L’expérience d’écriture au service de la construction et de la réflexivité professionnelles
p. 283-296
Texte intégral
1Si les recherches en didactique de la littérature ont déjà montré tout l’intérêt des écritures de la réception dans les approches des textes littéraires1, nous souhaitons ouvrir le champ de l’écriture créative à d’autres champs du savoir. Cette présentation est issue des travaux d’un collectif de recherche de l’INSPE de Bretagne dans lequel nous envisageons l’écriture créative comme objet et source d’apprentissage. Nos enquêtes s’intéressent à l’ensemble du système scolaire. Nos premières données concernent les élèves d’élémentaire et se poursuivent jusqu’à l’Université en passant par le lycée professionnel2.
2Parallèlement à ce travail auprès des élèves, nous nous intéressons à la professionnalisation des professeurs stagiaires. Nous cherchons des pistes de travail pour organiser, voire rénover l’enseignement de l’écriture en MEEF premier et second degré. Plus précisément ici nous nous interrogeons sur les pratiques d’écriture des enseignants de lettres modernes.
3Beaucoup d’études se sont interrogées — et s’interrogent encore — sur le rapport que les jeunes se destinant à l’enseignement entretiennent avec la lecture3 ; peu s’intéressent à leur rapport à l’écriture ou à leur pratique d’écriture. Pourtant, l’ouverture du champ de la création littéraire dans les universités amène à questionner la posture des étudiants face à l’écriture et à envisager de la faire évoluer4.
4Ainsi, étudions-nous les enjeux de l’expérience et du rapport des étudiants de lettres à l’écriture sur les gestes professionnels. En cela nous nous inscrivons dans la continuité des travaux centrés sur la formation des enseignants lors des XXes rencontres des chercheurs en didactique de la littérature5. Notre travail nous amène à dresser quelques portraits d’étudiants qui visent à éclairer deux questions : quel rapport et quelles représentations les étudiants de MEEF lettres entretiennent-ils avec l’écriture ? Quels sont les enjeux de l’utilisation de dispositifs permettant l’expérience d’écriture créative en formation sur les pratiques de classe ?
5Nous proposons de faire le point sur les recherches antérieures qui nourrissent nos travaux, avant de présenter la manière dont nous avons travaillé les profils d’étudiants. L’analyse de leurs propos permet d’ouvrir un champ nouveau de recherche sur la formation initiale des enseignants.
L’enseignant et l’écriture : un amour contrarié ?
6Les enseignants sont-ils écrivains ? Les enseignants qui écrivent entretiennent-ils d’autres relations avec l’écriture scolaire que les enseignants qui n’écrivent pas ? Vivre une expérience d’écriture permet-il de modifier son rapport à l’écriture et sa posture d’enseignant ? Autant de questions que les recherches en didactique effleurent sans réellement les prendre en charge. Pourtant, le constat d’Anne Vibert dans sa préface à l’ouvrage de V. Larrivé et F. Le Goff6 est clair : « alors que l’écriture est l’un des domaines majeurs de l’enseignement du français, elle peine à y trouver sa place au même titre que la lecture ». L’explication qu’elle en donne est liée au fait que les programmes entrent par la lecture et à la « sclérose » des séquences construites, elles aussi, autour de la lecture. Mais cela nous semble incomplet. En effet, le constat d’une place trop légère de l’écriture dans le cursus universitaire, et notamment dans les études de lettres est récurrent, car les études de lettres se structurent elles-mêmes autour de la lecture. Alors comment s’étonner du peu de réflexion que suscitent les activités d’écriture ? N’ayant pas appris à écrire, les jeunes enseignants ne peuvent pas transmettre cette compétence.
