L’écriture des enseignants en question(s) : résultats d’une enquête
p. 219-242
Texte intégral
1Cet article se propose de rendre compte des résultats d’une enquête menée au cours de l’automne 2022, interrogeant un échantillon de professeurs de Lettres sur leur rapport à l’écriture créative, dans leur vie personnelle comme dans leur vie professionnelle. La notion de « rapport à l’écriture », définie par C. Barré-De Miniac comme « l’ensemble des significations construites par le scripteur à propos de l’écriture, de son apprentissage et de ses usages »1 permet d’appréhender l’écriture sous l’angle de la pratique, dans la relation changeante et dynamique que chacun entretient avec elle, plus que dans ses réalisations abouties et figées. Il s’agissait d’interroger la complémentarité éventuelle, les échos, les décalages entre les pratiques personnelles du professeur écrivant et ses pratiques professionnelles de professeur faisant écrire.
2Après avoir présenté succinctement le soubassement théorique de la réflexion et les conditions de l’enquête, j’examinerai dans un premier temps les aspects marquants des propos tenus par les enseignants sur leur relation à l’écriture d’une part, puis ceux tenus sur les pratiques d’écriture proposées en classe à leurs élèves d’autre part, pour faire émerger les points de rencontre entre les deux versants.
Cadre théorique
3Ma réflexion prend appui sur des recherches en didactique qui, sur différents plans, étudient les interférences entre pratiques culturelles privées et pratiques professionnelles des enseignants2. En didactique de l’écriture, plusieurs enquêtes montrent combien les représentations que les enseignants se font de l’écriture peuvent conditionner l’entrée dans l’écrit de leurs élèves3.
4Dès 19924, C. Barré-De Miniac formule la problématique suivante : « Chaque individu est-il doté d’un rapport à l’écriture qui, même s’il se spécifie en fonction du contexte d’usage de celle-ci, présente une cohérence d’ensemble, ou bien l’usage scolaire et non scolaire se trouvent-ils en relative indépendance, voire en juxtaposition ? ». À partir de dix entretiens menés auprès d’enseignants de disciplines diverses, la chercheuse distingue ceux pour qui l’écriture est un travail impliquant le sujet, ceux qui voient en elle une technique intrinsèquement scolaire et enfin ceux pour lesquels l’écriture est une technique distanciée du sujet et qui minimisent le modèle scolaire. Elle montre que ces rapports divers à l’écriture sont « susceptibles de marquer la force et le mode d’investissement de celle-ci dans ses différents contextes d’usage ».
5En didactique de la littérature, les chercheurs québécois D. Simard et E. Falardeau font émerger chez de futurs enseignants quatre types de « rapport à la culture », après avoir défini celui-ci comme « un ensemble organisé de relations dynamiques d’un sujet situé avec des savoirs, des objets et des pratiques culturels »5. La chercheuse Judith Bruneau-Eymery, prolongeant ce modèle théorique par un « rapport à la lecture littéraire », analyse la manière dont ce dernier façonne les conceptions de l’enseignement de la littérature chez de jeunes professeurs en formation6.
6Tentant pour ma part de resserrer l’angle d’analyse, et postulant à l’instar d’autres didacticiens7 qu’il existe un continuum entre lecture et écriture, j’ai posé l’hypothèse d’une créativité didactique et pédagogique qui naîtrait de la créativité de la lecture empirique de l’enseignant : ce dernier est, parmi d’autres identités, un sujet lecteur-scripteur. Je prends appui sur la notion de « texte du lecteur8 » apparue en 2008 dans le champ des recherches en didactique de la littérature (sous l’influence des travaux de P. Bayard et de J. Bellemin-Noël), qui désigne l’apport du sujet lisant à ce qu’il lit, ce qui est attendu par les blancs du texte littéraire, mais aussi ce qui jaillit spontanément de sa créativité de lecteur empirique. Composite, fait d’éléments du texte lu, de retentissements intimes (sensations, souvenirs, fantasmes, goûts), de postures morales et idéologiques, de savoirs savants et expérientiels, etc. ce bruissement intérieur peut apparaître partiellement au grand jour comme texte plus ou moins fragmentaire (notamment dans certaines démarches proposées à l’école : carnet de lecture, écriture dans les marges…), il est à la source de nombreuses recréations artistiques, mais il infléchit peut-être aussi certains des gestes de la transmission.
7Sur ce point, je rejoins pleinement la thèse de C. Robet9, faisant du lector in fabula un scriptor in fabula, un lecteur en action, s’immisçant dans les blancs du texte pour les prolonger, les amplifier, les transformer, et trouvant dans ce gisement matière à écrire et à faire écrire10. Je poursuis ici la réflexion amorcée11 en supposant que le rapport privé de l’enseignant à l’écriture créative, arrimé en grande partie à ses pratiques de lecture, influe sur la manière dont il fait écrire ses élèves.
Les conditions de l’enquête
8Le questionnaire Google form12 envoyé par voie numérique entre le 29 septembre et le 15 novembre 2022 s’est donné pour objectif explicite de faire un état des lieux des pratiques d’écriture créative au collège et au lycée. Aucune question n’appelait de réponse obligatoire de la part des participants. Il était précisé à ces derniers que l’expression « écriture créative » englobait tous les écrits d’invention et d’appropriation, mais aussi des formes plus libres, détachées de supports textuels. Ce questionnaire a été adressé à tous les enseignants des académies de Besançon et de Grenoble (soit environ 3 000 destinataires), par la boite mail académique, via deux inspectrices de Lettres. Quelques enseignants contactés de manière privée dans diverses régions l’ont par ailleurs adressé à des collègues proches. 125 réponses ont été reçues13. L’enquête comporte 42 questions en quatre volets ainsi titrés : « vous êtes… »/ « votre rapport personnel à l’écriture créative »/ « l’écriture créative et/dans votre enseignement »/ « L’écriture créative et l’enseignement de la littérature ».
Tableau 1 : Identité des répondants.
