Écriture et expériences de la littérature
p. 311-332
Texte intégral
1« Expériences de la littérature ». Le pluriel renvoie à la fois à l’écriture des expériences de lecture et aux expériences d’écriture proprement dites, écritures créatives non liées à la réception d’un texte particulier.
2L’expérience, c’est le vécu du sujet au cœur de l’activité, et pour la lecture, la relation intime qui se noue dans la rencontre avec l’œuvre littéraire, la transformation du lecteur par le texte et du texte par le lecteur. C’est sur cet aspect que portent la plupart de mes recherches et sur la manière dont le lecteur rend compte de cette expérience par l’écriture. Quatre articles en particulier — « Lire avec son corps : l’écoute de soi lisant » ; « Entre hommage et allégeance, écrire — et s’écrire — avec les mots du poète » ; « Créativité de la réception : de l’investissement subjectif au projet artistique » ; « À l’écoute de la poésie, entre fascination et résilience » concernent les écritures de la réception, et parmi celles-ci, des formes d’écriture créative liées à la lecture et/ou motivées par la lecture. Au-delà des problématiques spécifiques abordées dans chacun de ces articles, tous soulignent la fécondité de la lecture subjective et sa capacité à susciter le désir d’écrire.
3L’expérience d’écriture, ce que vit le sujet scripteur, ce qui l’anime dans l’acte d’écrire conserve une grande part d’opacité ; l’éventuelle conscience des processus qu’il met en œuvre est encore largement inexplorée. Dans la sphère scolaire, les élèves peuvent être invités à verbaliser leur lecture, à préciser leurs émotions, leurs intuitions, les obstacles rencontrés dans leur trajet de lecture ; on ne procède pas de même pour l’écriture. Les activités métacognitives concernent rarement la phase d’invention, de création : le jaillissement des idées, les sources du déploiement imaginaire qui s’enracinent dans l’inconscient ; elles sont plutôt activées à la relecture des productions, lors de l’établissement du texte et limitées au dicible. Les écritures créatives non référées à un texte ou à un modèle sont encore marginales dans l’enseignement secondaire.
4« Expériences » d’écriture : le terme désigne aussi les expérimentations, élaborations conscientes, fruits d’un projet envisagé en vue d’un objectif précis. Les expérimentations obéissent à un protocole et sont de ce fait en partie déterminées par un ensemble de choix : genre (architecture possible), thème, registre. L’initiative d’une expérimentation peut provenir de l’enseignant — en lien avec la recherche, ou motivée par un projet didactique (écriture d’invention fondée sur des contraintes oulipiennes) ou un projet de classe. La créativité des élèves est alors guidée par des contraintes productives, mais leur inventivité, leur libre initiative peuvent aussi s’épanouir dans ce cadre et le transgresser.
Les écritures créatives aujourd’hui. Quelle signification ?
5Lors des XVIes rencontres des chercheurs en didactique de la littérature à Toulouse en 2015, ma communication s’achevait sur ces mots : « Rendre compte de la réception d’une œuvre au moyen d’une écriture littéraire, voire par une création littéraire en écho, suppose un bouleversement complet des valeurs et des pratiques actuelles du système d’enseignement. Cette perspective invite à de nouvelles recherches théoriques, didactiques1 ».
Un vent de liberté ; un nouveau rapport à la littérature
6L’émergence des démarches d’écriture créative et leur diversité expriment une volonté de rupture avec la tradition. Elles signent une émancipation des normes scolaires puissamment ancrées dans les pratiques mais aussi dans les esprits. L’importation à l’école de pratiques sociales, comme l’atelier d’écriture et les performances d’oralisation, représente non seulement une ouverture de l’école sur la vie mais, plus encore, souligne le lien essentiel entre la littérature et la vie. Ainsi que l’écrit Marielle Macé, c’est de ce lien dynamique, tissé d’échanges, que l’activité littéraire prend sens ; il en est le fondement, la raison d’être :
C’est dans la vie ordinaire que les œuvres se tiennent, qu’elles déposent leurs traces et exercent leur force. Il n’y a pas d’un côté la littérature, et de l’autre la vie ; il y a au contraire, dans la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des styles qui circulent entre les sujets et les œuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. Car les formes littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles2.
7Au-delà de ce premier constat, ce qui s’affirme dans ce déploiement des écritures créatives, c’est l’existence d’un nouveau rapport à la littérature et à la langue qu’il convient d’expliciter.
8Corine Robet a évoqué la représentation et la conception3 de la littérature qui prévalaient à ses débuts dans l’enseignement. J’ai partagé moi aussi ces valeurs héritées du xixe siècle : sacralisation de la littérature ; « littérature-monument » à admirer : corpus de textes légitimes – œuvres patrimoniales, édifiantes et pourvoyeuses de modèles d’écriture, car, dans cette conception, la littérature, fruit de l’inspiration et du talent des grands écrivains, est par excellence le lieu du style et du beau langage. Une littérature hors de portée… Et cependant, les I. O.4 du xxe siècle précisaient toujours : on apprend aux élèves à écrire correctement, on ne forme pas des écrivains.
9On ne formait pas des écrivains, certes ! Mais l’exigence d’une langue châtiée a conduit à ces écritures académiques, soucieuses de la norme et dépourvues d’authenticité, écritures factices, gonflées de clichés, que M. F. Bishop a analysées dans ses études sur les rédactions de l’école primaire. Un exemple de cette rhétorique scolaire figure en annexe : la composition française datée d’avril 1959, d’un élève de 6e.
10Cette vision élitiste et quasi-réifiée de la littérature a perduré jusque dans les années 1970. Après 1968 sous l’influence de l’AFEF5 et de son Manifeste de Charbonnière6, les corpus se sont lentement ouverts aux œuvres contemporaines.
11Mais, dans les années 80 et 90, si la conception de la littérature évolue, celle-ci n’en reste pas moins hors d’atteinte. Objet de nombreuses théorisations7 (le formalisme et le développement des poétiques), la littérature est désormais définie par son autotélicité (autoréférentialité) et requiert pour son approche la maîtrise de nombreux outils d’analyse. Les écrits qui rendent compte de la lecture des textes littéraires — le commentaire composé et la composition française — sont des métadiscours visant une analyse distanciée et consensuelle. Le sujet lecteur est hors-jeu ; il n’est pas davantage question du sujet scripteur8.
