III. Lire Lamiel
p. 31-55
Texte intégral
1C’est fort peu de temps après la parution de La Chartreuse de Parme (29 mars 1839) que Stendhal voit Amiel, et songe à un nouveau roman : « 13 avril, commencé Amiel1. » Dans l’ordre de succession des différents romans de Stendhal, La Chartreuse de Parme et Lamiel sont donc des écrits chronologiquement très proches, mais rarement mis en relation par les commentateurs parce que tout oppose manifestement ces deux récits, d’un côté et de l’autre de la mythique frontière italienne. Ni le ton ni les thèmes des deux romans ne sont les mêmes, si bien que Lamiel est communément rattaché au Rouge, à Leuwen ou encore aux Mémoires d’un touriste (1838), et fort rarement à La Chartreuse. Pourtant, les deux récits ont une caractéristique fondamentale commune : ce sont deux œuvres écrites de mémoire. Tout le temps de la rédaction de ces deux romans, Stendhal travaille sans « modèles », sans support matériel, ne se sert pas de la presse, ne puise pas dans l’actualité, mais dans ses souvenirs, dans les lectures, dans les idées reçues qu’il a de l’Italie ou de la Restauration. En conséquence, le rapport de ces deux romans à la réalité n’est pas de l’ordre du « miroir » fidèle, d’un reflet qui colle à la réalité contemporaine immédiate, représentation où affleurent constamment des « allusions aux intérêts passagers et âpres de la politique du moment2 », mais d’une image temporellement filtrée, retouchée, sublimée, tendanciellement symbolique. Dans La Chartreuse comme dans Lamiel, le lien de la fiction avec le référent historique est relativement lâche, fortement biaisé, et, pour nous, non pas illisible (de prime abord, La Chartreuse et Lamiel paraissent au contraire plus transparents, plus directement accessibles que les « chroniques » fondées sur d’innombrables précis « petits faits vrais » devenus obscurs), mais peu perceptible, d’autant moins apparent que le narrateur estompe largement l’arrière-plan historique. C’est ainsi que, de prime abord, la prostitution de Lamiel à Paris paraît n’avoir aucun rapport avec Juillet. Le dévergondage, les orgies de Lamiel ont à voir avec le contexte historique, mais cela ne se voit pas, ne se lit pas, parce que le texte n’insiste guère, glisse sur la relation entre la prostitution et 1830.
III.1. De la bosse de Sansfin et de quelques questions de méthode
2Cela dit, intelligenti pauca, et pour peu que le « lecteur bénévole » prête attention à la lettre du texte, la connexion entre la révolution de 1830 et l’émancipation de l’héroïne est bien inscrite dans le récit. Lamiel paie pour connaître « enfin » l’amour quelques mois (p. 150) après les journées de Juillet. Ce paiement, qui a toujours été lu dans un sens moderne (Lamiel est une rebelle qui transgresse les us et coutumes) et féministe (Lamiel se conduit comme se conduisent, depuis toujours, les hommes qui paient une femme pour obtenir ses faveurs), replacé dans le contexte d’une monarchie où le roi est l’argent, n’est pas dénué de sens politique. Relu à la lumière de la fin des « femmes honnêtes » (François Leuwen, le banquier père de Lucien ne croit pas en l’existence de « femmes honnêtes », et la réussite de son entreprise auprès de la vertueuse Mme Grandet prouve le bienfondé de son point de vue) et des marchandages sexuels de règle dans Lucien Leuwen (Raimonde est « une fille », mais aussi Mme Grandet), le geste de Lamiel est politiquement chargé : Lamiel achète un homme et la réponse à sa question, puisque désormais tout s’achète à condition de mettre le prix (les sordides tractations entre l’héroïne et Jean Berville ne sont pas différentes de celles, évidemment plus feutrées, plus diplomatiques, entre M. Leuwen et Mme Grandet). Fort peu de temps après son initiation sexuelle avec Jean Berville, elle séduit le fils de la duchesse, devient sa maîtresse à Rouen où elle commence à s’ennuyer au bout de « quinze jours » (p. 174) : environ un mois après son arrivée à Rouen (p. 176), elle décide de reprendre sa liberté, quitte et vole Fédor, prend la diligence pour Paris, où elle ne tarde pas à cesser d’être « tout à fait une femme honnête » (p. 197). Même si, comme dans tous les récits de Stendhal3, les repères temporels sont rares et vagues, le compte des jours et des mois est néanmoins possible, et sans ambiguïté : la jeune fille, libérée par la « révolte de 1830 » qui la fait sortir de sa prison, devient femme (avec Jean Berville), femme séductrice, femme voleuse (avec Fédor de Miossens) et femme entretenue (avec le comte d’Aubigné-Nerwinde) à la fin de l’année 1830 (entre septembre et décembre 1830). Si ces « affinités électives » entre la sexualité de l’héroïne et l’instauration du nouveau régime n’ont pas été vues, la faute n’en revient donc pas à l’auteur, mais à la négligence des lecteurs. Reste que Lamiel sur ce point est plus difficile à déchiffrer que Leuwen parce que les signes se font indices, et indices discrets. Faut-il pour autant en déduire que Lamiel est un récit codé, voire « crypté » ?
3La bosse de Sansfin, pour tous les « lecteurs bénévoles », est une simple bosse, une bosse qui, a priori, s’inscrit avant tout dans une longue tradition comique, une bosse qui fait de Sansfin un médecin laid, et souverainement ridicule de vouloir séduire à tout prix, de mettre à son tableau de chasse de multiples « bonnes fortunes ». Qui pour pouvoir voir dans cette bosse (qui caractérise un autre personnage célèbre d’après 1830, Quasimodo dans Notre-Dame de Paris) autre chose qu’une visible vilaine bosse, qui pour pouvoir y voir un signe d’époque, un marqueur politique ? Entre la bosse de Sansfin et la monarchie de Juillet, l’attache n’est pas même lâche, elle n’existe littéralement pas. Or un éminent universitaire anglais spécialiste de Stendhal, documents à l’appui, a prétendu montrer que le bossu Mayeux, caricature politique alors très populaire, était représentatif du règne de Louis-Philippe, et que, sans aucun doute, Sansfin lui devait sa bosse4. Même si aucun lecteur n’avait vu, entraperçu, ni même subodoré la portée politique de la bosse du docteur Sansfin avant la « démonstration » de C. W. Thompson, l’explication proposée a pleinement convaincu la « critique des professeurs » (A. Thibaudet), moins parce que les preuves fournies semblent à première vue acceptables que parce que les universitaires sont professionnellement formés, institutionnellement portés à accepter avec bienveillance toute interprétation voyante qui voit « une mosquée à la place d’une usine, un salon au fond d’un lac », toute exégèse qui « fonctionne à » la figure, à l’allusion, au symbole, à l’infinie prolifération des sens en tous sens. Au nom de la polysémie, de la connotation, du « texte pluriel », de « l’œuvre ouverte », etc., etc., la lecture scolastique (naguère autoproclamée « lecture littéraire »), par tradition (lansonienne « explication de texte » et commentaires savants dérivent historiquement de l’Exégèse), incline à lestement délaisser la lettre pour l’esprit, à trouver de l’analogique et du symbolique partout, et donc s’autorise à voir dans les textes tout et n’importe quoi.
4Quel lecteur n’a pas à l’esprit le souvenir d’interprétations forcées, visiblement erronées, aberrantes, pratiquement sans rapport avec l’œuvre à commenter ? Les exemples se ramassent à la pelle, mais je n’en évoquerai qu’un seul, idéaltypique dans son aveuglante évidence. Dans L’Étranger d’Albert Camus, un blanc tue un Algérien sur une plage à l’aide d’un revolver. Un meurtre parfait, sans bavure. Mais il faut lire les « lectures » qui ont été faites de ce crime absolument limpide pour mesurer à quel point les exégèses universitaires raffinent dans les commentaires cabalistiques, excellent à faire disparaître le texte sous les gloses érudites, à faire voir tout ce qu’il faudrait voir (meurtre solaire, absurde, fatal, sacré, gratuit… tous les tours de prestidigitation textuelle sont mobilisés, toutes les interprétations sont bonnes qui excusent et maquillent le « crime crapuleux », et toute la culture occidentale – depuis la tragédie grecque jusqu’à Kafka, en passant par Stendhal, Shakespeare, Dostoïevski ou Nietzsche – est enrôlée pour expliquer doctement, et faussement, ce qui n’a besoin de nulle explication, Meursault ayant prémédité son geste, et dit ce qu’il ferait si l’Arabe tirait son couteau : « Si l’autre intervient ou s’il tire son couteau, je le descendrai ») que nul lecteur de bonne foi ne peut voir, sauf, précisément, ce que le texte écrit, donne à lire en pleine lumière. Et ce systématique déni de la lettre conduit aux plus ineptes commentaires, aux plus saugrenus « délires », à de médusantes « textrapolations » anthologiques, dont, entre des dizaines, celle-ci :
Le meurtre de l’Arabe n’est qu’un alibi […] ; la narration (plus précisément ici, les champs lexicaux) permet de construire une lecture différente et de proposer une interprétation autre : Meursault tente de tuer le soleil.5
5No comment. Le pire, si l’on peut dire, c’est que : 1) cette sidérante « interprétation autre » ne détonne nullement dans le concert unanime des commentaires usuels, guère moins extravagants ; 2) cette nette propension à ne pas voir ce qui est et à voir ce qui n’est pas est absolument triviale6, comme ne peut l’ignorer tout lecteur de bonne foi.
