Introduction
p. 5-14
Texte intégral
1Publiées en 1829, les Promenades dans Rome, après l’Histoire de la peinture en Italie (1817), la Vie de Rossini (1823) et Rome, Naples et Florence (1817 et 1826), confirment Stendhal en spécialiste ès choses ultramontaines, tout à la fois décrypteur et constructeur d’une italianité qui vire au mythe. Elles témoignent aussi de ce que le récit de voyage, le « tour », est décidément l’un des genres les plus régulièrement pratiqués par un auteur qui en apprécie sans doute la souplesse constitutive, dont il n’a cessé de repousser les limites, tant du côté – égotiste – de l’investissement intime que de celui – souvent polémique – de l’ethnographie comparée. L’« itinéraire », ainsi que Stendhal le nomme lui-même dans l’« Avertissement », se donne cette fois un cadre plus restreint – une seule ville, mais pas n’importe laquelle : la Ville éternelle, soit l’une des étapes essentielles du Grand Tour qui depuis plus d’un siècle fait de Rome un musée idéal et le lieu par excellence de la réflexion esthétique. Ville éternelle, mais guide bien actuel. D’une actualité brûlante même, car – telle est la pente irrésistible de l’animal politique qu’est Stendhal – l’ouvrage intègre les « unes » les plus saillantes de l’actualité du moment – soit qu’elles illustrent son diagnostic du gouvernement pontifical, soit qu’elles déportent, avec l’affaire Adrien Lafargue, le regard de l’autre côté des Alpes, mais pour mieux confirmer une des leçons romaines : l’énergie se trouve désormais dans les basses classes.
2L’ensemble se fait sur le mode de la « promenade », forme ouverte, libre et accueillante, qui est invite à la flânerie, à la jouissance du moment, du hasard, de la qualité de l’heure et du climat. Mais elle n’est pas seulement cette micro-aventure hédoniste. La promenade stendhalienne, qui parcourt les rues à la rencontre d’un peuple parfois discret, parfois violemment et énergiquement présent, fait aussi pénétrer dans les salons de Rome, fait entendre des anecdotes de toutes sortes, et enregistre les humeurs, emportements ou célébrations de son auteur : elle a visée de connaissance, non pas seulement sur les œuvres d’art d’une ville-musée, mais bien plus sur les mœurs romaines1. Ces dernières étant la « conséquence2 » du système de gouvernement, celui des papes et des prêtres, dont les Promenades ne cessent de dresser un tableau vitriolé, « l’itinéraire » stendhalien est aussi forcément ouvrage politique, c’est-à-dire polémique, même si cette dimension est sans doute moins sensible que dans Rome, Naples et Florence3.
3Pourtant, contrairement à ce que le titre laisse entendre – la « promenade » semble promettre au lecteur une marche aisée –, les Promenades dans Rome sont un texte ardu, à la limite parfois de la lisibilité, qui pose de nombreuses entraves à la lecture. Peut-être est-ce pour cela que, si elles ont été l’un des textes de Stendhal les plus connus de son vivant, les Promenades dans Rome sont aujourd’hui relativement délaissées. Mis à part le livre de Wendelin Ann Guentner4, aucun ouvrage ne leur est spécifiquement consacré. Pour contribuer à leur redonner une visibilité qu’elles n’ont pas toujours dans la critique stendhalienne et qu’elles méritent pourtant, nous avons privilégié quelques « façons de voir5 », qui sont autant de parcours dans cet « itinéraire » foisonnant, en nous attachant à la manière – hautement problématique – dont il s’inscrit dans le cadre générique du récit de voyage, et cependant perturbe le rapport au lecteur que celui-ci implique (« Dispositifs »), à la façon aussi dont il réalise son programme d’« éducation de l’œil » et apprend à voir (« L’œil stendhalien »), enfin au diagnostic qu’il porte sur la politique et l’histoire romaines, qui expliquent en bonne partie les mœurs d’une ville moins « éternelle » qu’il n’y paraît (« Mœurs romaines : politique et religion mêlées »).
