Conclusion générale
p. 335-346
Texte intégral
1Que peut donc apporter à la didactique de la lecture et de l’écriture le fait d’avoir une activité d’écriture littéraire personnelle, comme écrivain ou comme écrivant ?
Pouvoir écrire et faire écrire : deux activités non nécessairement corrélées
2Écrire des textes littéraires à titre privé ou professionnel, quand on est professeur, n’implique pas forcément une propension, un goût ni une compétence particulière pour faire écrire les élèves. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’on est écrivain ou écrivant que l’on va davantage faire pratiquer l’écriture en classe, ni que l’on va être plus compétent ou efficace dans cet enseignement. De même, le fait d’avoir une double activité n’implique pas que l’on développe un point de vue particulièrement riche sur la relation éducative ou sur la didactique de sa discipline, par rapport à un enseignant qui ne serait pas lui-même engagé à titre personnel dans l’écriture littéraire. Cette décorrélation est peut-être le premier enseignement à tirer de cet ouvrage. Car ce que montrent plusieurs analyses et témoignages, c’est tout d’abord une forme d’étanchéité entre les deux activités de l’écriture et du professorat qui sont prises dans des logiques différentes.
3Au risque, peut-être, d’alimenter certaines représentations stéréotypées de l’écrivain, en quête, dans l’imaginaire collectif, de solitude pour écrire, on observe que l’espace-temps de l’écriture peut constituer une bulle à part, qui absorbe totalement, au point que la superposition malencontreuse avec la classe peut être ressentie comme une violence intérieure, comme l’explique Laurine Roux, lorsque devant les élèves elle était encore dans l’espace-temps de l’écriture qui avait précédé à la pause. Il lui faut au contraire « quitter l’habit » du professeur, comme « se laver » pour entrer en écriture. Cet espace intérieur à retrouver, à la fois en marge, à côté, en contrepoint ou en compensation du temps professoral, peut s’avérer une question d’équilibre vital. Dans l’enquête qui a été menée, nombre d’enseignants anonymes, soulignent combien le temps dédié à leur propre écriture personnelle leur semble souvent volé aux choses sérieuses, à la correction des copies ou à la préparation de cours, à tel point que l’écriture reste un projet reporté à plus tard. Que le cumul des activités soit frustrant, épuisant ou vécu en bonne alternance, comme c’est le cas a contrario pour Emmanuel Merle, cela reste d’abord malgré tout sur le mode du cloisonnement. Le rapprochement entre les deux activités ne va pas du tout de soi. Laurent Vignat ne se hasarde à faire le lien entre son statut d’écrivain et son métier de professeur de français qu’après de nombreuses années d’exercice et de nombreuses publications à compte d’éditeur. Cette séparation nécessaire d’avec l’École peut du reste avoir un précédent dans le passé scolaire de certains. Emmanuel Merle estime que l’École a retardé sa vocation, du fait qu’aucun professeur ne lui ait fait passer une émotion de lecture, voire qu’elle l’a empêché d’écrire, à cause d’un académisme pédagogique aux antipodes de ce qu’est la création. Laurent Vignat s’est réfugié dans l’écriture privée contre l’expérience de l’échec scolaire et n’a trouvé que tardivement au lycée le goût de la littérature par l’entremise d’un professeur. Laurine Roux oppose quant à elle le plaisir d’écrire qu’elle a éprouvé dans le cadre de l’école Freinet et le rapport beaucoup moins libre et créatif à la langue dont elle a souffert au collège. Elle rejoint Emmanuel Merle pour considérer que l’École, en érigeant de grands écrivains en modèle, développe une forme d’inhibition à écrire, décourage à s’autoriser. La conscience aigüe d’Aymeric Patricot, de Nathalie Quintane et de François Bégaudeau qu’il faut se formater pour avoir de bons résultats scolaires ne plaide pas davantage pour un système du contrôle dont les agents professeurs sont tous d’« ex-bons élèves ». Trouver sa voix libre et singulière implique alors de se couper de cet environnement.