6Indices effectivement présents, inventés ou miraculeusement « découverts » (qui veut tuer son chien l’accuse de la rage, qui veut à toute force découvrir des signes propres à légitimer un commentaire inspiré n’est jamais pris de court dès lors que la lettre est tenue pour très secondaire, voire gênante puisque offrant quand même un peu de résistance), la « lecture des professeurs », au fond, se résume à : X n’est pas X, X est tout sauf X. Parme n’est pas dans Parme, Parme est Modène, Mosca Metternich, Julien Sorel n’est pas Julien Sorel mais Antoine Berthet ou… Jésus7, le lieutenant Robert n’est pas le lieutenant Robert mais Hermès, Fabrice n’est pas Fabrice, mais l’idéal du moi de Beyle, Eros et Orphée8 Sansfin est Mayeux, et Lamiel n’est pas Lamiel, mais Mélanie9, une libertine ingénue fille de Merteuil ou de Sade, et à peu près tout ce que l’exégète veut (voir/lire).
On y [dans le nom Lamiel] a distingué, bien sûr, la part du miel et la part de l’amie [elle], aussi bien que le souvenir de nom de famille de la mère de Mélanie et une anagramme boiteuse d’Émile qui va bien à ce roman d’éducation 146. Ce faisant, on néglige peut-être trop les racines populaires de cette histoire d’une jeune passionnée de Mandrin et de Cartouche, puisque Cartouche avait un compagnon juif appelé Lami147. Et surtout, on passe sous silence tout ce qu’il pourrait y avoir d’inquiétant dans ce nom où semblent résonner à la fois une lame tranchante et la Lamie de l’antiquité : femme-serpent symbolisant les côtés néfastes de la féminité148. Cette « fille du diable » sera après tout traitée de « petit serpent », se défendra à coups de ciseau…10
7Sérieusement, qui pour accorder quelque pertinence à de telles « explications » ? Comment ne pas être sidéré par un recours aussi anarchique (aucune méthode, aucune logique dans ce qui se présente comme un raisonnement prétendument cohérent, pertinent), aussi naïf, à l’érudition ? Aussi attesté soit-il, le détail historique ne prouve rien (sinon une volonté de prouver qui ne recule vraiment devant rien, qu’aucune « énormité » ne retient), et, pour ne considérer ici que la note se rapportant à « Lami », il est présupposé un romancier aussi versé que l’éminent professeur anglais dans la vie de Cartouche ! Or, de l’homme Cartouche, Stendhal se soucie comme de sa première plume, comme le prouve sans conteste le texte même. En effet, que Cartouche et Mandrin pour le romancier ne soient que des noms communs appartenant à l’immémorial fonds de la littérature populaire11 comme Les Quatre fils Aymon12, que des noms de bandits célèbres qui « font exposition », dont il connaît la légende (comme tout le monde), mais non la biographie, en témoigne lumineusement cette réflexion de Lamiel : « Mais est-ce que mon oncle aurait donné dix écus comme monsieur Cartouche à cette pauvre Renoart des environs de Valence à qui les gabelous venaient de saisir sa vache noire, et qui n’avait plus que treize sous pour vivre, elle et ses sept enfants ? » (p. 69) Comme les deux épopées attribuées à Homère13, les noms de Cartouche et de Mandrin sont si régulièrement associés dans l’imaginaire collectif que Stendhal les confond : Cartouche, né à Paris et mort à Paris, ne s’est jamais retrouvé à Valence14 ! C’est Mandrin, mort à Valence qui fut transformé par la légende en voleur généreux. Dans le manuscrit d’ailleurs, la veuve se nomme « Renavant » et n’a que « trois enfants », preuve que le romancier écrit sans vérifier, invente au fil de la plume (et la dernière version est plus symbolique que la précédente : sept enfants à nourrir au lieu de trois, voilà qui donne plus de portée à l’ignominie des gabelous sans pitié, à la générosité du bandit au grand cœur), le don de « dix écus » qui plaît tant à Lamiel ! Que Stendhal fasse erreur sur ces « petits vrais » basiques dit assez sa désinvolture, et sa profonde indifférence à la biographie réelle de Cartouche (ou de Mandrin). Quel « diligent lecteur » pour penser que Stendhal, qui table sur la légende (très vaguement connue) de Cartouche, sait qu’il avait un « Lami » pour compagnon ? Quant à « la Lamie de l’antiquité », celle-ci appellerait les mêmes remarques de bon sens, mais je pense qu’il est inutile d’insister.
8Ce qui du moins ressort nettement de ce genre d’ahurissant développement, c’est l’incroyable ingénuité dans le maniement des preuves (l’érudition comme couverture d’un commentaire débridé), et c’est aussi, surtout, l’imagination débordante du commentateur (comparées à ces fantastiques extrapolations onomastiques, les interprétations données de la disgrâce physique de Sans fin paraissent somme toute fort raisonnables, sinon acceptables). À lire de telles dérives interprétatives, on se doute bien que rien ne peut arrêter vraiment le désir d’un critique capable de voir (et de croire apporter des preuves savantes de ses trouvailles) ce que nul « lecteur ordinaire » (privé d’une telle voyance) ne pourra effectivement jamais lire. La bosse de Sansfin, qui se présente comme une bosse, comme rien de plus qu’une bosse (rien en elle n’indique qu’elle renvoie au régime de Juillet, ce qui explique que l’allusion, si allusion il y a, soit restée lettre morte), peut fort bien (en théorie, pourquoi pas, en effet ?), illustrer, figurer, imager, métaphoriser, emblématiser, symboliser, etc., etc., la vile monarchie de Juillet. Mais si l’on accepte un tel mode de lecture, alors il n’y a plus de bornes à la bosse, plus de limites à l’interprétation puisque, à aucun moment dans le texte, la bosse de Sansfin n’est « reliée », de près ou de loin, au régime politique. Stendhal, comme il le fait souvent dans les marges de ses manuscrits, eût-il même écrit : « Sansfin. Modèle forme : Mayeux », que cette indication ne prouverait encore rien. Que Sansfin soit un bossu comme Mayeux, soit, mais cette ressemblance physique n’implique nullement qu’elle puisse être étendue, que Sans fin, soit, comme Mayeux, un symbole caricatural du régime de Juillet. Pour qu’une telle inférence soit possible, légitime, il faudrait qu’existent dans le texte au moins quelques indices allant dans ce sens. Il n’y en a aucun.
9Pour être discret, le lien entre la prostitution de Lamiel et 1830 existe néanmoins, il est incorporé dans la trame de l’intrigue, il est inscrit dans les lignes du texte (la lecture proposée ci-dessus est en quelque sorte programmée par la lettre même de Lamiel, et « testable »), tandis que le lien postulé entre la bosse de Sansfin et la monarchie de Juillet manque totalement : la connexion faite incombe au seul professeur, non au romancier. Dès lors, la lecture de C. W. Thompson est forcée, arbitraire. Sont fournis tous les documents souhaitables qui prouvent que le docteur bossu de Lamiel ressemble aux caricatures de Mayeux (et sur ce point la preuve est faite, et bien faite), mais aucune preuve tangible de l’existence d’un quelconque relais textuel entre Mayeux et Sansfin. En dépit même de toutes les données historiques destinées à fonder matériellement l’interprétation avancée, malgré les « analogies nombreuses15 » alléguées, la thèse de C. W. Thompson, est irréfutable, non qu’elle soit vraie, mais parce qu’elle est « infalsifiable » (K. Popper), c’est-à-dire ni vraie ni fausse : on ne peut pas prouver que le rapprochement établi entre Sans fin et Mayeux et Juillet existe, mais on ne peut pas non plus prouver que ce rapprochement n’est pas, en théorie, possible. Admettre, les yeux fermés, que Sansfin, c’est Mayeux, donc « Juillet16 » puisque Mayeux incarne Juillet, c’est encore et toujours faire fi de la lettre, lui faire dire autre chose que ce qu’elle dit. Or, une fois tacitement accordé que la lecture est parfaitement libre, nullement tenue de s’en tenir à la lettre du texte, dès lors qu’il est admis que chacun peut lire selon son caprice, comme cela lui chante17, dès lors qu’il n’est pas vraiment nécessaire que le texte livre plusieurs indices18 congruents étayant ce que l’on prétend voir, tous les délires herméneutiques, toutes les « textrapolations » sont permises – et ne peuvent manquer de foisonner.