Vous êtes… | 123 réponses |
Une femme | 86,2 % |
Un homme | 12,2 % |
Vous ne souhaitez pas répondre à cette question | 1,6 % |
9Dans les réponses obtenues, 74 enseignants, soit 59,7 %, enseignent en collège, 48 (38,7 %) dans un lycée général et technique, et 4 dans un lycée professionnel (3,2 %). Deux des répondants ont également des cours en classes préparatoires, deux à l’université, deux en BTS, un en licence PPPE14 au lycée, un dans un centre pénitentiaire, une dans une cité scolaire (collège et lycée). 10 enseignants sur 125 exercent dans le privé.
10Toutes les tranches d’âge de la population active sont représentées, avec une très faible proportion de très jeunes professeurs ou de professeurs proches de la retraite : manque de temps, ou d’intérêt pour la thématique ? Rien ne permet de répondre à cette question, de la même manière qu’aucun élément ne permet d’analyser le faible nombre de réponses reçues en regard du nombre d’enseignants sollicités.
11Il est intéressant d’observer que plus de 46 % des réponses émanent de professeurs expérimentés, dont l’âge se situe entre 41 et 50 ans. Dans l’échantillon analysé, 20 % des enseignants assurent des missions de formation. La question de l’écriture à l’école intéresse-t-elle prioritairement des professeurs aguerris, cherchant à renouveler ou à diversifier leur enseignement ? Cette hypothèse paraît plausible.
Tableau 2 : Âge des répondants.
Votre âge | 124 réponses |
20-25 ans | 0,8 % |
26-30 ans | 2,4 % |
31-35 ans | 15,3 % |
36-40 ans | 13,7 % |
41-45 ans | 23,4 % |
46-50 ans | 22,6 % |
51-55 ans | 14,5 % |
56-60 ans | 6,5 % |
+ de 60 ans | 0,8 % |
12Il s’agissait donc d’interroger les liens entre la relation personnelle à l’écriture des enseignants et leur pratique professionnelle tout en formant l’hypothèse d’une circulation souterraine entre les deux. Mais, avant de poursuivre, notons que ce panel de 125 personnes placées dans des situations d’enseignement variées est particulièrement favorable à l’écriture créative,
13Dans le domaine privé d’une part : à la question 10 « aimez-vous écrire ? », 112 personnes répondent par l’affirmative contre 13 seulement par la négative.
14Dans le domaine professionnel d’autre part : 82,6 % considèrent que l’écriture créative en classe de français est aussi importante que la lecture de littérature (contre 12,4 % la jugeant secondaire, q. 2215), tandis que la question de l’écriture créative paraît :
- sans intérêt 1 %
- secondaire par rapport à toutes les missions du professeur de français 4 %
- essentielle pour faire évoluer les pratiques : 60 %
- intéressante et stimulante : 79 %
15(q. 42)
Le versant personnel : la possibilité de l’écriture
Oui, j’aime écrire !
16La palette des 112 réponses positives présente des degrés d’intensité, allant d’un oui réticent (« oui et non ! C’est parfois un jeu, parfois un besoin mais cela peut aussi être douloureux »), empêché (« oui, mais je n’écris pas suffisamment » / « depuis que j’enseigne, j’ai tendance à beaucoup moins écrire pour mon propre plaisir »), laborieux (« c’est un exercice difficile, douloureux, parce qu’il me confronte à de nombreuses frustrations mais il m’apporte énormément »), à un oui enthousiaste et entier (« bien sûr ! J’adore ! »). Les 13 réponses négatives sont moins nuancées.
Une écriture à bas bruit ?
17Lorsqu’on interroge les enseignants sur le volume d’écrits produits (q. 11), plusieurs résultats interpellent. Sur les 124 réponses obtenues concernant la régularité dans l’écriture, on obtient les résultats suivants, classés ici par ordre décroissant16 :
Tableau 3 : Fréquence de l’écriture privée.
Nombre | Pourcentage | |
Vous écrivez un peu, de temps en temps, pour vous-même | 61 | 49,2 % |
Vous rêvez d’écrire et écrirez quand vous aurez le temps | 32 | 25,8 % |
Vous écrivez beaucoup, régulièrement pour vous-même | 29 | 23,4 % |
Vous écrivez, donnez vos textes à lire et cherchez à publier vos textes | 19 | 15,3 % |
Vous écrivez et avez déjà publié des textes | 15 | 12,1 % |
Vous écrivez et animez (ou avez animé) des ateliers d’écriture | 15 | 12,1 % |
Vous écrivez dans le cadre d’ateliers d’écriture | 14 | 11,3 % |
Vous êtes un enseignant écrivain jouissant d’une certaine notoriété | 1 | 0,8 % |
18On peut en effet être frappé par la forte proportion d’enseignants qui disent écrire un peu/ de temps en temps (49,2 %). Néanmoins, si on additionne ce résultat à celui qui rassemble tous ceux qui affirment écrire beaucoup et régulièrement, pour eux-mêmes (23,4 %), on obtient 72 % de personnes qui entretiennent un lien régulier avec l’écriture. C’est le versant très personnel de l’activité qui prime : peu d’enseignants participent à des ateliers d’écriture (11,3 %), peu d’entre eux ont publié ou cherchent à publier leurs textes (15,3 %), peu ont déjà publié (12,1 %).
1925,8 % des répondants se reconnaissent dans la proposition « vous rêvez d’écrire et écrirez quand vous aurez plus de temps » : ainsi, un quart d’entre eux portent un rêve d’écriture à portée de stylo, d’autres vies que la leur dans leur doublure, ou, pour reprendre les théories de Pierre Bayard, des mondes alternatifs remplis d’œuvres qui n’existent pas.
20Si l’on se penche à présent sur les réponses à la question 12, ouverte, « pour vous, écrire, c’est… », trois fonctions dévolues à l’écriture personnelle semblent émerger.