Permettre un nouveau rapport à l’écrit
4Ce premier constat n’exclut en rien le fait que certains professeurs écrivains ou écrivant puissent avoir une richesse d’expérience et une réflexivité tout-à-fait inspirantes pour la didactique de la lecture et de l’écriture. Question sans doute d’effet miroir pour Laurent Vignat, d’éthos de la transmission, pour Cesare Mongodi, Laurine Roux et Emmanuel Merle, question de croyance profonde en l’École, pour Bernard Friot, question d’idéal démocratique face à la raison graphique, pour Davesne et Ricardou, et plus généralement, chez de très nombreux enseignants, confiance dans la dimension émancipatrice du langage.
Le rapport au temps et à l’espace
5Et, ce que montrent les témoignages recueillis de professeurs écrivants et écrivains, c’est que pour faire écrire les élèves, l’espace-temps de la classe doit être repensé, à la faveur d’une temporalité suspendue, ralentie, comme décrochée de la course effrénée à l’acquisition de compétences ou de savoirs. Scénarisation d’un atelier, rupture avec le déroulé habituel du cours, création d’un évènement d’écriture… L’espace de la classe est réinventé, investi autrement. Beaucoup soulignent que le temps propre à l’écriture littéraire et son enseignement s’accommode difficilement du découpage du temps scolaire et du temps resserré des programmes. Laurent Vignat décrit le rythme de l’écriture comme un processus qu’il faut penser sur le temps long, en sortant du temps restreint de la séquence et du format de la rédaction. C’est la raison pour laquelle ses élèves ont tous des carnets, pour recueillir des idées, écrire des fragments au fil des jours, qu’ils peuvent réutiliser plus tard pour écrire autre chose, selon un principe de recyclage permanent. Cela n’est pas incompatible avec le fait de se donner aussi des contraintes temporelles, une exigence de rapidité ou de brièveté pour déclencher le flux, le « lâcher prise » ou la coulée, comme le rappellent Annie Rouxel et Bernard Friot.
6Plusieurs enseignants disent faire pratiquer à leurs élèves un « jogging d’écriture », comme pour donner à ces derniers un entraînement qu’ils pourraient mettre à profit hors temps scolaire. Dans les très nombreux projets d’envergure évoqués, des espaces sont investis hors de la salle de classe : les espaces collectifs comme le CDI, la cour de récréation, les rues d’une ville, un sentier touristique, une librairie… L’écriture pratiquée à l’école se pense au-delà de l’école, à l’échelle des rythmes et des lieux de vie collectifs.
Le rapport au corps
7À l’instar de Mattia Scarpulla, les écrivains interrogés insistent sur le fait que le corps est une force active dans le processus de réception et de composition des textes. Développer la lecture à voix haute, l’improvisation vocale, mêler activité physique et littéraire, conscientiser le geste, la matérialité de la page, la résonance des mots, le texte comme une anatomie d’os et de muscle, ne plus mettre au centre la catégorisation sémantique mais l’aspect le plus matériel de la langue et de l’écriture, peuvent faire surgir un mouvement de lâcher prise, une pensée fugace, une trouvaille langagière inattendue, où quelque chose passe et se transmet. Pour Cesare Mongodi, le jeu d’improvisation théâtrale est ainsi apte à libérer l’imaginaire. Emmanuel Merle souligne l’analogie entre la voix du poète et la voix professorale, qui guide vers l’écriture. Dans les propos des écrivains, de nombreux enseignants pourraient trouver matière à clarifier cet impensé de l’école, la manière dont le corps de l’élève participe aux activités de lecture et d’écriture. L’idée selon laquelle la créativité surgit de manière impromptue dans le « faire » en mouvement va ainsi à l’encontre d’une programmation initiale trop rigide de l’écriture.