7On objectera sans doute les progrès de ces dernières années quant au développement des études sur l’écriture dans les universités françaises. À cela deux remarques s’imposent. La première est l’autonomie des cursus sur l’écriture au regard des études traditionnelles de lettres qui, elles, restent centrées sur la lecture. Nous pensons par exemple aux masters de création littéraire. En formation des enseignants et malgré des recherches déjà anciennes comme celles de Garcia-Debanc7, et les travaux plus récents de Violaine Houdart-Mérot ou d’AMarie Petitjean8, la pratique de l’atelier d’écriture ne semble pas très développée9. De plus, les travaux qui s’y attellent visent souvent la performance créatrice et parfois la réflexion sur les processus d’écriture, nous souhaitons centrer les nôtres sur la réflexivité professionnelle. À ce titre, nous nous inscrivons dans une démarche qui vise, par l’expérience du sujet, la socialisation de cette expérience et le retour sur soi, une réflexion sur l’acte d’enseigner. Notre projet ne prétend pas donner des clés de transposition immédiate mais plutôt questionner le rapport à l’écriture des étudiants pour qu’ils en éprouvent les contours et objectivent les propositions qu’ils font aux élèves. C’est bien la dimension réflexive déclenchée par l’expérience vécue qui est investie dans notre recherche. Ainsi la connaissance de soi qu’implique l’écriture ouvre sur la compréhension de l’autre et plus précisément sur l’élève et ses difficultés. Dans la perspective ouverte par Ricoeur, l’écriture et l’espace intersubjectif ainsi créé par l’acte d’écrire deviennent médium de la compréhension de l’autre et du monde10. Dans le contexte de la didactique et la construction de la professionnalité des jeunes enseignants, il nous semble alors capital qu’ils développent le « pouvoir d’inventer11 » c’est-à-dire de s’inventer et d’être en mesure de créer, pour les élèves, les conditions de leur propre écriture et de leur émancipation. En réalité, ce que nous visons, c’est que l’écriture soit partie intégrante du cours de français, qu’elle ne soit pas investie uniquement dans le prolongement d’une lecture ou, pire encore, comme outil d’évaluation. En somme, nous ambitionnons le droit à l’écriture12 effectif et offert à chacun. Ainsi, questionner le rapport à l’écriture des jeunes enseignants favoriserait-il la réflexivité professionnelle.
8Christine Barré-De Miniac définit le « rapport à13 » un objet comme la relation intime que le sujet entretient avec l’objet ; c’est-à-dire pour ce qui nous concerne ici, la relation entre l’étudiant se destinant au métier d’enseignant de français avec l’écriture. L’auteure analyse ce rapport dans différentes dimensions qui tiennent compte des attitudes face à l’écriture, de l’investissement du sujet, des opinions qu’il défend sur l’écriture ainsi que des modes de verbalisation qu’il choisit. Il est donc utile de proposer un protocole qui multiplie les entrées, afin de percevoir finement ce rapport des étudiants à l’écriture et de comprendre comment celui-ci infuse les pratiques de classe. S’agissant précisément des étudiants, nous nous appuyons sur le cadre du multi-agenda de Dominique Bucheton et son jeu croisé des postures de l’enseignant et de l’élève pour analyser de quelle manière le rapport à l’écriture des étudiants-stagiaires influence leur manière d’enseigner l’écriture à leurs élèves et détermine les gestes professionnels qu’ils utilisent pour répondre aux cinq préoccupations enchâssées qui constituent le multi-agenda. Les observations directes de classe n’ont pu être menées. Néanmoins la variété de la matière recueillie permet d’évaluer des tendances dans les postures adoptées par les enseignants.
Sonder la complexité d’une relation
9La matière sur laquelle nous nous appuyons permet de construire une typologie des rapports que les étudiants de MEEF lettres entretiennent avec l’écriture sans gommer la complexité de cette relation.
La matière récoltée
10Dans son ouvrage, Refonder l’enseignement de l’écriture14, Dominique Bucheton présente une étude au cours de laquelle les représentations d’élèves de Primaire, du Secondaire et d’étudiants en Université en matière d’écriture sont recueillies à partir de lanceurs comme « Pour moi, écrire c’est… » et « J’aime écrire parce que… » ou « Je n’aime pas écrire parce que… ». Sur ce modèle, une enseignante du groupe de recherche, Isabelle Morin, a initié à la rentrée 2021 un cahier d’écriture avec ses élèves de CM2 en leur demandant de continuer les deux amorces suivantes : « Pour moi, écrire c’est… » et « Écrire, c’est fait pour… ». Pour envisager l’évolution des représentations dans le curriculum, nous avons alors décidé de poursuivre l’expérience en demandant à des élèves — à partir du CE1 et jusqu’au baccalauréat — ou des étudiants de répondre à ces mêmes consignes15.
11En parallèle et au regard des conclusions d’une première étude menée par Stéphanie Lemarchand16, nous avons ouvert un séminaire de recherche sur l’écriture en MEEF 1 Lettres qui réunit 18 étudiants. Dans le cadre des travaux du Sédill17, nous leur avons demandé de tenir un carnet dans lequel ils consignent leurs remarques sur les expériences menées à l’occasion du séminaire. Nous amenons les étudiants à questionner leur propre rapport à l’écriture, à partir de relevés d’enquêtes réalisées dans des classes par les étudiants eux-mêmes et d’ateliers d’écriture et de réécriture. Par exemple, l’un d’eux s’inspire des travaux de François Bon. Il s’agissait de faire la liste des portes qu’on a ouvertes ou qu’on aimerait ouvrir, pour ensuite réaliser une description à la Robbe-Grillet d’une des portes, et inventer une histoire qui commence lorsqu’on ouvre la porte. Les étudiants sont ensuite invités à observer la manière dont l’école enseigne l’écriture et le rôle de la création dans l’apprentissage à partir d’articles scientifiques et d’observations de séances dédiées pendant leur stage18. La matière récoltée est donc faite des expériences menées, des réflexions diverses des étudiants et des observations de classe.
