L’ombre de Diderot dans Le Château des Désertes
p. 45-62
Texte intégral
1Dans un article sur George Sand et Michel-Jean Sedaine, Michèle Hecquet signale l’importance des lettres envoyées par Sand à Pierre Bocage, son ami et collaborateur au théâtre. Hecquet estime que la réflexion artistique qui se développe au cours de cette correspondance « mériterait une étude détaillée, et une comparaison avec celle de Diderot, dont Sand se rapproche sans jamais le nommer1 ». En effet, sur le plan des idées esthétiques, les points de vue exprimés par Sand dans ces lettres font souvent penser à la théorie du dramaturge du xviiie siècle, mais aucune allusion directe, ici ou ailleurs, n’indique qu’elle ait même lu son œuvre théâtrale, sans parler d’« influence2 ». Ce paradoxe est encore plus frappant dans le cas du roman intitulé Le Château des Désertes, que Sand termina en 1847. Cet ouvrage sort de la période d’expérimentation théâtrale à Nohant et devance de peu le succès éclatant de François le Champi sur la scène (1849), ainsi que les lettres à Bocage déjà mentionnées. Mais dans Le Château des Désertes, ce ne sont pas seulement les idées sur l’esthétique du théâtre qui rappellent Diderot. Ici, les stratégies mises en œuvre pour communiquer la théorie et la forme même du récit semblent aussi faire écho à l’approche qu’il adopte dans son manifeste célèbre, Le Fils naturel et les Entretiens sur « Le Fils naturel » (1757). Est-ce que Le Château des Désertes s’appuierait en quelque sorte sur ce texte de Diderot ? Et si oui, pourquoi Sand n’y fait-elle jamais la moindre allusion explicite ? Ce sont les questions que la présente étude propose d’examiner.
Remarques générales sur la forme
2L’ouvrage intitulé Le Fils naturel et les Entretiens sur « Le Fils naturel » ne fut pas conçu pour la représentation théâtrale. Ce texte polymorphe, que Diderot décrira ensuite comme « une espèce de roman3 », comporte une pièce de théâtre montée dans une demeure privée, trois conversations sur l’art dramatique et plusieurs passages de narration, reliant et encadrant l’ensemble. Le narrateur, ayant assisté à l’unique représentation de la pièce en question, raconte son expérience au lecteur en lui faisant part aussi des entretiens qu’il eut par la suite avec Dorval, le personnage principal et le metteur en scène. Dans le Discours de la poésie dramatique, publié un an après Le Fils naturel, Diderot affirme qu’il n’avait pas écrit cette pièce dans l’intention de la faire représenter sur la scène, mais pour accompagner les réflexions sur l’art du spectacle qui sont développées au cours des trois entretiens4. La structure romanesque de l’ensemble lui permet de déployer une poétique « où la vérité est mise sans cesse en parallèle avec la fiction » (t. IV, p. 1303). En effet, bien qu’on puisse en principe détacher la pièce de son contexte, Le Fils naturel ne connaît que de très rares représentations, surtout en France, tandis que l’ouvrage imprimé (cette « espèce de roman », selon Diderot) remporte un bon succès d’édition5.
3Roman également narré à la première personne, Le Château des Désertes a pour thème principal l’improvisation. Très logiquement donc, ce texte ne contient pas de pièce en tant que telle. Sont évoquées pourtant des scènes représentées sur un théâtre de château, ainsi que leurs sources textuelles et musicales. La représentation de ces scènes donne lieu à des réflexions sur l’art dramatique, articulées au cours de diverses conversations entre Boccaferri, les membres de sa troupe et le narrateur, qui est admis au château d’abord comme spectateur privilégié et ensuite comme participant6. Les performances racontées au cours du récit naissent d’une expérience immédiate et réelle de la représentation théâtrale chez l’auteur. Dans la préface, Sand invoque les spectacles montés à Nohant avec les membres de sa famille et des amis, spectacles qui forment l’arrière-plan du roman et lui inculquèrent une connaissance personnelle de la pratique du théâtre que Diderot, de son côté, n’avait pas. Malgré ces différences, on voit que les deux écrivains exploitent une formule de base assez similaire ; ils mettent en parallèle une expérience théâtrale vécue par un spectateur-narrateur et une réflexion sur les impressions ainsi recueillies pour ouvrir de nouvelles perspectives sur l’art dramatique.
Le topos de la demeure privée
4Chez les deux auteurs, on trouve une situation identique : la représentation d’une pièce ou de plusieurs scènes dans une demeure privée d’où le public est exclu. Cette stratégie permet d’envisager un théâtre d’une forme nouvelle en ce que les scènes montées dans le milieu privé échappent aux contraintes physiques et culturelles de la scène officielle. Le but de cette activité est de redécouvrir les principes vraiment essentiels à l’art du théâtre et de les distinguer des pratiques actuellement en vigueur sur la scène, dénoncées dans les deux textes comme les conventions passagères d’une époque, et maintenues par l’habitude. Cette expérience permet également de soulever la question plus générale du rôle culturel de l’activité théâtrale.
