« Écrire avec son corps » Entretien1 avec Mattia Scarpulla
p. 299-310
Texte intégral
1Mené par Bénédicte Shawky-Milcent
Université Grenoble Alpes, Litt&Arts.
Bénédicte Shawky-Milcent — Mattia Scarpulla, vous êtes poète et romancier, vos recherches universitaires transdisciplinaires se construisent à la rencontre des études littéraires, des études en danse et de l’innovation sociale. Actuellement, dans le cadre d’un postdoctorat à l’Université Saint-Paul d’Ottawa, vous explorez de nouvelles pédagogies d’enseignement à l’Université et hors milieu universitaire, où vous introduisez la création littéraire et la gymnastique douce dans le domaine des sciences sociales. De manière plus générale, vous animez des ateliers d’écriture à l’intention d’étudiants (en études littéraires, arts du spectacle ou création littéraire) et d’écrivains adultes, amateurs et professionnels. Ces ateliers somatiques d’écriture proposent aux participants d’enraciner le geste de création littéraire dans une écoute sensible de leur corps. Votre conception audacieuse de l’atelier d’écriture, qui rejoint une approche répandue au Québec, mais moins en France, nous paraît ouvrir des pistes fort riches pour la formation des enseignants à l’écriture créative. Pourriez-vous d’abord préciser quel est l’ancrage épistémologique de votre réflexion ?
Mattia Scarpulla — Depuis plusieurs décennies, le corps de l’écrivain, dans ses dimensions culturelles, psychologiques, phénoménologiques et cognitives, intéresse les chercheurs à plus d’un titre. Par exemple, le sociologue Bernard Andrieu interroge les relations entre l’écrivain et ses personnages de roman à travers l’émergence de rapports et analogies affectifs et sensoriels1. Les représentations corporelles en poésie ou en prose sont au cœur de publications collectives et de journées d’études2. Par ailleurs, la relation entre la personne de l’auteur et son public est toujours plus médiatisée via les réseaux sociaux : chacun présente son visage, des images de ses activités sportives ou de ses engagements politiques, ou certains détails de sa vie privée (maladie, anniversaires, enfants, parents…). Ces dimensions socioéconomiques sont au centre d’études décrivant la place des écrivains dans nos sociétés3, qui montrent comment la figure de l’écrivain s’insère dans des représentations traditionnelles où le paradigme corporel a pour fonction de rendre intime et affective la posture éthique des artistes4. Pourtant, dans ces diverses approches, la matérialité du corps est souvent absente.
B. M. — Qu’entendez-vous par cette expression ?
M. S. — Par matérialité du corps, j’entends le geste physique d’écrire, dans sa quotidienneté (l’instant où l’on s’assoit face à l’ordinateur), mais aussi sa globalité existentielle (notre être actuel – santé, accidents, rencontres et interactions avec des personnes, autres activités) qui façonne le choix de mots se déplaçant de notre corps à la page écrite.
Dans les études littéraires, cet organisme anatomique et sensoriel qui relie l’écrivain à son environnement a commencé à être questionné par le chercheur Paul Dirkx, à travers le paradigme du « corps de l’écrivain5 », englobant les dimensions identitaires, sociales et imaginaires qui affectent ce corps. Dirkx considère que les actions et les croyances influencent les choix thématiques et formels des auteurs, mais aussi la nature technique de leur production et leur posture dans le milieu littéraire. Pour lui, c’est dans le corps des auteurs que se construit leur rapport aux normes, et donc dans « […] l’incorporation progressive de schèmes, pratiques familiaux, scolaires, etc. sous forme de dispositions propres à être mobilisées dans la lecture ou dans l’écriture6 ». Parler du « corps de l’écrivain » revient à souligner combien la conception et la rédaction du texte sont tributaires des multiples dimensions de sa vie.
B. M. — Ce que vous affirmez, c’est que se mettre à l’écoute de son corps quand on écrit, par la danse, ou par d’autres activités physiques permet de réfléchir au processus de création, de le vivre plus pleinement. Votre propre cheminement artistique a-t-il influé sur votre réflexion ?
M. S. — J’ai travaillé dans le milieu de la danse contemporaine française en publiant en parallèle de la poésie et de la prose. La danse et la création littéraire ont nourri la conception de mes formations. Les participants (écrivains amateurs ou professionnels, ou encore étudiants, selon le type d’atelier créé en lien avec une université ou une institution littéraire) apprennent la création littéraire par ce « paradigme somatique », que j’entends comme un nouvel angle pour penser l’écriture et la relation d’une personne avec son processus en acte de création d’une œuvre écrite.