10Sans doute faut-il insister un peu sur ce point, tant la démarche adoptée ici entend rompre avec les pratiques et les présupposés les moins interrogés des commentaires « littéraires ». Toutes les lectures, n’en déplaise aux tenants de la déconstruction, ne sont pas égales : certaines sont plus égales que d’autres. Les lectures invérifiables sont, de facto, « infalsifiables » puisque ni vraies ni fausses. Exemple paradigmatique : les interprétations (toutes plus ingénieuses, plus élaborées, plus savantes – et plus divagantes, plus délirantes les unes que les autres) qui ont été données du titre de la « Chronique de 1830 ». Parce qu’elles ne reposent pas sur la lettre du texte, qui, elle, ne vérifie pas la traduction (le rouge, c’est l’armée) qui a été donnée a posteriori (après la mort de l’auteur, et les morts ont une rare qualité : ils ne sont plus contrariants, on peut les faire parler comme on veut, on peut leur faire dire tout ce que l’on désire, et qu’ils n’ont pas dit19) de l’extérieur (la légende du « rouge » lié à l’armée a été forgée par E. Forgues), les gloses ne peuvent que se reproduire ad infinitum et s’accumuler sans jamais faire progresser d’un iota la résolution du mystère (si mystère il y a), sans que jamais l’une périme, invalide les autres ou les précédentes, puisque toutes sont également invérifiables, « infalsifiables » (ce qui est la preuve même de leur non-pertinence)20.
11Toute interprétation valide doit être contestable, « rigoureusement contrôlable » (L. Goldmann), toute lecture doit être testable, vérifiable : que Lamiel soit une fille de Juillet, c’est là une lecture dont tout « lecteur bénévole » est à même d’évaluer le degré de pertinence, la part de vérité. Que Sansfin soit Mayeux (équivalence virtuelle, seulement possible), aucun lecteur ne peut le vérifier puisque le récit ne fournit pas une seule preuve de cette filiation, ne laisse traîner aucun indice probant. Jamais Mayeux n’est donné comme l’un des « modèles » de Sansfin ; or, s’agissant des personnages qu’il met en scène, Stendhal ne fait guère mystère de ses « pilotis », si bien qu’à partir du manuscrit, A.-M. Meininger a pu établir une liste, relativement étoffée (pas moins de neuf !), des « modèles successifs » de Sansfin : Hugo, le colonel de La Rue, Claude Hochet, Duvergier de Hauranne, Odilon Barrot, M. Prévost, les énigmatiques « Pot de vin blanc et princes d’Ultima Az », ainsi que le sénateur comte Merlin21. Pour Sansfin, ce ne sont donc pas les « modèles » qui manquent : aucune trace cependant de Mayeux dans cette hétéroclite liste. De surcroît, non seulement il n’est absolument rien dans les plans, dans les ébauches qui puisse étayer le lien « découvert » par C. W. Thompson, mais il y a des preuves textuelles qui infirment l’idée même d’une quelconque relation entre la malformation du docteur et le régime d’après juillet 1830. Dans les projets et les marginales du roman en effet, la bosse de Sansfin est une caractéristique physique qui explique la vanité, la susceptibilité, l’agressivité, les rêves (désir d’entrer dans un autre « beau corps »), le cynisme, les ridicules, etc., du docteur. La bosse naît avec le personnage (en mai 1839)22, bien avant que Stendhal ne songe (en janvier 1840) à introduire la révolution de 1830 dans le récit, et bien avant qu’il n’envisage de décentrer l’histoire de Lamiel, de focaliser sur « les Français du king Philippe ». Et c’est chausser d’étranges lunettes, et ce n’est pas peu forcer et fausser le sens du récit inachevé que de faire de Sans fin un homme de Juillet23, un « Français du king Philippe », parce que, tout de même, si on lit Lamiel, ce qu’on ne saurait manquer de voir, c’est que Sans fin est… très manifestement un homme du king Charles X ! Toutes ces intrigues prennent place en effet avant 1830, et sa place de « sous-préfet », il la doit à ses amis de la Congrégation, aux suppôts de la Restauration. Et c’est précisément à ce moment-là, quand il est devenu sous-préfet, c’est au moment où il pourrait effectivement devenir un « Français du king Philippe », que sa carrière textuelle s’arrête… Sauf à commenter un texte inexistant (c’est, après tout, une autre manière, fort commode, de n’avoir aucun compte à rendre à la lettre), un roman virtuel (ce qu’aurait pu devenir Sansfin sous la monarchie de Juillet), force est de constater que le Sansfin qu’il nous est donné de lire n’est nullement un « Français du king Philippe » : sa bosse ne saurait donc être représentative de Juillet. Et s’il fallait encore une preuve que la bosse comme stigmate, figure, métaphore, symbole, etc., de la monarchie de Juillet, est une idée fort hasardeuse, on la trouverait aussi dans cette réflexion datée du 25 janvier 1840 :
Fin du plan de Lamiel. La peur et les désirs grossiers se battent dans le cœur de Sansfin. Oui ou non bossu ?24
12Si Sansfin, dans l’esprit de Stendhal, était censé incarner une caricature de la vilaine et laide monarchie de Juillet, on voit mal, alors que le romancier vient tout juste de songer à greffer la révolution de 1830 dans le roman, les raisons de la question. Si Sansfin, c’est Mayeux et Juillet, alors, sa bosse, il la garde plus que jamais, non plus seulement pour accentuer le caractère grotesque du personnage, mais pour faire de cette bosse un emblème politique. Si Stendhal se pose la question : « Oui ou non bossu ? », c’est que pour lui, la bosse de Sansfin n’a rien à voir avec la monarchie de Juillet. D’où il ressort que la thèse de C. W. Thompson, relayée par M. Crouzet (le docteur bossu ressemble à Mayeux, donc c’est Mayeux et tout ce que cette caricature représente à l’époque) et bien d’autres, est une simple hypothèse d’école, nullement confirmée, mais infirmée par ce que révèle le dossier génétique.
III.2. Le code a la clef
13La méthode de lecture25 adoptée ici se déduit des remarques précédentes. L’interprétation ne quitte pas le texte des yeux, prend constamment appui sur les mots26, se tient au plus près de la lettre du texte. Rien ne doit être avancé qui ne soit testable, contrôlable, vérifiable. D’où les renvois systématiques aux vocables, aux expressions, aux passages, aux séquences, qui servent de base à l’analyse : le « lecteur bénévole » doit constamment pouvoir se reporter au texte de Stendhal et pouvoir vérifier si le commentaire ne divague pas, ne « dé-lire » pas, ne « textrapole » pas. Lire Stendhal (ou tout autre écrivain), ce n’est pas chercher des sésames qui ouvriraient miraculeusement la porte de sens cachés derrière le texte apparent. Ce n’est pas non plus creuser sous la surface (le texte n’a pas de « fond »), sacrifier la lettre à l’esprit (au symbole) ou lire entre les lignes (où il n’y a que du blanc). Le texte explique le texte, c’est la lettre qui livre les clefs du code, du message, y compris dans les œuvres de Dominique.