5Dans Le Fils naturel, le vieillard Lysimond, devenu riche, revient en France après une absence de nombreuses années pour retrouver et réunir ses enfants, Dorval et Rosalie, et vivre auprès d’eux jusqu’à sa mort. Dorval et Rosalie se connaissent mais sans savoir les liens qui les unissent. L’arrivée de Lysimond sert à révéler que le sentiment qui les poussait l’un vers l’autre n’était pas la passion amoureuse, mais plutôt le « cri du sang » méconnu. Cette révélation, qui suit la décision de la part de Dorval de renoncer à Rosalie et de l’encourager à épouser son ami Clairville, montre après coup qu’il avait fait le bon choix. La leçon tirée de cette expérience donnera la moralité de la pièce créée pour en conserver le souvenir, à savoir que la conduite vertueuse est toujours la meilleure. Les événements de premier plan trouvent leur conclusion dans l’annonce d’un double mariage, celui de Clairville avec Rosalie, redevenue amoureuse de lui, et celui de Dorval avec Constance, la sœur de son ami, c’est-à-dire la reconstitution de la famille patriarcale et bourgeoise. C’est le père, Lysimond, qui propose à Dorval, son fils illégitime, de créer une pièce fondée sur ces événements et de la représenter une fois par an afin de ne jamais oublier le danger couru ni les gestes qui ont permis de sauver l’honneur de la famille. Selon lui :
Il ne s’agit point d’élever ici des tréteaux, mais de conserver la mémoire d’un événement qui nous touche, et de le rendre comme il s’est passé… […]. Dorval, penses-tu qu’un ouvrage qui […] transmettrait nos propres idées, nos vrais sentiments, les discours que nous avons tenus dans une des circonstances les plus importantes de notre vie, ne valût pas mieux que des portraits de famille, qui ne montrent de nous qu’un moment de notre visage ? (t. IV, p. 1082)
6Autrement dit, cette pièce ne sera pas un simple divertissement, mais une espèce de rite, tel que l’avait été, par exemple, la tragédie antique. Les paroles de Lysimond cherchent à rétablir la signification réelle que peut avoir une représentation artistique collective et l’importante fonction sociale que le théâtre devrait remplir. Ce n’est certainement pas par hasard que Diderot choisit pour le jour de la représentation de la pièce commandée par Lysimond un dimanche (t. IV, p. 1083). Les moyens artistiques mis en œuvre par ces comédiens amateurs dans le salon de Clairville fourniront la matière des entretiens entre Dorval et le narrateur, identifié comme Moi. Les techniques auxquelles ils arrivent sont tout le contraire des conventions dominant le théâtre public de l’époque et sont proposées comme le modèle de ce qui pourrait se réaliser dans le théâtre de l’avenir.
7Dans Le Château des Désertes, le vieil artiste Boccaferri, devenu riche grâce à la mort de son frère, revient au château familial avec sa fille Cécilia et les quatre enfants de son amie décédée, l’actrice Lucrezia Floriani. La fortune dont il vient d’hériter lui permet de régler les dettes accumulées au cours de ses années d’errance. Pendant la journée, il travaille avec sa fille à rétablir son honneur en cherchant et en payant ses créanciers et en distribuant de l’aide aux habitants du village. Le soir, il profite du petit théâtre aménagé au château pour former ses confrères à l’art théâtral selon sa vision personnelle, une vision qui se précise en opposition à ce qui se fait dans le théâtre contemporain. En développant les compétences des enfants de la Floriani, les leçons de Boccaferri les amènent aussi à comprendre les raisons pour lesquelles cette grande actrice avait quitté la scène à l’âge de trente ans, « dégoûtée du théâtre » (p. 921). Son rêve était que ses enfants deviennent de grands artistes, mais pour cela, disait-elle, « il fallait renouveler l’art » (ibid.) et redonner au théâtre sa vraie mission, celle d’ennoblir artistes et public. Comme Lysimond (et la Floriani), Boccaferri est motivé par la vision d’un théâtre transformateur. Il est persuadé que suite à leurs expériences dans le monde clos du château, ses disciples seront capables de « tenter une rénovation » sur la scène (p. 920). Célio se rend enfin compte que l’ambition de sa mère avait été de faire « faire un progrès à l’esprit humain » par l’intermédiaire de l’art (p. 921).
Quelques éléments d’intrigue
8Les relations entre les membres de la troupe du Château des Désertes ont des similarités assez curieuses avec celles qui lient les personnages de Diderot. Le narrateur est le peintre Salentini, qui est un enfant illégitime, comme Dorval. Salentini est étonné d’apprendre que l’une des filles de la Floriani, Béatrice, est sa propre sœur, mais prévenu par Célio, il le sait à temps pour ne pas tomber amoureux d’elle. En fait, le lien de sang ne joue pas de rôle au niveau de l’intrigue, mais il sert à rattacher Salentini plus étroitement à ce groupe d’artistes, de « frères dans l’art », comme le dira Boccaferri (p. 926), tout en soulignant peut-être la « parenté » qui existe entre les arts du théâtre et de la peinture. Une relation qui joue un rôle sur le plan du réel chez Diderot devient plutôt symbolique chez Sand. Pendant un certain temps, Salentini sera le rival de son ami Célio, qui prétend comme lui à l’amour de Cécilia, fille de Boccaferri, mais ce conflit potentiel s’évanouit quand Salentini tombe amoureux de Stella, fille de la Floriani et sœur de Célio. On retrouve donc chez Sand les thèmes de l’amour, de la rivalité et de l’inceste qui figurent dans l’ouvrage de Diderot, mais elle les traite d’une manière très différente. Dans Le Fils naturel, le caractère sombre et mélancolique de Dorval est attribué à sa condition d’enfant illégitime. Sand, en revanche, n’accepte pas l’idée qu’il existe des liens inéluctables entre naissance, caractère et destin, et met en scène un fils naturel qui est sociable, sage et bien équilibré ; son sort et sa personnalité ne sont pas déterminés par ses origines. Au tableau de la famille patriarcale éclatée, puis reconstituée, que Diderot favorise, elle oppose celui d’un regroupement fluide d’artistes, réunis par des sympathies spontanées et des objectifs en commun plutôt que par les liens du sang. Enfin, le personnage du vieillard entrepreneur qu’on trouve chez Diderot (personnage de choix pour les auteurs des Lumières) est remplacé chez Sand par l’artiste Boccaferri (figure privilégiée du romantisme), qui retrouve sa dignité avec sa fortune et consacre son héritage à l’art, qu’il avait toujours voulu servir. Les différences sont aussi instructives, entre les deux textes, que les ressemblances sont frappantes.
