12. Kipling, la fin d’une certaine idée de l’Orient
p. 219-223
Texte intégral
1Alors qu’un Trollope se désolait de voir l’Orient perdre de son étrangeté et de son exotisme, Rudyard Kipling (1865-1936) n’a aucun état d’âme et présente l’Inde comme un simple terrain de jeu pour la conquérante race britannique, et surtout comme un décor de fiction parmi tant d’autres. La plupart des nouvelles réunies dans Plain Tales from the Hills (1888) pourraient se dérouler dans n’importe quelle ville de garnison, quel que soit le continent : leur « orientalité » se borne à de menus détails. Avec Kim (1901), Kipling implante fermement en Inde la tradition romanesque anglaise et, plus généralement, européenne. Ce récit picaresque occidentalise de son mieux un cadre que les générations antérieures avaient envisagé comme radicalement autre. L’Inde de Kipling est un pays où le pittoresque, s’il n’est pas tout à fait exclu, n’a en fait rien de fondamentalement différent de celui qu’on rencontre en métropole. Dans ce roman, c’est plutôt du Tibet que vient l’exotisme dépaysant : on trouve toujours plus oriental que soi. Le sous-continent est devenu « la grande, la grise, l’Inde informe1 » et il appartient aux Occidentaux de mettre un peu d’ordre dans cet amas indéterminé.
2C’est le sens de la métaphore du musée. Le roman s’ouvre précisément au musée de Lahore, comme un hommage rendu par l’écrivain à son propre père. John Lockwood Kipling (1837-1911) est un érudit doublé d’un artiste. De 1865 à 1875, il est à Bombay où il sculpte des ornements gothiques pour les bâtiments publics. Fasciné par l’artisanat local, il dessine dans les années 1870 une série d’études représentant potiers, forgerons, tisserands, brodeurs, etc. En 1875, il quitte Bombay pour Lahore, principale ville du Penjab, où il devient directeur de la Mayo School of Art et conservateur du musée ; il découvre les ravages de la « civilisation » sur les pratiques artistiques traditionnelles. Le musée de Lahore propose une version condensée de l’Inde, un Orient miniature organisé par les Occidentaux. Les Indiens viennent y voir leur propre culture méthodiquement exposée, transformée par le regard des colons. Par la pratique de l’inventaire et de l’étiquetage, la sauvagerie désordonnée est apprivoisée : « En saluant le musée comme triomphe de la civilisation sur l’autochtone, ce genre de fiction semble répondre à la profonde angoisse de l’époque qui craignait de voir l’anarchie supplanter la culture2. » Les musées créés en Inde par l’occupant correspondent à l’objectif de surveillance et de domestication mis en place dès le début du XIXe siècle :
Le Musée d’histoire naturelle de l’Inde créé par Wellesley voulait compléter la formation administrative civile dispensée au Fort William College, cataloguait et présentait des dessins et des spécimens de tous les animaux, oiseaux et plantes de l’Inde afin de garantir que les fonctionnaires britanniques ne seraient plus jamais surpris par l’exotique. […] Il n’y avait rien à craindre en Inde britannique parce que tout était déjà vu, connu et catalogué par l’usage.3
3Dans cette institution, certes coloniale, mais surtout occidentale, par excellence, le merveilleux n’est plus l’Orient en soi, mais son réagencement par l’Occident. Arrivé dans la boutique de Lurgan Sahib, Kim déclare : « “Cet endroit […] est comme une Maison des Merveilles4” » Par un étrange renversement, le capharnaüm d’un marchand qui a tout d’un Oriental et n’a du sahib que le nom (« tout sauf un sahib5 ») est comparé au modèle suprême, l’exposition arrangée par des esprits occidentaux. Un demi-siècle auparavant, Dickens faisait rêver ses lecteurs en évoquant :
[…] la riche East India House, grouillant d’allusions aux pierres et aux étoffes précieuses, aux tigres, aux éléphants, aux dais, aux narguilés, aux ombrelles, aux palmiers, aux palanquins et aux princes superbes au teint brun assis sur des tapis, chaussés de babouches au bout très recourbé.6
4Chez Kipling, la profusion orientale devient un objet d’étude, de classification et d’étiquetage et le conservateur de musée fait figure de grand prêtre et détenteur du savoir suprême. Symbole de l’impérialisme intellectuel, le musée est aussi un des décors favoris de la littérature réaliste, un lieu public où les romanciers victoriens font se croiser par hasard leurs personnages ou se retrouver leurs couples d’amants.