14À lire certains exégètes, on en viendrait presque à penser que Stendhal écrit comme une de ses plus célèbres bêtes noires, comme Kant, « le Chinois de Königsberg » (Nietzsche) qui, selon la formule de G. de Staël, « prend les mots comme des chiffres27 ». On a tant dit que Beyle aimait les masques, les messages secrets, les cryptogrammes, les mots cachés, travestis par un usage singulier de langues étrangères ou le recours à des opérations de chiffrage plus ou moins élaborés, qu’il est tacitement présupposé que Stendhal a pris plaisir à dérober les clefs de son oeuvre. Mais les pratiques cryptographiques courantes dans le Journal, les marginales ou les écrits susceptibles d’alerter ces « MM. de la police », ne sont pas généralisables ; elles ne sont ni un principe d’écriture ni une règle dans le corpus (destiné à être) publié28. Le romancier ne code pas les romans printed, et il faut croire Stendhal sur parole quand, dans sa réponse à Balzac, il résume son credo en ces quelques mots : « Je ne vois qu’une règle : le style ne saurait être trop simple, trop clair29. » De fait, Stendhal est lumineux (il n’y a pas, chez lui, la fascination des coulisses, des sombres complots, de l’envers de l’Histoire contemporaine…), ses textes imprimés ne cachent rien. Dans son H.B., Mérimée rapporte ces « petits faits vrais » :
B…, original en toutes choses […], affichait un profond mépris pour le caractère français, et il était tout éloquent à faire ressortir tous les défauts dont on accuse, à tort sans doute, notre grande nation : légèreté, étourderie, inconséquence en paroles et en action. Au fond, il avait à un haut degré ces mêmes défauts ; et pour ne parler que de l’étourderie, il écrivit un jour, de [ ] à M. [ ] une lettre chiffrée, et lui transcrit le chiffre sous la même enveloppe.30
15Cette « étourderie », qui ne pouvait que marquer le prudent Mérimée peu enclin à ce genre d’« erreur », et qui a retenu l’attention, attendrie, pieuse ou amusée, de générations de beylistes, mérite plus que le sourire entendu qu’on y attache. J’y verrais plutôt une vérité oblique, un lapsus révélateur de la conception même que Stendhal se fait du secret : un message codé dont on donne en même temps la clef. Le fait est que cette « étourderie » n’est nullement un hapax, mais plutôt une « bourde » répétée, assez systématique. La preuve ? Lorsque l’on fait les comptes, le pourcentage de cryptogrammes « intimes » qui ont résisté au décodage est, somme toute, assez infime. Si Beyle avait vraiment codé ses soi-disant cryptogrammes, ceux-ci auraient bien davantage résisté à l’impénitente curiosité des érudits et chercheurs. Ces cryptogrammes, à quelques exceptions près, ont livré tous leurs secrets parce que Beyle, Dominique, Mocenigo et tutti quanti ne résistent pas à la tentation de donner conjointement chiffre et chiffrage, comme dans ces célèbres lignes de la Vie de Henri Brulard,
J’étais en pantalon [ ] blanc anglais ; j’ai écrit sur la ceinture en dedans : 16 octobre 1832. Je vais avoir la cinquantaine, ainsi abrégé pour n’être pas compris : J. vaisa voirla5e.31
16ou comme dans ce passage d’Armance qui met sous les yeux du lecteur les énoncés cryptés qu’Octave a consignés dans « un petit mémento caché dans le secret de son bureau » :
14 décembre 182*. Agréable effet de deux m. — Redoublement d’amitié. — Envie chez Ar. — Finir. — Je serai plus grand que lui. — Glaces de Saint-Gobain.32
17Cette sorte de « journal intime » n’est sibylline que pour qui n’a pas lu le chapitre qu’Octave ici résume. Pour le lecteur du roman, ces lignes secrètes ne le sont pas, le texte ayant fourni les informations nécessaires à leur compréhension. Or ce qui, dans ce mode de transcription assez primaire, saute aux yeux de tout lecteur de Stendhal, c’est qu’Octave code comme Dominique, c’est-à-dire qu’il code fort peu et que, à supposer que le « petit mémento » tombe entre de mauvaises mains, le message offrirait bien peu de résistance (même le commandeur de Soubirane, fort médiocre lecteur, parviendrait à déchiffrer les phrases de son neveu). Le codage d’Octave est à peine un codage, et, à l’évidence, Stendhal prête à son personnage sa propre pratique, lui qui dans son journal ou dans les marginales, prend plaisir à chiffrer des phrases, des mots qui… restent transparents. De cette transparence témoigne exemplairement le plus dangereux de ses manuscrits, Lucien Leuwen, que Stendhal estime devoir rendre obscur par « prudence ». Le résultat ? Un manuscrit où de nombreux mots qui touchent à la politique et à la religion sont masqués, mais le plus souvent en inversant seulement les syllabes : « treminis » pour « ministre », « teauchâ » pour « château », « maréchal touls » pour « maréchal Soult », « les 1/3, les gnetmi, les bertjou » pour « les Thiers, les Mignet, les Joubert »33, etc. Il est évident que Stendhal lui-même savait ne pouvoir tromper personne avec un chiffrage aussi élémentaire !
18Bref, Stendhal prend plaisir à chiffrer, mais le chiffre chez lui est comme son style : « simple », « clair ». Et, dans les romans et écrits printed, la clef est donnée avec le code. Ici surgit l’objection majeure : Armance, « œuvre à secret, dont la clef se trouve ailleurs : à savoir, dans une lettre à Mérimée et dans une note en marge d’un exemplaire personnel qui affirment d’une manière formelle l’impuissance d’Octave34 ». Cette clef dérobée et donnée « ailleurs » a fait couler beaucoup d’encre, et sans que les interprétations aient beaucoup éclairci le mystère (si mystère il y a), parce que, comme toujours, il est postulé que le texte est un tiroir à secrets, une fabuleuse île aux trésors à creuser pour découvrir ce qu’elle cache. D’où la fascination, toujours intacte, des herméneutes de tous bords pour ce premier roman fondé sur un secret délocalisé. Mais y a-t-il secret ? Et si l’on prenait en considération non la teneur de la lettre à Mérimée, mais sa date : 23 décembre 1826 ? Stendhal a fait lire l’ouvrage qu’il est en train de corriger (la rédaction est finie depuis le 10 octobre) à Mérimée. Ce dernier a dû émettre des critiques qui poussent Stendhal à sortir de sa réserve habituelle, à prendre la plume, à écrire la longue lettre du 23 décembre35 dans laquelle il écrit noir sur blanc qu’Octave est un impuissant. Dont acte. En l’occurrence cependant, la réaction de Stendhal est normale, elle est celle d’un écrivain qui, face à l’incompréhension du lecteur, se justifie, met les points sur les i, explique ce qu’il a dit (une attitude « didactique » que l’on retrouve dans maintes préfaces auctoriales). Le plus remarquable, dans cette histoire, ce n’est donc pas la lettre, mais bien plutôt le fait que Stendhal, qui en est à corriger (l’ouvrage ne paraîtra qu’en juin) ne change rien, n’introduit aucun détail explicite, n’ajoute pas « le » petit mot qui manque (pour Mérimée), et qui « éclairerait » tout. Stendhal a répondu à Mérimée, mais il persiste et signe, comme tout écrivain estimant n’avoir rien à modifier dans son œuvre sous prétexte que tel ou tel lecteur ne comprend pas : « Avez-vous reçu un roman intitulé Armance ? Tous mes amis le trouvent détestable. Moi, je les trouve grossiers. C’est la plus grande des impossibilités de l’amour. Le héros Octave est impotens36. » Qui est « impotens » ? Le romancier (qui, de son propre aveu, avouera a posteriori n’avoir pas été assez explicite37), Octave ou les lecteurs « grossiers » qui ne comprennent rien ? Pour Stendhal, Armance, tel qu’il est, est un roman complet, non un roman qui manque de clef : c’est au « diligent lecteur » de savoir lire, et de lire dans le texte, non « ailleurs ».
19Conclusion : Stendhal, fils des Lumières, est lumineux. Même si, comparé à ses pairs (G. de Staël, Hugo, Balzac, G. Sand, tous auteurs qu’il trouve insupportablement « bavards »), il est très elliptique, allusif, « serré38 », il livre toujours la clef avec le code, et fait confiance au « lecteur bénévole » pour comprendre à demi-mot (intelligenti pauca).