Le topos du spectateur caché
9L’expérimentation clandestine qui se déroule à l’intérieur de ces demeures privées resterait sans conséquences si elle n’était pas découverte et partagée. Pour ce faire, Sand et Diderot adoptent la même stratégie : ils exploitent le personnage d’un intrus qui pénètre dans le groupe et rédige par la suite les événements dont il a été témoin. Dans Le Fils naturel, Moi, le narrateur, raconte qu’il était allé se reposer à la campagne après la publication du sixième tome de l’Encyclopédie. Ayant entendu parler de ce qui était arrivé à la famille de Lysimond, histoire qui était devenue « l’entretien du canton », il souhaite faire la connaissance de Dorval (t. IV, p. 1081). Il apprend ainsi les directives de Lysimond, et quand il sait que cette pièce doit se représenter pour la première fois dans quelques jours, il persuade Dorval de le cacher dans un coin du salon de Clairville, d’où il observe tout le spectacle, mais à l’insu des autres participants. Dans le Château des Désertes, le narrateur Salentini relate son arrivée imprévue au village près de Briançon, où il est vite intrigué par des racontars concernant les activités mystérieuses qui se passent la nuit au château. Errant par là pendant la journée, il fait la connaissance de deux demoiselles qui finissent par l’introduire dans la demeure sans que les autres habitants le sachent. Sans explication, elles font mettre à Salentini un costume de statue, et ainsi caché, il observe, depuis son poste sur la scène du théâtre du château, la représentation d’un acte de Don Juan. À la différence de Moi, qui ne fait que regarder, Salentini est appelé à intervenir et, au moment voulu, il laisse tomber son « oui funèbre » (t. IV, p. 914). Initiés ainsi à une expérience théâtrale très différente de la norme, les deux intrus en font plus tard un reportage qui sera partagé.
10Mais le rôle du spectateur caché ne sert pas seulement à motiver la révélation de cette activité théâtrale secrète. Plus important, le point de vue et les réactions de l’observateur inconnu servent à véhiculer un aspect fondamental de l’esthétique valorisée dans ces deux textes7. Moi constate avec un certain étonnement que la représentation qu’il venait de voir « avait été si vraie qu’oubliant en plusieurs endroits que j’étais spectateur, et spectateur ignoré, j’avais été sur le point de sortir de ma place et d’ajouter un personnage réel à la scène » (t. IV, p. 1126). Il n’est pas seul à se sentir si vivement touché par la représentation. Il est aussi témoin du dénouement assez inattendu du spectacle. Lysimond étant maintenant décédé, son rôle est joué par un ami de la famille qui lui ressemble. Quand les autres « acteurs » (qui incarnent chacun leur propre personnage) voient cet homme entrer dans le salon, habillé des vêtements de leur père et aidé par Clairville et André, tout comme Lysimond l’avait été le jour de son retour, ils sont tellement émus que la représentation cesse. « Ce moment de l’action remettant sous les yeux de toute la famille un homme qu’elle venait de perdre, et qui lui avait été si respectable et si cher, personne ne put retenir ses larmes », explique le narrateur (ibid.). Selon Dorval, cette réaction spontanée et bouleversante est précisément celle que le théâtre devrait viser, car les spectateurs qui sont vraiment touchés par le spectacle, seront plus réceptifs aux leçons que la pièce renferme. Il croit à un rapport direct entre le but de l’expérience théâtrale, qui est de rendre les hommes meilleurs, et l’intensité de l’émotion déclenchée : « dire qu’il ne faut les émouvoir que jusqu’à un certain point, c’est prétendre qu’il ne faut pas qu’ils sortent d’un spectacle trop épris de la vertu, trop éloignés du vice », déclare-t-il (t. IV, p. 1176).
11Nous trouvons des affirmations similaires dans Le Château des Désertes. Salentini, caché sous son costume de statue, note que le dialogue des acteurs a « une réalité surprenante, à tel point que la convention ne s’y sentait plus du tout par moments, et [qu’il] croyai[t] assister à un épisode de la vie de don Juan » (p. 914). Quand il donne la réplique à Don Juan, joué par Boccaferri, il est bien placé pour voir tout l’effet de son intervention. L’acteur expérimenté « tremblait un peu, sa moustache blonde se hérissait d’une horreur secrète, et il sortit en disant : “Je me croyais à l’abri de pareilles hallucinations ; sortons d’ici !” » (ibid.). Quelques moments plus tard, Salentini le voit à travers les rideaux « s’éventant avec un éventail de femme, et respirant à pleine poitrine comme un homme qui vient d’être réellement ému » (ibid.). Ainsi, la cachette accorde à ces spectateurs ignorés un aperçu privilégié et convaincant de la puissance des émotions provoquées chez les autres par les techniques dramatiques exploitées. Diderot s’intéresse surtout à l’effet exercé sur le public ; il voit une liaison entre les moyens utilisés et l’efficacité morale et didactique de la pièce. Devant certaines hésitations de la part de Moi, Dorval s’exclame :
Quoi ! vous ne concevez pas l’effet que produiraient sur vous une scène réelle, des habits vrais, des discours proportionnés aux actions, des actions simples, des dangers dont il est impossible que vous n’ayez tremblé pour vos parents, vos amis, pour vous-même ? (t. IV, p. 1174)
12Sand adopte la même stratégie du spectateur caché, mais en mettant l’accent sur le jeu des acteurs, qui gagne en vérité et en naturel quand le matériel et les moyens avec lesquels ils travaillent sont bien conçus pour appuyer leur inspiration. Boccaferri l’explique ainsi à Salentini :
Oui, Monsieur, […] l’invraisemblance de la mise en scène, celle des caractères, celle du dialogue, et jusqu’à celle du costume, voilà de quoi refroidir l’inspiration d’un artiste qui comprend le vrai et qui ne peut s’accommoder du faux. Il n’y a rien de bête comme un acteur qui se passionne dans une scène impossible, et qui prononce avec éloquence des discours absurdes. C’est parce qu’on fait de pareilles pièces et qu’on les monte par-dessus le marché avec une absurdité digne d’elles, qu’on n’a point d’acteurs vrais […] ; que le théâtre soit vrai, tous les acteurs seront vrais, même les plus médiocres ou les plus timides. (p. 919-920)
13Cette réforme influera à son tour sur le public qui deviendra plus éclairé quand les acteurs seront meilleurs. « Le public se formera à cette école », dit-il, « et, au lieu d’injuste et de stupide qu’il est aujourd’hui, il deviendra consciencieux, attentif, amateur des œuvres bien faites et amis des artistes de bonne foi. » (p. 920)
Le modèle de la peinture