21Sa dimension introspective est, tout d’abord, présente dans plus de 50 réponses. On est frappé par les termes très forts qui évoquent un rapport viscéral à l’acte d’écrire : c’est une « nécessité », « ce qui m’a sauvé plus d’une fois », « essentiel », « une partie de moi », « un acte de libération ». Le lexique thérapeutique est très présent : « un acte de résilience », « un exutoire », une façon de « mettre en ordre et en forme des obsessions, des angoisses, des envies », « un exercice intime d’isolement et de franchise vis-à-vis de ses propres capacités et de ses propres défauts ». Il s’agit de se « soulager », de « s’exprimer, d’exulter ce que l’on ne peut dire ou un trop plein d’imaginaire », d’exprimer son humanité et son individualité », « de faire le point », de « pratiquer une introspection salutaire », de « soulager son esprit », de « hurler en silence »…
22Très corrélée à cette première fonction, on trouve, sans surprise, le plaisir de créer dans plus de 40 réponses. L’expérience de création est associée à une « jubilation », une « jouissance intellectuelle », au « plaisir », au « bonheur ». Elle conjugue trois satisfactions : le plaisir ludique de la manipulation verbale (« jouer avec la langue », « manipuler les mots de manière poétique », « se faire plaisir avec les mots », « travailler le plaisir esthétique de la langue », etc.), celui d’inventer un espace à soi (« se lancer dans un inconnu qui fait du bien », « créer une bulle », « s’évader », « aller là où on ne s’attend pas », « m’offrir un espace d’expression bénéfique à mon épanouissement », créer « un monde imaginaire où il fait bon vivre », « une respiration », « un espace-temps suspendu, clos, intérieur »), et enfin la jubilation de rendre son imaginaire capable d’inventer des personnages, des fictions et des univers.
23Observons que ces deux premières fonctions sont très présentes dans les témoignages d’écrivains, qui, comme les enseignants évoquent fréquemment l’activité d’écriture comme le fruit d’un irrépressible besoin se passant volontiers, dans un premier temps, de destinataires.
24Enfin, proche des deux premières, la troisième fonction de l’écriture personnelle, dans près d’un tiers des réponses reçues, serait d’exprimer une relation singulière au monde et aux autres. L’écriture est alors, dans cette perspective, « une façon de parler au monde », de « mettre en forme la réalité », de « prendre du recul », « une façon de participer au réel, de le percevoir depuis un angle qui questionne ». Ici encore, les destinataires sont très peu évoqués.
Une poétique du fragment
25La question 13 est formulée ainsi : « si vous écrivez, quels types de textes écrivez-vous, sous quelle forme (fragmentaire, aboutie, manuscrite, tapuscrite…), sur quels supports, dans quel cadre ? ».
26On est frappé par la récurrence du mot « fragment » qui apparaît plus de 60 fois dans les 110 réponses obtenues à cette question. Le terme se charge de différentes significations : il peut désigner tout d’abord le petit élément d’un ensemble plus vaste. L’enseignant de lettres qui apparaît dans cette enquête est un scripteur prolixe qui, par le lexique de la modestie, affirme écrire de multiples petits textes, comme les éclats d’une grande œuvre entrevue, qui ne verra peut-être jamais le jour, mais existe potentiellement dans son imaginaire. Ces bribes sont associées à l’usage de supports fragiles, comme en témoignent quelques-unes de ces réponses :
« journal intime (rarement aujourd’hui), brouillons manuscrits pour des poèmes ou des réflexions, textes à l’ordinateur pour des débuts de romans jamais aboutis »
/ « états d’âme sur feuilles volantes ou carnets de voyages » / « écrits fragmentaires, manuscrits ou tapuscrits, sur des feuilles volantes ou un cahier, sur un ordinateur portable ou le téléphone parfois » / « des bouts d’histoire ou de poèmes que je ne finirai jamais », / « récits plus ou moins aboutis ou en construction » /
« beaucoup de fragments sur des petits papiers de toutes sortes, et quand c’est le bon moment pour moi, j’en fais un livre (qui n’a pas pour but d’être édité, mais de former un récit désormais achevé » / « j’écris souvent des fragments, comme des petits mots sur mes carnets ou mon frigo […] des bouts de pensée pour moi, des traces de moments ou lectures, des coups de gueule » / « des ébauches inabouties de fiction…» / « mes écrits sont fragmentaires et n’aboutissent jamais à quelque chose de concret… »
27Mais le terme renvoie également, on le sait, à des formes littéraires brèves et condensées, très présentes dans les réponses obtenues, qui évoquent notamment de nombreux poèmes, haïkus, courts récits, petits récits du quotidien, nouvelles, saynètes de théâtre, scénarii de cirque, chansons, essais, textes pour enfants, cartes de célébrations, réalisations créatives accompagnées de collages/décorations.
28Dans l’échantillon, seule une enseignante est une écrivaine confirmée et reconnue, et deux autres ont publié des œuvres littéraires.
29Ainsi, le fragment renvoie à la fois à l’incomplétude et à l’urgence, à une écriture épurée, allant peut-être à l’essentiel, délivrée d’une mise en forme pour autrui, coûteuse en temps.
J’ai toujours un carnet dans mon sac
30Interrogés ensuite sur les déclencheurs probables de leur écriture (lieux inspirants, situations particulières, rituels… q. 14), les enseignants se distinguent peut-être d’autres scripteurs par une écriture présentée, ici dans un cinquième des réponses, comme contiguë à la lecture ou à d’autres expériences artistiques, notamment cinématographiques, comme ici : « l’inspiration surgit d’une image, un texte, une autre rencontre avec un autre art (théâtre, cinéma, podcast) ». L’envie d’écrire vient « en réponse à d’autres mots lus », elle fait écho à « la lecture abondante », à « la bibliothèque », à « des personnages forts et intéressants rencontrés au fil de mes lectures », aux « émotions esthétiques (œuvres d’art, expos) », à « la lecture de textes autobiographiques ou de poésie ». Si les répondants sont, de par leur métier, des lecteurs, observons que seuls quatre d’entre eux affirment puiser de l’inspiration dans leur vie professionnelle. Une enseignante pointe comme évènement déclencheur « la lecture analytique en classe souvent », une autre « l’écriture avec les élèves », le troisième l’envie « d’imiter les élèves pour expérimenter ce qu’ils ressentent », et un dernier observe évasivement : « l’EN17 est une magnifique source d’inspiration mais nous ne pouvons pas tout dire ».