12Aujourd’hui, avec la problématique qui nous rassemble, nous sommes dans un autre monde. La césure entre ces deux conceptions de la littérature et celle qui prévaut aujourd’hui se situe au tournant du xxie siècle. Il s’agit en vérité d’une rupture profonde, un changement de paradigme qui se traduit par une prodigieuse ouverture du corpus, bien au-delà des textes patrimoniaux. Désormais, la notion de littérature intègre la littérature de jeunesse, la BD, les romans graphiques, l’extrême contemporain, la littérature numérique… et au fil du temps de nouvelles catégories apparaissent, liées à de nouveaux usages de l’écrit.
13Alexandre Gefen, dans son ouvrage L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention9 analyse cette mutation et propose de « considérer la littérature à la manière d’un “concept ouvert“». Celui-ci ne désigne pas seulement le corpus hétérogène qui vient d’être évoqué, mais l’ensemble des pratiques qui lui sont associées de sorte que l’on peut désormais la définir comme « un fait culturel et social global ».
14Cette prise en compte des usages de la littérature est capitale. Les acteurs du champ littéraire — éditeurs, critiques, médiateurs, lecteurs — leurs discours et leurs pratiques sont concernés et contribuent à une vision plurielle de la littérature comme pratique sociale.
15En ce début du xxie siècle (mai 2007), un évènement, la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels des personnes, favorise la prise en compte par les institutions de l’accès des personnes non seulement aux œuvres mais à leur propre richesse expressive. C’est une invitation, pour tous ceux qui le souhaitent, à participer à la vie culturelle et donc à la pratique des arts. Cette démocratisation culturelle vaut aussi pour la littérature : la pratique de l’écriture littéraire n’est plus l’apanage de spécialistes.
16Dans cette conjoncture, la littérature comme pratique est à penser comme les autres arts et en relation avec eux et avec les médias. Mise en cause des valeurs traditionnellement liées à l’art — universalité, éternité, originalité par exemple — au profit de pratiques nouvelles, art éphémère, matériaux nouveaux, inventions de formes, hybridations, emprunts, collages, copies, réécritures-réinterprétations diverses, transmodalisation : la tour d’ivoire est fissurée, la littérature se diversifie et devient accessible. Dans l’univers scolaire, la pratique de la littérature, déjà modifiée dès 2001 par l’introduction de la lecture cursive et de l’écriture d’invention et à partir de 2004 par l’avènement du sujet lecteur, tend à se développer sous des formes nouvelles et créatives. L’écriture littéraire, libérée des normes et des modèles imposés peut épanouir sa créativité. Mais ce n’est pas si simple !
Conflit de valeurs ; résistance des conceptions traditionnelles de la littérature
17Cette périodisation, commode pour percevoir l’évolution conceptuelle et idéologique présente dans le rapport à la littérature, ne doit pas masquer la complexité de la réalité où coexistent, parfois à notre insu, des représentations divergentes ou contradictoires, et où s’observent des pratiques marginales qui font écho à nos préoccupations d’aujourd’hui. Ce phénomène est visible dès la seconde partie du xxe siècle et persiste aujourd’hui encore assurément, sans doute avec moins d’intensité.
18Deux exemples parmi mille témoignent de la force d’une représentation normée de l’écriture littéraire définie par une qualité de style qui lui serait propre.
19En 1960, dans La Force de l’âge, S. de Beauvoir10, saisie par la découverte de l’écriture de Céline, « une écriture aussi vivante que la parole », critique l’académisme rigide ou apprêté de ses contemporains : « Quelle détente après les phrases marmoréennes de Gide, d’Alain, de Valéry. Sartre en prit de la graine. Il abandonna définitivement le langage gourmé dont il avait encore usé dans La Légende de la vérité » — aux noms prestigieux cités, on perçoit la prégnance de la norme.
20En 1992, alors qu’il existe un consensus chez les théoriciens pour dire qu’il n’y a pas d’essence du littéraire, des professeurs de lycée, en formation continue, s’insurgent à l’idée de devoir travailler avec leurs élèves sur La Place d’A. Ernaux.
21Dans une lettre de quatre pages, ils expriment avec force leur hostilité à la scolarisation de cette œuvre. Un court extrait de cette lettre est présenté en annexe.
22Ils critiquent, entre autres, le choix esthétique de l’écriture blanche, choix délibéré qu’Annie Ernaux justifie en deux endroits de son récit11 : « Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. » ; « Je leur répondais aussi dans le ton du constat. Ils auraient ressenti toute recherche de style comme une manière de les tenir à distance. »
23Il est à noter qu’A. Ernaux, elle-même, évoque l’effet puissant de la littérature légitime sur sa sensibilité d’adolescente : « je lisais la vraie littérature, et je recopiais des phrases, des vers, qui, je croyais, exprimaient mon “âme” », l’indicible de ma vie, comme « Le Bonheur est un dieu qui marche les mains vides »12… (Henri de Régnier).
24Témoignages emblématiques…
L’école et l’université à l’image de la société : coexistence de valeurs contradictoires
25Rien d’étonnant au fait que l’école réfracte et éclaire cette tension entre poids de la tradition et émergence de valeurs nouvelles. Dans les classes, pour un grand nombre d’élèves, la représentation de la littérature reste liée à une manière d’écrire. Ainsi, Corinne, élève de 4e, déclare-t-elle, en 1983, dans une composition française qui s’apparente à une autobiographie de lectrice13, avoir beaucoup aimé Le journal d’Anne Frank et Un sac de billes non seulement en raison de « leur aspect documentaire très intéressant », mais aussi parce que ces deux ouvrages, sont « faciles à lire, car ils n’ont pas été écrits par des professionnels ; il n’y a donc pas de ces longues descriptions qu’[elle] trouve ennuyeuses ». Cependant, elle s’oblige à lire Le Lys dans la vallée qu’elle ne « trouve pas du tout intéressant, car il y a beaucoup de réflexions ». Mais, ajoute-t-elle : « il est bien écrit et c’est pour cela que je veux le finir ». C’est, précise-t-elle « un ouvrage en bon français ».
26Et du côté des pratiques d’écriture, quid des écritures créatives ?
27Marginales, non interrogées, non théorisées14, leur existence paradoxale dans l’enseignement secondaire est avérée dès les années 80. Elles sont souvent liées à des projets éducatifs offrant des espaces de liberté et elles relèvent, dans leur réalisation, de l’initiative de l’élève.