Pendant mes ateliers, les participants exécutent par exemple des déplacements et des automassages avec les yeux fermés. Le fait de conscientiser son corps par d’autres sens que la vue modifie la perception de la salle de travail et l’écoute dans le groupe. Isabelle Choinière écrit ceci à propos de l’expérimentation avec les yeux fermés, dans une publication collective sur l’apport des perceptions somatiques aux spectacles chorégraphiques7 :
Travailler sans la vue m’a permis de travailler un principe de composition qui s’effectue à partir du surgissement des dynamiques dans la matière, c’est-à-dire de stimuler et de prendre conscience des forces présentes dans l’invisible, dans la sensation profonde8.
Conscientiser pleinement et autrement son corps permet à un performeur de ressentir sensoriellement et profondément son geste créatif. Choinière écrit encore que les dynamiques internes à notre organisme sont une « force invisible du corps active dans le processus de composition9 ».
B. M. — Vous proposez de ramener de la périphérie au centre de l’atelier d’écriture l’aspect le plus quotidien, concret, physique de l’écriture, dans un cheminement qui va de la mise en mouvement du corps, de son écoute, à la création puis à une réflexion critique sur le geste créatif accompli. Pourriez-vous détailler ce que vous appelez l’éducation somatique au cœur de vos ateliers ?
M. S. — Lors des répétitions pour la création d’un spectacle de danse ou de théâtre on peut commencer par un training10, c’est-à-dire un échauffement qui permet aux participants de conscientiser leur corps, d’improviser des mouvements et des déplacements. Il en est de même dans un atelier d’écriture.
Mon training lors d’un atelier d’écriture est constitué d’exercices provenant des pratiques somatiques. L’éducation somatique consiste à stimuler l’énergie et les fonctions corporelles par des mouvements répétés plusieurs fois, qui ne demandent pas d’effort physique important. En se concentrant sur notre corps avec les yeux fermés, et par la mécanique des exercices, on peut provoquer des changements dans notre structure interne, musculaire et osseuse. On peut par exemple débloquer des tensions, déclencher la production d’une certaine hormone ou aider à la cicatrisation d’une blessure. Depuis le début du xxe siècle en Europe et en Amérique du Nord, les techniques somatiques sont utilisées en médecine et dans le domaine de la santé et elles se sont vulgarisées dans la sphère des loisirs lors des trente dernières années11.
Dans les années 1980, Thomas Hanna a étudié l’ensemble des pratiques somatiques et a défini la notion de « soma12 » pour cerner le corps organique auquel chaque praticien de ces techniques se réfère. « Soma » signifie littéralement groupe de cellules. Hanna conçoit l’être humain comme un système holistique traversant une multitude de changements chimiques et biologiques. La notion de « soma » est aussi traduite par « peau », l’organe par lequel filtre la relation sensorielle entre notre existence biologique et notre environnement.
En général, dans tout dispositif d’atelier somatique d’écriture, j’invite les participants à pratiquer des exercices appartenant à trois techniques :
- Le yoga13, originaire, comme on le sait, de traditions indiennes. J’utilise notamment quelques asanas, qui sont des postures que les praticiens doivent tenir sur plusieurs minutes. Dans l’immobilité, c’est-à-dire dans l’effacement de mouvements volontaires, certaines parties du corps touchent le sol et soutiennent le reste de l’organisme, d’autres parties sont en contact entre elles, des membres sont étirés, d’autres repliés. Le maintien d’une posture permet la tension de certains muscles, la relaxation d’autres, la respiration ventrale ou pulmonaire, le massage d’organes.
- Le Do-In14 est une technique d’automassage japonaise appartenant aux arts martiaux, qui reprend les bases de la médecine chinoise. Notre peau est un organe composé de groupes cellulaires qui se relient aux organes internes. La stimulation par digitoponcture de ces groupes de cellules influence le travail des organes et réorganise notre énergie vitale.
- Enfin, j’utilise la méthode Feldenkrais15. Expérimentée dans les hôpitaux militaires durant la seconde guerre mondiale par Moshe Feldenkrais, puis théorisée par lui après la guerre, elle consiste en micromouvements des articulations. Au début des cours, les participants sont allongés au sol avec les yeux fermés. L’enseignant les invite à bouger certaines parties de leur corps. En suivant sa voix, les praticiens explorent leur anatomie, découvrent les multiples manières de bouger leurs membres. Tout comme durant des séances de yoga, les exécutants essaient par un travail mental de stimuler aussi leurs organes internes.