12Enfin, à la lecture des carnets et de l’enquête, il nous a semblé intéressant de focaliser notre attention sur certains étudiants afin d’analyser les liens entre les rapports singuliers que chacun entretient avec l’écriture et les postures enseignantes. Au moment des premiers éléments d’enquête, les étudiants sont en première année de MEEF. Les entretiens se déroulent alors qu’ils sont en MEEF 219. Nous avons choisi de porter notre regard sur cinq étudiants, considérés comme emblématiques de la variété des situations observées pour l’ensemble de la promotion dans les premiers travaux : l’enquête et le carnet de recherche. Le premier constat que nous faisons c’est que, globalement, les étudiants de MEEF écrivent. Néanmoins nous déterminons deux grandes catégories : ceux qui écrivent pour eux-mêmes des textes non littéraires et ceux qui adoptent une posture d’écrivain. Dans la première catégorie dans laquelle les étudiants adoptent une posture d’auteur, nous sélectionnons une fille, Louane et un garçon, Bertrand. Deux autres étudiants sont sélectionnés parce qu’ils adoptent une posture d’écrivain, c’est-à-dire qu’ils écrivent des textes littéraires ou qu’ils revendiquent comme tels et publient leurs œuvres. Nous avons choisi, comme pour l’autre catégorie d’analyser la situation d’une fille, Jeanne et d’un garçon, Paul. Enfin entre ces deux profils, une fille, Émilie, écrit de la poésie mais elle n’a encore montré à personne ses productions.
13Nous avons alors mené avec eux des entretiens semi-directifs que nous avons enregistrés. Le guide d’entretien élaboré vise à explorer trois grands axes :
- Le rapport personnel des étudiants à l’écriture. Il s’agit de sonder s’ils écrivent pour eux-mêmes et si leur situation a changé en un an : écrivent-ils davantage ou au contraire un peu moins ?
- L’évolution des représentations de l’écriture. A partir de la première enquête, nous cherchons à évaluer s’il y a un changement et d’en identifier les raisons. Le cas échéant, le séminaire a-t-il eu un rôle dans ce changement ?
- Les pratiques de classe. Comment les étudiants abordent-ils l’écriture en classe ? Ont-ils des rituels, des carnets ? Ont-ils des désillusions ou au contraire de belles surprises face aux attentes qu’ils s’étaient construites ?
14Nous avions prévu de compléter ces données déclaratives par des observations de classe mais des difficultés d’ordre matériel pour visiter l’ensemble des stagiaires nous ont conduites à renoncer à cette phase de la recherche.
15Tout ce matériau est ensuite traité de manière systématique. Nous observons les récurrences et les changements dans le discours des étudiants et les propositions qu’ils font aux élèves. L’analyse est menée en autonomie, chacune de notre côté, puis nous croisons nos regards afin de construire notre démarche d’analyse.