III.3. La bosse et le fusil : le docteur chasseur
20Une démarche se prouve, ne vaut que par ses résultats :
Si un homme se présente et dit : « J’ai une excellente méthode pour faire de belles choses », on lui dit : « Faites. »39
21Une remarque qui tombe sous le sens. Les principes énoncés, je « fais » donc, j’essaie de lire Lamiel à la lettre, et, pour illustrer (encore) la méthode, je vais prendre un exemple qui ne nous éloigne pas de la bosse qui a servi ici de point de départ et de mise au point. Un détail visible peut en cacher un autre. Une bosse, hypothétiquement emblématique du régime de Juillet, peut cacher un fusil, objet sans conteste, objet « à coup sûr » emblématique et de Sansfin et du contexte social et politique (la France rurale post-révolutionnaire). Du docteur les commentateurs ont vu la visible bosse (surtout omniprésente dans les marges), mais pas le fusil, pourtant bien en vue. Au-dessus de la bosse, « appuyé » sur la bosse, le fusil est une bosse superlative, une excroissance qui se voit de loin, de bien plus loin que la bosse – « au lieu de rentrer chez lui, [le docteur] poussa son cheval ventre à terre sans songer que son fusil en bandoulière bondissait sur son dos de la façon la plus ridicule » (p. 62) – et si inséparable de la « définition » du personnage que, dans un développement (le seul du genre) destiné à étoffer quelque peu la filiation du médecin de Carville, Stendhal fait tenir au « père de Sansfin » sur le point de mourir cet étrange testament (ce sont les tout derniers mots paternels) :
— Je te fis insinuer par un de tes amis, auquel je donnai deux beaux quintaux de pommes qu’un Bossu devrait toujours se faire voir un fusil à la main et dans l’action de tuer ; que tous les matins il devrait se faire entendre rossant ses chiens pendant une heure, loger au troisième étage d’une maison et tirer souvent par ses fenêtres comme pour essayer ses fusils.40
22Textuellement, c’est donc la bosse qui génère le fusil, censé faire taire les rires : « Le docteur […] s’était fait médecin pour savoir se soigner ; il s’était fait chasseur habile pour paraître toujours armé aux yeux des mauvais plaisants » (p. 63). Comme la bosse, le fusil signe le personnage41, matérialise la violence, la susceptibilité à fleur de peau du médecin disgracié :
Le gros Brunel, de Dréville, celui de la Marie Barbot, chanta au docteur qui passait quelque plaisanterie sur sa bosse, le docteur qui trottait sur Coco, son cheval d’alors, n’en fait ni une ni deux : il défait son fusil qu’il portait en bandoulière et lâche deux coups sur Brunel. L’un des deux coups était chargé à balle… (p. 60)
23Inséparable de la bosse, le fusil est naturellement héritier d’une longue lignée noble, associé à la chasse, une pratique longtemps seigneuriale et toujours « réservée » après la Révolution. Tout comme le cheval fut historiquement l’animal des privilégiés, la plus noble conquête des nobles, la chasse fut des siècles durant la prérogative des aristocrates. Dans le roman, Fédor, héritier d’une longue lignée noble, prend grand soin de son cheval Épervier (rapace utilisé pour la chasse au vol) ; dans un de ses portraits (mai 1839), le romancier précise : « Il parle volontiers de ses chiens qu’il adore et de ses chevaux, mais en cela il n’est nullement affecté ; tout simplement il parle de ce qui l’occupe42. » Ce qui « occupe » le jeune homme, ce sont donc les loisirs de ses aïeux : le cheval, la chasse, et ce sont ces mêmes intérêts, éminemment aristocratiques, que le médecin bossu cultive. Le « beau cheval » de Sansfin n’a pas pour seule utilité de faciliter les nombreux déplacements du docteur43. Le cheval est un marqueur social44 : il fait de Sansfin un plébéien qui copie le mode de vie aristocratique, qui annexe la chasse, une activité alors lourde d’implications sociales et politiques, comme le révèle « la » très vilaine action45 du bonhomme Hautemare :
Le chantre Hautemare, tout bonhomme qu’il était, avait fait connaître à Mme de Miossens le nom d’un paysan malin et jacobin qui s’avisait de tuer tous les lièvres du pays ; or Mme la marquise croyait fermement que ces lièvres appartenaient à sa maison et elle regardait leur mort violente comme une injure personnelle.
Cette dénonciation, unique à la vérité, avait fait la fortune du bedeau et de son école… (p. 47)
24Cette délation, brièvement relatée dans un récit qui glisse sans s’attarder, c’est le type même de notation à laquelle on ne prête guère attention parce qu’apparemment insignifiante, sans autre incidence que « la fortune du bedeau ». Or cette « dénonciation », fortement récompensée – et l’ostensible gratification est là pour alerter le lecteur sur l’importance que la duchesse attache à « ses » lièvres – traduit clairement les enjeux de la chasse dans la France rurale de la Restauration. La connaissance du « hors-texte » est ici nécessaire pour éclairer tout ce que cette « dénonciation » implique. Au nombre des principaux griefs qui figurent dans les Cahiers de doléances le droit de chasse (réservé aux nobles : seul le seigneur peut chasser sur les terres du fief) suscite un grand mécontentement, pratiquement aussi général que la multiséculaire grogne provoquée par les impopulaires impôts. Ces Cahiers réclament avec insistance ou l’abolition du droit de chasse ou son extension. Le privilège du droit de chasse est aboli dans la nuit du 4 août 1789, le droit de chasse accordé à tous est voté le 11 août 1789, mais non durablement : la Révolution (loi du 20 avril 1791) et l’Empire (décrets du 11 juillet 1810 et du 4 mai 1812) reviennent sur la liberté de chasser pour tous, et la chasse demeure donc, dans les faits, une « chasse gardée46 ». Sous la Restauration, seuls les citoyens propriétaires ont le droit de chasse, sous la monarchie de Juillet, il faut être imposable. Ces « petits faits vrais » historiques, qui relèvent aujourd’hui largement des « lisibilités perdues », sont « à retrouver47 », à exhumer pour comprendre Lamiel parce qu’ils sont actifs dans l’intrigue, et que seuls ils expliquent vraiment ce que signifient le voyant fusil (et la meute48) de Sansfin dans la France d’après 1815, et quels sont les enjeux du gibier, de la chasse dans le récit. À Carville, les paysans non propriétaires et non imposables sont interdits de chasse, et la duchesse ne plaisante pas sur ce chapitre. D’où la forte récompense accordée au bedeau, traître à sa classe d’origine, allié objectif de la noblesse dans sa lutte contre les « manants ». Comme en toutes choses, la marquise de Miossens ne veut pas savoir que la Révolution a aboli le privilège du droit de chasse et croit que tout ce qui vit à Carville lui appartient puisqu’elle raisonne encore en termes médiévaux, puisqu’elle pense toujours être « Seigneur du village » (p. 39). Nul n’a donc le droit de tuer « ses » lièvres49, et qui le fait sur ce qu’elle estime être ses terres, ne peut être qu’un hors-la-loi, qu’un braconnier (avec le garde-chasse, longtemps une figure emblématique du roman rural50), un « jacobin ». Dans son absurdité même, l’attitude archaïque de la duchesse témoigne cependant d’une vérité : ce sont les jacobins qui ont bradé la chasse seigneuriale, qui ont aboli un privilège historiquement lié à la noblesse. À Carville, le droit de chasse est sacré, il reste un privilège qu’apprécie, dans la version de janvier 1840, le narrateur, « fils de notaire peu riche » qui fréquente la duchesse de Miossens au « mois de septembre » (p. 35), parce que c’est « le mois où l’on trouve des perdreaux » (p. 34), qui supporte l’ennui régnant le soir au château parce que, durant le jour, il peut se livrer à sa passion : « La chasse était superbe dans ce domaine et fort bien gardée […] Quant à moi, un beau coup de fusil me consolait de tout » (p. 35-36) ; « Cette marquise qui, dès 1818 que j’avais commencé à tuer ses perdreaux, mourait d’envie d’être duchesse… » (p. 38). La position du notaire (un courtisan accepté dans la bonne compagnie en raison des services rendus par sa famille) est celle qui attend également Sansfin parvenu à s’immiscer dans l’intimité de la duchesse : « je suis toujours un être subalterne, faisant la cour à des gens plus puissants que moi » (p. 90). D’un point de vue structural, le notaire et le médecin se trouvent dans une situation relativement semblable, et ils ont en commun le goût de la chasse, une chasse qui reste réservée, et donc distinctive. Dans le même temps qu’il sert à faire taire les « mauvais plaisants », le fusil est donc un objet qui condense le désir profond du fils de « fermier » (p. 63) : pratiquer les loisirs des nobles (chasse et cheval), fréquenter les nobles, voire devenir noble en épousant la duchesse veuve « de la main gauche » (p. 88).
25Défenseur de la bosse, arme de chasse, le fusil trahit de surcroît le plus cher désir du docteur : multiplier les « bonnes fortunes » (p. 36-37). « La chasse au bonheur » : cette fameuse image cynégétique beyliste ne traduit pas seulement le plaisir que Dominique a longtemps pris à la chasse (si l’on en croit la Vie de Henry Brulard et les souvenirs de son cousin Romain Colomb, Beyle fut « un excellent fusil »)51 ; l’expression a une signification sexuelle évidente : pour Stendhal, « la chasse du bonheur » n’est-elle pas toujours, au fond, une chasse de la femme ? Que la chasse et le plaisir physique soient étroitement associés dans l’imaginaire de Dominique, l’autobiographie fait plus que le suggérer52, et les quelques lignes (expéditives, forcément) de De l’Amour qui présentent « l’amour-physique » le disent sans détour :
Il y a quatre amours différents :
1° L’amour-passion, celui de la religieuse portugaise […].