28Un exemple : dans le cadre institutionnel d’un PAE15 organisant échanges épistolaires et rencontre entre deux classes de 3e (Rennes/Le Havre en 1984), les collégiens de Rennes présentent aux Havrais leur quartier : la Zup Sud, « Le Blosne ». Après une enquête sur l’urbanisme, ils réalisent un livret dans lequel figurent des poèmes librement écrits : un calligramme dessinant les tours et les barres du quartier et laissant percevoir une sensibilité au rythme, aux sonorités de la langue ; un poème intitulé « Préjugés »16 dénonçant le dénigrement raciste du quartier.
29J’avais été sensible à la dimension transgressive du poème, et surprise par l’audace du texte. L’emprunt à « L’Hymne à l’amour » de S. Gainsbourg - J. Dutronc (1980) me semble évident aujourd’hui. En 1984, certains auraient dénoncé le plagiat ; en 2022, on apprécie la réécriture, tout comme en musique on ne s’étonne pas d’entendre Paganini, La Campanella (Liszt) accompagner « Shut down » du groupe coréen Blackpink.
30Autre situation, toute aussi marginale, mais fruit d’une réflexion didactique, l’expérimentation sur l’écriture longue réalisée au début des années 90 par J.-F. Halté selon le protocole suivant : établissement d’une correspondance entre deux classes qui écrivent alternativement le chapitre d’un roman policier en imaginant une suite à l’épisode reçu. Très novateur à l’époque, ce travail collectif, stimulant et exigeant, met — sans que le terme soit encore prononcé ou même pensé — les élèves en posture d’auteurs.
31À la fin du siècle dernier, l’université est, elle aussi, traversée par des questionnements sur l’appartenance au littéraire même si domine toujours et semble inébranlable le culte de la « Grande Littérature ». La réflexion, menée dans les cours de Théories de la littérature, quand ils existent, ou de linguistique17, éclaire de nouvelles approches de la notion de littérature ; mais, cet apport de connaissances est aléatoire et dépend entièrement de l’engagement de l’enseignant-chercheur qui dispense les cours. Au-delà de ces savoirs théoriques explicites, les étudiants peuvent difficilement discerner, au fil de l’organisation séculaire des enseignements, des conceptions divergentes de la littérature : à la légitimité patrimoniale succède la légitimité de textes contemporains consacrés par la critique. Après tout, comme le disait Barthes : « la littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout », et tandis que s’observe l’ouverture du corpus du xxe siècle à des textes transgressifs, l’écriture attendue des étudiants reste attachée à la tradition rhétorique de la dissertation ou du commentaire.
32Dans ce contexte, l’écriture envisagée comme pratique littéraire est rare, atypique. Pourtant, quelques exemples existent, démarches audacieuses et fécondes, fondée sur la créativité des étudiants et attestant, dans le même mouvement, leur appropriation des œuvres étudiées. À l’Université Rennes 2, Pierre Bazantay, spécialiste de Raymond Roussel invite les étudiants à écrire en puisant dans l’imaginaire de l’écrivain, évaluation créative qui révèle de belles surprises. Laurent Loty qui s’intéresse aux idées et aux imaginaires scientifiques et politiques du xviiie siècle demande aux étudiants d’écrire une nouvelle sur le thème de l’utopie ; un recueil naît de l’impressionnant déploiement imaginaire suscité. Là encore, l’écriture créative se substitue avec bonheur à l’écriture métatextuelle d’une évaluation ordinaire.
Écritures créatives au xxie siècle ; diversité des formes et des approches
33Si l’écriture créative commence à devenir un objet de recherche et d’enseignement en France, elle se présente sous des formes diverses en fonction du contexte d’écriture, selon qu’elle se situe ou non dans la lignée ou dans la trame d’un texte précis.
Écritures créatives de la réception
34Présentes parmi « Les formes plurielles des écritures de la réception » étudiées lors des Rencontres de Toulouse en 2015, leur existence dans les classes est souvent subordonnée à un objectif de formation et leur description s’accompagne souvent d’une réflexion sur les conditions de leur émergence.
35En 201518, après avoir rappelé que la créativité, consubstantielle à l’acte de lire, n’acquiert d’existence (pour soi-même et pour autrui) que par le langage qui lui donne forme, je proposais de la définir comme la capacité du sujet à concevoir et créer un univers à partir de celui de l’auteur.
36Il importe dès lors d’identifier le rapport à l’écriture du lecteur, facteur déterminant dans l’expression de la créativité. Certains lecteurs ressentent cruellement comme une entrave l’impuissance de la langue à identifier et transcrire les images et les émotions qui les habitent à la lecture et s’évanouissent au moment de les dire. D’autres à l’inverse, font l’expérience de la productivité de l’écriture, qui les mène au-delà d’eux-mêmes dans une création qui les surprend et les réjouit.
37C’est pourquoi, je pense que la créativité dans les écritures de la réception provient du plaisir d’écrire ; elle est un acte de liberté par lequel s’exprime l’ethos du sujet.
38La créativité requiert une disponibilité à soi. Elle peut être immédiate, initiative du sujet qui écrit pour lui-même ou pour un destinataire choisi ; elle peut aussi être sollicitée dans la sphère scolaire, encouragée et étayée par des apprentissages et donner lieu à des productions surprenantes.
39Quels apprentissages ? Voici trois pistes susceptibles d’enrichir la réception et son expression.
- Favoriser l’écoute de soi lisant, écoute flottante pour identifier, sentir et comprendre, affect et cognition étant indissociables dans un lien actif et vivant de réciprocité.
- Créer des liens personnels avec le texte, l’intégrer à sa propre culture, à sa bibliothèque intérieure, en faisant jouer, par exemple, le phénomène d’interlecture théorisé par J. Bellemin-Noël19. Le recours à la logique associative tout comme le questionnement — que me fait ce texte ? comment me parle-t-il ? — permettent d’activer et de faire advenir à la conscience ces modes d’appropriation habituellement inconscients. Autrement dit, et en se référant à U. Eco20, il s’agit d’utiliser le texte et non de l’interpréter ; dès lors, il importe de ne pas se censurer et de se sentir libre de transgresser les habitus scolaires.
