Conclusion
p. 225-230
Texte intégral
1Au début du XIXe siècle, à l’issue des guerres napoléoniennes, l’Angleterre sort grandie d’un conflit qui a épuisé les nations voisines. Le monde appartient désormais à la puissance qui a su arrêter l’irrésistible ascension de Bonaparte. L’Europe redevient visitable, mais le Grand Tour prend bien vite de nouvelles dimensions, puisqu’il s’étend désormais au-delà de la Méditerranée. La présence britannique dans le sous-continent indien qui semble définitivement soumis depuis la victoire anglaise sur le sultan de Mysore en 1799, confère un intérêt stratégique à d’autres pays comme l’Égypte : hélas, Mehemet Ali repousse l’armée anglaise en 1807 et déclare l’autonomie de son pays en 1832. Pour des raisons d’équilibre des pouvoirs, Londres soutient l’Empire ottoman contre la Russie des tsars : elle est ainsi amenée à défendre les intérêts turcs en Syrie, au Liban et en Terre sainte. Un consulat britannique est établi à Jérusalem en 1838 et un évêché anglican en 1841. Quelques décennies plus tard, le canal de Suez s’avère trop important pour qu’on le laisse entre les mains des Français et des autochtones ; en 1875, Disraeli réussit à rendre son pays actionnaire majoritaire du canal, et l’Égypte finira par passer sous contrôle britannique.
2Triomphante sur les plans économique, politique et militaire, la Grande-Bretagne peine néanmoins à occuper le devant de la scène artistique. Après une floraison de grands peintres pendant un siècle, de Gainsborough à Turner, Londres a du mal à se résigner au statut de centre provincial dans le domaine des beaux-arts. Plusieurs créateurs croient voir dans l’orientalisme un moyen d’échapper à cette fatalité. Ainsi se fabrique un Orient mi-fantasmé mi-observé, sans que naisse une école ou un courant esthétique cohérent. Distancés par l’avant-garde française, les artistes britanniques restent aussi dans l’ombre de la France en matière d’orientalisme. Pour un John Frederick Lewis qui tire son épingle du jeu, pour un William Holman Hunt qui s’obstine à orientaliser le dogme préraphaélite, combien de faux départs, combien d’espoirs déçus.
3Si l’orientalisme anglais s’avère incapable de se créer en tant qu’école et ne dépasse guère les initiatives isolées, malgré tout le zèle et toute la conviction qui animent les individus, ce n’est pas seulement à cause d’une fatalité qui fait mourir prématurément les artistes voyageurs (ou qui les frappe de démence). L’entreprise est peut-être vouée à l’échec parce qu’elle repose sur un certain nombre de présupposés infondés. L’orientalisme du XIXe siècle ne se borne pas aux odalisques, bachibouzouks et autres charmeurs de serpent. On oublie souvent tout le versant religieux du phénomène, pourtant essentiel aux yeux du public victorien. D’où une première erreur, d’ordre chronologique : les peintres victoriens soucieux de rénover la peinture religieuse partent pour l’Orient avec la certitude de trouver un espace où le temps s’est arrêté, une zone géographique où rien n’a changé en deux millénaires. « De même, les peintures de Hunt renvoient les Arabes et les Juifs au primitivisme et à la tradition, en les fixant pour toujours dans l’ambre du récit biblique, comme les porteurs aseptisés de la simple anti-modernité1. »
4Malgré leur désir fervent de rapporter de leurs voyages un témoignage de première main, les Victoriens refusent en fait de voir l’Orient tel qu’il se présente à leurs yeux, tant ils l’abordent à travers une série de filtres intellectuels préconçus, comme autant de voiles qui, loin de se soulever, viennent s’accumuler entre l’observateur et l’observé. Le deuxième préjugé qui compromet l’essor d’une école orientaliste est donc d’ordre intellectuel : nourris d’images mythiques, ces artistes croient découvrir dans le réel la confirmation de leur rêve, s’exposant ainsi à d’inévitables déceptions. N’échappent à cette déconvenue que les créateurs qui admettent la part d’invention que doit nécessairement contenir leur œuvre. Autrement dit, plus l’Orient artistique est loin de la réalité, plus il prospère.
5Cette remarque vaut aussi pour la littérature : à côté des témoignages et documents « sérieux » produits par des auteurs comme Lane, l’orientalisme vivace et sûr de lui, qui séduit le public britannique au début du XIXe siècle, est avant tout celui qui ne cherche pas la confrontation avec la réalité. Ses plus vigoureux représentants sont des auteurs qui n’ont jamais voyagé, comme Thomas Moore. Byron, qui découvre la Grèce bien après avoir rédigé ses contes orientaux, perdra vite toutes ses illusions quant à des pays longtemps fantasmés. Par la suite, du fait de la révolution des transports, le désenchantement paraît le sort réservé aux écrivains voyageurs : après les splendeurs théâtrales des féeries et autres pantomimes londoniennes, l’Orient de plus en plus occidentalisé ne peut que décevoir les écrivains du milieu du siècle. C’est finalement un tout autre orientalisme qui se fait jour à la fin de l’époque victorienne, avec Kipling, pour qui l’Autre est désormais l’Européen, renversant les rôles.