Dispositifs
4Comme Rome, Naples et Florence un peu avant, comme les Mémoires d’un touriste un peu plus tard, les Promenades dans Rome sont organisées par un dispositif double, sinon duel, qui complique le rapport au lecteur et le mode de communication qu’elles instaurent : elles se donnent à la fois comme un guide de voyage et comme un journal. Cette double structure, touristique et diaristique, dont François Vanoosthuyse analyse le fonctionnement, les chevauchements et les contradictions, donne aux Promenades leur dynamique si particulière. La « promenade » stendhalienne est d’abord cet agencement singulier de topographies et de chronologies concurrentes, instables, qui tantôt renvoient à la logique du guide de voyage et à ses descriptions plus ou moins attendues et plus ou moins ordonnées, tantôt s’affilient à la logique plus narrative du journal de bord – même si, François Vanoosthuyse le montre, ces attentes sont le plus souvent déçues et débordées, déportées qu’elles sont presque toujours vers un inattendu, une bizarrerie, une étrangeté (dysfonctionnement chronologique du journal, traitement éclaté de la topographie, surgissement de l’idéologie dans ce qui devrait être une description neutre, etc.) qui empêche chacune de ces logiques de fonctionner à plein et sans accroc. Ce dispositif étrange, considéré dans ses effets d’ensemble, se présente comme le moyen d’une initiation, et non pas seulement d’une visite, ni même, peut-être, seulement d’une lecture : l’auteur est homme d’expérience (mais d’expérience présente encore et toujours émotive) ; il prétend avoir une pratique originale de cette géographie et de ce paysage, de la temporalité propre à ces lieux stratifiés, et de leurs significations. L’ensemble des références culturelles véritablement fondatrices (originales pour certaines, tout à fait communes pour d’autres) qu’il entreprend de partager avec ses lecteurs, bien qu’héritées de l’esprit encyclopédique classique, se trouvent bizarrement recyclées dans un texte qui se veut une propédeutique au sublime et au romantisme.
5Le rapport au lecteur est toutefois loin d’aller de soi et de s’établir dans une transitivité et une efficacité immédiates. Étonnamment, ce guide de voyage, qui devrait donc être le texte lisible par excellence, risque sans cesse l’illisibilité. En témoignent les paradoxes de la scénographie énonciative des Promenades, qu’étudie Laure Lassagne, tout autant que les modalités contradictoires, analysées par Marie Parmentier, que l’œuvre propose de sa propre lecture : l’auteur, dans une désinvolture affichée, précise n’écrire que pour lui tout en craignant, mouvement contradictoire, le jugement du lecteur, sans cesse à l’horizon de la page. Un lecteur tantôt presque congédié tantôt pris à partie et accablé d’un pédagogisme appuyé. Les Promenades se caractérisent donc d’une certaine façon par un déni de communication avec le lecteur, qui voisine avec le souhait inverse d’une connivence amicale, tempéramentale et esthétique avec quelques happy few – ceux-là mêmes à qui les Promenades sont in fine adressées – qui serait l’idéal de la communication. Ce protocole communicationnel fluctuant et paradoxal n’est pas simple idiosyncrasie beyliste ; il est à comprendre, Laure Lassagne le rappelle, en relation avec le « malaise pragmatique » de la littérature romantique lié à la fragmentation et à l’anonymat toujours plus marqués du public, à l’évolution du marché éditorial et de la circulation du livre en ce premier xixe siècle. On peut aussi – on doit même, selon Marie Parmentier qui souligne que le texte propose des modalités de lecture contradictoires et programme en réalité sans cesse une lecture discontinue, aléatoire et non linéaire – le comprendre en relation avec le référent romain. Les Promenades sont à l’image de la Ville éternelle, à laquelle elles initient ainsi : labiles, présentant toujours des nœuds d’illisibilité, des données qui résistent à l’intelligibilité et à la saisie immédiate par un lecteur-touriste français. Les problèmes de lisibilité des Promenades sont une image pragmatiquement habile – mais risquée – des résistances que « Rome » offre à la compréhension.
6Car Rome est cet ensemble ouvert, divers et mouvant qui est confrontation d’espaces pas toujours contigus et de temporalités non synchrones, mais qui ne cessent de coexister et que la « promenade » connecte entre eux. La composition désordonnée des Promenades dans Rome, les ruptures et en même temps les répétitions qui la fondent, en font un livre-rhizome, pour parler comme Deleuze. Un livre où le désordre est créateur – de liberté et de désir. C’est par là, comme le souligne François Pichot, que l’on peut faire une expérience de lecture déprise de tout ce qui enchaîne et enserre le « moi », en quittant les parcours trop bien balisés et, davantage, en allant en « nomade » et « machine désirante » à travers Rome.