5Autre métaphore de la présence occidentale en Inde, le chemin de fer impose certes son réseau de communication rapide, mais aussi sa fonction romanesque de moyen de transport en commun. Kipling renoue ainsi avec Fielding et son usage du « stage coach » (the coach as a stage ?) : des individus issus de milieux très divers s’y rencontrent. Dans Kim, une scène située dans une voiture de chemin de fer réunit une distribution emblématique digne de la meilleure tradition occidentale : la bourgeoise, le mari dominé par sa femme, la coquette, le jeune soldat, autant de personnages qui ne dépareraient pas dans Roderick Random ou dans David Copperfield. À ce décor ambulant on ajoutera celui, tout aussi picaresque, des auberges qui, même sous le nom de caravansérail, semblent faire écho à celles où descendent les héros de Smollett. Embarras de la circulation et injures truculentes sont autant d’éléments qui unissent le roman de Kipling à l’univers de Fielding et de Hogarth. Jusqu’aux deux protagonistes principaux, Kim et le lama, dans lesquels on pourrait reconnaître, mutatis mutandis, le couple formé par Joseph Andrews et Parson Adams. Kim pourrait bien être « un poème épi-comique en prose », à l’instar de Tom Jones.
6Roman d’espionnage (avec la notion de « Grand Jeu »), public-school novel à la manière de Stalky & Co (lorsque Kim part étudier à l’école St. Xavier’s in Partibus), ce sont bien les conventions littéraires occidentales que Kipling respecte dans son roman, sans chercher à renouer avec les séductions orientalistes. La scène d’envoûtement de Kim7, la seule qui paraisse au premier abord pouvoir satisfaire les amateurs d’exotisme conventionnel, est interrompue par les commentaires sarcastiques de Hurree Babu, forme de comic relief qui prive ce moment de sa magie éventuelle. Même la référence obligée aux contes des Mille et Une Nuits tourne au désavantage de ces derniers :
[Kim] s’entendait à la perfection avec des hommes qui menaient une vie plus étrange que tout ce dont rêvait Haroun al-Rachid, et il menait une vie aussi incroyable que dans Les Mille et Une Nuits, mais dont la beauté échappait aux missionnaires et aux secrétaires des sociétés charitables.8
7Kipling se vante d’offrir à ses lecteurs un merveilleux supérieur à celui du modèle oriental suprême et surtout très différent de celui-ci. Si émerveillement il doit y avoir à la lecture du roman, c’est plutôt en découvrant une Inde qui n’a rien à voir avec l’image que véhiculent les contes.
8Dans Kim, le merveilleux est en effet l’hybride qui fait s’interpénétrer l’Orient et l’Occident. Le chemin de fer, symbole de la révolution de l’industrie et des transports, est presque exclusivement appelé dans le roman « the te-rain » : par le biais de cette prononciation exotique, il entre à part entière dans la réalité indienne. À travers l’œil défamiliarisé d’un Occidental orientalisé et capable de passer inaperçu parmi les autochtones (fantasme qui trouve dans le roman son incarnation suprême mais qui servait déjà de ressort à « Miss Youghal’s Sais », l’une des nouvelles rassemblées dans Plain Tales from the Hills), ce sont les us et coutumes britanniques qui apparaissent comme magiques : le phonographe soudain mis en marche chez Lurgan Sahib devient un prodige digne de la lampe d’Aladin (« S’il y avait un démon à l’intérieur9 »). À l’inverse, par un curieux syncrétisme, les cultes européens sont étrangement rapprochés des pratiques orientales :
Il ne révéla rien de ce qu’il pensait lorsque le père Victor, pendant trois longues matinées, lui parla d’une toute nouvelle série de dieux et de déités, notamment d’une déesse appelée Marie qui, devina-t-il, était la même que la Bibi miriam de la théologie de Mahbub Ali.10
9Apothéose du going native, Kim est un Anglais qui pense en Oriental dans cette Inde où les indigènes travaillent comme informateurs pour l’occupant. Sa langue « maternelle » lui est tout sauf familière (« il traduisait mentalement de la langue vernaculaire dans son anglais maladroit11 ») et il est un parfait exemple d’un mélange des cultures qui ne date pas d’hier (le lama admire au musée de Lahore des sculptures bouddhistes de style hellénistique qui rappellent les principaux épisodes du Nouveau Testament12). Si Hurree Babu « représente en petit l’Inde en transition, le monstrueux hybride de l’Orient et de l’Occident », le lama incarne « le mélange de piété de l’ancien monde et de progrès moderne qui caractérise l’Inde aujourd’hui13 ».
