Introduction
p. 23-26
Texte intégral
1Pour fêter le bicentenaire de la naissance de George Sand, deux grands colloques consacrés à l’écriture sandienne se sont tenus en 2004 : « George Sand : pratiques et imaginaires de l’écriture » ; « George Sand : une écriture expérimentale »1. Dans la partie qui ouvre ce volume, six chercheurs prolongent la réflexion sur les écritures sandiennes en explorant l’influence que la pratique et l’imaginaire du théâtre ont exercée sur le roman de George Sand, des œuvres de jeunesse aux œuvres de la maturité. Ainsi, l’enquête sur l’apport intertextuel démontre comment des œuvres théâtrales, Hamlet de Shakespeare et Le Fils naturel de Diderot, infléchissent la poétique et la thématique romanesques. Peu abordée sous cet angle, la visée éthique à l’œuvre dans le désir d’instruire s’inscrit dans les formes mêmes du roman dialogué ou dans les nouveaux « pactes de lecture » qu’imagine la romancière. Enfin, à partir de deux romans déjà bien étudiés, les marqueurs de théâtralité, la notion même de scénographie et le genre du « tableau vivant » font apparaître, comme l’écrit Olivier Bara dans son livre récent sur le théâtre de Sand, la « rencontre féconde » et les « liens dynamiques » entre écriture théâtrale et écriture romanesque comme la « circulation entre les genres » chez une écrivaine soucieuse de poursuivre le « dialogue continu » des arts2.
2Agathe Novak-Lechevalier précise la définition et les caractéristiques qui permettent de parler avec pertinence de « théâtralité » dans la fiction romanesque tout en respectant les données et le contexte de la théâtralisation narrative que pratique profusément la génération romantique. Soulignant non seulement la rivalité du roman et du théâtre à cette époque, mais aussi l’importance du théâtre pour le roman de mœurs, elle analyse l’écriture sandienne et sa « théâtralité singulière » à travers deux romans des années 1830, Indiana et Mauprat, deux textes sans thématique théâtrale explicite qu’elle compare à des textes de Balzac et de Stendhal de la même époque. Elle démontre ainsi la fonction essentielle que jouent la parole et le langage du corps, ainsi que l’esthétique spectaculaire dans ces romans, et met également en lumière la façon dont Sand réduit la portée des effets de théâtralité par la narration. La singularité de la mise en œuvre théâtrale dans le roman sandien apparaît ainsi comme double : par certains côtés, l’écrivaine annonce le roman dialogué du xxe siècle tout en restant ancrée dans une théâtralité inspirée des jeux avec les formes romanesques propres à la fiction philosophique du xviiie siècle.
3Romira M. Worvill nous offre une étude de cet ancrage dans les Lumières lorsqu’elle restitue la présence en filigrane du Fils naturel de Diderot dans Le Château des Désertes. Elle met à jour les nombreux points de convergence entre les deux textes sur les plans de la forme, de l’intrigue et du rôle de la peinture, et propose une explication possible pour la réticence de Sand à reconnaître explicitement sa dette envers son prédécesseur. Profitant du remarquable travail d’archives qu’a mené Jeanne Goldin pour sa récente édition du roman dialogué Le Diable aux champs, dont elle permet une nouvelle lecture poétique et politique, Rachel Corkle met elle aussi en valeur les liens profonds et durables qui rattachent Sand aux visées éthiques et philosophiques du xviiie siècle3. Se référant aux travaux de Michel Foucault sur l’épistémè classique, elle se penche sur un aspect peu travaillé de la créativité romanesque appuyée à la fois sur le théâtre et le dialogue socratique. Ainsi, les innovations que la pratique sandienne apporte à la forme du « roman dialogué » dévoilent le souci de formation d’un lecteur actif, une formation mise en abyme, dans le roman, par le dialogue entre les personnages et au niveau de l’intrigue narrative. La modernisation sandienne du dialogue socratique et de la forme classique des entretiens « déstabilise et élargit notre concept même de la “philosophie” » par le truchement d’une expérimentation qui doit beaucoup à la pratique théâtrale de l’auteure.