Rendre compte de cette complexité
16Afin d’analyser les résultats nous avons adapté des cadres existants à la singularité de notre objet. Nous empruntons à Christine Barré-De Miniac20 le cadre de l’analyse des données recueillies dans l’enquête. Cela n’a tout de même pas été sans quelques débats et ajustements liés aux éléments recueillis eux-mêmes ou à leur classement. Les éléments classés dans la catégorie psycho-affective présentent l’écriture « sous l’angle de l’attrait/rejet, crainte/peur de l’écriture etc. ». Nous y avons positionné toutes les expressions révélant une relation voire un engagement affectif et un rapport intime à l’écriture. Par exemple, un étudiant répond : « écrire les maux par les mots », un autre un « besoin vital », un autre encore évoque « l’angoisse ». Cette catégorie est souvent constituée de termes très forts et dévoile des enjeux importants pour les étudiants. La catégorie culturelle contient l’objet créé, c’est-à-dire le texte lui-même, souvent identifié par son genre ou bien la culture en général. On y trouve donc à la fois des termes génériques comme « chef-d’œuvre », le terreau sur lequel il se construit, « l’imaginaire », ou encore la forme qu’il prend : rap, poésie, etc. Certains termes relevant de la subjectivité du sujet, comme « beau », peuvent également montrer une relation affective avec l’objet mais seul un échange lors de la constitution des listes de mots ou bien une confrontation entre ces listes et d’autres matériaux prélevés pour la même personne permettrait un classement fin de certains termes sur la grille. Nous optons pour une évaluation de chaque vocable en fonction de son environnement immédiat. La catégorie « sociale » concentre les termes qui évoquent le rapport aux autres et la communication. Cette catégorie ne contient que peu d’ambiguïtés dans notre corpus. La dernière catégorie de Christine Barré-De Miniac, le « cognitif », recoupe elle-même deux domaines : celui de l’apprentissage ou de la connaissance, et celui de la création ou de la conception de l’écrit. Pour l’ensemble des étudiants de la promotion, nous trouvons souvent une conception de l’écriture comme un travail d’architecture, ou bien une trace de soi. Enfin, lors de l’analyse des listes obtenues par les réponses des enfants de l’école primaire, nous avons constaté qu’une autre catégorie était nécessaire alors qu’elle n’était pas présente chez Christine Barré-De Miniac : la relation au corps et à la matérialité de l’écriture par les supports qu’on utilise. Nous retrouvons cette catégorie dans les réponses des étudiants, même si c’est plus rare. Le classement des réponses dans ces catégories nous permet à la fois d’obtenir une photographie de la situation de la promotion, mais aussi d’observer le nombre de catégories mobilisées par chaque participant. C’est ainsi que nous élaborons une première typologie des relations que les étudiants entretiennent avec l’écriture. A partir de cette dernière, nous analysons les carnets des étudiants pour affiner leur profil.
17Enfin, pour analyser les entretiens, nous avons considéré ce que les étudiants stagiaires déclarent sur ce qu’ils écrivent ; le temps qu’ils passent à écrire ; l’importance qu’ils accordent à l’écriture de leurs élèves ; les pratiques d’écriture de leurs élèves et leurs questionnements sur ces pratiques. Nous mettons en regard, sinon en tension, les éléments contenus dans les carnets de recherche dans lesquels les étudiants relatent leur expérience du séminaire avec leurs déclarations aux différents moments de l’enquête. Nous procédons aux premières analyses de manière autonome l’une et l’autre afin de confronter ensuite nos découvertes dont voici les traits saillants.
Des étudiants, singuliers… portraits de futurs enseignants ?
Relation à l’écriture de l’ensemble de la promotion
18La première enquête permet de dresser un tableau de la situation du groupe. Globalement, le rapport à l’écriture des étudiants de MEEF1 est positif et affectif, les autres catégories — culturelle, cognitive, sociale — sont représentées de manière assez homogène. La question physique est peu présente mais on trouve des termes liés à la matérialité de l’écriture : « Prendre un crayon, du papier, un ordinateur ». Seuls trois étudiants utilisent un lexique péjoratif : entre douleur physique, difficulté et angoisse. Néanmoins, deux d’entre eux contrebalancent cela par des termes positifs : l’un parle d’une activité « agréable », l’autre va jusqu’à la trouver « exaltant[e] ». Parmi les autres étudiants de la promotion, tous évoquent une relation affective à l’écriture mais celle-ci peut recouvrir des réalités très différentes. La tendance la plus courante est celle d’une conception de l’écriture intime, vitale et positive. L’écriture est « reflet de soi », « trace de nous », on trouve sept occurrences de ce rapport à l’écriture auquel on peut ajouter l’idée de « création d’un monde bien à nous ». L’écriture est donc liée à l’identité et à la création d’un espace intime, au questionnement existentiel. Elle est espace de liberté et d’évasion pour six étudiants sur les dix-huit interrogés. Ainsi, plusieurs étudiants parlent-ils d’une relation à l’écriture allant jusqu’à l’exutoire, au soulagement, à la thérapie. Ce sont des étudiants de lettres, il n’est donc pas surprenant de constater que l’écriture est associée à l’art, aux échanges et à la mémoire. Quatre étudiants évoquent la création artistique et celle-ci est très largement associée à la poésie. Enfin, on peut reconnaître la marque de jeunes enseignants lorsqu’ils évoquent un rapport scolaire ou déjà professionnel à l’écriture, celle-ci devient alors une compétence, une manière de s’approprier le savoir. Bien sûr, il est impossible de savoir si c’est le contexte de l’étude qui induit ces résultats et sans doute le rapport scolaire existe-t-il dans d’autres situations.