2° L’amour-goût, celui qui régnait à Paris vers 1760 […].
3° L’amour-physique.
À la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans les bois. Tout le monde connaît l’amour fondé sur ce genre de plaisirs ; quelque sec et malheureux que soit le caractère, on commence par là à seize ans.
4° L’amour de vanité. […]53
26Qui va à la chasse « trouve » une « belle et fraîche paysanne qui fuit dans les bois ». Fait notable, le début du récit illustrant la théorie exposée dans De l’Amour, met en relation une jeune fille et un chasseur :
Dans une âme parfaitement indifférente, une jeune fille habitant un château isolé, au fond d’une campagne, le plus petit étonnement suscite l’émotion. Par exemple, un jeune chasseur qu’elle aperçoit à l’improviste, dans le bois, près du château.
Ce fut par un événement aussi simple que commencèrent les malheurs d’Ernestine de S… Le château qu’elle habitait seule avec son vieil oncle, le comte de S…, bâti dans le Moyen Âge, près des bords du Drac […], dominait un des plus beaux sites du Dauphiné. Ernestine trouva que le jeune chasseur offert par le hasard à sa vue avait l’air noble.54
27Chasse et amour sont conjugués dans ce premier récit achevé, et cette corrélation est une constante dans l’imaginaire beyliste : « Chez Stendhal, les chasseurs, leur activité, les lieux de l’action possèdent une aura érotique55. »
28Dans cette perspective, le fusil de Sansfin n’a donc pas pour seule finalité de faire taire les « mauvais plaisants ». Il signifie ostensiblement les torturants désirs d’un vilain docteur que les belles méprisent, la taraudante « chasse à la femme » d’un médecin qui se voudrait séducteur, ravisseur. Et ce sont précisément ces désirs que donne à lire franchement la donquichottesque sortie de Sansfin contre les « moulins à paroles » que sont les lavandières, l’affrontement du docteur avec une « trentaine de femmes », en position de force sur leur « territoire ». Dans les sociétés traditionnelles en effet, et tout au long du xixe siècle encore, le lavoir est un haut lieu de la sociabilité féminine, du langage cru (il suffira de songer à la bataille entre Gervaise et Virginie dans l’Assommoir) : « Les ethnologues font du lavoir un des laboratoires de la rumeur, d’où l’homme est exclu et au voisinage duquel il risque d’être injurié, parfois même rossé lorsqu’il néglige de faire un détour […]. Lieu de défoulement, de confidences collectives, de transmission des secrets, de propagation des recettes qui concernent le corps des femmes, le lavoir se dessine aussi comme le théâtre privilégié de l’entraide et de la solidarité féminines56 ». Succédant à la grossière farce des pétards, la grotesque scène du lavoir mettant en déroute Sansfin ne fait pas que prolonger la tonalité burlesque du texte, elle dramatise, d’une façon appuyée, la guerre des sexes : d’un côté le laid docteur qui se voudrait Don Juan, de l’autre le « chœur » des femmes unies (« servantes » et « paysannes cossues » liguées contre le bossu) qui se moque des prétentions de Sansfin et le font chuter (et que fera d’autre Lamiel, ici spectatrice extérieure à la joute, sinon se moquer des hommes et les faire tomber, au rebours du stéréotype qui veut que « le tombeur » soit l’homme, non la femme ?). Au cours de cette « scène primitive », la bosse et le fusil du docteur paraissent ensemble : « L’objet assez singulier qui attirait leurs regards, était un bossu monté sur un fort beau cheval. Le bossu, qui portait un fusil appuyé sur sa bosse, n’était autre que notre ami Sansfin » (p. 55). Apostrophé, hué, en butte aux plaisanteries des laveuses qui font masse, Sansfin, aveuglé par la colère, couvre de boue « le linge » et les « insolentes » avant de tomber « dans le bourbier ». Remonté sur son cheval, Sansfin honteux n’a qu’une envie : se venger, faire usage de son arme, tirer un coup57 :
Hors de lui, il saisit son fusil avec des projets tragiques. Mais, dans la chute, le fusil avait porté rudement par terre, les chiens étaient remplis de boue, et de plus avaient perdu leurs deux pierres. Mais les femmes ne savaient pas cet accident arrivé au fusil et, voyant le docteur les coucher en joue, elles prirent de nouveau la fuite en jetant des cris aigus. Le docteur, voyant son fusil hors d’état de le venger, donna d’effroyables coups d’éperon à son cheval, qui, en quelques secondes, arriva dans la cour de sa maison. Le docteur, jurant comme un possédé, se fit donner, sans descendre, un habit et un fusil… (p. 59)
29Le désir de Sansfin (« coucher » les femmes « en joue », tirer un coup de fusil) est clair. Nul besoin d’en appeler à Freud pour saisir la portée sexuelle des injures, de la chute de cheval58 et du fusil défaillant (la perte des « deux pierres » !) dans un épisode burlesque opposant la communauté des femmes à l’homme à cheval, dans un tournoi linguistique ordurier où les « gros mots » (p. 64), les allusions grivoises, rituelles en ce lieu, fusent, Sansfin n’étant pas le dernier à donner la réplique :
— Et moi, que pourrais-je vous voler ? En tout cas, ce ne sera pas votre vertu ! Il y a de beaux jours qu’elle court les champs ! Vous avez souvent des bosses, vous, mais ce n’est pas sur le dos. (p. 56)
30Séducteur ridicule, Sansfin porte son plus cher désir « en bandoulière » : il « s’[est] fait chasseur habile » pour se faire craindre, certes, mais son « gibier » préféré, il n’en fait d’ailleurs pas mystère, c’est la femme. Entre le docteur et les laveuses, il y a chasse, comme le suggère, discrètement mais sans aucune ambiguïté, avant que ne commence la joute verbale entre Sansfin et les femmes, cette « description » des lavandières :
Plusieurs des laveuses étaient grandes, bien faites, construites comme la Diane des Tuileries.
31Une « femme grande », « bien faite » : c’est là le stéréotype même de la beauté chez Stendhal59. Dans Le Rouge et le Noir, Mme de Rênal est une « femme grande, bien faite » ; Amanda, la « demoiselle du comptoir », est une « grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il faut pour faire valoir un café » ; Mathilde de La Mole est une « grande fille », une « jeune personne extrêmement blonde et fort bien faite60 ». Donc, les trois femmes qui comptent pour Julien sont « grandes » et « bien faites », tout comme Valentine Boissaux61, Mina Wanghen62, et aussi Amiel, dans la première esquisse (mai 1839) détaillée qui est faite d’elle : « Amiel, grande, bien faite, un peu maigre…63 » C’est dire que les laveuses ne seraient pas particulièrement caractérisées (elles pourraient même « passer pour belles » sans leur « infâme bonnet de coton ») si n’intervenait l’étrange et révélatrice comparaison de celles-ci avec « la Diane des Tuileries ». Comparaison étrange parce que très inhabituelle (les comparaisons qui viennent spontanément à l’esprit de Stendhal pour décrire les femmes font le plus souvent référence à la peinture, très rarement à la sculpture), et comparaison révélatrice parce que l’allusion à Diane (déesse de la chasse) est évidemment générée, motivée par les sous-entendus sexuels de la scène.
32Qui va à la chasse rencontre Lamiel, « belle et fraîche paysanne » et « jeune fille habitant dans un château », « biche » (p. 176), « gazelle » (p. 78, 93), que les hommes veulent piéger et enchaîner. Et c’est très explicitement que le texte associe l’emprise que Sansfin veut avoir sur la duchesse et sur sa protégée avec la chasse : c’est dans la forêt d’Imberville où il va « à la chasse » que le médecin bossu peaufine ses projets d’avenir avec « une veuve de la première noblesse » (p. 90-91), et c’est aussi comme chasseur qu’il « terrorise » Lamiel : « Je veux […] que vous consentiez à un meurtre horrible : tous les huit jours, je vous apporterai dans la poche de ma veste de chasse de Staub (le tailleur à la mode) un oiseau vivant. Je lui couperai la tête… » (p. 93). La veste de chasse n’est pas ici décorative. Le précepteur est un prédateur, un chasseur à l’affût, et la jeune fille une proie : « Elle sera à moi, se disaitil. » (p. 95).