Un rapport « concrétisé » à l’imaginaire
8De très nombreuses propositions des enseignants vont dans le sens d’une « concrétisation » des lectures, du processus d’écriture et de ses réalisations. Tout se passe comme si ces professeurs, dans le temps très court qui leur est alloué pour initier les élèves à l’écriture, leur rendait concrètes les impulsions et productions de l’imaginaire : écriture d’un conte à partir de cartes de lieux et d’objets magiques, recours à des lanceurs d’écriture comme des dés, des parfums, des objets, des ambiances, création d’une ville de papier à la suite de l’étude d’Alcools, boîte à souvenirs de personnage, etc. Ce phénomène, très présent dans les échanges des enseignants entre eux sur les réseaux sociaux1, et qui mériterait une étude plus attentive, rejoint certaines propositions des écrivains rencontrés : Bernard Friot dissocie compétences narratives et compétences scripturales. La contemplation d’une image, la rêverie sur une carte, la manipulation d’un objet, suffisent à susciter une histoire. Il faut d’abord apprendre aux enfants à vivre imaginairement des expériences en pensée, qu’ils peuvent dire oralement avec leurs mots, pour fonder l’envie de les écrire. La matérialité même du support, l’espace de la page, la pliure sont inductrices pour Friot de narrativité, d’un avant et d’un après, comme une scène où s’anticiperait une image pré-construite du texte dans sa disposition spatio-topique, avec ou sans illustration. Réciproquement la constitution de cartes et de repères iconiques aide à se représenter et à s’approprier l’histoire qu’on lit ou qu’on écoute. Friot considère du reste pleinement la lecture comme un acte créatif.
Le rapport à la langue et au langage
9Enseigner l’écriture en tant que telle (et non pas prioritairement la langue) fait passer au second plan le contrôle de la norme langagière, dont la maîtrise simultanée peut créer une surcharge cognitive. Ce qui compte dans un premier temps, c’est de faire émerger le mouvement de l’écrit. Cela peut passer par la redécouverte d’une approche purement orale et parlée de la langue (Mongodi, Davesne, Friot). Comme André Davesne, Bernard Friot recommande d’accueillir l’élève dans sa singularité, en acceptant la variation langagière propre à son milieu familial et culturel, afin qu’il se sente en confiance, reconnu et compris. La notion de faute perd par ailleurs de sa pertinence si l’on considère que les maladresses d’écriture sont intéressantes d’un point de vue créatif. L’association inattendue de certains mots rend possible une autre perception du monde, un regard neuf, en-deçà de la pensée conceptuelle, un autre partage du sensible. Pour Nicole Biagioli et Christine Dupin, un équilibre est à trouver entre l’étayage réciproque des savoirs d’action de l’écriture et des savoirs savants de la grammaire, à travers une alternance des priorités. Laurine Roux pointe l’importance stratégique des chaînes anaphoriques. Cesare Mongodi recommande de relire, voire de retraduire un texte étranger à travers le prisme de plusieurs traductions existantes, pour comprendre que la langue transforme le texte de départ. Ricardou va jusqu’à transmettre un savoir métareprésentatif sur le rapport entre le langage et le monde, en faisant éprouver une certaine aporie du geste descriptif. Autrement dit, « ce n’est pas le quelque chose à dire qui détermine l’écrit2 », mais l’inverse, de telle sorte que l’écriture devient une forme particulière de pensée du réel.
L’apprenant et le professeur comme sujets à part entière
10Il est certain que la « mise en écriture » vient interroger et parfois bousculer la bibliothèque intérieure, comme le soulignent Corine Robet, Annie Rouxel, Laurine Roux, ou encore Emmanuel Merle, ainsi que de nombreux enseignants anonymes. Il y a une mémoire des textes qui s’impose parfois à l’esprit au moment de l’écriture. Le temps spécifique de l’écrit comprend l’incorporation de tout le passé de lecteur, de toute la mémoire de la langue, confirmant que l’innutrition est un préalable nécessaire à l’écriture.