31La question 15 est la suivante : « avez-vous identifié des habitudes liées à votre pratique de l’écriture (par exemple un carnet dans votre sac, tel stylo plutôt qu’un autre, des rendez-vous réguliers avec vous-même, le besoin de vous isoler ou le contraire ? » : dans les réponses, on a la confirmation ici que les enseignants sont, à l’instar du Bibliothécaire d’Archimboldo, des êtres de papier, de feuilles volantes, de cahiers et de carnets (plus de 30 occurrences), de feutres, crayons, stylos tour à tour ordinaires ou élégants. Les supports numériques fournissent une relative complémentarité au support papier, plus fréquemment mentionné. Dans ces réponses, est exprimée la conscience d’un rapport sensible avec les outils de l’écriture et d’un geste d’écriture toujours prêt à se déployer.
32Les nouvelles écritures numériques sont mentionnées, comme cette enseignante qui note :
J’écris en ligne une autobiographie fictive de ma grand-mère sur Twitter qui donne lieu à un tweet par jour.
33Ces dernières réponses du volet concernant le rapport personnel à l’écriture sont particulièrement détaillées, ce qui appelle trois remarques : elles contredisent le pourcentage évoqué précédemment de 49,2 % d’enseignants affirmant écrire peu, en suggérant au contraire une écriture certes modeste, produite à bas bruit mais constante, tissée à la trame du quotidien. Par ailleurs, elles corroborent l’hypothèse présentée plus haut selon laquelle l’écriture serait, pour de nombreux enseignants, une possibilité toujours à l’horizon, à portée de main et de vie. Enfin, de nombreuses précisions concrètes évoquent une expérience de l’écriture mûrie dans le corps sensible, comme le laissent penser ces observations :
[…] Un jour ou plutôt une nuit, avec du silence bien épais autour de moi, j’entre en écriture de façon très concrète, physique comme un coureur de fond.
34On relèvera enfin de très nombreuses mentions d’une écriture qui semble volée aux tâches professionnelles, comme l’observent ces différents professeurs :
Je n’ai que des moments volés à lui consacrer et la force mentale que cela me demande ne coïncide pas toujours avec mes interstices de liberté.
J’aimerais un jour arriver à finir un roman, pour le plaisir et la fierté d’aller au bout.
Manque de temps
L’écriture envahit toute ma vie
Du coup je la tiens à distance.
Dans l’espace-temps de la classe : une rencontre de co-scripteurs ?
Écrire / Faire écrire : une relation complexe
35Si l’on en vient à présent à la manière dont l’écriture personnelle semble s’articuler avec l’enseignement, on peut noter que ces enseignants, qui déclarent à 96 % faire pratiquer l’écriture créative à leurs élèves (q. 19), expriment la conscience d’une circulation plus ou moins souterraine entre leur relation personnelle à l’écriture et leurs mises en œuvre professionnelles.
36À la question 16 : « votre relation personnelle à l’écriture créative nourrit-elle d’une manière ou d’une autre votre enseignement ? », 68,3 % des répondants répondent « oui ». Les personnes interrogées sont nombreuses à compléter leur réponse de « remarques libres ». La prise de conscience d’un lien souterrain entre les deux pans de la vie ne signifie pas nécessairement que l’on comprenne la dynamique psychique qui serait à l’œuvre, comme le note cette enseignante :
Je n’y ai jamais pensé mais peut-être qu’inconsciemment cela a un impact sur ma façon d’aborder ma séquence poésie et de plonger chaque fois au cœur de l’écriture poétique d’écrivains.
37Les réponses montrent qu’on est ici dans une transmission inscrite dans une mémoire sensorielle et affective, très éloignée d’un simple enseignement de techniques scripturales. Elles esquissent une posture d’accueil et d’écoute, qui puise dans une expérience vécue ou appréhendée subjectivement, à laquelle on aimerait initier les élèves.
J’ai conscience des émotions parfois très fortes et douloureuses qui peuvent accompagner l’écriture et je sais mieux accueillir et accompagner mes élèves, je sais à quel point on peut se mettre à nu, se sentir vulnérable quand on écrit.
Je pense être plus attentive aux « petits riens » des élèves (les « petits » scripteurs développent souvent des stratégies d’écriture formidables !)
38On propose des pistes que l’on aimerait soi-même explorer :
Le sujet a besoin de me plaire pour que je puisse le présenter de manière enthousiaste.
Je fabrique souvent mes consignes d’écriture m’imaginant moi-même écrire ce que je demande.
39Interrogés sur l’enrichissement éventuel apporté à leur enseignement et à la relation avec leurs élèves (q. 34), les enseignants répondent à la quasi-totalité par l’affirmative, à l’instar de cette enseignante :
Par l’écriture créative, je crois que le professeur de français se sent moins fabricant en série de commentaires de textes stéréotypés, plus libre, moins dans un moule. Il vit avec les élèves une aventure et il fait ressentir ce qu’est vraiment la littérature en train de se faire (une somme de choix à faire, très concrètement).
40Une relation faite de « complicité », « confiance », « plaisir », de « rêve », de « partage », de « bienveillance » se dessine. Les élèves sont perçus sous un autre jour, sous l’angle de leur « sensibilité », de leurs « talents ». Un espace-temps différent du cadre habituel surgit tandis que des gestes professionnels nouveaux se dessinent qui demanderaient une analyse plus approfondie : l’enseignant passeur d’écriture autorise symboliquement la circulation entre lecture et écriture, l’appropriation du matériau langagier, les détournements ludiques de textes canoniques. En lecteur expert, attentif aux qualités esthétiques, à la musicalité, au rythme, à l’inventivité, il manifeste peut-être une forme de lâcher prise, une disponibilité particulière pour « écouter » les textes produits, : « on prend le temps de les relire, chacun, très attentivement ». Des ressources pour guider et accompagner sont mentionnées : 86,8 % des enseignants qui ont répondu affirment aider les élèves, les guider tandis que 57 % leur proposent un retour personnalisé (q. 33). Les enseignants expriment à plusieurs reprises le fait que l’écriture créative bouscule la relation maître-élève, le statut de l’écrit scolaire et celui de la littérature.