Ainsi, pendant mes ateliers, je guide les écrivants dans des déplacements dans l’espace et dans l’exécution de mon training personnel mêlant ces trois disciplines. Ma voix, mon choix de mots, mais aussi les extraits de livres que je leur lis pendant qu’ils bougent, sont des éléments importants, parce que ces déplacements se déroulent la plupart du temps les yeux fermés. Je pars du corps, de ses qualités, et de quelques suites de mouvements pour aborder le langage et l’écriture créative.
B. M. — Vous reliez donc le corps et l’esprit dans une approche holistique de l’individu ?
M. S. — Oui. Mes ateliers ont été conçus à l’origine en lien avec le milieu chorégraphique et performatif européen où s’est répandue l’utilisation de l’éducation somatique comme outil d’entrainement des danseurs et comme vocabulaire de création chorégraphique16. Mais je m’inscris aussi dans un courant bien représenté en Europe et en Amérique du Nord qui ouvre l’écriture créative à des techniques de relaxation et de méditation17 ; on trouve aussi, par exemple, des pratiques entrecroisées d’écriture et de danse18 ou d’écriture associées à d’autres expériences sensorielles19. C’est dans un contexte où l’intérêt pour la santé personnelle par l’activité artistique touche toujours plus d’individus, que prend forme ma recherche-création sur des activités de mouvement et d’écriture.
B. M. — Comment s’organisent concrètement vos ateliers ?
M. S. — Dans mes ateliers, durant les phases de mouvements physiques, les écrivants conscientisent leur organisme, composé par le squelette, le revêtement musculaire profond et superficiel, les organes internes. Pendant les temps de lecture, d’écriture et de discussion, ils observent et entendent le texte écrit comme une anatomie d’os et de muscles, qui possède sa propre logique, comme si les mots étaient des cellules. Au centre de ce dispositif mêlant activité physique et littéraire, il y a ce « paradigme somatique » qui tisse une manière de parler de soi, des autres et du processus de création. J’organise mes ateliers dans des salles de répétition (tapis de danse au sol, grand espace pour bouger, régie lumière et musique) où s’ajoutera, quelquefois, selon les objectifs retenus, un espace limitrophe pour écrire. On alterne des séances de lecture, d’écriture et de mouvement. Chaque personne bouge et écrit individuellement. Je m’appuie sur la pédagogie répandue en atelier d’écriture : introduction de thématiques, d’exercices techniques, de consignes sur la réalisation d’un texte en prose ou en poésie, temps d’écriture et temps de réécriture ; pourtant, toute l’expérience est portée par la conscientisation du corps et elle est à la fois créative et réflexive : les ateliers comportent des échanges et des partages de textes entre les participants.
Du temps de la lecture d’extraits d’œuvres en lien avec le sujet de l’atelier jusqu’à celui de la pratique de l’écriture, en passant par les activités physiques, les écrivants se distancient du geste d’écrire, pensent à leur corps, deviennent, métaphoriquement, une entité somatique. Ils vivent « une complexité expérientielle20 » sensorielle, dans laquelle le fait d’écrire est accompagné par l’émergence affective et intellectuelle de l’être ensemble en accomplissant une expérience corporelle. Cette conscientisation somatique se transfère évidemment dans les séances d’écriture, dans la conception, par exemple, d’une description d’un lieu ou d’un personnage, ou bien dans le fait de parler ouvertement d’une problématique corporelle et esthétique (l’âge, la maladie, la mode, etc.).
B. M. — Par rapport à des ateliers plus traditionnels, qu’observez-vous de plus ?
M. S. — J’observe qu’en conscientisant leur corps, les écrivants dépassent sans y penser les questions de genre littéraire, de formes rhétoriques, de construction narrative, etc. Leur sensorialité projette de l’intimité dans leur création, stimule leur liberté formelle, les dirige vers des styles et des procédés qui se nourrissent au rythme de l’instant présent.