6Viendront, après Kipling, les romans de Leonard Woolf (The Village in the Jungle, 1913), d’Edward Morgan Forster (A Passage to India, 1924) ou de George Orwell (Burmese Days, 1934). Ces auteurs méritent peut-être mieux l’appellation d’orientalists, au sens où ils peuvent arguer d’une authentique compétence ou d’une compréhension supérieure de l’Orient. En anglais, le terme désigne à l’origine un érudit spécialiste des langues ou des pays asiatiques ; en français, c’est peut-être un anglicisme qui fait appeler « orientalistes » les peintres qui choisissent l’Orient comme sujet de leurs œuvres. En effet, s’il y a bien une « Matière d’Orient », au sens où les romances du Moyen Âge traitaient de la Matière de Bretagne, de France ou de Rome, il n’est pas certain qu’il y ait une « manière » d’Orient qui puisse caractériser ceux que l’on appelle les orientalistes. Cette étiquette s’applique aussi bien aux représentants de l’académisme, comme John Poynter, qu’aux téméraires qui acclimatent l’impressionnisme en Grande-Bretagne comme Frank Brangwyn ou Arthur Melville. Ne faudrait-il pas plutôt parler d’« occidentalisme » pour désigner ces artistes et ces écrivains qui contemplent l’Afrique et l’Asie avec leur mentalité européenne ?
7À l’époque des Lumières, l’Orient n’avait été qu’un univers imaginaire, (mé) connu à travers les récits fantaisistes de voyageurs avant tout soucieux de surpasser leurs rivaux en matière d’incroyable et de spectaculaire.
Le roman du XVIIIe siècle nous offrait un exemple de réception purement formelle. L’auteur considérait l’Orient comme véhicule. L’exotisme agissait comme un catalyseur de l’imagination. Dépaysée, déracinée et ainsi délivrée des contraintes du monde réel, elle déployait ses ailes vers la patrie du merveilleux. Simultanément, les figures orientales portent, souvent sous le masque, des pensées et des sentiments que l’auteur n’aurait peut-être pu exprimer aussi directement.2
8Comme le dit Roland Barthes des contrées qui servent de cadre à Zadig ou à Azolan :
[…] ces pays d’Orient, qui ont aujourd’hui un poids si lourd, une individuation si prononcée dans la politique mondiale, ce sont pour Voltaire des sortes de cases vides, des signes mobiles sans contenu propre, des degrés zéros de l’humanité, dont on se saisit pour se signifier soi-même.3
9Au XIXe siècle, l’attitude des Occidentaux ne peut plus être tout à fait la même, dans la mesure où ce qui relevait presque exclusivement du fantasme appartient désormais à une réalité de plus en plus accessible. Pourtant, les Victoriens sont encore loin du tourisme de masse, et le rêve persiste. Les Mille et Une Nuits restent une référence incontournable. « Tout le monde a parcouru ce recueil enchanteur d’histoires, Les Mille et Une Nuits, mieux connu en Angleterre sous le nom de Divertissements des nuits arabes », écrit Dickens en 1855. C’est en effet de « ce splendide entrepôt de richesses orientales4 » que la majorité de ses contemporains tirent leur conception de l’Orient. Solidement ancrée dans le savoir commun à tous les lecteurs, cette référence autorise toutes les parodies : « Les Mille et Une Âneries », paraît le 21 avril 1855 dans Household Words, suivi le 28 avril de « L’Histoire d’Ali Paperasse et des quarante voleurs », puis le 5 mai de « L’Histoire du barbier bavard ». Dans le premier article, Dickens imagine un sultan qui, déçu par toutes ses épouses auxquelles il a décerné le titre de « Chambredeh Kommunes (ou Bavarde sans Pareille) », se laisse tenter par la belle « Raiforme (c’est-à-dire Lumière de la Raison) », encouragé par « le grand vizir Palmerstoune (ou Girouette Tournoyante)5 ». Ainsi se mêlent le proche et le lointain, le familier et l’exotique.