- Accueillir en soi une réception synesthésique comportant notamment images et sons, croisant arts plastiques, musique, ou encore en désignant une sensation absolue, comme J. Gracq21 lorsqu’il associe la lecture d’un roman de Stendhal à l’« odeur de rose », métaphore qui tresse ensemble la richesse sémantique des sensations, visuelles, olfactives et même tactiles suggérées — la couleur, la fleur, le parfum, la fraîcheur et leurs connotations : douceur, lumière, délicatesse, délice…
40Ces démarches — introspection, approches phénoménologiques — visent essentiellement à enrichir et singulariser la réception ; elles ouvrent aussi, par les rapprochements ou écarts qu’elles suggèrent, sur l’exploration du matériau langagier utile au projet d’écriture.
L’écriture créative de réception peut prendre place dans des genres et des types d’écrits très divers et même inédits. Au-delà des genres traditionnels familiers aux élèves — genres narratifs, poésie — le choix de formes plus contemporaines, BD, dessin, roman graphique, vidéo, slam, rap… peut stimuler la créativité des scripteurs et les amener à adopter non seulement une posture d’auteur, mais aussi une posture d’artiste.
41Parmi les écritures créatives de la réception, récentes et remarquables, voici pour finir, deux exemples liés à la pratique transmodale, deux sources à consulter :
- Les travaux de l’équipe québécoise de Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et J.-F. Boutin : La littératie médiatique multimodale. Nouvelles approches en lecture-écriture à l’école et hors de l’école.
- Le no 220 du Français aujourd’hui22 et en particulier, l’excellent article de Claire Augé sur une expérience de pratique créative, le sampling — performance orale et poétique à la manière du rap — réalisée après la lecture des Fleurs du Mal.
42En guise de conclusion sur ce point, j’évoquerai, hors de la sphère scolaire, toutes les créations hypertextuelles (toutes les formes d’écriture et de réécriture) qui escortent les œuvres et fondent la littérature.
Écritures créatives en liberté
43L’entrée des pratiques d’écriture créative dans les établissements scolaires et à l’université est un phénomène relativement nouveau en France, tandis que, au Québec, par exemple, la recherche-création s’est implantée dès la fin du siècle dernier (émergence à la fin des années 60, institutionnalisation entre 1990 et 2000). Pionniers en France, les travaux de Violaine Houdart-Mérot23 et d’AMarie Petitjean à Cergy connaissent aujourd’hui un rayonnement notoire, et les pratiques d’ateliers d’écriture proposées aux étudiants sont parfois transférées avec bonheur, comme on a pu le voir, dans les lycées. Ce dispositif, dans la phase préparatoire à l’écriture permet de renforcer les compétences d’attention aux textes littéraires (ou à tout autre objet sémiotique) qui vont servir de déclencheurs ; il suscite, par sa dimension réflexive, une découverte et une affirmation de soi. Le choix du texte à réaliser est un choix difficile, fragile, incertain, tant l’écriture dans la phase suivante est susceptible de le modifier. Enfin, l’atelier est un lieu de partage, d’enrichissement lié à la confrontation aux autres et à soi-même. Les réalisations étudiantes sont parfois remarquables quand ils découvrent leur voix singulière ou, plus exactement, la voix du texte ; quand « on sait comment ça parle »24.
44Les XVIIes Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature25, organisées par J.-C. Chabanne sur le dialogue entre littérature et arts, ont mis en évidence l’importance du « faire » dans les arts. En littérature, art du langage, comme dans les autres arts, il importe de proposer aux élèves des expériences d’écriture. De nombreuses initiatives originales et d’avant-garde ont été exposées.
45L’une d’elles, présentée par Nathalie Lacelle et Monique Richard, relève de la « littératie médiatique multimodale » et repose sur l’hybridation des pratiques de création. Les jeunes créent de nouvelles formes d’expression à partir de leur culture personnelle qui met en jeu et croise des supports et des contenus variés, textes, images, jeux-vidéos, écrans. Expérience atypique, surprenante, dont les enseignantes attendent un impact sur l’enseignement des arts et des langues. Expérimentation à suivre, donc, mais qui signalait déjà des effets positifs en 2016.
46Premier bilan : un inventaire limité, pauvre, j’en ai bien conscience. Ces écritures créatives « libres », « autonomes », sont des pratiques émergentes, certes, mais ainsi décrites de l’extérieur, elles deviennent abstraites, réduites à des protocoles, vidées de leur énergie, sans exemples précis où accrocher leur sens. Mais d’où vient leur pouvoir d’insuffler le désir de se lancer dans l’aventure ? Comment accéder à ce qui est en jeu dans l’écriture ? Et tout simplement, comment parler de pratiques que je n’ai pas expérimentées moi-même ?
À l’écoute des écrivains
47Ce qui m’intéresse, au fond, c’est d’approcher le processus de création. D’où vient, comment naît le désir d’écrire ? Quelle est l’incidence de la lecture sur le travail d’écrivain ? Comment les idées, les mots s’imposent-ils ? Quel cheminement jusqu’à la réalisation finale ? Comment est vécue l’expérience d’écriture ?
48Il faudrait donc pouvoir accéder, à travers des discours d’écrivains, aux traces laissées en eux au cœur de l’activité créatrice et découvertes par une démarche phénoménologique ou par un recul réflexif sur l’expérience qu’ils viennent de vivre. Ils s’expriment volontiers sur leur expérience personnelle que ce soit lors d’entretiens, dans des écrits critiques ou dans des métadiscours au sein même de leurs œuvres.
49Mais, si décrire le processus de création à partir de la conscience qu’en ont les écrivains semble une approche possible, il s’agit bien d’une approche au sens plein du terme. Entre leurs énoncés et ce qui se produit en eux, une zone obscure fait écran — obstacle épistémologique selon Bachelard — et de ce fait, l’essentiel échappe à la prise. Il s’agit donc ici d’éclairer le processus de création et d’en observer quelques traits récurrents, hors de toute modélisation. D’une part, toute tentative dans ce sens paraît illusoire, sinon absurde tant les démarches sont diverses, profondément singulières, mobiles et susceptibles d’évoluer dans la vie d’un écrivain. D’autre part, l’expérience invite en permanence à la vigilance dans l’usage des théories, toujours guetté par deux écueils : la réification et le dogmatisme. Enfin, ultime argument s’il est besoin, cette recherche se veut qualitative, par nécessité et par choix idéologique. Par nécessité, puisque le corpus étudié — types de discours, sources et dates de ces énoncés — résultent d’une collecte liée au hasard (?) de mes lectures et d’archives retrouvées. Par choix, car j’ai la conviction que seules les recherches qualitatives nous conduisent au fond des choses.