À travers l’exploration somatique, on est là dans le geste d’écrire avant sa définition, on est dans l’écriture en évolution, dans le langage pendant qu’il se crée. Les auteurs intègrent un « paradigme somatique », une conscientisation de soi dans leur écriture avant de penser à ce qu’ils écrivent. Le « paradigme somatique » permet de mettre à distance des conceptions et des représentations littéraires figées. On se concentre sur le niveau sensible immédiat. On laisse l’écriture évoluer vers une expérience inattendue. Et, lors des discussions, on peut parler de ce qu’on a appris sur soi, sur son écriture, sur son rapport à la littérature.
Par exemple, pendant l’atelier immersif sur trois jours Scrivere danzandomi que j’ai mené au centre d’arts de la scène GreenBox, à Turin en 2018, les participantes, écrivaines-performeuses professionnelles, ont écrit des fragments poético-narratifs entremêlant des dimensions réalistes et oniriques. Elles les ont commentés en tissant une réflexion sur la manière dont leurs relations aux différents groupes humains, familiaux et professionnels sont apparues dans leur écriture, surtout par une perspective genrée.
Autre exemple : le cycle de huit ateliers d’écriture qui ont eu lieu à l’Université Laval de Québec à l’été 2019. Une quinzaine de personnes aux profils artistiques variés ont participé à une ou plusieurs séances de quatre heures chacune. Dans les discussions en fin de rencontre, on a débattu sur l’ego de l’artiste, sur le sentiment d’imposture, mais aussi sur la différence entre écrire pour soi et écrire pour les autres21.
D’une expérience d’atelier à l’autre, le fait de vivre ces moments, d’interagir avec les autres dans l’intention commune d’être là pour écrire, et d’observer dans l’immédiateté de la pratique le surgissement d’une découverte, se sont révélés des objectifs aussi importants que la réussite de la création littéraire.
B. M. — Sur quels autres apprentissages pourriez-vous insister ?
M. S. — Tout atelier est un dispositif pensé, organisé, choisi. « Il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir22 ». En dialogue avec certains écrits de Michel Foucault, le philosophe Giorgio Agamben présente notre société comme une composition culturelle d’environnements/dispositifs, qui se structurent par des « fonctions stratégiques23 », par le biais « d’un ensemble hétérogène » de « discours, institutions, édifices, lois… 24». Si on déplace la concentration des participants de l’atelier vers la perception somatique de soi, ils se retrouvent à penser à ce qu’ils écrivent mais aussi à d’autres aspects de leur vie. La construction du dispositif d’atelier (choix de lieu, horaire, nombre de participants, matériel, consignes, pauses) devient visible en même temps que la conscientisation de son organisme. Durant les discussions, on parle soudainement de la relation au groupe, d’un événement politique ou bien d’autres sujets qui sont soulevés de manière inattendue. Ensuite, ces sujets influenceront aussi le travail d’écriture. L’expérience éducative s’enrichit d’une dimension éthique immersive, parce que la personne se voit de l’intérieur, et réalise l’importance performative de son dialogue avec un groupe et avec un lieu. L’angle de perception de la création littéraire se modifie : par exemple, l’influence active du groupe dans des échanges d’idées et d’actions est mise en évidence et par conséquent, elle soulève une mise en critique de l’individualité de la signature d’une œuvre.
Dans le cycle d’ateliers mené en 2019 à l’Université Laval, les participants ont suivi de trois à sept séances sur huit. Ils ont pu exercer une autoréflexion critique en plongeant dans la pratique et en mettant en question leur pensée sur l’écriture, en même temps qu’ils bougeaient et qu’ils écrivaient. L’activité somatique devenait une mise en éveil qui permettait des découvertes inattendues, des pensées fugaces ouvrant finalement une discussion ou s’insérant dans les courts textes produits, poétiques, narratifs ou réflexifs.
B. M. — Mais en quoi la mobilisation du corps permet-elle mieux cet échange que dans un atelier plus statique ?
M. S. — D’une part, parce qu’elle favorise plus facilement le surgissement de l’inattendu et du lâcher-prise. De la philosophie sur l’émancipation intellectuelle25 jusqu’à plusieurs ouvrages récents26, on expérimente depuis longtemps des démarches didactiques plus souples, moins déterminées par des hiérarchies, moins dictées par des évaluations. Je me situe dans cette perspective. Si le centre de mes ateliers, la création littéraire, passe apparemment en périphérie, si on arrive à l’écriture par un processus de distanciation, par un « paradigme somatique » qui permet de se concentrer sur le geste et non sur une catégorisation sémantique et sociale, les écrivants sortent inévitablement de leur zone de confort. Ils acceptent donc un mouvement de lâcher-prise. Alors, des transmissions secondaires deviennent centrales.