33Bouclier de la bosse, exposition visible de la violence du docteur, et arme de chasse avec toutes les implications (sociales, historiques, politiques, sexuelles) associées à cette pratique sélective, le fusil de Sansfin est nettement plus significatif que la bosse, laquelle n’est, après tout, qu’une bosse. Si cette disgrâce de la nature (p. 88) explique pour une large part la misanthropie et le cynisme du docteur, ses colères et ses « sorties », sa vanité et ses ridicules, à cela se réduit sa fonction dans le récit. Et tout le reste est divagation, « textrapolation ».
Notes de bas de page
1 Journal de Lamiel, 1839, p. 226-227.
2 Racine et Shakespeare (1825), dans Racine et Shakespeare, éd R. Fayolle, Garnier-Flammarion, 1970, p. 114.
3 Voir Y. Ansel, Stendhal, le temps et l’histoire, PU du Mirail, 2000, p. 23-28.
4 C. W. Thompson, Lamiel fille du feu. Essai sur Stendhal et l’énergie, L’Harmattan, 1997, p. 66-70, 85-108.
5 M. Mougenot, L’Étranger d’Albert Camus, « Parcours de lecture », éd. Bertrand-Lacoste, 1988, p. 27 (les caractères gras – une « interprétation » aussi « autre » que celle-là valait assurément d’être aussi visiblement surlignée – sont dans le texte).
6 Voir Y. Ansel, « Effets pervers du paratexte : L’Étranger d’Albert Camus », dans L’Art de la préface, éd. Cécile Defaut, Nantes, 2006, p. 257-309.
7 S. Shimokawa, Le Rouge et le Noir et La Bible. Julien et Jésus, Fukuroshuppan, Japon, 2008, 213 p.
8 M. Nerlich, Apollon et Dionysos ou la Science incertaine des signes. Montaigne, Stendhal, Robbe-Grillet. Essai sur l’herméneutique à partir du corps vivant et l’aventure de la production esthétique, Hitzeroth, Marburg, 1989, p. 121, 149-157.
9 À la suite d’A. Doyon et Y. Duparc (De Mélanie à Lamiel ou D’un grand amour d’Henri Beyle au roman de Stendhal, Éditions du Grand Chêne, Aran, 1972), A.-M. Meininger estime que Lamiel est Mélanie (Mélanie Guilbert, dite Louason, actrice et maîtresse de Stendhal en 1805-1806), et que si Stendhal n’a pas achevé son roman, c’est à cause des inclinations lesbiennes du modèle, clairement exprimées, selon elle, dans cette phrase du Journal (17 mars 1840) : « Je ne puis travailler à rien de sérieux for this little gouine » (OI II, p. 377). Et de commenter : « Cette phrase contenait la clef de tout » (éd. cit., Préface, p. 29). François Michel, qui a le premier mis au jour et déchiffré cette « little gouine » s’en tenait pour sa part « à la définition la plus indulgente que donne du mot le Littré : « coureuse » (OI II, p. 377, note 6, p. 1205). À juste titre : le sens premier de « gouine » est « prostituée », « femme de mauvaise vie », et c’est dans ce sens-là (et non dans le sens moderne – datant de la seconde moitié du xixe siècle – de « lesbienne », « homosexuelle ») que Stendhal (mort en 1842) emploie le mot, qui souligne la vie dissolue, « la qualité de fille » (Journal de Lamiel, p. 240) de l’héroïne.
10 C. W. Thompson, op. cit., p. 64. La note 146 renvoie à l’article de F.W.J. Hemmings, « À propos de la nouvelle édition de Lamiel. Les deux Lamiel. Nouveaux aperçus sur les procédés de Stendhal romancier », dans Stendhal Club, no 60, 1973, p. 297. La note 147 renvoie à deux ouvrages consacrés à Cartouche, faisant état d’un certain « L’Ami » ou « Lami », compagnon du brigand (ibid., p. 64, note 147). Références savantes à l’appui, la note 148 explique l’importance et la signification de la Lamie… Soit dit en passant, il est notable que l’onomastique, invariablement, fascine, et inspire fabuleusement les herméneutes qui livrent ingénument les interprétations les moins contrôlées, les plus « folles », puisque, par définition, le nom propre désigne, mais ne signifie pas, une particularité qui, de facto, libère de l’obligation de respecter (fût-ce un minimum : le signifié d’un mot amarre, limite quand même l’interprétation) le sens, ouvre la voie (sans aucun ancrage sémantique de base, rien ne retient plus les exégètes qui peuvent sur-interpréter en toute liberté, donner libre cours, enfin, et en toute innocence, à leurs délires interprétatifs) à toutes les « associations libres ». De là le succès, toujours renouvelé, de l’onomastique, de là la pléthore des commentaires enchantés, déréglés, déchaînés, échevelés, sur le nom des personnages dans la « critique des professeurs ».
11 Dans Féder, Valentine qui, en parfaite élève du couvent, ne sait rien, connaît toutefois le nom des deux « scélérats » : « madame Boissaux osa élever la voix pour demander timidement si Diderot et d’Holbach n’avaient pas été pendus avec Cartouche et Mandrin » (Féder, dans Romans et nouvelles, t. II, éd. cit., p. 1321)
12 Voir M. Lyons, Le Triomphe du livre. Une histoire sociologique de la lecture dans la France du xixe siècle, Promodis, 1987, p. 153-154.
13 « Iliade. – Toujours suivie de l’Odyssée » (Flaubert, Dictionnaire des idées reçues).
14 Nul besoin de plonger dans les archives, inutile d’être érudit pour vérifier, le Petit Robert des noms propres suffit : « CARTOUCHE (Louis Dominique). Bandit français (Paris 1693 – id. 1721). Chef d’une bande qui terrorisa Paris et sa banlieue au début du xviiie siècle, il réussit longtemps à échapper à la police : enfin arrêté, il fut roué vif en place de Grève. »
15 C. W. Thompson, op. cit., p. 67-70, 86-108.
16 C’est sur ces suites d’équivalences non interrogées que M. Crouzet fait reposer son analyse de Sansfin, dans « Les Français du king Φιλλιππε », Le Dernier Stendhal 1837-1842, éd. Eurédit, 2000, p. 367-371.
17 « […] réaffirmons de nouveau que tout le monde a le droit de lire la Chartreuse comme il voudra » (M. Nerlich, Apollon et Dionysos… op. cit., p. 327).
18 Plusieurs et non un, car un indice n’arrive jamais seul : si la bosse de Sansfin signifiait la bosse de Mayeux et Juillet, il y aurait nécessairement un faisceau d’indices (et pas seulement des présomptions) relayant cette connexion dans la mesure même où tout système sémantique « radote » (A. J. Greimas, Sémantique structurale, Larousse, 1966), repose sur la redondance (fondement de la notion d’isotopie). Un indice perdu, égaré, solitaire, dans un texte, ça n’existe pas.
19 En 1832, Stendhal adresse à son ami Salvagnoli un long texte destiné à présenter Le Rouge et le Noir aux lecteurs italiens. Alors que l’auteur a toute latitude pour s’expliquer, pour élucider l’énigme du titre (que les contemporains n’ont effectivement pas compris), il n’en dit mot. En lieu et place de cette élucidation possible, Stendhal commence par des considérations socio-historiques sur la lecture des romans en France, avant d’aborder le roman, et de le commenter assez précisément. Mais du titre il n’est jamais question (voir « Projet d’article sur Le Rouge et le Noir », ORC I, p. 822-838).
20 Pour une rapide mise au point sur cette question, voir la Notice du Rouge et le Noir, ORC I, p. 962-964.
21 A.-M. Meininger, Préface, éd. cit., p. 22.
22 Journal de Lamiel : « 16 mai 1839. L’Amiel. Personnages. L’Amiel. Sansfin : horriblement bossu » (p. 230).
23 « Voici donc le médecin devenu un “Juillet” » (M. Crouzet, « Les Français du king Φιλλιππε », art. cit., p. 367).
24 Journal de Lamiel, p. 256.
25 Une démarche explicitée ailleurs (dans la préface de Stendhal littéral, op. cit., p. 9-13) et mise en œuvre tant dans les articles et ouvrages consacrés à Stendhal que dans les lectures que j’ai pu faire d’autres écrivains (G. de Staël, Balzac, Hugo, Vallès, Malraux, Aragon, Sartre, Nizan, Camus, Vian…).