41Et inversement, 58,8 % des répondants considèrent que leur enseignement nourrit d’une manière ou d’une autre leur relation personnelle à l’écriture créative (q. 17).
42Ici encore, si le jeu d’influence réciproque est difficile à analyser, une part de stimulation est suscitée par certains gestes professionnels, comme « la quête et l’étude de textes », « l’étude régulière de la langue », « l’aide apportée aux élèves en tant que lecteur expert » qui permettent « d’avoir un regard critique sur ce qu’on produit », « la lecture analytique (qui) conduit assez naturellement à l’appropriation du style de l’auteur ». Et il y a aussi la circulation de désir, attisée par les ateliers menés aux côtés des élèves.
43Sur ce point, il est frappant d’observer que si l’enseignant est parfois lui-même celui qui désinhibe les élèves en désacralisant l’écriture, c’est aussi l’inverse qui peut se produire, la classe devenant le lieu d’un élan vers l’écriture, dans une forme d’insouciance retrouvée :
Voir mes élèves écrire en classe me permet de dire que je peux le faire aussi/
Des élèves me font lire ce qu’ils écrivent en privé comme des romans, des nouvelles et des poèmes et je les admire pour cela/
Faire écrire mes élèves sur des sujets palpitants me donne envie d’écrire/
Je m’inspire parfois des idées de mes élèves sur certains travaux d’écriture/
Les idées des élèves et les activités proposées obligent l’enseignant à se remettre en question et à être toujours plus créatif…/
Je fabrique souvent mes consignes d’écriture m’imaginant moi-même écrire ce que je demande.
44Dans ce rapport d’initiation inversé, l’enseignant pourrait trouver un moyen de s’affranchir pour lui-même de l’ombre pesante du grand auteur, qui apparaît à plusieurs reprises :
Je crois que le regard du prof sur “mes” textes est parfois lourd pour être complètement libre ainsi que les très nombreuses lectures d’auteurs tellement talentueux/
On se sent bien petit face aux grands auteurs/
J’ai souvent pensé que j’écrirais mais je suis arrêtée par tous les auteurs brillants que je lis, cela me remet à ma place de lectrice.
45Ainsi, à la différence d’autres grands scripteurs que l’on trouve par exemple chez les journalistes, les artistes, les libraires, les bibliothécaires, ou dans d’autres « métiers du livre », l’enseignant tisse un lien très particulier à l’espace de la classe, dans lequel il peut à la fois déléguer des projets d’écriture et voir naître des idées, insuffler et puiser l’énergie d’écrire.
46Mais pour faire écrire, faut-il écrire soi-même (q. 40) ? La réponse est fort loin d’être tranchée. De manière très équilibrée, un tiers de l’échantillon répond oui, un autre tiers non, et le dernier ne sait pas. Certains enseignants affirment écrire peu et sont très engagés au service de l’écriture de leurs élèves. D’autres écrivent énormément, voire publient, et citent avant tout des écrits académiques.
47Ne ressentant pas la nécessité d’écrire eux-mêmes, des enseignants remarquent :
On voit que le père de Colette avait ce désir et qu’il a laissé des cahiers blancs, n’étant jamais parvenu à écrire sérieusement, alors que ce désir inassouvi a certainement donné à Colette le goût d’écrire…/
Il suffit selon moi d’aimer les mots et de savoir, d’apprécier se mettre à l’écoute des paroles qui s’écrivent dans les textes d’élèves ou d’auteurs…/
Je pense qu’il faut aimer lire…
48On pourrait former l’hypothèse que, dans bien des cas, les professeurs amateurs d’écriture font écrire ces cahiers blancs de leurs œuvres rêvées à leurs élèves, ils leur délèguent le soin d’écrire ce qu’eux-mêmes pour diverses raisons, n’écriront pas. S’effacent-ils pour leur laisser la place ?
49En tout cas, il semble que le passeur du goût d’écrire soit celui qui, avant tout, parvient à déplier symboliquement des pages virtuelles, par un ensemble de gestes précis qui resteraient à recenser, et à créer les conditions pour qu’elles soient remplies par ses élèves.
Pourquoi, comment et quoi écrire ?
Pourquoi faire écrire les élèves ?
50On peut être frappé d’observer que les réponses à cette question 30 font pleinement écho à la question « pourquoi écrivez-vous ? ». Les enseignants qui écrivent le font prioritairement pour développer une expression personnelle : la fonction première dévolue à l’écriture créative est d’apprendre aux élèves à en faire autant (60 % des réponses). En écrivant eux-mêmes, ils s’inventent des espaces de liberté source de plaisir : il s’agit au deuxième rang dans les réponses, de « développer l’imaginaire des élèves ». On observe dans ce résultat la confiance accordée à la portée émancipatrice du langage : savoir écrire, c’est avant tout apprendre à penser, et à penser au sein d’une collectivité qui partage les mêmes codes puis c’est apprendre à s’évader. On voit aussi dans la réponse à la question suivante la place tenue par le « plaisir d’écrire », qui fait écho au lexique de la jubilation évoqué plus haut. Qu’espérez-vous produire quand vous faites écrire vos élèves18 ?
Tableau 4 : Les raisons de faire écrire.