Le corpus étudié
50Il se compose d’entretiens (Marguerite Duras, 1984 ; Olivia Rosenthal,1999 ; Annie Ernaux, 2014 ; Mathias Énard, 2023), de métadiscours (François Bon, 1996 ; A. Ernaux, 2000, 2014, 2022 ; Olivier Rolin, 2019) d’essais critiques et de préfaces (Yves Bonnefoy, 1998, 2006 ; Leslie Kaplan, 2003 ; A. Ernaux, 2011, 2022) ; de réflexions sur la langue et l’écriture au sein d’autobiographies littéraires26 (Simone de Beauvoir, 1960, 1963 ; Pierre Bergounioux, 2006 : André Brink, [2004], 2006) ; d’une « réflexion-bilan », sous la forme libre, orale, d’un monologue filmé : M. Duras, 1993.
Constat liminaire : la force et l’opacité du phénomène
51« Écrire, je ne sais pas ce que c’est. Savoir de quoi ça procède essentiellement, je ne sais pas27. » (M. Duras)
52Le désir d’écrire s’impose ; il est irrépressible : c’est une « nécessité ». D’où vient-il ? Dans quel évènement, dans quel inconscient puise-t-il ses racines ? Deux images, deux métaphores pourraient exprimer la puissance de ce mystère si difficile à percer : la « boite noire » ; « l’infracassable noyau de nuit » (Breton). Il n’est pas anodin que A. Ernaux ait publié sous le titre L’Atelier noir son « journal d’écriture » où se lisent « ses doutes, ses hésitations » ; « c’est un journal d’avant-écriture, un journal de fouilles » dont elle attend « obscurément » qu’il [l’] éclaire sur son désir d’écrire : « J’ai besoin de découvrir sur quoi j’ai le désir d’écrire, de connaître ma nécessité. »
L’obscur cheminement de l’écriture : expériences partagées
53De fait, c’est bien souvent au cœur de l’écriture que nombre d’écrivains identifient l’objet de leur désir d’écrire. Ils se lancent dans l’écriture sans savoir vraiment où elle les mènera. C’est une aventure, une épreuve, une tension permanente où l’acte d’écrire est présenté dans un rapport de forces — et de domination — entre les mots du texte à venir et le sujet scripteur. Dès lors, il ne peut y avoir de programmation précise : tout se joue dans le présent de l’écriture, dans la pression et les surprises qui s’y produisent.
54O. Rolin évoque l’origine confuse, insaisissable de l’expérience d’écriture :
Je voudrais que le livre que je commence soit aussi imprévu, insolite que cette vision28. Je ne sais où il ira, où le tirera ce cheval inaugural. J’y songe depuis un an au moins, il vaudrait mieux dire que c’est lui qui songe en moi, car je ne parviens nullement à le fixer, à en imaginer les contours. Il est un paysage qui se dérobe dans la brume, un cheval sans cavalier, la moire mouvante des courants de l’Atlantique. Je ne sais même pas s’il prendra forme ou restera un rêve indistinct29.
Et il ajoute : « […] désespérant à la fin, je décide aujourd’hui de me laisser mener par les mots. Je m’en remets à eux. On verra bien où ils me conduiront. Je me “jette à l’eau” ».
55O. Rosenthal30 fait le même constat : « Quand je me mettais à écrire, je ne savais pas ce qu’il y aurait. Les surgissements de la mémoire sont aussi inattendus dans l’écriture que dans la vie. », P. Bergounioux31 dans ses Carnets, F. Bon dans Parking, témoignent aussi de ce vertige, de ce trouble, devant l’inconnu du texte qui tarde à s’imposer et faire sens. Mais tandis que P. Bergounioux insiste sur son désarroi, F. Bon présente cette phase difficile mais féconde comme un rituel incontournable dans la pratique des ateliers d’écriture :
Dans la première période, il s’agit que voix, rythme et pâte soient obscurément déterminés. Cette période est une des plus troubles de ce travail, mais la plus décisive […] On ne sait rien encore du texte à naître, mais de lui, on sait comment ça parle32.
56M. Duras en convient aussi à propos de L’Amant : « J’avançais dans l’inconnu. C’est dur d’écrire. » Elle évoque l’expérience du dédoublement qui la laisse « à côté de la vie » et la force impérieuse qui lui dicte ce qu’elle écrit : « Je dis les choses comme elles arrivent sur moi, comme elles m’attaquent, comme elles m’aveuglent. » La nécessité de l’écriture s’impose ici violemment. En 1993, dans Écrire, elle reprend cette idée :
Écrire […] C’est le plus difficile de tout, c’est le pire. Parce qu’un livre c’est l’inconnu, c’est la nuit, c’est clos, c’est ça. C’est le livre qui avance, qui grandit, qui avance dans les directions qu’on croyait avoir explorées, qui avance vers sa propre destinée et celle de son auteur33…
L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité34.
Le geste d’écrire et les conditions de l’écriture
57C’est M. Duras qui décrit avec le plus de précision ses gestes d’écriture. Il est probable que la situation d’entretien télévisé favorise l’investigation sollicitée par un journaliste érudit. Non seulement, elle explique comment la phrase épouse le rythme des mots qu’elle a d’abord posés35, mais, forte d’une longue expérience, elle souligne l’importance du temps pour parvenir à clarifier ses attentes en matière d’écriture :
L’écriture courante que je cherchais depuis si longtemps, je l’ai atteinte. Maintenant. J’en suis sûre. Par écriture courante, je dirais écriture presque distraite, qui court, qui est plus pressée d’attraper les choses que de les dire et je parle de la crête des mots d’une écriture qui courrait sur la crête, pour aller vite, pour ne pas perdre, parce que quand on écrit, c’est le drame : on oublie tout, tout de suite, et c’est affreux quelquefois.
58O. Rosenthal36 reconnaît, elle aussi, l’importance d’une saisie rapide, d’un flux sans entraves :
Je m’étais donné une règle. Je devais écrire d’une seule traite dans la journée. Si une journée passait sans qu’un texte de la première partie soit achevé, je devais aller à la 2e partie du livre. Il y a bien l’idée d’un seul souffle, mais l’effort est à chaque fois différent, l’énergie n’est pas toujours la même.
59Inversement, O. Rolin et P. Bergounioux vivent l’épreuve de la lenteur qui fait obstacle à la coulée de l’écriture :
J’écris ce paragraphe, je m’arrête, me lève, commence à marcher, tourner en rond devant mon bureau. Au-delà de la fenêtre, il y a la mer, une autre mer. Les mots me viennent, mais cette venue est lente et difficile37.