Je me suis rendu compte que mon dispositif pédagogique fondé sur un « paradigme somatique » questionne moins un processus de création que la relation des écrivants à leur existence, professionnelle ou affective en relation avec leur désir d’écrire. On passe par une expérience de détournement, en déplaçant constamment son attention de l’exploration de l’écriture à l’exploration du corps. Thomas Hanna écrit que le passage par la sphère somatique « est un mode sensoriel qui fournit des données uniques27 ». En effet, on est jeté à chaque instant dans l’expérience ; sans plus connaître les objectifs de départ, sans plus prévoir l’expérience qu’on acquerra. En cours de processus, l’ambition de ces ateliers est aussi devenue de réussir à déclencher des transmissions inattendues. Avec les yeux fermés, en mouvement, l’individu « agit sur lui-même28 ». Il « est constamment engagé dans un processus d’autorégulation29 », c’est-à-dire qu’il doit un instant après l’autre mettre en lien son exploration corporelle et ses exercices d’écriture. Il habite l’atelier comme une sorte d’épiphanie, de méditation artistique.
Entre les exercices physiques et la création littéraire, les participants sont amenés à lire des extraits d’œuvres littéraires en lien avec les thématiques privilégiées par chaque cycle d’ateliers, mais aussi à partager leurs créations, accomplies pendant les temps d’écriture. Lors de ces deux formes de lecture, je leur demande d’observer le texte en le comparant à un squelette humain, de penser à chaque mot comme à une partie de notre anatomie. Je leur demande également de ressentir la manière dont ils sont assis, et dont leur respiration s’autorégule à la prononciation des phrases. Ce procédé de lecture anatomique est souvent commenté dans les discussions.
D’autre part, l’approche somatique favorise paradoxalement la réflexivité des participants.
Tout l’univers somatique détermine la conception d’une forme de récit, un processus de mise en mots de l’expérience, qui transparaît lors des exercices de lecture, mais aussi dans les œuvres créées, souvent des poésies ou des narrations intimes, mêlant souvenirs, réactions affectives et débordement vers des imaginaires oniriques.
Dans son article sur ses méthodologies en recherche-création, Sophie L. Burns écrit :
Par le récit, l’artiste peut se construire, car il trouve les moyens de construire sa pratique en la définissant et en l’arrimant à une histoire plus large que la sienne et en la liant à d’autres histoires d’artistes ; mais il construit aussi sa pratique dans la mesure où ce récit qu’il énonce lui permet d’articuler ses intentions à ses formes non plus de manière inconsciente mais consciente30.
Je constate que l’approche somatique amène les écrivants à des œuvres créatives et autoréflexives qui sont souvent des récits analytiques et introspectifs sur la relation d’une personne à son art et, quelquefois, aux représentations de l’univers artistique collectif. Dans les œuvres produites par cinq écrivains professionnels pendant une expérience menée lors de l’été 202031, on aborde les thèmes de l’incertitude face aux autres, de la vulnérabilité charnelle, du monstre, et différentes manières de faire face aux problèmes durant l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Ces créations sont des traductions littéraires des questionnements identitaires surgis avec la prise de conscience de la matérialité corporelle et qui ont été développés dans les conversations et dans les journaux de bord. En outre, en sortant de leur zone de confort, les personnes mêlent dans leurs textes les niveaux autobiographiques et spéculatifs. Le récit décrit et analyse la propre définition de soi-même, sa propre conscientisation, entre imagination et autofiction.
Dans son livre sur l’importance d’apprendre à se raconter pour créer une relation active avec son entourage, Judith Butler distingue le fait de « parler de soi » et de « rendre compte de soi »32. Dans la deuxième expression, il y a une idée de recul, chaque auteur se percevant comme « être réflexif » et en même temps « objet de réflexion »33. Si on prend conscience de son être matériel, charnel, somatique, on se distancie de ce qu’on est de manière plus objective en tant que spécialiste de la littérature, pour se repenser dans la fabrication continuelle d’une vie sociale. « En ce sens, la capacité narrative constitue une précondition pour rendre compte de soi34 ». En analysant le corpus produit par les écrivains à l’été 2020, je me suis rendu compte que trouver les mots pour créer n’est pas seulement une pratique esthétique, c’est une pratique existentielle qui permet de légitimer notre expérience par un procédé de traduction de nos pensées et de nos désirs.