10Malgré la volonté d’exactitude manifestée par les peintres soucieux de rapporter une image fidèle de pays liés aux origines judéo-chrétiennes de la civilisation occidentale, malgré le désir d’authenticité avoué d’auteurs qui entendent dissiper les brumes de l’affabulation, il n’est pas si facile de séparer le bon grain ethnographique de l’ivraie mythologique. La simple présence d’un œil occidental suppose un filtrage de la réalité orientale : « le zèle “scientifique” reste évidemment superficiel. Tout éloigne les artistes de leur sujet et d’abord, paradoxalement, l’entreprise très occidentale de le reproduire sur un carré de toile6 ». Cette altération irrémédiable de la réalité rendait peut-être d’autant plus nécessaire la fabrication renforcée d’images propres à soutenir le mythe. Et quelle était donc cette réalité qu’aurait pu s’approprier le voyageur-explorateur, si long qu’ait été son séjour, si grande qu’ait été sa volonté de découverte ?
Il serait, en effet, difficile d’affirmer que les voyageurs aient pu découvrir l’« Oriental », d’abord parce que l’« Oriental » est un stéréotype, et ensuite parce que l’on supposerait par là qu’il y a une vérité le concernant qu’il est possible d’appréhender et de cerner.7
11L’exotisme, alors même qu’il prétend donner à voir et à comprendre l’Autre dans sa réalité brute, repose en fait sur le caractère irrémédiablement inassimilable de son objet. Dès lors que l’Oriental ne se distingue plus de l’Occidental, l’exotisme est condamné à disparaître.
La séduction, l’exotisme, c’est l’excès de l’autre et de l’altérité. […] L’exotisme ne survit que de l’impossibilité de la rencontre, de la fusion, de l’échange des différences. Heureusement, tout cela est une illusion, celle même de la subjectivité.8
12L’époque victorienne appréciait le spectacle de cette opacité, de cette altérité radicale de l’étranger, et en ce sens, elle a largement contribué à la perpétuation du mythe de l’Autre oriental, en entretenant l’impossibilité de toute véritable rencontre intellectuelle. À l’inverse, elle a également fait progresser une authentique connaissance des pays d’Afrique et d’Asie, parcourus par un nombre croissant de touristes moyennement fortunés. Ainsi se trouvent coïncider les deux facettes de l’orientalisme, comme l’envers et le revers d’une même médaille : l’exploration et le fantasme, la veille et le rêve.
Notes de bas de page
1 « Hunt’s paintings likewise returned Arabs and Jews to primitivism and tradition, setting them forever in the amber of biblical narrative as sanitized bearers of simple un-modernity. » (Julie F. Codell, « The artist colonized : Holman Hunt’s “bio-history”, masculinity, nationalism and the English school », dans Ellen Harding (dir.), Re-framing the Pre-Raphaelites. Historical and Theoretical Essays, Aldershot, Scolar, 1996, p. 224.) C’est aussi ce que dénonce Homi Bhabha lorsqu’il souligne que le discours de la modernité, en mettant l’accent sur le progrès technique et les avancées de la démocratie, aboutit à exclure les cultures moins développées, du même coup reléguées dans un primitivisme où le temps s’est arrêté.
2 Jean Philippon, « Rainer Maria Rilke et l’Égypte », dans Jean-Claude Vatin (dir.), La Fuite en Égypte : supplément aux voyages européens en Orient. Actes des journées d’études CEDEJ/IFAO [Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales / Institut français d’archéologie orientale], Le Caire, CEDEJ, 1990, p. 230-231.
3 Roland Barthes, « Le dernier des écrivains heureux » (1958), dans Essais critiques, Le Seuil, 1964, p. 98-99.
4 « Everybody is acquainted with that enchanting collection of stories, the Thousand and One Nights, better known in England as the Arabian Nights’Entertainments » ; « this gorgeous storehouse of Eastern riches » (The Dent Uniform Edition of Dickens’s Journalism, édition de Michael slater, vol. III, « Gone Astray » and Other Papers : 1851-1859, Londres, Dent, 1998, p. 292.)
5 « The Thousand and One Humbugs » ; « The Story of Scarli Tapa and the Forty Thieves » ; « The Story of the Talkative Barber » ; « Houwsa Kummauns (or Peerless Chatterer) » ; « Reefawm (that is to say Light of Reason) » ; « the Grand Vizier Parmarstoon (or Twirling Weathercock) » (ibid., p. 294-295.)
6 Christine Peltre, L’Atelier du voyage. Les peintres en Orient au XIXe siècle, op. cit., p. 61.
7 Janice Deledalle-Rhodes, « L’Oriental dans les récits des voyageurs anglais », dans Ilana Zinguer (dir.), Miroirs de l’altérité et voyages au Proche-Orient, op. cit., p. 65.
8 Jean Baudrillard, Enrico Baj : la transparence du kitsch, op. cit., p. 146 et 151.
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