7Texte instable donc que ces Promenades dans Rome, par leur organisation même qui réclame un lecteur actif et réellement « bénévole ». Ce que ne furent pas toujours les lecteurs contemporains, et surtout pas Stendhal lui-même ! C’est ce que rappelle Cécile Meynard, qui analyse de près les exemplaires personnels, interfoliés, de Stendhal – il en existe pas moins de quatre… Les notes dont ils sont couverts montrent un relecteur critique, très exigeant de son œuvre qu’il entend compléter, amender (et rééditer), dans le sens d’une plus grande prise en compte du lecteur, de concessions faites à un public souvent moins fin qu’il ne le souhaiterait. Rien, pas même la publication, puisque avec ces exemplaires interfoliés l’œuvre redevient brouillon, ne vient donc stabiliser un texte voué à la prolifération et la reprise en droit infinies.
L’œil stendhalien
8Les Promenades dans Rome, par les références culturelles qu’elles mobilisent et par les œuvres qu’elles élisent, par les savoirs et le cadre épistémologique dont elles se font l’écho, constituent à la fois un musée idéal et l’encyclopédie d’un intellectuel des années 1820, peut-être moins singulier qu’on a parfois voulu le dire.
9« Viens et vois » : le commandement évangélique de Jean (I, 46), par lequel Winckelmann formule le rôle proprement essentiel, ontologique de Rome pour qui s’occupe d’esthétique6, pourrait aussi, en un sens, servir d’épigraphe à un ouvrage qui vise explicitement ce que Stendhal appelle une « éducation de l’œil7 ». Rome est le lieu de l’expérience sensible et de l’expérience esthétique qui, toutes deux, passent par le regard. Il s’agit bien alors d’apprendre à voir, pour mieux se confronter à l’art qui infuse partout la Ville éternelle.
10Dans la patrie des arts et de la « sensibilité passionnée8 » qu’est l’Italie, Rome, plus que passage obligé du voyageur en quête de sensations artistiques, est véritablement capitale – capitalissime. Ville-musée où Michel-Ange et Raphaël se trouvent saisis dans le cadre qui leur donne sens, ville-vestige où à chaque pas se trouve sollicitée l’émotion esthétique. C’est à cette dernière que les Promenades entendent initier leur lecteur. En la matière, Stendhal est bien plus redevable qu’il n’y paraît (et surtout qu’il ne le dit) à Winckelmann et au néoclassicisme, ainsi que le montre Élodie Saliceto. Ce n’est pas un hasard si Raphaël, Michel-Ange et, en un sens, Canova sont trois « phares », au sens baudelairien, des Promenades. Le primat esthétique, lié à une fréquentation renouvelée des œuvres in situ, la priorité sans cesse donnée à la sensation créée par le beau, mais comme démultipliée par la connaissance et la culture, la propension à la rêverie qui débouche sur un ineffable que le discours ne peut rendre qu’imparfaitement – Rome est bien ici expérience du sublime –, voilà qui est dans la droite lignée des principes de l’esthétique winckelmannienne. Le néoclassicisme stendhalien se signale encore dans une approche historique de l’art, tendue entre le rêve d’une reconstitution imaginaire des monuments et une saisie plus « archéologique », toutes deux liées aux questions de conservation et de restauration du patrimoine, dont les Promenades portent trace. Questions qui impliquent une réflexion proprement historique, une pensée de la longue durée qui cohabite comme elle peut avec le culte de l’instant et de la sensation, qui permet l’épiphanie et la saisie du beau.
11Pour être romaines, les Promenades stendhaliennes n’en désertent pas pour autant la scène des débats artistiques français (et plus largement européens) autour du romantisme et des rapports entre les arts, débats dont Stendhal a été partie prenante depuis l’Histoire de la peinture en Italie et surtout ses divers Salons pendant la Restauration. Michel-Ange, qui occupe une place importante dans ce texte de 1829, n’est pas seulement un des musts du tourisme romain. On peut aussi voir dans la défense et illustration de Michel-Ange, comme le propose Christopher W. Thompson, une défense du romantisme dans la peinture contemporaine. Artiste pleinement « romantique » par sa manière, selon Stendhal, Michel-Ange lui permet sans doute aussi de parler de Delacroix sans l’évoquer.
12Plutôt qu’aux œuvres ou objets regardés, on peut s’intéresser au regard lui-même, comme le fait François Kerlouégan. Voir est sans conteste l’activité la plus essentielle selon cet ouvrage, non seulement parce qu’il entend provoquer et éduquer le regard, mais parce que Stendhal s’intéresse au processus même de la vision. Il y a dans ce guide-journal l’esquisse d’une phénoménologie. Mais elle est immédiatement doublée d’une morale. François Kerlouégan note que l’œil stendhalien est, dans les Promenades, le lieu d’une tension féconde entre un hédonisme visuel d’une part, qui est abandon à la fulgurance de l’instant, au hasard de la rencontre (qui correspondrait à la dimension diariste de l’ouvrage) et, d’autre part, un regard maîtrisé, choisi et travaillé dans la durée (qui correspondrait davantage cette fois à la fonction de guide des Promenades), qui manifeste le contrôle du sujet sur l’objet regardé, en même temps qu’il préside à la constitution d’un savoir de cet objet. Cette morale ambivalente du regard est donc en écho avec les indistinctions et les incertitudes génériques de l’ouvrage.