Je m’évertue à écrire, pourtant, avec une affreuse lenteur, contre un mur. Les mots viennent au compte-gouttes, émergeant d’on ne sait où à l’instant où j’étais pour abandonner38.
60Ces postures, fondamentales dans les processus d’écriture, — le « lâcher prise », l’exigence de rapidité, le supplice de la lenteur — déterminent pour partie la réflexion des écrivains sur les conditions de la création littéraire. En fonction de leurs projets d’écriture, deux éléments peuvent être mentionnés : le contexte d’écriture proprement dit — lieu et temps de l’écriture — et l’importance accordée à la bibliothèque intérieure. Environnement et intériorité.
61Les conditions matérielles jugées propices à la création dépendent des postures d’écriture évoquées. Rien d’étonnant dès lors, que P. Bergounioux ressente le besoin de grandes plages horaires qui assurent cohérence et continuité dans son travail : « je suis longtemps avant de me remettre dans l’état requis, la ferme, la sombre résolution d’avancer, la vigilance tendue pour que rien d’hétérogène ne vienne compromettre l’unité stylistique, la cohérence de la vision39 », tandis que M. Duras estime au contraire qu’elle peut écrire n’importe où dès l’instant où l’œuvre est ressentie comme une nécessité.
62O. Rosenthal, tout comme M. Énard se donnent des contraintes temporelles. L’unité de temps retenue par l’écrivaine est, on l’a vu, la journée, tandis que M. Énard40 choisit d’écrire en temps réel, entre septembre 2011 et avril 2012 son roman Rue des voleurs qui évoque simultanément deux mouvements politiques contemporains : le Printemps arabe et la révolte des Indignés.
63Mais ces dispositifs n’ont d’efficacité que s’ils mobilisent la richesse intérieure et la culture de l’écrivain. Le protocole de l’atelier d’écriture décrit par F. Bon à propos de Parking insiste sur la nécessité de l’innutrition. Afin de retrouver l’essence du tragique,
[…] il y a eu deux mois de lecture et d’approche […] Comme avant chaque démarrage de livre, j’ai relu plusieurs pièces des tragiques grecs. C’est pour moi un rituel qui date de leur découverte. Cette lecture ne peut se prolonger au-delà de quarante minutes, elle est totalement saturante. […] en lisant, je recopie. Des fragments dressés droits de la phrase. À partir de quoi on accepte de glisser, détacher de son propre monde un bout de phrase qui s’y emboite41.
64Que la lecture soit essentielle pour les écrivains est un truisme. Ils sont pétris de textes qui stimulent leur propre écriture. C’est ce dont témoigne O. Rosenthal à propos de son ouvrage, Le Temps : « Ce livre est fait à partir de la mémoire des textes poétiques qui s’imposent dans mon esprit au moment de l’écriture. Le temps, c’est celui de l’incorporation de tout notre passé littéraire, c’est celui de la mémoire de notre langue ».
Le rapport au langage : matériau langagier et langage littéraire
65L’attention portée au langage caractérise l’activité créatrice des écrivains. M. Duras soulignait, on l’a vu, l’importance des mots dans l’expression de la pensée, dans le rythme de la phrase. Précision du mot, mot lavé de la patine de la routine, telles sont les exigences exprimées par un grand nombre d’entre eux. À ce titre, l’expérience rapportée par André Brink dans L’Amour et l’oubli42 est très éclairante. Après une immersion dans l’anglais, l’écrivain sud-africain découvre l’altérité de sa propre langue. Le fait d’opérer un mouvement « d’exotopie » — recul distancié selon la terminologie de Bakhtine — lui permet d’accéder à un regard neuf :
Après une semaine ou deux, j’ai découvert comme par magie, que ma propre langue, l’afrikaans était également faite de sons, de rythmes et de cadences. Quand je me suis mis à la parler à voix haute, je fus intrigué par le fait que ce qui paraissait désormais extraordinaire m’avait paru jusque-là si familier que je n’avais pas pris la peine de l’analyser et de l’écouter avec un peu de recul. Je crois que c’est à ce moment-là que je suis devenu écrivain.
66Le poète Y. Bonnefoy recherche quant à lui « l’expression qui est en-deçà du concept, de la pensée articulée, dans l’ombre (“la crypte”) de l’être43 ». Selon lui, « on [est], avec le poème, en présence d’une parole qui [rend] aux mots de la langue leur immédiateté, leur foisonnement, leur capacité de désigner une profondeur de la réalité que nos concepts nous font oublier » ; elle délivre les signifiants, « ces mots que les signifiés ont emprisonnés dans leurs codes44 ».
La réflexion sur le langage littéraire
67La définition que donne Yves Bonnefoy de la parole poétique est fondamentale et trouve des échos dans des analyses qui décrivent le mode d’expression propre à la littérature. Ainsi, Leslie Kaplan et Simone de Beauvoir, deux écrivaines, grandes lectrices, proposent une réflexion passionnante sur la littérature. Elles ne disent rien de leur propre manière de créer ; leur propos, plus général, éclaire ce qui, selon elles, caractérise la littérature : elle est « une forme particulière de pensée ». Et L. Kaplan45 insiste : « la littérature n’est pas “explication”, “discours sur” ; “La littérature n’apporte pas un savoir, ce n’est pas une pédagogie mais elle est une façon de penser. Le lecteur est travaillé par les mots qu’il a lus, l’expérience d’un possible l’oblige à penser ». Dans La force de l’âge, S. de Beauvoir46, citant Blanchot et son essai sur « Le roman à thèse », revient sur l’opposition signifier/ démontrer : « le but de l’écrivain est de la donner à voir [l’existence] en la recréant avec des mots : il la trahit, il l’appauvrit s’il n’en respecte pas l’ambiguïté ». Cette réflexion la conduit à une autocritique radicale de son roman L’invitée : « Je voulais, je croyais parler directement au public, alors que j’avais installé en moi un vampire pathétique et prêcheur ; je partais d’une expérience authentique et je rabâchais des lieux communs » ; « Je formulais abstraitement au lieu de la [une expérience] vivre imaginairement. »
68Apparaît ici une idée-force : le refus de l’abstraction, de l’écriture conceptuelle impuissante à recréer la réalité. « Je soutenais que la réalité déborde tout ce qu’on peut en dire ; il fallait l’affronter dans son ambiguïté, dans son opacité au lieu de la réduire à des significations qui se laissent exprimer par des mots. » Mais comment redonner leur couleur aux mots, elle ne le dit pas ; elle constate « en relisant des morceaux de son journal intime (dans le temps même de l’écriture ou peu après) que déjà ça n’évoque rien. Il ne faut pas espérer que ces mots-là soient différents des autres, qu’ils aient le pouvoir magique de garder en eux la vie, et que par eux le passé ressuscite ».
