en précisant la partie et la scène auxquelles appartiennent les citations, suivies de la pagination.
3 Voir, notamment : S. Guellouz, Le Dialogue ; C. Sherman, Diderot and the Art of Dialogue ; H. R. Jauss, The Dialogical and the Dialectical « Neveu de Rameau » : How Diderot Adopted Socrates and Hegel Adopted Diderot.
4 Voir, à ce propos, M.-H. Boblet, Le Roman dialogué après 1950. Une poétique de l’hybridité, p. 29. Il est regrettable que cet ouvrage, par ailleurs remarquable, ne fasse pas sa place à l’œuvre sandienne et à ses romans dialogués qui précèdent de quelques décennies l’œuvre de Martin du Gard.
5 Ibid., p. 14.
6 Voir : M. Vandekerkhove-Caors, « Le Diable aux champs, ou la “comédie monstre” » ; È. Sourian, « Le Diable aux champs, “une comédie monstre” ».
7 J. Goldin, « Présentation » du Diable à Paris et du Diable aux champs.
8 M.-H. Boblet, Le Roman dialogué après 1950. Une poétique de l’hybridité, p. 14.
9 Étant donné la prééminence du dialogue philosophique pendant l’Ancien Régime et la domination du roman au xixe siècle, la forme hybride de Sand met à jour les continuités qui lient le xixe siècle aux Lumières ainsi que les ruptures qui divisent ces époques sur le plan épistémologique.
10 Voir, par exemple, G. Chaitin, « Sand and the Politics of the Thesis Novel : Mademoiselle La Quintinie’s Evil Empires ».
11 Dans sa présentation soignée du roman, Jeanne Goldin décrit la manière inhabituelle, à savoir prolongée par maintes interruptions, dont Sand écrivit Le Diable aux champs : « les cicatrices du manuscrit », « le décalage entre la conception du Diable aux champs et sa parution » et « ses divers fils narratifs après l’autocensure que Sand dut s’infliger », contribuent tous à l’hybridité de l’œuvre (« Présentation » du Diable à Paris et du Diable aux champs, p. 191). « Le genre hybride du roman dialogué, le croisement des diverses intrigues, autant que les conséquences de l’autocensure et la série de suppressions et substitutions ont joué sur la division des scènes. Le manuscrit porte les traces du travail de George Sand. » (ibid., p. 238)
12 Comme le remarque M.-H. Boblet, « Qui dit “dialogue” en effet dit investigation de la pensée par la parole, dans une perspective philosophique, et mise en forme poétique de cette investigation » (Le Roman dialogué après 1950. Une poétique de l’hybridité, p. 29). Pour la question du dialogue au xviiie siècle, voir également D. J. Adams, Bibliographie d’ouvrages français en forme de dialogue, 1700-1750.
13 M. Foucault, Les Mots et les choses, p. 149-150.
14 J. Goldin, « Présentation » du Diable à Paris et du Diable aux champs, p. 227.
15 Quoique ne se présentant pas comme un roman politique, conçu en 1851, Le Diable aux champs est hanté par les événements de 1848. À ce propos, voir J. Goldin, ibid., p. 192-197.
16 J. Goldin, ibid., p. 199.
17 Cette subordination du rationnel au poétique suit la poétique d’Aristote, aussi bien que l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau. Voir, à ce propos, la mise en perspective de C. Kintzler : « On sait que l’esthétique classique a pour principe fondamental l’imitation de la nature […] il s’agit de chercher le vrai au-delà du réel par l’intermédiaire de la fiction. […] Aristote […] au chapitre ix de sa Poétique, avance l’idée que la poésie, fictive, épurée, modélisée, est “plus noble et plus philosophique” – c’est-à-dire plus vraie – que la chronique, qui se contente du réel. » (« Introduction » de l’Essai sur l’origine des langues, p. 14)
18 D. A. Powell, While the Music Lasts. The Representation of Music in the Works of George Sand, p. 223.
19 Selon J. Goldin, « Wladimir Karénine qui, l’une des premières et des rares, consacra quelques pages au roman, jugeait le titre, Le Diable aux champs, arbitraire et le rôle du diable accessoire » (« Présentation » du Diable à Paris et du Diable aux champs, p. 197) ; J. Goldin, quant à elle, montre à quel point le diable « fait le lien ludique entre les sujets si différents » (ibid., p. 199).
Auteur
Rachel Corkle a soutenu sa thèse de doctorat, intitulée George Sand juge de Jean-Jacques : From the Philosophical Dialogue to the Bildungsroman, à New York University en 2011. Actuellement lectrice post-doctorale à New York University, elle prépare un manuscrit qui replace les dialogues hybrides de Sand, toujours peu étudiés et mal réédités, dans le cadre d’une poétique et d’une éthique sandiennes qui privilégient le dialogue et la performance. Ses nouvelles recherches sur le ballet romantique s’inscrivent dans la continuité de réflexions sur les rapports entre écriture, performance et théâtralité. Elle s’intéresse surtout à la façon dont les rapports entre corps et esprit tels que les ont théorisés les philosophes et les penseurs, de Descartes et Spinoza jusqu’aux auteurs libertins, figurent et se manifestent à travers la danse, les performances corporelles et l’écriture dans le premier xixe siècle.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Voyager en France au temps du romantisme
Poétique, esthétique, idéologie
Alain Guyot et Chantal Massol (dir.)
2003
Enquêtes sur les Promenades dans Rome
« Façons de voir »
Xavier Bourdenet et François Vanoosthuyse (dir.)
2011
Écriture, performance et théâtralité dans l'œuvre de Georges Sand
Catherine Nesci et Olivier Bara (dir.)
2014