Portraits d’étudiants
19Pour analyser les situations des différents profils que nous avons sélectionnés, nous utilisons l’ensemble des données récoltées et nous nous centrons sur les caractéristiques de ces profils, la manière dont ils ont vécu les séances d’écriture en séminaire et ce qu’ils déclarent de leurs pratiques de classe.
Les auteurs de l’intime : Louane et Bertrand
20Les deux premiers étudiants ont quelques caractéristiques communes dans la relation qu’ils entretiennent avec l’écriture. Ils écrivent pour eux-mêmes et pratiquent une écriture de l’intime. Ils utilisent un carnet au quotidien pour faire état de leur réflexion, garder une trace de ce qu’ils vivent et pensent. Ils n’envisagent pas du tout de partager leur texte ou leur carnet. Les deux étudiants ont des difficultés personnelles à investir l’écriture d’invention. Ils ont néanmoins des singularités.
21À la différence de Bertrand, Louane retranscrit l’expérience d’un atelier d’écriture dans son carnet. On peut percevoir, comme elle le confirme dans l’entretien, une difficulté à lâcher prise et à investir la première phase de l’atelier, qui pourtant n’est qu’une liste de portes. Elle peine également sur la dernière consigne pour laquelle elle note « blocage ». Cet atelier est sa première expérience de partage d’écriture. C’est donc le rapport aux autres qui induit la difficulté à écrire ainsi que la part d’invention nécessaire à l’exercice, puisqu’il s’agit d’imaginer ce qu’il y a derrière la porte. Or, Louane ne pratique pas, pour elle-même, l’écriture d’invention. Pourtant, les répercussions du séminaire sont immédiates. Pour elle-même, elle envisage désormais d’écrire davantage et de travailler l’invention. Dans son carnet, elle évoque l’intérêt de l’écriture créative avec les élèves. Pourtant, cette influence est limitée dans le temps et s’essouffle rapidement puisqu’elle dit lors de l’entretien « je suis retournée dans mes travers aujourd’hui ». On peut dire que l’essai n’est pas transformé et formuler l’hypothèse qu’une pratique plus régulière de l’écriture socialisée serait peut-être à même de l’aider dans sa pratique de classe.
22Dans son carnet Bertrand met immédiatement en doute l’intérêt de l’utilisation d’un carnet en classe, car selon lui, à l’école, l’écriture est un exercice évalué. Ainsi dans l’enquête il ne note qu’un seul mot pour définir son rapport à l’écriture : « difficile ». Sa posture semble radicale et nous questionne. En effet, comment enseigner le français si la relation que nous entretenons avec l’écriture est douloureuse ? De plus, et peut-être parce qu’il pratique une écriture de l’intime, il confond subjectivité et intimité. Il observe :
Je trouve ça étrange d’exiger d’une institution la livraison d’une subjectivité même si finalement à l’intérieur de cette institution, j’ai ma propre subjectivité, […] et tous les élèves dans la classe ont la leur aussi. Mais je pense que c’est un droit extrêmement profond de ne pas être d’accord avec ma conception, un droit tout à fait légitime et positif des élèves qui veulent nous livrer leur subjectivité mais il y a aussi le droit de maintenir une forme d’extériorité face aux objectifs de l’institution sur l’écriture.
23On peut relever sa résistance à l’intersubjectivité pourtant considérée comme condition de la réflexivité21. L’extériorité dont il parle semble davantage relever de l’intimité ou du droit de réserve et il prête à l’institution des objectifs qu’il ne peut pas définir. D’ailleurs il ne relate pas du tout l’atelier dans son carnet. Cette méfiance très affichée relève d’une incompréhension de la démarche et des enjeux des activités d’écriture proposées dans le séminaire et dans les classes. L’étude de son carnet aide à comprendre son propos, car il dévoile que l’écriture relève pour lui d’un apprentissage technique. Cette relation à l’écriture est tout à fait singulière, car nous avons observé la partie de son carnet consacrée au séminaire de lecture et son rapport aux écritures de la réception est tout autre. Sur ce terrain, il ne voit pas d’intrusion de l’enseignant dans l’intimité de l’élève et il distingue, dans ce cas, intimité et subjectivité. On peut formuler l’hypothèse que le manque de formation et de socialisation de l’écriture pendant les études littéraires laisse les jeunes professeurs de lettres un peu démunis face à leurs élèves. Si Bertrand saisit que le texte littéraire échappe à son auteur, il ne le transpose pas à sa propre écriture. C’est peut-être pourquoi, lors des ateliers et lors des entretiens, on sent chez lui une grande résistance face à l’écriture créative.