11Laurent Vignat, Laurine Roux, Emmanuel Merle et Cesare Mongodi disent s’autoriser davantage, avec le temps, à exprimer leur émotion de lecture, leur jugement de goût et de valeur sur les textes qu’ils font étudier. En disant leur propre subjectivité, ils ouvrent ainsi un chemin à celle des élèves, car leur sincérité ne manque pas de faire réagir ces derniers. Réciproquement, beaucoup font revenir les élèves sur leur ressenti de lecture. Bernard Friot ouvre en particulier un espace de discussion sur les enjeux humains et axiologiques des textes lus ou produits.
12Est-ce le cas de tous les professeurs écrivains et écrivants ? Si rien ne permet de l’affirmer, en revanche on est en droit de penser que la subjectivité du professeur lecteur est très présente dans les propositions d’écriture inventées pour les élèves. Nombre des répondants à l’enquête disent majoritairement puiser dans leur lecture personnelle des textes et dans leur créativité pédagogique au moment de soumettre aux élèves une activité d’écriture créative.
13De ce point de vue, la démarche décrite par Corine Robet est riche d’enseignements et permettrait sans doute à de nombreux passeurs d’écriture de clarifier leur propre démarche : en effet, selon elle, l’animateur de l’atelier d’écriture doit prend le risque de dévoiler son propre imaginaire lorsqu’il fait une proposition d’écriture, à partir des textes ou des objets supports qu’il propose. Dire le désir, comment l’idée de l’atelier est venue, permet que lentement un autre désir puisse naître chez l’écrivant. Ainsi l’animateur donne à voir que son moi social, avec son rôle et sa fonction, est dépassé par son JE et sa faculté imaginante.
Le tissage de l’écriture et de la lecture littéraires
La proposition d’écriture et ce qui s’y joue
14Dans la lignée de Gianni Rodari, Bernard Friot pense la proposition d’écriture comme un problème « fantastique » visant à éveiller l’imaginaire prospectif et exploratoire de l’élève pour le résoudre. Ce qui lui importe, c’est de mettre en mouvement l’écrit, pour analyser ensuite ce qui s’est produit dans les textes créés et plus encore dans le processus d’écriture lui-même. Cette conception heuristique s’oppose à une conception restreinte plus applicationniste où la proposition d’écriture vise à mettre en œuvre un mécanisme structural préalablement observé. À l’inverse pour Friot, ne pas être trop guidant sur la forme de l’écrit demandé semble plus intéressant pédagogiquement. Pour Davesne et Ricardou, la consigne d’écriture doit associer une contrainte matérielle portant sur l’expression et une contrainte idéelle portant sur le contenu. Pour Ricardou, elle doit tisser une logique représentative et métareprésentative. Selon Corine Robet, la proposition d’écriture subjective de l’animateur d’atelier doit être médiatisée à la fois par le thème et par la forme des objets déclencheurs (textes ou images). C’est une sorte de garde-fou pour éviter d’enfermer les participants dans l’imaginaire de l’animateur qui s’est donné à voir. C’est aussi le moyen de susciter un jeu d’échos, d’associations d’idées, où le désir peut trouver sa place, pour chercher sa voix à travers le prisme des mots d’un autre. En ce sens la proposition d’écriture est un texte second par rapport aux textes et objets déclencheurs, tout comme les textes produits le seront in fabula, selon un emboîtement ou une résonance qui elle-même fait œuvre. Christine Dupin forme sa proposition d’écriture en brodant en interaction avec les élèves une variété de situations possibles à partir d’un thème et d’un genre. Cela lui donne l’impression d’écrire un « texte intérieur » en imagination, si ce n’est en acte, et lui permet d’impulser chez ses élèves une écriture par délégation. Chez André Davesne, la consigne d’écriture prend en compte l’élève comme sujet global, en tant que représentant et transmetteur de sa culture.