13Mais voir (à) Rome, c’est aussi se voir. La stratification temporelle inhérente à la Ville éternelle est, dira Freud, la meilleure image de la psyché. L’expérience romaine de la superposition des temps, la multiplicité des traces matérielles du passé, la manière dont celui-ci perdure dans le présent et fait signe oblige à une lecture archéologique, à penser le devenir et, par là, renvoie le moi à son histoire, oblige le sujet à se penser dans le temps. C’est le point de départ de l’étude de Maria Ignez Mena Barreto qui, s’inspirant du « paradigme indiciaire » défini par Carlo Ginzburg, établit un parallèle entre le modèle épistémologique de l’histoire antiquaire (dont Stendhal, par les sources qu’il compulse, pille largement les résultats pour constituer ses Promenades, tout en en interrogeant les modalités de production de la preuve et de l’explication) et l’écriture autobiographique qui sera celle du Brulard, qui s’ouvre, c’est le contraire d’un hasard, sur le panoramique romain de San Pietro in Montorio.
Mœurs romaines : politique et religion mêlées
14Si l’expérience esthétique est à Rome le plus souvent confrontation avec le passé (qu’il s’agisse de la Rome antique ou renaissante), il n’en reste pas moins que les Promenades ne sont pas un musée. Comme tous les autres récits de voyage stendhaliens, elles sont aussi radioscopie de la Rome contemporaine, observation de ce que la préface de Lucien Leuwen nommera « les habitudes de la société actuelle » – ce dont témoigne, par exemple, l’insertion dans l’ouvrage du conclave de 1829. Observation d’autant plus libre que la forme du journal permet toutes les digressions (qui n’en sont jamais vraiment à qui entend rendre compte du monde comme il va, dans toutes ses dimensions) et autorise tous les sujets. Les Promenades sont alors à mettre sur le compte d’une des tendances les plus nettes de Stendhal, qui accompagne sans cesse son sens aigu de l’observation, de la sociologie de terrain : celle de la polémique, voire de l’écriture pamphlétaire. Et Rome, qui fut l’exemple paradigmatique de la République, qui est maintenant celui du pouvoir pontifical, de la tyrannie des prêtres un temps minimisée par l’épisode napoléonien, tout en réalisant les virtualités d’une italianité assimilée à un naturel que les convenances et la « moraline » (Nietzsche) n’ont pas encore complètement étouffé (contrairement à ce qui s’observe en France), est un espace politique de tout premier ordre, offre une ample matière à un libéral anticlérical qui veut polémiquer et ne se prive pas d’afficher ses préférences.
15La Ville éternelle se trouve ainsi politisée et historicisée. C’est ce que montre Yves Ansel qui souligne combien des trois Rome – l’antique, la papale, la contemporaine –, la première est systématiquement élue par Stendhal contre la deuxième et la troisième, celle-ci n’étant d’ailleurs plus tout à fait assimilable à celle-là – car le christianisme, même à Rome, est en perte de vitesse, la croyance partout recule. Déclin de l’idée chrétienne et de l’emprise papale que Stendhal origine vers 1530, c’est-à-dire à Luther (l’un des « grands hommes » des Promenades selon Yves Ansel), à « l’importation du despotisme espagnol » dans « la terre de liberté9 », et à la décadence des arts après la mort de Raphaël et de Michel-Ange (l’art de la Contre-Réforme, le baroque, ne séduit pas Stendhal, pour des raisons tout autant politiques qu’artistiques). Trois phénomènes intrinsèquement liés, qui témoignent d’une politisation par Stendhal de l’histoire romaine.
16Chronique d’une révolution annoncée : Hélène Spengler note, elle aussi, la dimension fortement politique et satirique des Promenades qui, par le biais de parenthèses ou de digressions apparemment anecdotiques, mènent une enquête violemment critique sur la situation des États pontificaux, épinglent l’« administration absurde10 » de papes incapables, dépourvus de tout sens du bon gouvernement, et soulignent combien le papisme énerve et avilit le peuple. La célébration de l’énergie d’hier vaut dénonciation sans appel de la médiocratie éteinte de l’aujourd’hui. La dimension polémique dépasse d’ailleurs le cadre romain : Hélène Spengler montre que plus d’un trait contre la Rome papale vaut tout aussi bien pour la France monarchique de Charles X.