Susciter le plaisir d’écrire, développer la créativité des élèves | 120/123 | 97,6 % |
Encourager une aisance rédactionnelle | 95 | 77,2 % |
Encourager l’expression et la connaissance de soi | 89 | 72,4 % |
Préparer, accompagner, prolonger l’étude d’un texte ou d’une œuvre | 83 | 67,5 % |
Favoriser la motivation des élèves pour le travail sur les œuvres littéraires | 78 | 63,4 % |
Développer une sensibilité esthétique | 72 | 58,5 % |
Favoriser des projets de classe, une dynamique collective | 71 | 57,7 % |
Favoriser l’appropriation des procédés stylistiques | 69 | 56,1 % |
Aider les élèves à enrichir leur vocabulaire | 66 | 53,7 % |
Créer des moments conviviaux, ludiques | 63 | 51,2 % |
Encourager des pratiques d’écriture privées | 57 | 46,3 % |
Partager le plaisir que vous ressentez vous-même à écrire | 54 | 43,9 % |
Donner envie de lire | 53 | 43,1 % |
Préparer accompagner, prolonger une lecture cursive | 50 | 40,7 % |
Favoriser un partage oral en classe | 46 | 37,4 % |
Préparer, accompagner, prolonger une séquence | 44 | 35,8 % |
Favoriser une mémoire des textes étudiés en classe | 35 | 28,5 % |
51On voit que les trois propositions les plus citées renvoient au développement d’une relation personnelle épanouie avec l’écriture et à la lecture. On observe par ailleurs la place tenue par l’écriture dans la dynamique de classe, qui passe bien avant la programmation dans des séquences. Plusieurs enseignants mentionnent également, dans les remarques libres, l’activation d’une confiance en soi chez les élèves les plus en retrait.
52La question 25 portant sur la régularité de l’écriture dans la classe donne le résultat suivant :
Tableau 5 : Fréquence de l’écriture en classe.
Régulièrement | 68,9 % |
Quand l’idée vous vient selon votre intuition | 42,9 % |
Lors de chaque séquence | 37 % |
En dehors de la progression annuelle, de manière ludique et libre. | 28 % |
Très souvent, avec plaisir, au-delà des programmes | 16 % |
53Le résultat à la question 31, portant sur les formats d’écriture proposés aux élèves est très instructif sur la présence en classe de nombreux écrits intermédiaires au statut hybride : écrits bruts, premiers jets, écrits évalués, écrits manuscrits, écrits tapuscrits, saisis à l’ordinateur, réalisés en classe, à la maison, conjugués à d’autres arts, lus en classe ? Une forte proportion de répondants coche la quasi-totalité des cases. Se dessine la présence discrète mais têtue, d’une écriture omniprésente, qui fait écho à cette écriture personnelle des interstices de la vie évoquée plus haut. Se dessine aussi une pratique de l’écriture créative liante, fédératrice, source de plaisir, qui comble les blancs du cours de français, arrondit les angles, à mi-chemin entre l’écrit de travail, l’écrit gratuit, la bulle de décompression, des moments volés aux choses sérieuses, et qui surgit dans l’instant par intuition : une écriture à bas bruit, à peine audible, peut-être en grande partie méconnue.
« Ajouter leur voix au chant du monde » : quelles propositions d’écriture ?
54Voici les réponses obtenues à la question 28 portant sur la fabrique des propositions et répondant à la question : comment créez-vous vos propositions d’écriture ?
Tableau 6 : La fabrique des propositions
Sur 122 réponses | Pourcentage | |
À partir de votre intuition, de votre créativité pédagogique, comme cela vient | 109 | 89,3 % |
À partir de votre lecture personnelle des textes étudiés | 96 | 78,7 % |
À partir de manuels divers | 45 | 36,9 % |
À partir de propositions circulant dans les ateliers d’écriture | 39 | 32 % |
À partir de modalités d’écriture que vous pratiquez vous-même dans votre vie privée | 35 | 28,7 % |
À partir de suggestions fournies par les Instructions officielles | 27 | 22,1 % |
À l’aide de sites dédiés à l’enseignement des Lettres | 25 | 20,5 % |
À partir d’ouvrages de didactique | 1 | 0,8 % |
55Deux chiffres sont importants : 78,7 % des personnes interrogées prennent appui sur leur lecture personnelle pour créer des propositions d’écriture. Ce résultat confirme les travaux des didacticiens sur la créativité du lecteur empirique et l’hypothèse selon laquelle la lecture subjective de l’enseignant est un potentiel gisement de créativité pédagogique19. Le scriptor in fabula20 pour décrire le processus de création de propositions d’écriture est pleinement à l’œuvre et guide sans doute l’enseignant vers des propositions d’écriture. Le second chiffre intéressant est la place accordée à l’intuition, à la créativité pédagogique (89,3 %), car il dessine un espace d’inventivité hic et nunc propre à chaque situation d’enseignement donnée. Cette « intuition » mériterait d’être explorée plus avant. On voit également la part moindre mais non négligeable représentée par des propositions partagées, à la croisée entre pratiques sociales et pratiques standardisées circulant dans des ouvrages ou sites de référence.
Quelles productions ?
56Si l’on se penche à présent sur les types d’écrits proposés (q. 26), on distingue quatre ensembles qui ne s’excluent pas les uns et les autres.
57Le premier rassemble toutes les propositions qui favorisent, selon l’expression consacrée par l’Institution et très répandue dans les réponses, une meilleure « maîtrise de la langue », un réinvestissement des notions vues en classe. L’écrit créatif est conçu comme permettant à l’élève de « mettre les mains dans le cambouis de la langue », note un enseignant. Il s’agit de développer chez les élèves des compétences au long cours : connaissance des rouages de la grammaire, d’un lexique ample, de procédés stylistiques divers. Dans les exemples donnés, la créativité est présentée comme ce qui donne du sens à l’écrit scolaire, et favorise selon les enseignants la confiance en soi et l’aisance rédactionnelle21.
58Un deuxième ensemble, le plus représenté, rassemble de très nombreuses consignes qui se situent, d’une façon ou d’une autre, dans le prolongement des lectures : il est demandé aux élèves d’écrire selon des codes, des normes, à la manière de ; d’écrire un conte, un rondeau, une nouvelle fantastique, une scène de théâtre, de transposer, poursuivre, réécrire un texte lu ou étudié22, etc. Si l’on est ici dans une tradition scolaire éprouvée et pleinement en phase avec les prescriptions institutionnelles du collège et du lycée, on peut être frappé par l’inventivité des propositions, sans doute puisées dans la créativité lectorale de l’enseignant, comme en témoigne très bien Valérie Droin23, enseignante en lycée, dans son analyse d’un projet pédagogique autour d’Alcools dans une classe de 1ère.