Une démarche d’écriture décloisonnée et réflexive
15Nicole Biagioli prend acte du fait que « la relance réciproque de la lecture et de l’écriture dans un cadre oral coopératif est un scénario efficace pour apprendre à (se re) créer en écrivant ». Il faut commencer, selon elle, par débrider l’écriture, la nourrir de lectures, puis planifier pour organiser ses idées. La préparation à l’écriture peut passer par des activités décrochées, pour constituer « des pré-textes », comme l’écriture à voix haute, le racontage oral pour tester la cohérence du récit, ou bien la création d’un réservoir de mots, ou encore la réalisation de schémas au brouillon. Oraliser, lire, écrire et dialoguer s’enchaînent en boucle. Parallèlement le professeur tisse ensemble l’émotion et la technique : il éveille l’imaginaire mais donne aussi les outils de la forme pour l’exprimer. Jean-Charles Chabanne rappelle ainsi que la pratique de l’écriture, pour être vraiment éducative, doit s’accompagner d’un nourrissage historique et culturel, ainsi que d’un apport méthodique réflexif. Ainsi lorsque Bernard Friot fait choisir un défi aux enfants, comme celui d’écrire un poème sans papier, ou bien d’écrire un poème sans mot, l’auteur leur fait découvrir pendant leur recherche expérimentale la poésie sonore et la poésie visuelle. De même, il les fait réfléchir aux avantages et inconvénients des démarches comparées (orales et écrites) et aux qualités comparées des formes produites, en leur faisant effectuer des choix. Les écrits courts et libres permettent à ce titre un retour sur les ressentis, donnent la possibilité de s’exprimer sur l’expérience de l’écriture plutôt que sur le produit écrit. De même, Mattia Scarpulla intègre dans le paradigme somatique de son atelier des allers-retours réguliers entre la pratique et la réflexion métacognitive en collectif. Celle-ci porte sur les textes produits et plus encore sur le processus d’écriture. Lorsque Cesare Mongodi fait entrevoir à ses élèves la littérarité de l’écriture comme processus, en leur faisant faire des choix à la place du poète, sur la base des états antérieurs du texte, il l’accompagne d’une recherche contextuelle sur l’auteur. Sur ce point, Annie Rouxel rappelle combien la lecture de textes théoriques d’écrivains sur leur processus d’écriture peut permettre aux élèves comme aux professeurs d’éclairer ce qui s’y joue.
L’atelier d’écriture comme lieu utopique de partage ?
16L’atelier d’écriture est souvent pensé comme un lieu de partage où le texte pourrait circuler librement en bénéficiant de lecteurs réels et avertis. Le rapport personnel de propriété au texte produit devient ainsi plus relatif, jusqu’à être perçu comme un obstacle possible à l’écriture. Nicole Biagioli parle de l’atelier d’écriture comme d’un espace utopique. Pour Corine Robet, l’une des premières retombées se mesure « à la joie qui circule, aux liens qui se créent, aux regards différents que chacun porte sur ses textes, sur lui-même et sur les autres ». Malgré toutes les difficultés qui se présentent à eux pour transposer des ateliers d’écriture en classe, plusieurs enseignants soulignent l’atmosphère singulière et euphorique que suscitent de tels moments, notamment lors du partage des textes, qui active la circulation du désir d’écrire.
L’accueil des textes d’élèves
17De ce point de vue, l’accueil des textes des élèves requiert de la part des enseignants une disponibilité et une écoute particulières, bien analysées par Christine Dupin. Laurine Roux et Bernard Friot invitent à lire différemment les textes des élèves, en redécouvrant l’enfance sous les mots, le plaisir de fabuler, mais aussi en prêtant attention aux enjeux humains de l’histoire, afin que l’élève se sente entendu et que s’enclenche une dynamique d’écriture et de récriture positive. Pour Emmanuel Merle, il s’agit de percevoir l’écrit comme la mise en tension de quelque chose, à l’origine d’un besoin d’apaisement. Aider à identifier ce noyau sémantique peut se faire dans une posture d’accompagnement, avec un regard qui peut rappeler parfois celui de l’éditeur. De ce point de vue, si l’on quitte la posture du correcteur, mettre une note à l’écrit créatif n’a guère de sens pour plusieurs écrivains professeurs. La note pourrait même brider la créativité de certains élèves, voire « stériliser leur envie d’écrire ». Pour Nathalie Brillant Rannou, l’enseignant devrait permettre aux élèves de dépasser le sentiment de l’erreur et l’obsession de la bonne réponse ou de la note.