14Pour les deux auteurs, c’est donc la vraisemblance des moyens utilisés qui produit ce puissant effet affectif, parce que ce genre de représentation fait appel aux sens de la vue et de l’ouïe de la même manière que les objets et les phénomènes dont ils sont les signes artistiques. Selon Diderot, le modèle dont il faut s’inspirer pour créer ce nouveau théâtre est la peinture. Il cherche à créer sur la scène l’équivalent de l’impression exercée sur le spectateur par un tableau réussi. En fait, la stratégie du tableau scénique constitue la pierre angulaire de sa théorie et sa plus importante innovation8 Ce que les théoriciens de l’esthétique au xviiie siècle apprécient surtout dans la peinture est l’illusion que cet art procure aux yeux de celui qui la contemple. Quand on regarde un tableau figuratif, il est impossible de le percevoir simultanément comme image et comme technique. Tant que les yeux et le cerveau sont occupés à reconstituer l’image projetée par les taches de couleur déployées sur la toile, on ne peut examiner les coups de pinceau et les couches de peinture. Mais pour bien étudier la technique de l’artiste, il faut perdre de vue l’image. Autrement dit, et pour nous servir des termes en usage à l’époque de Diderot, les signes artistiques exploités par la peinture disparaissent dans l’image et demeurent comme invisibles à celui qui contemple la scène représentée. Au xviiie siècle, cet effet d’illusion, c’est-à-dire l’apparente invisibilité des signes artistiques de la peinture, devient le critère selon lequel on commence à juger tous les arts, y compris les arts littéraires. On cherche des formes qui permettent à celui qui regarde, écoute ou lit d’oublier la technique de l’artiste pour s’engager (temporairement) dans le monde fictif qu’il représente. Tout le long des Entretiens, Dorval évoque des comparaisons entre le théâtre et la peinture figurative, et propose celle-ci comme modèle à suivre. À la place des coups de théâtre auxquels les auteurs ont souvent recours pour dénouer l’intrigue, il recommande l’emploi de tableaux scéniques, qu’il définit comme « une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile » (t. IV, p. 1136). Dorval s’étonne ainsi que de tels effets soient si négligés par les dramaturges.
Quoi donc ! La vérité y est-elle moins essentielle que sur la toile ? Serait-ce une règle, qu’il faut s’éloigner de la chose à mesure que l’art en est plus voisin, et mettre moins de vraisemblance dans une scène vivante, où les hommes mêmes agissent, que dans une scène colorée, où l’on ne voit, pour ainsi dire, que leurs ombres ? (t. IV, p. 1137)
15Pour lui, la scène devrait offrir au spectateur « autant de tableaux réels qu’il y aurait dans l’action de moments favorables au peintre » (ibid.). Il faut donc mettre en œuvre des moyens qui visent la vraisemblance de la peinture. Tous les éléments visuels, les décors et les costumes, doivent être conçus pour évoquer très précisément le temps et le milieu de l’action et des personnages. Il en va de même pour le langage et les gestes. Diderot préconise une forme de langage théâtral qui, à la différence des vers déclamés de la tragédie néoclassique, ne capterait pas l’attention du spectateur en tant que langage, mais aurait la même transparence que les éléments visuels. Dorval favorise donc – et c’était une grande hérésie à l’époque – l’emploi de la prose ainsi que celui d’un langage et d’un débit aptes à suggérer le parler naturel. Un tel langage s’appuierait – et serait même parfois remplacé – par une gestuelle mimétique, non conventionnelle, modelée, d’un côté sur les attitudes et les mouvements exploités par la peinture, et de l’autre sur le comportement ordinaire des gens. Dorval dit à Moi : « Nous parlons trop dans nos drames ; et, conséquemment, nos acteurs n’y jouent pas assez. […] Pourquoi avons-nous séparé ce que la nature a joint ? À tout moment, le geste ne répond-il pas au discours ? » (t. IV, p. 1143-1144)
16Nous ne retrouvons pas dans Le Château des Désertes de comparaisons explicites entre l’art du théâtre et celui de la peinture. En revanche, le narrateur Salentini, peintre de profession, observe tout d’un œil de maître (p. 864). Sa description de la campagne et du château est un véritable paysage, qui fait appel aux sens du lecteur et le place comme spectateur vis-à-vis de la scène décrite (p. 896). Cet artiste est lui-même trompé un instant par le costume de statue, le croyant d’abord fait de pierre avant de se rendre compte qu’il s’agit de carton « si bien modelé et peint en relief pour figurer les ornements repoussés, qu’à deux pas l’illusion était complète » (p. 911). Une fois installé sur son piédestal, il constate qu’autour de lui « rien ne sentait le théâtre » : « Rien n’était disposé pour des effets de scène ménagés au spectateur. […] La scène dont je faisais partie était assez grande pour que rien n’y choquât l’apparence de la réalité. » (p. 911-912) Salentini fait un constat similaire par rapport au costume de Célio :
Rien n’y sentait la boutique, le magasin de costumes, l’arrangement infidèle par lequel l’acteur transige avec les bourgeoises du public en modifiant l’extravagance ou l’exagération des anciennes modes ; c’était la première fois que j’avais sous les yeux un vrai personnage historique dans son vrai costume et dans sa manière de le porter. Pour moi, peintre, c’était une bonne fortune. (p. 913)
17Ainsi, chez Sand, c’est un peintre qui apprécie la qualité de l’illusion et la mesure à l’aune de son art et de son savoir. Boccaferri insiste beaucoup sur l’importance de ce genre d’illusion, affirmant que « le jour où nous manquerons de l’illusion de la vue, celle de l’esprit nous manquera. Tout se tient : l’art est homogène, c’est un résumé magnifique de l’ébranlement de toutes nos facultés » (p. 919). Quant aux discours, Salentini finit par comprendre que ceux qu’il venait d’entendre étaient des dialogues improvisés :
[C]’était un composé de la comédie de Molière et du drame lyrique mis en action et en langage vulgaire, le tout compliqué et développé par une troisième version que je ne connaissais pas et qui me parut improvisée. Cela faisait un dialogue trop étendu et parfois trop familier pour une scène qui se serait jouée en public, mais qui prenait là une réalité surprenante, à tel point que la convention ne s’y sentait plus du tout par moments, et que je croyais presque assister à un épisode de la vie de don Juan. (p. 914)
18L’insistance, dans ces citations, sur des moyens qui ne « sentent » pas le théâtre ou qui « ne se sentent pas », exprime chez Sand la notion de la transparence de la technique.