10Le point de vue de celui qui peut se prévaloir d’une expérience de l’étranger longue et nuancée diffère nécessairement de celui du Britannique casanier. La complicité qui existait autrefois entre l’auteur d’un récit de voyage et son lecteur semble disparaître.
Notes de bas de page
1 « great, grey, formless India » (Rudyard Kipling, Kim, Harmondsworth, Penguin, 1987, p. 143.)
2 « By heralding the museum as civilization’s triumph over the native, such fiction appears to address the age’s deep anxiety that anarchy would supplant culture. » (Barbara J. Black, On Exhibit. Victorians and their Museums, op. cit., p. 153.)
3 « Wellesley’s National History of India Museum, intended to supplement the civil administrative instruction at Fort William College, catalogued and provided drawings and specimens of every animal, bird and plant of India so as to ensure that British civil servants would never again be surprised by the exotic. […] There was nothing to be feared in British India because it was already seen, known, and catalogued by use. » (Hermione De Almeida et George H. Gilpin, Indian Renaissance: British Romantic Art and the Prospect of India, op. cit., p. 179.)
4 « This place […] is like a Wonder House » (Rudyard Kipling, Kim, op. cit., p. 198.)
5 « anything but a Sahib » (ibid., p. 199.)
6 « […] the rich East India House, teeming with suggestions of precious stuffs and stones, tigers, elephants, howdahs, hookahs, umbrellas, palm trees, palanquins, and gorgeous princes of a brown complexion sitting on carpets, with their slippers very much turned up at the toes. » (Charles Dickens, Dombey & Son [1846], Harmondsworth, Penguin, 1970, p. 87-88.)
7 Rudyard Kipling, Kim, op. cit., p. 227-228.
8 « [Kim] was hand in glove with men who led lives stranger than anything Haroun al Raschid dreamed of; and he lived in a life wild as that of the Arabian Nights, but missionaries and secretaries of charitable societies could not see the beauty of it. » (Ibid., p. 51.)
9 « If there were a devil inside » (ibid., p. 199.)
10 « He showed nothing of his mind when Father Victor, for three long mornings, discoursed to him of an entirely new set of Gods and Godlings – notably of a Goddess called Mary, who, he gathered, was one with Bibi Miriam of Mahbub Ali’s theology. » (Ibid., p. 165.)
11 « he translated in his own mind from the vernacular to his clumsy English » (ibid., p. 137).
12 . Ibid., p. 56.
13 « represents in little India in transition – the monstrous hybridism of East and West » ; « the mixture of old-world piety and modern progress that is the note of India today » (ibid., p. 288 et 59.)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« Un Franc parmy les Arabes »
Parcours oriental et découverte de l’autre chez le chevalier d’Arvieux
Vanezia Parlea
2015
Les Hiéroglyphes de Champollion
Philologie et conquête du monde
Markus Messling Kaja Antonowicz (trad.)
2015
L’Orient des écrivains et des savants à l’épreuve de la Grande Guerre
Autour d’Une enquête aux pays du Levant de Maurice Barrès
Jessica Desclaux (dir.)
2019
Genre et orientalisme
Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles)
Natascha Ueckmann Kaja Antonowicz (trad.)
2020