17Cette prééminence de l’analyse politique et religieuse inscrit les Promenades dans le droit fil des autres textes de voyage stendhaliens, en particulier les deux versions de Rome, Naples et Florence, comme le montre Jean-Jacques Labia qui piste les réseaux qui s’établissent d’une œuvre à l’autre et constituent autant d’étapes d’un diagnostic maintenu et même approfondi sur la Restauration comme phénomène européen. La polémique contre les Bourbons et le papisme, que le second Rome, Naples et Florence accentuait par rapport à la version de 1817, devient une des données de départ des Promenades qui, en conviant le lecteur à Rome, le font remonter à la source même du despotisme.
18De ce despotisme à la fois papal et patriarcal, les femmes sont logiquement les premières victimes. Mais le regard historique et sociologique (et cependant toujours érotique) porté sur les Romaines en fait des figures de la force et de l’énergie. Elles sont pour Stendhal le contraire de tendres et frêles objets du pouvoir et du désir masculins. On peut alors lire les Promenades dans Rome, comme le propose Maria Scott, en stéréophonie avec la fiction stendhalienne des années 1829-1830 qui, avec les figures de Vanina Vanini, Mathilde de La Mole et Mina de Vanghel, voit l’invention de ce que Jean Prévost a appelé « l’amazone » stendhalienne : ici et là, même sentiment de frustration pouvant donner lieu à des actions héroïques, même force intérieure et mêmes accès de « folie », même indépendance sentimentale et même amoralité violemment égoïste, même volonté de maîtriser sa destinée. L’observation ethnographique (plus ou moins fantasmée) du guide de voyage se mue ainsi en principe romanesque, apte à renouveler le personnel féminin du roman romantique. Les Promenades sont un texte-frontière sur le plan générique, non pas seulement par leur propre statut contradictoire de guide-journal, mais encore parce qu’elles contribuent sans doute directement à façonner le romanesque stendhalien.
19Les textes ici rassemblés sont le fruit des travaux d’un « Séminaire Stendhal » qui s’est tenu à l’École normale supérieure et à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 en 2005-2007, prolongé par une journée d’étude à l’ENS le 2 juin 2007. Nous tenons à remercier Marie-Rose Corredor, Chantal Massol et le Centre d’études stendhaliennes et romantiques, où l’idée première de ce séminaire est née, ainsi que Béatrice Didier et Philippe Berthier, qui ont aidé à ce qu’elle se concrétise.
20Sauf indication contraire, les références aux Promenades dans Rome renvoient à l’édition de Victor Del Litto, dans Voyages en Italie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973 (abrégé tout au long de cet ouvrage en VI).
Notes de bas de page
1 « Je cherche […] à donner une idée des mœurs et de la manière de sentir des Italiens […]. » (Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, édition de Victor Del Litto, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 899, abrégé désormais en VI.) « Nous voulons connaître les habitudes sociales, au moyen desquelles les habitants de Rome et de Naples cherchent le bonheur tous les jours. » (Ibid., p. 600.)
2 Ibid., p. 601.
3 On pourra comparer ce caractère multidimensionnel de la « promenade » stendhalienne à l’usage contemporain du motif de la « flânerie » grâce au bel ouvrage de Catherine Nesci, Le Flâneur et les flâneuses : les femmes et la ville à l’époque romantique, Grenoble, Ellug, 2007. Voir également l’essai de Philippe Antoine, Quand le voyage devient promenade. Écritures du voyage au temps du romantisme, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2011.
4 Wendelin Ann Guentner, Stendhal et son lecteur. Essai sur les Promenades dans Rome, Tübingen, Gunter Narr Verlag, coll. « Études littéraires françaises », 1990.
5 VI, p. 603.
6 Dans son Histoire de l’art dans l’Antiquité. Voir, ici même, l’article d’Élodie Saliceto.
7 VI, p. 920.
8 Ibid., p. 622.
9 Ibid., p. 1038.
10 Ibid., p. 1035.
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Voyager en France au temps du romantisme
Poétique, esthétique, idéologie
Alain Guyot et Chantal Massol (dir.)
2003
Enquêtes sur les Promenades dans Rome
« Façons de voir »
Xavier Bourdenet et François Vanoosthuyse (dir.)
2011
Écriture, performance et théâtralité dans l'œuvre de Georges Sand
Catherine Nesci et Olivier Bara (dir.)
2014