La question du jeu
19Dans le texte de Diderot, Dorval ne va pas jusqu’à recommander l’improvisation systématique des rôles. Pour lui, la réforme théâtrale doit passer par la création de pièces aptes à imposer un nouveau style aux acteurs. Néanmoins, il considère le rôle du comédien capital pour faire vivre la pièce et il veut lui accorder une plus grande liberté d’interprétation, disant qu’il y a des endroits du texte « qu’il faudrait presque abandonner à l’acteur » : « C’est à lui de disposer de la scène écrite, à répéter certains mots, à revenir sur certaines idées, à en retrancher quelques-unes, et à en ajouter d’autres », car c’est l’acteur « qui donne au discours tout ce qu’il y a d’énergie » (t. IV, p. 1144-1145). À l’époque du Fils naturel, la source de cette inspiration et de cette énergie naît de la sensibilité de l’acteur. Dorval affirme :
[…] une actrice d’un jugement borné, d’une pénétration commune, mais d’une grande sensibilité, saisit sans peine une situation d’âme, et trouve sans y penser l’accent qui convient à plusieurs sentiments différents qui se fondent ensemble, et qui constituent cette situation que toute la sagacité du philosophe n’analyserait pas9. (t. IV, p. 1146)
20Plus tard, dans le Paradoxe sur le comédien, Diderot insistera plutôt sur le contrôle intellectuel et le sang-froid du comédien, mais en 1757, il classe l’acteur avec les poètes, les peintres, les musiciens, les chanteurs, les danseurs, les amants et les vrais dévots dans « cette troupe enthousiaste et passionnée » qui « sent vivement, et réfléchit peu » (ibid.). Comme Sand, il trouve beaucoup à admirer chez les comédiens italiens dont le jeu est plus mimétique et plus souple, un bon modèle pour les acteurs français, trop pris dans des conventions artificielles10. De plus, il invoque l’importance pour l’acteur de jouer en fonction de l’effet d’ensemble et non pas pour lui seul. Chaque pièce possède son unité particulière et c’est à l’acteur de saisir cette unité et de la rendre. Pour Dorval, cette capacité représente « le travail de toute sa vie. Si ce tact lui manque, son jeu sera tantôt faible, tantôt outré, rarement juste, bon par endroits, mauvais dans l’ensemble » (t. IV, p. 1145). Dorval condamne ainsi l’acteur narcissique qui ne pense qu’à sa gloire personnelle :
Si la fureur d’être applaudi s’empare d’un acteur, il exagère. Le vice de son action se répand sur l’action d’un autre. Il n’y a plus d’unité dans la déclamation de son rôle. Il n’y en a plus dans la déclamation de la pièce. Je ne vois bientôt sur la scène qu’une assemblée tumultueuse où chacun prend le ton qui lui plaît ; l’ennui s’empare de moi ; mes mains se portent à mes oreilles, et je m’enfuis. (ibid.)
21Cet effet d’ensemble est précisément l’objectif de la formation que Boccaferri propose aux membres de sa troupe, et il constitue un thème majeur du roman sandien. Le jeune et brillant Célio échoue à son début à Vienne faute de comprendre ce principe. Sous la direction de Boccaferri, cependant, il réussit à maîtriser le côté narcissique de sa personnalité et à collaborer à un travail collectif. Dans Le Fils naturel, comme dans Le Château des Désertes, le rôle du spectateur caché sert aussi à mettre en valeur ce thème. Les acteurs, croyant qu’ils jouent pour eux seuls, ne cherchent pas à solliciter l’attention ou l’admiration d’un auditoire. Selon Dorval, le jeu de l’acteur qui cesse de penser à son public contribue beaucoup à rendre le spectacle plus vraisemblable et plus naturel. Il affirme :
Dans une représentation dramatique, il ne s’agit non plus du spectateur que s’il n’existait pas. Y a-t-il quelque chose qui s’adresse à lui ? L’auteur est sorti de son sujet, l’acteur entraîné hors de son rôle. Ils descendent tous les deux du théâtre. Je les vois dans le parterre ; et tant que dure la tirade, l’action est suspendue pour moi, la scène reste vide. (ibid.)