B. M. — En conclusion, sur quelles pistes pour la formation universitaire pourrait selon vous ouvrir votre approche ?
M. S. — En tant qu’écrivain, l’éducation somatique m’a conduit au développement d’une écriture sensorielle, et amené à donner plus d’importance aux actions des personnages qu’à leur état d’âme. Mes romans se fondent sur la relation identitaire des protagonistes à leurs groupes humains d’appartenance. D’un point de vue stylistique, après avoir pris une pause en exécutant du yoga ou du Feldenkrais, je suis beaucoup plus attentif aux détails, et donc, je suis plus à l’aise avec le travail de réécriture.
Par mes ateliers somatiques d’écriture, je transpose mon expérience personnelle d’écrivain dans un dispositif pédagogique. Des ateliers artistiques constitués par un entrainement perceptif corporel et en même temps par un travail littéraire autoréflexif constituent une expérience durant laquelle les personnes travaillent sur un sujet littéraire, mais également sur leur relation personnelle aux autres et à la société. Je crois que des dispositifs similaires pourraient s’associer aux différents programmes éducatifs qui forment les enseignants35.
En littérature, passer par la création littéraire, permet aux étudiants, comme on le sait, de développer d’autres manières d’analyser un texte, en prenant conscience, de l’intérieur, de la production créative, avant d’aborder des romans et des poèmes patrimoniaux. En outre, si la création littéraire et des séances de méditation sont intégrées dans les formations d’enseignants, alors il me semble que les futurs pédagogues réutiliseront ces pratiques pour préparer leurs propres enseignements.
Je crois que ce dispositif d’atelier somatique d’écriture complèterait des cours d’apprentissage de théories et de méthodes. Sa conception devrait se faire par temps intensifs, pour favoriser l’immersion. Dans un cadre universitaire, je pense par exemple au modèle d’organisation de cours théorico-pratiques de l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, à l’Université Saint-Paul d’Ottawa, mais aussi, dans les formations professionnelles en danse et en théâtre, à l’organisation des apprentissages dans certains conservatoires et écoles nationales. Dans ces deux contextes, les étudiants abordent un seul enseignement à la fois. Ce point me parait important pour aller en profondeur dans le processus d’entraînement et d’apprentissage inattendu. Par ailleurs, ce dispositif soulève un questionnement sur l’encadrement des cours par des évaluations. Essayer de fondre les ateliers corporels que je viens de présenter dans un protocole strict de résultats et d’acquis de compétences étoufferait leurs potentialités.
Notes de bas de page
1XXIIes Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Grenoble, 2021.
1B. Andrieu, « Pour une émersiologie littéraire. Le texte, activation du corps vivant dans le corps vécu », 2017, p. 193-210.
2Voir par ex. D. Marcheix et N. Watteyne (Éd.), L’écriture du corps dans la littérature québécoise depuis 1980, 2007 ; et H. Cussac, A. Deneys-Tunney et C. Seth (Éd.), Les discours du corps au xviiie siècle. Littérature, philosophie, histoire, science, 2015.
3Voir par ex. M. A. Brouillette (dir.), La création littéraire en mouvement, 2020 ; et P. Dirkx, « Le corps de l’écrivain, instrument et enjeu de reconnaissance », 2017, p. 1-15.
4Voir aussi l’un des articles fondateurs sur la création traditionnelle occidentale de l’identité d’artiste : P. Bourdieu, « L’invention de la vie d’artiste », 1975.
5P. Dirkx (Éd.), Le corps en amont. Le corps de l’écrivain, vol. 1 et 2, 2012.
6P. Dirkx, Le corps de l’écrivain…, art. cité, p. 6.
7I. Choinière, E. Pitozzi et A. Davidson (dir.), Par le prisme des sens : médiation et nouvelles réalités du corps dans les arts performatifs, 2020. Voir également les dispositifs de création et pédagogique du professeure Catherine Cyr, Université du Québec à Montréal, en dramaturgie théâtrale, https://percees.uqam.ca/fr/contributeur/catherine-cyr [consulté le 01/09.2023].
8I. Choinière, « Les sismographies des corps médiatisés : une logique de création », dans Par le prisme des sens… ouvr. cité, p. 122.
9Ibid. p. 124.