26 L’utilisation faite des relevés lexicaux, des Concordances de Lamiel (op. cit.) ne relève nullement d’une confiance naïve dans la valeur des chiffres, mais traduit une scrupuleuse attention à la lettre, régulièrement oubliée, communément sacrifiée sur l’autel des connotations, de la polysémie, des analogies, des symboles, etc. Soit dit en passant, ce n’est pas un hasard si ces Concordances – à mes yeux, un instrument de lecture incomparable – sont si peu utilisées par la stendhalienne critique universitaire : ces Concordances en effet ne livrent tout leur intérêt, ne sont pleinement utiles que si l’on accorde aux mots « écrits noir sur blanc » l’importance qui leur est due – la première.
27 G. de Staël, De l’Allemagne, t. II, éd. S. Balayé, Garnier-Flammarion, 1968, p. 140.
28 Voir Y. Ansel, « To print or not to print », dans Stendhal à Cosmopolis. Stendhal et ses langues, Grenoble, Ellug, 2007, p. 279-304.
29 Stendhal, lettre à H. de Balzac, 16 octobre 1840, dans Correspondance, t. III, éd. H. Martineau et V. Del Litto, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 394.
30 P. Mérimée, H. B., éd. Dérives/Solin, 1983, p. 13-14.
31 Vie de Henry Brulard, [en abrégé : VHB], dans OI II, p. 533.
32 Armance, ORC I, p. 103.
33 LL, ORC II, p. 121-122.
34 G. Genette, « Stendhal », dans Figures II, Seuil, 1969, p. 173.
35 Lettre reproduite in extenso dans la Notice d’Armance, ORC I, p. 879-880.
36 Stendhal, lettre à Sutton Sharpe, 23 mars 1828, dans Correspondance, t. II, éd. H. Martineau et V. Del Litto, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 139.
37 Voir infra, VII. 2, p. 199, note 67.
38 « L’Histoire de la peinture en Italie est inintelligible, trop bref, trop concis, trop serré » (Journal, 28 déc. 1824, OI II, p. 78).
39 Stendhal, Racine et Shakespeare II, dans Racine et Shakespeare, éd. cit., p. 96.
40 Journal de Lamiel (16 mars 1841), p. 293-294.
41 Les Concordances de Lamiel (op. cit.) sont formelles : 11 occurrences pour la « bosse » et 11 pour « fusil » (dont 9 occurrences se rapportant au fusil de Sansfin).
42 Journal de Lamiel, p. 230.
43 « À Paris, je fatiguerai chaque jour les trois mêmes chevaux que je mets sur les dents ici, allant au lit chaque soir sans pouvoir visiter huit ou dix malades qui sollicitent à ma porte » (Journal de Lamiel, 9 mars 41, p. 288-289).
44 Les courses de chevaux faisant partie intégrante du mode de vie aristocratique, tout « décadent » qu’il soit, le comte d’Aubigné tient absolument à être vu à Chantilly (p. 196).
45 À noter que, dans ses premiers plans (mai 1839), Stendhal avait d’abord songé à une autre mauvaise action : « Horrible injustice de l’oncle [Hautemare ajout] envers le pauvre jeune homme qui tient une petite pension dans le village pour le punir d’avoir dit que ce grand corps nu plus grand que nature et peint en couleur de chair que l’on voit cloué à l’entrée de tous les villages de Normandie me fait horreur » (Journal de Lamiel, p. 229). La relation d’équivalence implicitement établie entre les deux délations prouve qu’Hautemare estime que chasser les lièvres de la duchesse relève du sacrilège.
46 Il faudra attendre longtemps, la IIIe République (loi du 1er mai 1924), pour que le permis de chasse (instauré en 1844) soit totalement démocratique, délivré à quiconque en fait la demande dans les conditions requises par la loi.
47 P. Barbéris, Lectures du réel, Éditions sociales, 1973, p. 243-248.
48 Sansfin « vivait fort bien. Il avait six mille livres de rente et triplait ce revenu par son état. Sa meute était nombreuse, ses fusils anglais excellents… » (p. 88). À l’origine, le mot « meute » désigne « une troupe de chiens courants dressés pour la chasse à courre » (A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, 1992), la chasse royale par excellence, la chasse « qu’affectionnait singulièrement Charles X » mais non les princes de la famille d’Orléans (Le Grand Larousse universel du xixe siècle). La « meute » de Sansfin renvoie donc à la plus prestigieuse des chasses, non à la simple chasse aux lièvres.
49 Quand ils ne sont pas chassés, les lièvres et les lapins, qui se reproduisent à très grande vitesse, pullulent, et finissent par dévaster les récoltes. C’est pourquoi, dans les Cahiers de Doléances, l’autorisation de pouvoir chasser lièvres et lapins est si souvent demandée, c’est pourquoi aussi le braconnage portait surtout sur la chasse aux lièvres et aux lapins (le collet à lapin est resté dans la mémoire des campagnes). Dans le cadre d’une économie rurale agricole, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le « paysan malin et jacobin » s’attaque aux lièvres, destructeurs des cultures.
50 Dans L’Enfant (1879) de Jules Vallès, quels sont ceux qui peuplent « la prison » du premier chapitre ? Des voleurs, des assassins, parmi lesquels « le grand qu’on appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du Vivarais ! »
51 Beyle sera chasseur jusqu’à la fin de sa vie. Les amateurs de « petits faits vrais » biographiques pourraient même faire remarquer que, au cours de la rédaction de Lamiel où le fusil de Sansfin joue un non négligeable rôle, l’auteur écrit à son ami Domenico Fiore : « J’ai eu de fortes migraines, je prends de la belladonna et je viens d’acheter un fusil » (lettre du 29 mars 1840, Correspondance, t. II, éd. cit., p. 341).
52 Dans la Vie de Henri Brulard, Stendhal associe la passion qu’il eut de la chasse aux « rêveries de volupté nourries par le paysage de M. Le Roy » et aux « images vives que [s] on imagination avait fabriquées en lisant l’Arioste » (VHB, p. 715). Sachant que le « paysage de M. Le Roy » auquel il est fait allusion dans ce passage est un tableau qui représente une montagne avec, au pied, un ruisseau et… « trois femmes presque nues, ou sans presque » en train de se baigner (ibid., p. 687), il n’est pas difficile d’imaginer la nature des « rêveries de volupté » du chasseur.
53 De l’Amour (chap. i), éd. V. Del Litto, Gallimard, « folio classique », 1980, p. 27-28.
54 Ernestine ou la naissance de l’amour, ORC I, p. 27.
55 J.-J. Hamm, entrée « Chasse » dans le Dictionnaire de Stendhal, Champion, 2003, p. 145. Pour plus de détails, voir également, du même auteur, « La chasse dans l’univers stendhalien », L’Année stendhalienne, no 2, 2003, p. 75-88.
56 A. Corbin, « Le grand siècle du linge », dans Le Temps, le Désir et l’Horreur, Aubier, 1991, p. 39-40.
57 Les connotations sexuelles du « coup » de fusil sont anciennes : « Depuis le xives., il [le mot « coup »] désigne la décharge d’une arme à feu. […] Par métaphore de ce sens, il a pris familièrement le sens de “rapport sexuel (expéditif)”, surtout du point de vue du mâle (tirer un coup) » (A. Rey, Dictionnaire historique… op. cit., 1992).
58 Être désarçonné par une femme, ne pas pouvoir rester sur sa monture : le sens de la chute équestre a, dans les romans stendhaliens, des retombées sexuelles transparentes, dûment attestées. Que Lucien tombe sous les yeux de Bathilde est mauvais signe : jamais l’infortuné cavalier n’aura la dame à sa haute fenêtre. Et quand la femme se refuse, alors les héros, par compensation, réagissent exactement comme Sansfin : ils crèvent les chevaux, font des courses « folles » pour épuiser une énergie qui n’a pu se dépenser autrement. Voir sur ce point l’entrée « Cheval », dans le Dictionnaire de Stendhal, op. cit., p. 147-149.
59 Portrait du premier amour de Brulard, l’actrice Mlle Kubly : « une jeune femme, mince, assez grande, avec un nez aquilin, jolie, svelte, bien faite » (VHB, p. 761).
60 RN, respectivement p. 360, 495, 569.
61 « Elle était grande et bien faite » (Féder, dans Romans et nouvelles, t. II, éd. cit., p. 1292).
62 « Vous reconnaîtrez parfaitement Mlle Wanghen, continua l’abbé, elle est grande et fort bien faite » (Le Rose et le Vert, ORC II, p. 1098).
63 Journal de Lamiel, p. 228.
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