22Dans Le Château des Désertes, Boccaferri justifie la vraisemblance des décors et des costumes en expliquant que ce genre d’illusion aide les acteurs à se projeter dans leur rôle, mais il ajoute :
Nous ne nous moquons pas pour cela du public, qui est censé partager nos illusions. Nous agissons en tout comme si le public était là ; mais nous n’y pensons que dans l’entracte. Pendant l’action, il est convenu qu’on l’oubliera, comme cela devrait être quand on joue pour tout de bien devant lui. (p. 919)
23Ainsi les deux ouvrages insistent sur l’idée paradoxale que pour mieux toucher les spectateurs, il faut que l’acteur joue comme s’il n’y en avait pas.
24Enfin, chez Diderot comme chez Sand, la valorisation de l’art des comédiens entraîne la nécessité d’améliorer leur statut social et le respect pour leur art. Dorval explique à Moi : « J’étais chagrin quand j’allais au spectacle et que je comparais l’utilité des théâtres avec le peu de soin qu’on prend à former les troupes. » Et il envisage un tout autre rôle pour les comédiens dans la communauté utopique de Lampedouse où, dit-il, « [ils] seront […] nos prédicateurs ; et nous les choisirons, sans doute, selon l’importance de leur ministère » (t. IV, p. 1147). Ce thème résonne à travers Le Château des Désertes, qui met en scène « la double formation parallèle du talent et du moi11 ». L’éducation artistique poursuivie au château est donc inséparable d’une éducation morale.
Les entractes
25L’une des recommandations très originales et tout à fait inattendues de la part de Diderot, qui est le premier théoricien du théâtre en France à en parler, concerne les entractes. Il y consacre toute une section du Discours de la poésie dramatique et conseille au dramaturge de faire une esquisse de toute l’action qui est censée se dérouler pendant ce temps. Celle-ci « achèverait de le remplir [l’auteur] de son sujet et de ses caractères ; et communiquée à l’acteur, elle le soutiendrait dans l’esprit de son rôle, et dans la chaleur de son action » (t. IV, p. 1319). Plusieurs allusions aux entractes interviennent dans Le Château des Désertes. Selon Boccaferri, même dans les entractes, les acteurs doivent essayer de maintenir leurs rôles et garder leur imagination en jeu. « Ce n’est pas dans un entracte qu’il faut se raconter des histoires », déclare-t-il à la suite de Célio qui, lui aussi, avait dit à Salentini qu’« il ne faut pas trop s’absorber dans les embrassades et les explications, car on perdrait la pièce de vue » (p. 916-917). La présence de cette notion chez Sand est donc assez intéressante et renforce l’hypothèse d’une lecture du Discours de la poésie dramatique12.
La réticence de Sand par rapport à Diderot
26Ce parcours des deux ouvrages montre que sur de nombreux points et à divers niveaux, les thèmes et les préoccupations du Château des Désertes et du Fils naturel se recoupent. Ce qui est particulièrement frappant, c’est que Sand reprend les topoï (la représentation dans la demeure privée, le spectateur caché, le modèle de la peinture) qui sont à la base de la théorie de l’illusion articulée par Diderot et qui lui ont valu son titre d’innovateur. Pour Diderot, l’esthétique de l’illusion représente une théorie cohérente qu’on peut opposer au code désuet de la tragédie néoclassique, si vivement critiqué dans Les Bijoux indiscrets (1748). C’est ce code théâtral dans son intégralité qu’il voudrait voir remplacer parce que ses moyens sont incompatibles avec la création du type d’illusion esthétique dont la peinture figurative est capable. Sand cherche dans l’illusion un antidote à l’exagération qui infecte à tous les niveaux la scène contemporaine. Dans la préface qu’elle rédige pour la traduction de Werther par Pierre Leroux (1844), elle déplore le fait que « le riche a étouffé le beau » et que la mauvaise manière et le faux goût gâtent tout, qu’il s’agisse des intrigues à rebondissements, du jeu de l’acteur, du décor ou des costumes (GSC, p. 299). Elle voudrait qu’on abandonne les artifices et les excès pour imiter les vrais maîtres qui, eux, travaillent « sans qu’on aperçoive leur trame, sans qu’on sente l’effort de la création » et transforment le matériel fourni par la vie « sans que leur main paraisse occupée » (ibid.). Chez Sand, comme chez Diderot, c’est l’artifice de l’art, la théâtralité trop évidente, qu’un retour vers l’illusion viendra guérir.
27Mais face à cette parenté qui existe sur le plan des idées aussi bien que sur celui de la forme, on se retrouve devant le même dilemme que Michèle Hecquet par rapport aux lettres à Bocage. Il semble que le roman de Sand témoigne d’une connaissance solide des écrits dramatiques de Diderot et d’une affinité réelle pour ses théories ; ce qui manque, c’est une mention explicite permettant de le confirmer. Comment expliquer cette énigme ? Je crois qu’il faut attribuer les réticences de Sand à la réputation très négative qui s’attachait à Diderot pendant la première moitié du xixe siècle. La mort de Diderot en 1784 passa plus ou moins inaperçue auprès du public et son nom ne figure guère chez les premiers révolutionnaires. À partir de l’an IV, lors de la réaction thermidorienne, la situation commence à changer. La publication de plusieurs de ses ouvrages jusqu’alors inconnus déclenche une vague de comptes rendus polémiques qui alimentent la campagne contre les philosophes et les encyclopédistes, tenus pour responsables de la Révolution et de ses suites funestes13. Vers la même époque, La Harpe inaugure une série de conférences littéraires dans lesquelles Diderot est dénoncé comme un homme très dangereux. La Harpe lui attribue, à tort, Le Système de la nature (reconnu à présent comme l’œuvre de l’abbé Morelly) et le comble de calomnies. Ces conférences, répétées au cours de plusieurs années et maintes fois imprimées, exercent une influence déterminante sur la réputation de Diderot. Ce n’est qu’à partir des années 1830 et la publication d’autres textes de Diderot, qu’il devient possible de reconnaître son génie et d’évaluer son œuvre d’une façon plus objective. Pierre Larousse, dans son article sur Diderot du Grand Dictionnaire universel, retrace les diverses étapes de la formation de cette réputation au cours du xixe siècle et nomme plusieurs figures dont l’opinion a joué un rôle perceptible dans l’un ou l’autre sens.