Les écrivains : Paul et Jeanne
24Dans notre échantillon, nous avons choisi deux étudiants écrivains, qui publient leurs productions. Lors de l’entretien, Jeanne explique qu’elle écrit des histoires pour elle et sa famille depuis qu’elle est toute petite. Au collège, elle découvre la fanfiction qui devient son genre de prédilection. Et elle commence alors à publier ses histoires sur des sites dédiés. Aujourd’hui, elle aimerait écrire autre chose que des fanfictions et être publiée par, dit-elle, « une vraie maison d’édition » comme « Les éditions de Minuit », son rêve. Si elle dit avoir considéré son métier de professeure comme un « plan B » pour avoir un « salaire fixe », elle s’est rendu compte qu’elle adorait créer des cours pour les élèves, au point qu’être enseignante est peut-être devenu un « second plan A ». En classe, elle veut faire écrire ses élèves, même si elle a réalisé lors de son stage de M1 que c’était « un exercice particulièrement difficile pour des élèves en difficulté ou pour des élèves ayant dû mal à stimuler leur imagination. » Pour autant, dans son carnet elle explique : « Je reste convaincue qu’écrire est un exercice nécessaire, qu’il faut amener les élèves à l’apprécier, par des ateliers et diverses activités, et qu’il faut, surtout, leur apprendre à écrire ». Elle pense que l’écriture d’invention est un levier pour motiver les élèves en difficulté et les aider à apprendre. Elle envisage la création comme moteur de l’apprentissage. En stage, elle enseigne à des 1ères STMG et elle souhaite mettre en place un dispositif de fanfiction pour travailler la lecture d’une œuvre intégrale.
25Paul, quant à lui, écrit depuis longtemps des textes de chansons, notamment du slam et depuis un an des poèmes. Certains clips de ses chansons sont disponibles sur les réseaux sociaux. Il a beaucoup apprécié le séminaire d’écriture dans ses dimensions créatives. Cela lui a donné envie de faire, dans sa pratique future, des ateliers d’écriture avec les élèves. Au moment de l’étude, comme il est stagiaire en immersion et donc dans la classe d’un tuteur, il fait assez peu écrire les élèves, même s’il propose un protocole d’écriture de slam, sujet de son mémoire de master MEEF. Ce qui lui tient à cœur, c’est de faire travailler les élèves sur les processus d’écriture plus que sur la performance ou la réalisation finale. Il propose aux élèves une entrée par les figures de style et leur demande de les mobiliser dès le premier jet d’écriture, refusant, dans une posture de contrôle, l’idée qu’une écriture spontanée puisse précéder toute question sur le style. Peut-être oublie-t-il, dans une sorte de « déformation » de sa propre pratique, la manière dont lui-même est entré dans l’écriture ?
26Ces deux étudiants ont des points communs qui pourraient presque être résumés par Paul dans ce passage de son entretien : « J’ai parfois eu le sentiment de ne pas pouvoir faire grand-chose face aux élèves, car l’écriture est quelque chose qui se pratique et en deux heures c’est limité pour voir une réelle évolution. C’est pourquoi je pense que cela se crée sur le long terme22. » En somme, Paul et Jeanne voient tous les deux l’écriture dans sa dimension créative. Ils proposent aux élèves de rédiger des écrits en lien avec ce qu’eux-mêmes aiment écrire et dont ils font d’ailleurs le sujet de leur mémoire. Ils ont conscience que l’écriture est un processus qui s’apprend et ils pensent que chaque élève est capable d’entrer dans un processus de création. Cependant, même si les étudiants écrivains ont envie de travailler l’écriture littéraire, car ils en connaissent toute la richesse et qu’ils tentent l’expérience, ils se sentent eux aussi démunis pour la travailler avec les élèves. On peut postuler que développer leur réflexivité sur leur propre processus d’écriture peut les aider, c’est donc une formation par la recherche qui semble indiquée.