69La réflexion de S. de Beauvoir sur l’écriture est aussi nourrie de sa découverte de la phénoménologie (Travaux de Jaspers47, de Merleau-Ponty48), ce qui la conduit à affiner sa propre pensée et à reconnaître l’intérêt des regards subjectifs sur le monde qui conserve dès lors son opacité.
70Au terme de cette investigation dans les représentations que les écrivains ont de leur processus de création, on perçoit, au-delà de quelques invariants, à quel point il leur est singulier. Le principal enseignement pouvant avoir une incidence sur les pratiques scolaires réside dans l’idée selon laquelle la créativité surgit de manière impromptue, mettant à mal l’éventuelle programmation initiale. Comme dans les arts plastiques, elle surgit dans « le faire » et donc au sein même de l’écriture, dans son jaillissement, naissant de rapprochements impensés, surprenants pour le sujet. Il existe apparemment un quasi-consensus sur ce point. Ce constat invite donc à abandonner ou du moins à se défier et s’écarter des protocoles rigides qui enferment, formatent les écritures, tuant les initiatives des sujets scripteurs. Je pense en particulier aux usages autoritaires qui ont pu être faits à une certaine époque du schéma narratif.
71Cette enquête auprès des écrivains visait à éclairer le « comment » — comment écrivez-vous ? comment vous viennent les mots, les idées. Je souhaite pour finir ne pas éluder la question du « pourquoi », plus essentielle encore puisque c’est le sens-même de l’écriture qui est en jeu.
72Je limiterai mon propos à l’analyse des réponses données à cette question par M. Duras et A. Ernaux qui éclairent des expériences existentielles auxquelles tout sujet peut être confronté au sein de l’écriture.
73Dans son entretien avec B. Pivot, M. Duras évoque l’expérience de dédoublement propre à l’écrivain : « Être écrivain, c’est intenable. On n’est pas là. Pas de vie. La vie est ailleurs (quand on est écrivain.) Pourquoi on se double d’une autre vision du réel ? Pourquoi tout le temps ce cheminement de l’écrit à côté de la vie, et duquel on ne peut absolument pas s’extraire ? »
74Expérience de l’altérité en soi, cheminement dans l’inconnu. Finalement elle explore la frontière transparente (elle en a conscience) à la fois poreuse et résistante qui s’impose entre elle-même « sa vie » et ses possibles. Être soi et une autre. Être une autre sans se défaire de soi-même. Présence-absence. Expérience de l’identification.
75Au cœur de cette expérience, elle se découvre, apprend des choses sur elle-même. Ainsi prend-elle conscience, à propos de L’Amant, du caractère fondateur de l’évènement qu’elle rapporte dans le roman. Toute sa vie (et elle insiste) prend sens par rapport à cette expérience d’un amour absolu vécu dans son adolescence. Par l’écriture, elle prend aussi conscience de l’amour incestueux porté à son jeune frère dans l’ombre du grand amour pour le chinois.
76Dans son ouvrage Écrire, elle revient sur la dimension existentielle de l’expérience d’écriture :
Et on écrit.
C’est l’inconnu qu’on porte en soi : écrire, c’est ça qui est atteint. C’est ça ou rien.
[…]
C’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. Ce n’est même pas une réflexion, écrire, c’est une sorte de faculté qu’on a à côté de sa personne qui apparaît et qui avance, invisible, douée de pensée, et colère et qui quelquefois, de son propre fait est en danger de perdre la vie49.
77Annie Ernaux écrit pour revivre, sauver des moments de l’oubli, leur donner une existence par l’écriture. Dans Le vrai lieu, elle rappelle la phrase de Proust : « […] la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature » qu’elle ressent comme « une évidence »50. Elle exprime cette idée dès le premier chapitre : « tant que je n’ai pas écrit sur quelque chose, ça n’existe pas »51. C’est par cette idée qu’elle justifie les récits intimes : L’évènement (« Le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. ») et Le jeune homme. Le récit de cette liaison permet aux choses d’aller « jusqu’à leur terme » ; en vérité, par l’acte d’écriture, elles sont vécues deux fois, elles s’inscrivent en elle.
78« C’est la mémoire et l’écriture qui permettent de revivre52 » explique-t-elle dans Le vrai lieu. « Mêler ma mémoire et des mémoires »53, tel est son projet d’écriture. Elle le justifie ainsi :
[…] dans un monde incertain, en mutation, il y a une dispersion de soi et aussi un évanouissement de la mémoire collective qui font que chacun a envie de laisser une trace. […] On voudrait que soient conservées des pensées, des images, des choses insignifiantes même, tout simplement parce que cela a eu lieu. Parce que ça s’est passé. J’ai besoin, j’ai ce besoin moi aussi. Mais je ne le sépare pas d’un besoin de connaissance. Et écrire, écrire vraiment, c’est viser la connaissance.
Non pas la connaissance qui est celle des sciences sociales, de la philosophie, de l’histoire, de la psychanalyse, mais à une connaissance autre qui passe par l’émotion, la subjectivité. […]
C’est bien difficile d’expliquer cela, mais on le sent quand on écrit. On sent qu’on ne fait pas de la psychologie ou de la sociologie ou de la psychanalyse. Même si, comme cela arrive, on se sert de connaissances scientifiques. Je dois à la sociologie de Bourdieu beaucoup de choses mais je ne « fais » pas du Bourdieu54.
79« Écrire, c’est créer du temps55 ». Dans le chapitre « Le passage du temps », elle valorise, non l’histoire factuelle, documentée par les historiens, mais le temps vécu, celui de l’individu, le sien, dans lequel les autres se reconnaissent : « ce n’est pas la particularité d’une expérience que j’ai voulu saisir mais sa généralité indicible 56».
80Réponse apportée !
Notes de bas de page
1A. Rouxel, « Créativité de la réception : de l’investissement subjectif au projet artistique » dans F. Le Goff et M.-J. Fourtanier (dir.), Les Formes plurielles de la réception, p. 153.
2M. Macé, Façons de lire, manières d’être, 2011, 4e de couverture, reprise des pages 9-10.