28Le milieu de George Sand comptait des amis et des ennemis de Diderot. Balzac, par exemple, s’inspire des Salons de Diderot dans Sarrasine (1830) et dans Le Chef-d’œuvre inconnu (1837)14. De plus, il admire le style de Diderot et la grande vérité de Ceci n’est pas un conte, qui fait l’objet d’un compte rendu dans la Revue parisienne en 184015. Pierre Leroux et Jean Reynaud parlent de Diderot d’une manière élogieuse dans leur Encyclopédie nouvelle, projet modelé sur la grande Encyclopédie du xviiie siècle. Inversement, Larousse évoque la condamnation de Diderot par le jeune Lamennais qui, dans son Essai sur l’indifférence en matière de religion, le dénonce comme le « patriarche des athées modernes16 ». Larousse affirme aussi que l’article sur Diderot rédigé par Jules Sandeau pour le Dictionnaire de la conversation et de la lecture, bien que plus modéré, suit les traces de La Harpe17. Ce n’est qu’avec le développement du mouvement réaliste des années 1850 que l’importance de Diderot sera vraiment reconnue par des écrivains et des critiques, ce qui poussera Jules Assézat, fondateur d’un journal de courte durée intitulé Réalisme, à lancer son édition des œuvres de Diderot une vingtaine d’années plus tard18. Néanmoins, d’après Larousse, ce sont les opinions négatives sur Diderot qui l’emportent pendant longtemps auprès du grand public. Ce phénomène pourrait bien expliquer le silence de Sand. Dans une lettre à Bocage de 1849, elle lui propose de ne pas faire de publicité pour la pièce François le Champi, alléguant la réaction hostile souvent provoquée par la mention de son nom à elle. « Vous ferez pour la pièce ce que vous voudrez, mais je serai contente si vous faites peu de bruit d’avance. Je vous l’ai dit, mon nom soulève des orages, je ne sais pourquoi. » (Corr., t. IX, p. 209) Controversée comme elle l’était déjà, à quoi bon déclarer une filiation artistique avec un auteur de la réputation de Diderot ? Cela ne servirait à rien. Toutefois, il faut reconnaître que Sand s’est très bien acquittée de toute dette éventuelle envers le philosophe, théoricien du théâtre et dramaturge, en lui rendant l’hommage le plus sincère et le plus flatteur de tous par son imitation. À mon sens, il faut donc voir dans Le Château des Désertes une référence implicite, mais bien avérée, aux théories dramatiques de Diderot et la preuve de l’intérêt réel que Sand leur accordait.
Notes de bas de page
1 M. Hecquet, « Sand et Sedaine, Le Mariage de Victorine (1851) », p. 144. Je citerai les textes de Diderot d’après les 4 volumes des Œuvres dans l’édition de L. Versini de 1996. Voir aussi C. Masson, « George Sand, fille naturelle de Diderot ? Du Père de famille de Diderot au Pressoir de George Sand ».
2 En plus de l’Encyclopédie (lot 230), Sand avait dans sa bibliothèque Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot en deux tomes, Paris, Garnier et Fournier, 1841 (lot 542), contenant les Lettres à Mlle Volland, Le Neveu de Rameau et le Paradoxe sur le comédien. Le nom de Diderot affleure plusieurs fois dans les lettres de Sand, mais sans indiquer un intérêt particulier pour ses œuvres de théâtre. Dans une lettre à Louis Viardot du 17 octobre 1841, Sand affirme : « Je suis en train de lire quelques pages de Diderot et je crois que je m’imprègne de son cynisme pour un quart d’heure ; c’est déjà trop, – mais quel bon génie malgré tout ! » (Corr., t. V, p. 477) La même année dans une longue lettre du 27 décembre à Charles Duvernet, elle évoque une remarque du « grand Diderot » qui vient peut-être du Salon de 1767 (ibid., p. 546) ; pour Diderot, voir Œuvres, t. IV, p. 601. Une allusion au même passage (« Minerve toute armée ») figure dans une lettre du ier mars 1862 à Alexandre Dumas fils (Corr., t. XVI, p. 826). Enfin, dans une lettre à Champfleury datée du 26 février 1855, Sand compare la représentation de son personnage Trianon « à la manière de Diderot » (Corr., t. XIII, p. 88). Dans Histoire de ma vie, Sand loue Diderot comme critique d’art : « [L]es seuls ouvrages d’art sur l’art qui aient de l’importance et qui puissent être utiles sont ceux qui s’attachent à développer les qualités de sentiment des grandes choses et qui par là élèvent et élargissent le sentiment des lecteurs. Sous ce point de vue, Diderot a été grand critique, et, de nos jours, plus d’un critique a encore écrit de belles et bonnes pages. » (HV, t. II, p. 256) Mais son nom ne figure que dans deux listes de philosophes du xviiie siècle (HV, t. I, p. 43-44).
3 Dans le Discours de la poésie dramatique (Œuvres, t. IV, p. 1303).
4 Voir aussi les remarques de Grimm dans la Correspondance littéraire pour le 1er novembre 1771. Il raconte qu’en donnant sa pièce aux comédiens en 1771, Diderot « ne leur a pas caché que, suivant son opinion, cette pièce ne devait pas réussir à la représentation ». Texte cité par A.-M. Chouillet, « Dossier du Fils naturel et du Père de famille », p. 121.