Une écrivaine en devenir : Émilie
27Émilie se situe entre les deux autres groupes : elle écrit pour elle-même, comme Bertrand et Louane, mais surtout de la poésie, comme Paul. Elle envisage de publier ses textes, mais elle explique que pour l’instant son écriture reste maladroite et qu’elle doit travailler son style. Dès l’enquête, elle évoque ce travail de l’écriture. Les mots qu’elle emploie sont : « plaisir, un travail d’architecture, un travail de construction, un labeur (mais pas contraignant) ». Dans son carnet, effectivement, elle investit l’atelier et ses textes sont l’objet d’une véritable attention, elle rature, déplace, développe, procède à son autocritique dans les marges. Elle laisse les traces de ses tâtonnements et de ses hésitations. Finalement, elle investit le carnet et le séminaire comme de véritables lieux d’expériences. Elle livre ses réflexions, son analyse et imagine des transpositions possibles. On voit par exemple, dans l’exemple qui suit, la manière dont elle convoque la théorie mais aussi le soin qu’elle porte à la forme de son écriture dans son carnet. « Comme le théorise Bakhtine dans Esthétique de la création verbale […] un « principe dialogique se met en place : c’est moi qui parle, se confronte, s’accorde au “moi”. Il s’agit d’un retour sur soi comme si les mots étaient ceux d’un autre ». Lorsqu’elle évoque son stage en lycée, elle observe la diversité des écritures des élèves et en éprouve la richesse. C’est tout naturellement qu’elle centre son mémoire sur le carnet d’écrivain. On peut faire l’hypothèse que la richesse de sa réflexion nourrit sa pratique. Or, sa réflexion est portée par deux aspects : d’une part la recherche qui permet d’approfondir son travail, d’autre part, son propre rapport à l’écriture qui relève du travail de l’écrivain sur le texte.
Quelques pistes pour la formation
28Il faudrait bien sûr nuancer les quelques conclusions que nous allons présenter, non seulement parce que nous n’avons travaillé que sur cinq cas, mais aussi parce que le contexte d’exercice des étudiants stagiaires a forcément une influence sur leurs choix didactiques. Or les situations sont très diverses : certains sont au collège, d’autres au lycée, certains étudiants sont contractuels, d’autres sont en immersion et donc dans la classe d’un tuteur. Cependant, semblent émerger de notre étude quelques éléments intéressants. Si tous les étudiants expriment la nécessité de faire écrire les élèves, tous ne sont pas motivés par l’écriture créative. Plusieurs étudiants avouent la pratiquer par obligation mais n’en mesurent pas les enjeux. Or, les étudiants qui sont le plus attachés à l’écriture sont les étudiants écrivains. Et surtout, ce sont eux qui s’interrogent le plus sur les processus d’écriture et la manière de pallier les difficultés des élèves. On peut en conclure la nécessité d’investir le champ de la création littéraire dans l’ensemble du cursus des étudiants de lettres, depuis la licence et de le renforcer en MEEF. Par ailleurs, le questionnement sur la façon de travailler sur un carnet et sur son évaluation apparaît nettement dans les propos recueillis. Les étudiants constatent, très justement, la variété des modalités pour aborder l’écriture en classe et le manque de données pour en évaluer l’efficacité.
29Tout cela nous conduit à proposer des pistes pour la formation en MEEF. Il semble important de renforcer et de systématiser les ateliers d’écriture à destination des étudiants pour les aider à devenir des « scripteurs réels ». Mais ces ateliers doivent être l’objet d’un retour réflexif afin d’aider les étudiants/stagiaires à réinvestir ce qu’ils auront appris auprès des élèves de manière éclairée. Au terme de cette première exploration, il nous semble que la recherche peut apporter nombre de solutions. En effet, si les étudiants investissent les carnets de lecture et développent des dispositifs propres à recueillir les lectures réelles des élèves et à leur donner une place, c’est grâce aux travaux des chercheurs qui n’ont cessé de faire progresser toute la profession. En donnant une place centrale à la construction du sujet lecteur, la recherche a ouvert la lecture scolaire aux élèves en tant qu’individus singuliers et à la singularité de leur lecture. Aujourd’hui, le manque de recherche mise à disposition des étudiants sur l’écriture et en particulier sur l’invention et la création en contexte scolaire est une des raisons de leurs difficultés. C’est pourquoi nous poursuivons notre recherche sur les carnets d’écriture ou d’écrivain pratiqués dans les classes de l’école élémentaire jusqu’au lycée et dans différentes situations d’apprentissage. Une étude sur les carnets d’écrivain en formation MEEF devrait, par ailleurs, apporter des pistes supplémentaires et donner lieu à la production de ressources de formation sur ces sujets.
Notes de bas de page
1Par exemple, C. Mazauric, M.-J. Fourtanier, G. Langlade (dir.), Le Texte du lecteur, volumes 1 et 2, 2011 ; ou encore J.-F. Le Goff, V. Larrivé, Le Temps de l'écriture - Écritures de la variation, ouvr. cité, 2018.
2Les enquêtes ont été réalisées de 2021 à 2023 par le Collectif de Recherche en Éducation et Formation (CoREF) de l’Inspé de Rennes, Écrire pour apprendre et se construire.