Le rapport à l’auctorialité
18La représentation intimidante de l’auteur peut être un obstacle à l’écriture, c’est pourquoi les écrivains professeurs optent pour des stratégies d’évacuation ou de déplacement. Un texte de référence est toujours transformable. André Davesne le transpose, refond et réécrit afin de le mettre à la portée linguistique et culturelle des élèves en fonction des objectifs de lecture et d’écriture qu’il poursuit. Ricardou fait porter l’attention sur le texte comme ensemble systémique, pour mettre à jour des mécanismes transposables dans l’écriture. Cesare Mongodi dévoile les chantiers préparatoires d’un poème des Fleurs du mal avec ses variantes pour faire prendre conscience des tâtonnements et des possibles de l’écriture, et discuter des choix opérés. L’œuvre apparaît alors comme processus ouvert et non plus comme un monument figé. Laurent Vignat se met au niveau de ses élèves qui rencontrent les mêmes difficultés de construction et de cohérence que lui dans l’écriture. Laurine Roux vise à leur faire vivre la sensation étrange que ce n’est pas soi qui a écrit le texte produit. Tous sont ainsi dans une logique de désacralisation de la figure de l’écrivain.
Une inversion de la pyramide scolaire des valeurs
19Ce livre sur les professeurs écrivains et écrivants bouscule ainsi, nous semble-t-il, bien des certitudes, sur le rapport à l’auctorialité, à la figure du professeur et à l’œuvre littéraire.
La hiérarchie des modes de connaissance
20La hiérarchie épistémologique des modes de connaissance se trouve tout d’abord chamboulée. Les frontières entre matière intellectuelle, matière technique et matière artistique s’estompent. La pratique de l’écriture littéraire aurait quelque chose à apprendre aux savoirs sociaux de référence que sont l’histoire et la théorie de la littérature, elle se hisserait à égalité avec eux pour former une combinaison éducative vertueuse associant savoir savant et savoirs d’action acquis par et sur la pratique.
Une poétique de la relation pédagogique
21Les écrits sur l’école de certains professeurs écrivains, comme Cesare Mongodi ou Michel Chaillou, témoignent d’une sensibilité et d’une richesse sur la relation éducative, qui invitent à retisser des liens plus étroits entre le champ didactique et le champ de la pédagogie. Car ils approchent une zone indicible où les conditions propices à la transmission sont irréductibles à toute technique d’enseignement ou toute démarche didactique. Nathalie Rannou formule les conditions d’un tremplin en termes d’effacement : « s’effacer pour que les mots et l’œuvre se partagent et s’écoutent longtemps ». Laurine Roux évoque le rythme de la séance et l’intuition du moment où elle doit elle aussi s’effacer, laisser le silence ou passer à autre chose. Effacement également de Michel Chaillou au moment où les élèves en redemandent, mais auparavant esquisse d’une poétique de l’enseignement, dont la valeur tiendrait autant à la manière de dire qu’à ce qui est dit, par l’invention en acte, au cours d’un racontage érudit, de formes de vie et de langages.
La figure mystérieuse du passeur d’écriture
22Finalement, il transparaît chez les professeurs écrivains et écrivants de cet ouvrage un éthos de modestie qui dessine une inversion complète de la pyramide scolaire des valeurs. En lieu et place de l’auteur sacralisé, à la fois maître et propriétaire de son texte, apparaît une figure aux contours beaucoup plus indéfinis. L’écrivant est un moi ouvert qui se met en état de faire passer des voix qui le traversent. Il n’est que partiellement l’auteur des textes qu’il écrit. Son texte est toujours un texte second, un jeu de résonnance par rapport aux œuvres et à la langue qui le précèdent et l’environnent. Il n’existe qu’à travers le prisme des mots des autres, selon un processus de circulation qui le dépasse.