5 En France, Le Fils naturel fut représenté en 1757 sur le théâtre de société du duc d’Ayen à Saint-Germain. Il fut joué à la Comédie-Française une fois en septembre 1771 et n’a été repris depuis que par Pierre Voltz dans le cadre d’un colloque sur « Diderot, les beaux-arts et la musique » à l’université de Provence en 1984. Pour une liste des nombreuses éditions publiées entre 1757 et 1790, voir A.-M. Chouillet, « Dossier du Fils naturel et du Père de famille », p. 132-147.
6 Achevé en 1847, Le Château des Désertes fut publié dans la Revue des Deux Mondes en 1851 ; voir G. Sand, Vies d’artistes (1992), p. xxv. Toutes les références renvoient à cette édition. Le Château des Désertes est le premier d’une série de trois romans qui scandent la carrière dramatique de Sand et incarnent, chacun à son tour, une réflexion sur un aspect différent du théâtre : l’illusion et le théâtre d’improvisation dans Le Château des Désertes, le théâtre de marionnettes dans L’Homme de neige (1858) et l’expérience des théâtres officiels parisiens dans Pierre qui roule (1869). À ce propos, voir l’article d’O. Bara, « Prolongements romanesques des pratiques théâtrales de George Sand : Le Château des Désertes, L’Homme de neige, Pierre qui roule, ou le théâtre au miroir du roman ».
7 Le topos du spectateur caché pour évaluer l’illusion théâtrale paraît d’abord dans le « Prologue » à la première tragédie bourgeoise française (en prose et en un acte), Silvie, de Paul Landois, qui eut deux représentations au Théâtre-Français en août 1742. Diderot exploite une version adaptée du topos dans un passage des Bijoux indiscrets (1748) avant de le refaire à sa manière pour Le Fils naturel (voir D. Diderot, Œuvres, t. II, p. 125).
8 P. Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du xviiie siècle, p. 7.
9 Gérard Peylet a raison de signaler le contraste entre l’acteur sensible envisagé par Sand et le comédien lucide évoqué par Diderot dans le Paradoxe sur le comédien, un texte qu’il créa en plusieurs étapes entre 1770 et 1777. Voir G. Peylet, « Un lieu idéal d’éducation pour les artistes : Le Château des Désertes de George Sand », p. 170-171. L’insistance dans le Paradoxe sur la maîtrise intellectuelle de la technique est une arme importante que Diderot exploite pour combattre ceux qui confondent le caractère moral de l’acteur et les vices et les passions qu’il incarne. Sand, par contre, néglige cet aspect de l’argument et favorise une approche où l’acteur se rend à l’illusion de l’expérience théâtrale pour se projeter dans son rôle par une sorte d’identification esthétique avec le personnage fictif. Le débat de fond (approche émotive ou intellectuelle), qui se manifesta d’abord au xviiie siècle, continue à partager les praticiens aussi bien que les théoriciens de l’art du jeu.
10 Voir, à ce propos, le Discours de la poésie dramatique : « Dans les pièces italiennes, nos comédiens italiens jouent avec plus de liberté que nos comédiens français : ils font moins de cas du spectateur. Il y a cent moments où il en est tout à fait oublié. On trouve dans leur action je ne sais quoi d’original et d’aisé, qui me plaît et qui plairait à tout le monde, sans les insipides discours et l’intrigue absurde qui les défigurent. » (t. IV, p. 1336)
11 G. Peylet, « Un lieu idéal d’éducation pour les artistes : Le Château des Désertes de George Sand », p. 168.
12 Un aspect bien connu de la théorie de Diderot est l’idée proposée dans les Entretiens qu’il faut chercher de nouveaux sujets dramatiques dans les conditions et les relations de la société. Celles-ci remplaceraient les grands traits de caractère dont la comédie se nourrissait normalement et puisque de nouvelles conditions se forment constamment, le dramaturge disposerait ainsi d’une source inépuisable de sujets (t. IV, p. 1172-1174). Cette question ne figure pas dans Le Château des Désertes, mais dans une lettre à Bocage du 3 février 1850, Sand évoque le succès de la représentation des paysans dans François le Champi et déclare qu’elle veut maintenant aborder « une foule de métiers et de situations que je sais, que je sens, et qui n’ont fourni que des tableaux mélodramatiques ou burlesques. Je veux prendre ces classes chez elles, dans le présent ou dans le passé, peu importe » (Corr., t. IX, p. 446). C’est la même conception que chez Diderot, mais adaptée au contexte social et historique de son époque et à sa politique républicaine.
13 P. N. Furbank, Diderot. A Critical Biography, p. 456-458.
14 Voir les articles suivants : J. Seznec, « Diderot et Sarrasine » ; M. Gilman, « Balzac and Diderot : Le Chef-d’œuvre inconnu ».
15 P. N. Furbank, Diderot. A Critical Biography, p. 468.
16 F. de Lamennais, Essai sur l’indifférence en matière de religion, t. I, p. 245.
17 Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. XX, p. 488-491.
18 P. N. Furbank, Diderot. A Critical Biography, p. 466.
Auteur
Professeure associée et chef du département de Langues et Littératures à l’université Acadia (Canada). Elle a fait ses études en langues modernes (français, allemand) et en littérature comparée aux universités de Bristol et d’Oxford en Grande-Bretagne. Son livre sur les rapports texte-image et l’écriture dramatique s’intitule « Seeing » speech. Illusion and the transformation of dramatic writing in Diderot and Lessing (Voltaire Foundation, 2005) ; elle a également publié des articles sur le théâtre du siècle des Lumières, ainsi que sur Lessing et la littérature française. Passionnée depuis toujours par l’œuvre de George Sand, elle a publié un premier article sur celle-ci en 2008 : « Symbolic structure in George Sand’s François le Champi » (Dalhousie French Studies, no 84).
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