59Un troisième type de propositions réunit des activités qui s’acheminent, tant dans leur déroulé que dans la formulation des propositions, vers les ateliers d’écriture24. Il arrive souvent que les consignes d’écriture prennent appui sur la lecture d’un texte source, mais à la différence de précédemment, le sujet scripteur sollicité se situe à la lisière de la sphère scolaire et de la sphère privée ; il est parfois invité à vivre une véritable immersion sensorielle (objets, parfums, bruitages) dans une scénarisation du moment d’écriture.
60On retrouve dans de nombreux exemples la dimension heuristique prêtée à l’écriture (« un carnet pour mieux se connaître en 6e », « un Projet sur la danse « mon corps t’es qui ? », « une lettre de non motivation », « un jogging d’écriture… »). De nombreux échanges d’idées25 se font par les réseaux sociaux, dans un partage de pratiques non descendant. Les enseignants mentionnent l’influence de quelques animateurs d’ateliers d’écriture : François Bon, Eva Kavian, de très rares ouvrages de didactique.
61Enfin, un quatrième et dernier ensemble regroupe des projets d’envergure. 53 % des personnes ayant répondu affirment avoir amené une ou plusieurs classes à la réalisation ponctuelle ou réitérée d’un recueil collectif tandis que 46 % disent créer des évènements autour des écrits de leurs élèves (q. 27). On trouve notamment des performances vocales ou théâtrales, la participation à des concours d’écriture nationaux, des projets multimodaux, des publications, des expositions, des spectacles, des partenariats avec des musées, des lieux de mémoires ou des librairies.
62Dans la plupart de ces projets à forte dynamique collective, une grande attention est prêtée au processus de l’écriture, inscrit dans le circuit de la réception. Le professeur devient l’éditeur plus ou moins artisanal des textes de ses élèves26 reçus par une communauté de lecteurs, qui va de la classe, l’établissement, la ville, à un lectorat plus vaste et anonyme. Dans un témoignage émouvant, Françoise Cahen27 souligne l’aboutissement d’un projet avec Annie Ernaux :
Nous garderons au cœur la lettre merveilleuse d’Annie Ernaux, qui restera l’un des moments les plus magiques de notre carrière d’enseignante : les élèves ont créé à leur manière une œuvre collective, lue à son tour par l’autrice qu’ils étudiaient, et c’est une sorte d’inversion fabuleuse de la relation entre les lecteurs et l’écrivaine qui s’est produite dans la classe.
63Des espaces réels ou virtuels non scolaires peuvent être investis, comme une plate-forme touristique qui publie un conte écrit par des élèves, une ville qui ponctue un sentier de panneaux poétiques réalisés par un lycée28. Des sites dédiés à l’enseignement des Lettres se font l’écho de telles aventures, comme par exemple Le Café pédagogique.
64Enfin, il est intéressant d’observer le rôle ambigu dédié à l’Institution scolaire par les répondants. On connaît l’aporie dans laquelle se trouve l’écriture créative à l’école : prescrite, elle se sclérose. Laissée à la liberté des professeurs, elle tend à disparaître des pratiques comme c’est le cas actuellement au lycée.
65Dans l’échantillon des réponses à la question 35, 45 % des personnes regrettent la disparition de l’écrit d’invention, 33 % ne la regrettent pas, 17 % se disent sans avis. 77 % d’entre elles aimeraient que l’écriture créative ait une plus grande place dans l’enseignement de la littérature, même si de nombreux professeurs de collège soulignent que cette place existe (q. 37). Les professeurs de lycée déplorent, quant à eux, la surcharge des programmes qui rend la pratique de l’écriture créative quasi-impossible (q. 41). Dans l’ensemble, nombre des personnes interrogées dénoncent le manque de temps, de formation et la surcharge des classes pour transmettre le plaisir d’écrire. Pourtant, qu’ils évoquent des pratiques éphémères ou des projets chronophages de grande ampleur, volés aux « choses sérieuses », les enseignants décrivent aussi une bulle de liberté dans laquelle tout indique qu’ils ne veulent pas d’intrusion.
66L’avenir de l’écriture créative à l’école ne se joue-t-il pas davantage du côté de la formation initiale et continue des professeurs que du côté des prescriptions institutionnelles ? Puisqu’il s’agit pour les enseignants de s’autoriser à autoriser les élèves à être des auteurs ?
Conclusion provisoire
67Cette enquête, qui resterait à élargir et à approfondir, laisse entendre que les enseignants de Lettres seraient davantage des écrivants formant des écrivants, sans que ce statut soit en compétition avec le statut d’écrivain. La construction d’un rapport confiant à l’écriture chez leurs élèves l’emporte sur la production finale, contrairement à ce qui se passe pour la dissertation et le commentaire littéraire mais aussi dans l’institution littéraire.
68Porteurs de rêves d’écriture qui trouvent un certain accomplissement en classe, ces enseignants nouent avec leurs élèves, dans les temps dédiés à l’écriture créative, une relation très complexe qui resterait à analyser plus précisément.
69Le professeur passeur d’écriture, passeur d’une expérience, d’un savoir phénoménologique intériorisé plus que d’un savoir-faire, n’écrit pas nécessairement lui-même. L’engagement dans les pratiques d’écriture scolaire n’est pas nécessairement proportionnel à l’engagement dans les pratiques d’écriture privées.
70Il est frappant d’observer l’ampleur croissante prise par les réponses au fil du questionnaire, comme si ce dernier était l’occasion d’une prise de conscience de l’omniprésence de l’écriture tant dans la vie personnelle que professionnelle, d’une écriture toujours en processus, rarement aboutie mais toujours porteuse de liberté.