3Par exemple, une section de l’ouvrage de M. Lebrun, A. Rouxel et C. Vargas, La Littérature et l’école, enjeux, résistances, perspectives, 2007, y est entièrement consacré. Plus récemment, un numéro spécial s’y intéresse, M.-C. Beaudry et S. Brehm, « Le rapport à la littérature des enseignants de français : enjeux et pratiques », Tréma no 49, 2018, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trema/4510 [consulté le 01/09/2023].
4N. Maurice et coll., Écrire et faire écrire dans l'enseignement post-obligatoire. Enjeux, modèles et pratiques innovantes, 2019.
5C’est le cas des communications de B. Duvin-Parmentier, A. Dias Charuttini, V. Larrivé, par exemple.
6Le Temps de l'écriture, ouvr. cité.
7C. Garcia-Debanc, « De l'usage d'ateliers d'écriture en formation d'enseignants de français », dans Pratiques, no 61, 1989, p. 29-56.
8V. Houdart-Merot, La Création littéraire à l’université, 2018 ; AM. Petitjean, « Filiations et renouvellement dans les pratiques d’écriture créative en formations », 2022, p. 61-74.
9On pense tout de même à quelques travaux novateurs dans les universités de Grenoble depuis les travaux de C. Oriol-Boyer ou encore d’Aix en Provence avec les travaux d’A. Roche.
10M. Sauvaire, « La notion de réflexivité en didactique de la littérature », 2020, p. 107-124.
11B. Hubert, Le Droit à l’écriture. Une éthique de la délicatesse au service de la démocratie face à l’Anthropocène, 2023, p. 139-143.
12Pour reprendre le titre du récent ouvrage de B. Hubert, ouvr. cité.
13C. Barré-De Miniac, Le Rapport à l’écriture, ouvr. cité, 2015.
14D. Bucheton, Refonder l’enseignement de l’écriture, 2014.
15Quelques éléments supplémentaires sont disponibles sur l’espace en ligne du groupe : http://blog.inspe-bretagne.fr/collectifs-de-recherche/category/ressources-produites/ [consulté le 01/09/2023].
16Ouvr. cité.
17Séminaire de recherche en didactique de la langue et de la littérature, https://sedill.hypotheses.org/50 [consulté le 01.09.2023]. Ce carnet relève d’une étude en cours sur les carnets de recherche initiée au Sédill. Il est commun à trois séminaires de recherche des MEEF lettres : littérature, écriture et langue.
18La progression du séminaire est disponible en annexe.
19En annexe, un tableau récapitule les étapes de la recherche afin de clarifier le propos.
20C. Barré-De Miniac, Le Rapport à l’écriture, ouvr. cité.
21M. Sauvaire, art. cité, Point 4.4 « Intersubjectivité et interdiscursivité ».
22Entretien transcrit ici sans les hésitations.
Auteurs
INSPÉ de Normandie, LASLAR EA 425
IdRef : 18329839X
Stéphanie Lemarchand est maîtresse de conférences en littérature, à l’INSPÉ de Normandie – LASLAR EA 425. Sa thèse en didactique de la littérature qui porte sur les élèves non lecteurs dans le secondaire est publiée sous le titre Devenir lecteur, l’expérience de l’élève de lycée professionnel (PUR, 2017). Elle travaille également sur le rapport des enseignants à la discipline qu’ils enseignent, sur les modalités d’utilisation des carnets de lecteur, d’écrivain et de recherche ainsi que sur leur évaluation.
INSPÉ de Bretagne
IdRef : 193733986
Emmanuelle Toudic est agrégée de Lettres modernes et formatrice à l’INSPÉ de Bretagne. Elle fait partie du groupe de recherche « Écrire pour apprendre et se construire ». Ses recherches portent sur l’apport du numérique (notamment l’utilisation d’un outil de synthèse vocale) en contexte d’écriture.
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Écrire dans l’enseignement supérieur
Des apports de la recherche aux outils pédagogiques
Françoise Boch et Catherine Frier (dir.)
2015
Le temps de l’écriture
Écritures de la variation, écritures de la réception
François Le Goff et Véronique Larrivé
2018
Itinéraires pédagogiques de l'alternance des langues
L'intercompréhension
Christian Degache et Sandra Garbarino (dir.)
2017
Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école
Marie-Cécile Guernier, Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et al.
2017
Le sujet lecteur-scripteur de l'école à l'université
Variété des dispositifs, diversité des élèves
Jean-François Massol (dir.)
2017
La lettre enseignée
Perspective historique et comparaison européenne
Nathalie Denizot et Christophe Ronveaux (dir.)
2019