23Les hiérarchies, les statuts et les rôles eux-mêmes sont bousculés. L’élève s’autorise. L’écrivain est lecteur de l’élève3. Le maître d’écriture devient accompagnant ou éditeur. L’animateur d’atelier pense sa proposition d’écriture comme une œuvre imaginaire d’auteur. Ou bien encore le professeur devient l’auteur imaginaire, par délégation, du texte qu’il n’écrira jamais et qu’il laisse ses élèves écrire. Ainsi des professeurs qui n’écrivent pas, ni ne publient, peuvent présenter un éthos plus investi dans l’écriture des autres, que bien des écrivains qui enseignent.
Le processus plutôt que le produit fini
24L’œuvre elle-même a des contours moins définis et une valeur plus relative, comme nous le rappelle avec justesse Annie Rouxel. Et, d’un point de vue formatif, le processus créatif est peut-être plus important que le produit fini, l’univers des possibles aussi intéressant que la décision qui arrête. Entre l’écriture privée et le texte édité, le texte en chantier publicisé acquiert une valeur créative ouverte.
25En voulant transmettre des monuments (un patrimoine culturel, une langue, des valeurs), l’École cherche avant tout à instituer ses sujets en les marquant du sceau de la norme. Ce faisant elle perd le processus vivant qui permet à une subjectivité de s’épanouir et de grandir. Que doit vraiment enseigner l’École ? Comment peut-elle donner le goût de lire et d’écrire ? S’il ne s’agit pas de former des écrivains, pourquoi ferait-elle comme si ? Si les Instructions officielles ne cessent de rappeler que l’élève n’est pas l’écrivain, c’est pourtant le même élan qui traverse écrivains, écrivants et élèves traversant le miroir pour s’essayer à l’écriture. C’est une même attitude qu’il s’agit d’encourager : capacité à s’étonner, à suspendre le temps, à retenir son souffle, à s’autoriser une parole singulière, à se laisser dépasser, puis à travailler et retravailler, c’est-à-dire réécrire.
26Ce que laisse ainsi entrevoir ce volume, c’est que le plus important est peut-être moins la course à l’acquisition de compétences scripturales, que la création d’un rapport à l’écriture qui appartiendrait à l’élève en propre. Autrement dit, il faudrait rendre possible dans le cadre scolaire une conscientisation vécue de ce qui se passe dans la phénoménologie de l’écriture, afin de permettre à l'élève de se connaître comme scripteur et de pouvoir un jour, à son tour, s’autoriser à écrire s'il en a le besoin ou le désir. Il n’est pas forcément nécessaire que le professeur soit écrivain ni écrivant pour cela. Mais il est important que dans sa formation, comme le montrent très bien Emmanuelle Toudic et Stéphanie Lemarchand, il ait pu lui-même faire cette expérience, qu’il en ait vécu les effets pratiques et qu’il en ait compris les fondements théoriques pour permettre par l’écriture l’individuation de ses élèves.
Notes de bas de page
Auteur
Université Grenoble Alpes, Litt&Arts
IdRef : 083336044
Nicolas Rouvière est maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes (INSPÉ) et membre de l’UMR Litt&Arts. Spécialiste de bande dessinée, scénariste, ses recherches portent sur les littératures de jeunesse et de grande diffusion, ainsi que sur l’enseignement de la littérature par le questionnement des valeurs.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Écrire dans l’enseignement supérieur
Des apports de la recherche aux outils pédagogiques
Françoise Boch et Catherine Frier (dir.)
2015
Le temps de l’écriture
Écritures de la variation, écritures de la réception
François Le Goff et Véronique Larrivé
2018
Itinéraires pédagogiques de l'alternance des langues
L'intercompréhension
Christian Degache et Sandra Garbarino (dir.)
2017
Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école
Marie-Cécile Guernier, Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et al.
2017
Le sujet lecteur-scripteur de l'école à l'université
Variété des dispositifs, diversité des élèves
Jean-François Massol (dir.)
2017
La lettre enseignée
Perspective historique et comparaison européenne
Nathalie Denizot et Christophe Ronveaux (dir.)
2019