3Je distingue les deux termes, l’un désignant les idées transmises et reçues de manière empirique dans la sphère sociale et scolaire, l’autre pouvant relever un discours théorique et institutionnel.
4Instructions Officielles.
5Association française pour l’enseignement du français.
6Le Manifeste de Charbonnière proposait un plan de rénovation de l’enseignement du français. Il soulignait l’importance de l’apprentissage de la langue dans sa diversité, ce qui impliquait un regard critique à la fois sur la grammaire traditionnelle fondée sur le latin et sur les anthologies de « morceaux choisis ». Sous son impulsion, les corpus littéraires se sont enrichis d’œuvres contemporaines, non seulement d’extraits, mais d’œuvres intégrales, grâce à l’existence récentes (1953) des livres de poche.
7A. Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun,1998, chapitre 4, p. 164-168.
8La didactique du français qui se développe dans le second degré dans les années 90 met en place des protocoles d’écriture relativement contraints pour enseigner les normes des formes d’écritures scolaires.
9A. Gefen, L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, 2021, p. 271.
10S. de Beauvoir, La Force de l’âge, 1986, p. 158.
11A. Ernaux, La Place, p. 23 et p. 89-90.
12Ibid., p.79.
13Parmi les trois sujets proposés, Corinne avait choisi le 3e : Quelle place tient la lecture dans votre vie d’adolescent ? (Les deux autres sujets concernaient les contes. Sujet 1 : Avez-vous admiré les contes de fées ? Les aimez-vous encore ou leur préférez-vous les récits d’expériences vécues ? Quels genres d’ouvrages aimez-vous particulièrement ? Sujet 2 : Imaginez un conte.)
14Exceptions faites des propositions d’écriture à l’initiative d’enseignants de collège acquis aux démarches de la pédagogie Freinet et du GFEN.
15Projet d’Action Éducative, institué en 1981 (circulaire no 81-305 du 24 août 1981).
16Le calligramme intitulé « Le Blosne ou l’oubli de la courbe » et le poème « Préjugés » sont reproduits en annexe.
17J.-M. Adam, D. Maingueneau, entre autres.
18A. Rouxel, « Créativité de la réception : de l’investissement subjectif au projet artistique » (actes du colloque de Toulouse, 2015) 2017, p. 147-165.
19J. Bellemin-Noël, Plaisirs de vampire, 2001, p. 13.
20U. Eco, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs (1979), 1985 et Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (1994), 1996.Voir l’article : A. Rouxel, « De la tension entre utiliser et interpréter dans la réception des œuvres littéraires en classe : réflexion sur une inversion des valeurs au fil du cursus », 2007, p. 45.
21J. Gracq, En lisant en écrivant, 1980, p. 172.
22Coordonné par B. Étienne et C. Mongenot, ce numéro s’intitule : La transmodalisation : une ressource pour la lecture des textes littéraires.
23V. Houdart-Mérot et N. Murzilli annoncent la naissance aux P.U. de Vincennes, d’une nouvelle collection « Recherche-création », « qui prend acte des nouvelles manières de chercher en créant et de créer en cherchant, manières qui réinventent les formes de la recherche scientifique et de la création artistique » (mars 2023).
24F. Bon, Parking, 1996, p. 52.
25XVIIes Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Lyon, 2016.
26A. Ernaux, Le vrai lieu, p. 76.
27M. Duras : entretien avec Bernard Pivot, émission Apostrophes, 1984.
28Il s’agit d’un cheval étrange qui surgit de la brume.
29O. Rolin, Extérieur monde, 2019, p. 9.
30O. Rosenthal, à propos de son ouvrage Dans le temps, 1999.
31P. Bergounioux, Carnet de notes,1980-1990 : « J'esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l'arête. Je m'en remets sur l'avancée d'apporter ses propres rails, d'engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent de la vision […] C’est en écrivant que je découvre ce qu’il aurait fallu écrire. » Paris, Verdier, 1990 p. 336 et 344.
32F. Bon, Parking, p. 52.
33M. Duras, Écrire, 1995, p. 28.
34Ibid, p. 52.
35« Je pose des mots, beaucoup de fois, des mots d’abord. C’est comme si l’étendue de la phrase était ponctuée par la place des mots et que par la suite, la phrase s’attache aux mots, les prend et s’accorde à eux comme elle le peut. Et que moi, je m’en occupe infiniment moins que des mots. »
36O. Rosenthal, entretien avec A. Nicolas, dans L’Humanité, 5 mars 1999, après la publication de son ouvrage Dans le temps.
37O. Rolin, ouvr. cité, p. 10.
38P. Bergounioux, ouvr. cité, p. 248.
39P. Bergounioux, ouvr. cité, p. 257.
40M. Énard, « Grand entretien », Les Champs Libres, Rennes, 3 février 2023.
41F. Bon, ouvr. cité, p. 49.
42A. Brink, L’Amour et l’oubli, 2006, p. 116.
43Y. Bonnefoy, Goya, les peintures noires, 2006, p. 13 et 26.
44Y. Bonnefoy, « Remarques sur l’enseignement de la poésie au lycée », 1998, p. 69 et 76.
45L. Kaplan, Les outils, 2003, p. 17 et 19.
46S. de Beauvoir, La force de l’âge, 2006, p. 622 et 623.
47S. de Beauvoir, Ibid, p. 53.
48S. de Beauvoir, La Force des choses I, 2004, p. 91.
49M. Duras, ouvr. cité, p. 52.
50A. Ernaux, Le vrai lieu, p. 84.
51Ibid, p. 19.
52Ibid, p. 73.
53Ibid, p. 75.
54Ibid, p. 76.
55Ibid, p. 89.
56Ibid, p. 106.
Auteur
Université de Bordeaux, CELLAM Rennes 2
IdRef : 034812229
Annie Rouxel est professeure émérite en langue et littérature françaises, membre du CELLAM (EA 3206) de l’Université Rennes 2. D’abord centrées sur la théorisation et l’enseignement de la lecture littéraire, ses recherches se sont développées sur la question du sujet lecteur et ses expériences de lecture. Après avoir publié Enseigner la lecture littéraire (1996) et Approches du discours littéraire au collège (2001), ses très nombreuses publications réorientent les recherches sur la réception vers les pratiques de lecteurs réels. Elle a notamment dirigé avec G. Langlade l’ouvrage Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature (2004) et avec B. Louichon Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure (2010).
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