10C. Müller (dir.), Le training de l’acteur, 2000. M. Scarpulla, « Les archivistes dansent. Description et analyse de Les gestes de nos mémoires, performance littéraire sur la gestion des archives », 2016, p. 78-130.
11B. Montagard, Encyclopédie du Pilates, 2018. L’histoire de cette pratique sur un siècle est un bon exemple de l’essor social des techniques somatiques.
12T. Hanna, Somatics. Reawakening The Mind’s Control Of Movement, Flexibility, And Health, 2004.
13A. Van Lysebeth, Hatha Yoga : tous les Asanas pas à pas, 2016.
14R. Caille-Eugène, Une année de bien-être : avec le do-in, 2015.
15M. Feldenkrais, L’être et la maturité du comportement : une étude sur l’anxiété, le sexe, la gravitation et l’apprentissage, 1997.
16Voir S. Fortin, « L'éducation somatique : nouvel ingrédient de la formation pratique en danse », Nouvelles de Danse, no 28, p. 15-30, 1996.
17Sur les artistes proposant des ateliers de danse et d’écriture : voir par exemple l’écrivaine et journaliste C. Lalonde au Québec et l’écrivain C. Fourvel en France, lequel travaille avec la chorégraphe G. Pernin. En 2018, j’ai listé une vingtaine de projets créatifs ou pédagogiques nés de la rencontre de la danse et de la création littéraire. Je me suis aperçu que ces noms n’étaient que la partie la plus visible d’une tendance, axée sur l’écologie et la santé.
18Fin mai 2018, durant une résidence d’écriture, j’ai enregistré un entretien sur trois jours avec M. Lanfranco, décrivant ses ateliers et traitant des conflits générés par les catégories des genres. Sur M. Lanfranco et son centre d’action féministe Altradimora. Officina dei saperi femministi: http://www.monicalanfranco.it/altradimora/, [consulté le 01/09.2023].
19À Gênes, on peut découvrir des cours d’écriture enrichis d’expériences sensorielles, d’activités en bioénergie, et de visites exploratoires de lieux publics. https//officinaletteraria.com [consulté le 01.09.2023].
20I. Choinière, Les sismographies des corps …, ouvr. cité, p. 67.
21Sur ces deux dispositifs d’ateliers voir « Devenir-soma : la création littéraire par des ateliers somatiques d’écriture », 2023, https://percees.uqam.ca/fr/article/devenir-soma-la-creation-litteraire-par-des-ateliers-somatiques-decriture [consulté le 01.09.2023].
22G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, 2007, p. 11.
23Ibid. p.10.
24Ibid.
25Voir J. Rancière, Le maître ignorant… ouvr. cité.
26Voir par ex. V. Houdart-Merot et C. Mongenot (dir.), Pratiques d’écriture littéraire à l’université, 2013.
27T. Hanna, « Qu’est-ce que la somatique? », dans Recherches en danse, 2017, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/danse.1232, art. cité, p. 1.
28Ibid. p. 3.
29Ibid.
30S. Burns, « Le récit comme outil d’autoréflexivité, d’autoconscientisation et d’autoconstruction. », dans M. Bruneau et A. Villeneuve (éd.), Traiter de recherche création en art. Entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, 2007, p. 255-288, cit. p. 259.
31Je l’ai constaté pendant un atelier immersif de quatre jours, organisé à l’été 2020 à l’Université Laval, j’ai demandé aux quatre écrivaines (Nora Atalla, Chritian Lahaie, Sara Lazzaroni, Karine Légeron) et à l’écrivain (Martin Fournier) de tenir des journaux de bord et de répondre à des questionnaires tout en écrivant des textes. Voir ma thèse de doctorat : Bar Italia 90 (roman) suivi de Du corps à l’écriture. L’apport des pratiques somatiques à la création littéraire (essai), Université Laval, 2022.
32J. Butler, Le récit de soi, 2007, p. 12.
33Ibid., p. 14.
34Ibid. p. 12.
35Indépendamment des formations en littérature et en arts, des exercices de relaxation et de respiration pourraient par exemple être intégrés facilement au début de cours pratiques ou théoriques, pour créer une relation d’écoute collective, pour que les participants se concentrent sur l’instant du cours ; d’autres exercices physiques pourraient préparer et accompagner le développement d’écrits dans différents domaines scientifiques ; la méditation, suivie par l’écriture automatique ou semi-automatique de textes autoréflexifs, pourrait mener les futurs enseignants à conscientiser leur relation à leurs études et à leur futur métier.
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