4Manon Mathias s’intéresse ensuite à « l’imagination spatiale » de l’écrivaine, et éclaire le rôle de deux données essentielles de la pratique théâtrale dans le roman : l’espace scénique et la dimension visuelle. Prenant comme exemples deux œuvres publiées à dix ans d’écart, Mauprat et Le Péché de Monsieur Antoine, elle y étudie les « scènes théâtrales » dans lesquelles la romancière organise « sa matière afin de créer du sens ». Associées à l’esthétique du « tableau vivant », nous retrouvons dans cette étude la poétique et l’esthétique de Diderot, qui restaient jusqu’à présent peu étudiées dans les travaux sur l’intertextualité sandienne. À son tour, Dominique Laporte met en œuvre la notion de « scénographie », mais dans une optique plus spécifiquement narrative. Se centrant sur la « scène de l’énonciation », il dévoile le « rapport analogique » qui relie la performativité propre à l’acte illocutoire, dans toute situation de communication, et celle qu’actualise « la théâtralisation sur scène ». Choisissant comme cas particuliers deux des dernières œuvres de Sand, La Tour de Percemont et Flamarande – textes très rarement étudiés4 –, il examine le « contrat de lecture » que mettent en abyme les deux romans, et qui représentent celui dont rêve Sand avec « son lectorat populaire idéal », dans un contexte politique précis, à savoir celui de la réaction violente contre les idéaux progressistes et révolutionnaires après la Commune de 1871.
5Cette partie se clôt sur l’essai de Pascale Auraix-Jonchière, qui a recours à la « mythopoétique » pour analyser la façon dont Sand s’est inspirée d’une pièce de théâtre célèbre et dans quel but elle l’a transformée. Dans le mélange « de mythes et de légendes » qu’elle repère dans L’Homme de neige – roman éblouissant qui met en œuvre plusieurs traits de théâtralité sur les plans de l’intrigue, de la parole, des personnages et du décor –, elle choisit une référence unique et explicite à l’Hamlet de Shakespeare, dont elle examine la portée et la résonance en s’appuyant sur le scénario archétypal de la naissance du héros selon Otto Rank. Explorant trois éléments thématiques – la mélancolie, le spectre et la vengeance –, elle expose ainsi non seulement les croisements entre filiation littéraire et filiation familiale, entre créativité romanesque et mise en scène de la névrose, mais aussi les mises à jour que la romancière du xixe siècle apporte au scénario du sacrifice et de la culpabilité maternels dans la scène œdipienne5.
Notes de bas de page
1 Pour les actes du colloque de Cerisy-la-Salle, voir B. Diaz et I. Hoog Naginski (dir.), George Sand : pratiques et imaginaires de l’écriture, désormais abrégé en GSPI dans cet ouvrage ; pour celui de Wellesley College, dans le Massachusetts, voir N. Buchet-Ritchey, S. Egron-Sparrow, C. Masson et M.-P. Tranvouez (dir.), George Sand : une écriture expérimentale.
2 Voir O. Bara, Le Sanctuaire des illusions, George Sand et le théâtre, p. 13-14.
3 Voir Le Diable aux champs, 2009.
4 D. Laporte a fait l’édition critique de La Tour de Percemont dans le cadre du projet éditorial des Œuvres complètes de George Sand aux éditions Honoré Champion. On consultera, dans la troisième partie du présent, l’exposé de B. Didier – qui dirige ce grand projet – sur l’édition critique des œuvres théâtrales de Sand.
5 Sur ce sujet, voir aussi l’essai de S. Wooler dans la cinquième partie du présent ouvrage.
Auteur
Professeur émérite à l’université Occidental College, Annabelle M. Rea a publié de nombreux articles sur George Sand, ainsi que sur la Québécoise Anne Hébert. Pendant cinq ans, en tant que présidente de l’association nord-américaine Women in French, elle a travaillé à faire avancer l’étude des écrivaines de langue française. Dans le cas de George Sand, elle a poursuivi cet effort pendant neuf ans encore comme présidente de la George Sand Association. Membre du comité éditorial des George Sand Studies, elle collabore aux projets collectifs chez Honoré Champion : le Dictionnaire George Sand ainsi que les Œuvres complètes (pour Isidora et La Filleule).
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