Annexe : questionnaire de l’enquête
71Cette enquête a pour objectif de faire un état des lieux des pratiques d’écriture créative au collège et au lycée. L’expression « écriture créative » englobe les écrits d’invention, les écrits d’appropriation… mais aussi des formes plus libres, détachées de supports textuels, tout ce qui peut s’apparenter à une écriture littéraire, fût-elle balbutiante.
Vous êtes :
72Les informations me permettant de mieux vous situer resteront confidentielles.
- Votre prénom, votre nom, un pseudonyme pour vous citer et votre région d’exercice
- Le nom de votre établissement d’exercice
- Vous êtes un homme / une femme / vous ne souhaitez pas répondre à cette question
- Vous enseignez le français dans un collège / dans un lycée général et technique /dans un lycée professionnel/ dans une cité scolaire /dans l’enseignement public /dans l’enseignement privé/en classes préparatoires / autres.
- Votre âge
- Vous enseignez depuis quelle année ?
- Assurez-vous des missions de formation ?
- Vos classes en 2022-2023
- Ce questionnaire vous a été transmis par…
Votre rapport personnel à l’écriture créative
73Cette rubrique éclaire votre relation personnelle à l’écriture, n’hésitez pas la compléter par des remarques libres.
- Aimez-vous écrire ?
- Vous écrivez… : vous n’écrivez pas / un peu, de temps en temps, pour vous-même / beaucoup, régulièrement pour vous-même / dans le cadre d’ateliers d’écriture /…et vous animez ou avez animé des ateliers d’écriture /…et donnez vos textes à lire et cherchez à publier vos textes /…et avez déjà publié vos textes /… vous rêvez d’écrire, et vous écrirez quand vous aurez plus de temps /…vous êtes un enseignant écrivain jouissant d’une certaine notoriété / autre.
- Pour vous, écrire c’est…
- Si vous écrivez, quels types de textes écrivez-vous, sous quelle forme (fragmentaire, aboutie, manuscrite, tapuscrite..), sur quels supports, dans quel cadre ?
- Avez-vous identifié des déclencheurs probables de votre écriture ? (lieux qui vous inspirent, situations particulières, rituels… ?)
- Avez-vous identifié des habitudes liées à votre pratique de l’écriture ? (par exemple un carnet dans votre sac, tel stylo plutôt qu’un autre, des rendez-vous réguliers avec vous-même, le besoin de vous isoler ou le contraire…)
- Votre relation personnelle à l’écriture créative nourrit-elle d’une manière ou d’une autre votre enseignement ? Oui/non/autre/commentaire éventuel.
- Inversement, votre enseignement nourrit-il d’une manière ou d’une autre votre relation personnelle à l’écriture créative ? Oui/non/autre/commentaire éventuel.
- Remarques libres sur votre pratique personnelle de l’écriture.
L’écriture créative et/dans votre enseignement
74Il s’agit ici de mieux connaître les pratiques des enseignants et non de les juger ou de les évaluer.
- Faites-vous pratiquer à vos élèves des écrits créatifs ? oui/non/autre.
- Si NON expliquez pourquoi et rendez-vous directement à la rubrique suivante.
- Si OUI, pourquoi faites-vous écrire vos élèves ?
- Concevez-vous l’écriture créative en classe de français plutôt comme… : secondaire par rapport à la lecture de littérature/ aussi importante que la lecture de littérature/ plus importante que la lecture de littérature.
- Pourquoi ?
- L’écriture créative en classe de français s’inscrit… : nécessairement dans le prolongement du dire / pas nécessairement dans le prolongement du lire / Pourquoi ?
- Si OUI, faites-vous écrire vos élèves : occasionnellement / régulièrement / lors de chaque séance / lors de chaque séquence / en dehors de la progression annuelle de manière ludique et libre/sur la base du volontariat / quand l’idée vous vient selon votre intuition / dans la contrainte, rarement, juste pour respecter les incitations des programmes/ très souvent, avec plaisir, bien au-delà des programmes / autre.
- Quel type d’écrit créatif faites-vous volontiers pratiquer à vos élèves ? Donnez quelques exemples récents, dont au moins un exemple précis.
- Est-ce qu’il y a une activité d’écriture que vous êtes particulièrement fier(e)/ satisfait(e) d’avoir proposée à vos élèves et si oui pourquoi ? (liée par exemple à un projet pédagogique, débouchant sur une publication collective, un spectacle, une exposition ou autre… n’hésitez pas à donner des précisions et/ou des photos).
- Comment créez-vous vos propositions d’écriture ? À partir de votre lecture personnelle des textes étudiés / à partir de manuels divers / à l’aide de sites dédiés à l’enseignement des Lettres / à partir de propositions circulant dans des ateliers d’écriture / à partir des modalités d’écriture que vous pratiquez vous-même dans votre vie privée / à partir des suggestions fournies par les instructions officielles / autre.
- Certaines lectures théoriques, par exemple sur les ateliers d’écriture, vous guident-elles quand vous faites écrire vos élèves ? Si oui, lesquelles ?
- Qu’espérez-vous produire quand vous faites écrire vos élèves ? Susciter le plaisir d’écrire, développer la créativité des élèves / encourager des pratiques d’écriture privées / favoriser l’appropriation des procédés stylistiques / favoriser un partage oral en classe / favoriser la motivation des élèves pour le travail sur les œuvres littéraires/ préparer, accompagner, prolonger l’étude d’un texte ou d’une œuvre / préparer, accompagner, prolonger une séquence / préparer, accompagner, prolonger une lecture cursive / favoriser une mémoire des textes étudiés en classe / favoriser des projets de classe, une dynamique collective / encourager une aisance rédactionnelle / encourager l’expression et la connaissance de soi / créer des moments conviviaux, ludiques / développer une sensibilité esthétique / aider les élèves à enrichir leur vocabulaire / donner envie de lire / partager le plaisir que vous ressentez vous-même à écrire / autre.
- Sous quelle forme ? Vous faites écrire… : des écrits bruts, des « premiers jets » / faisant l’objet d’une ou plusieurs réécritures / évalués / manuscrits / saisis à l’ordinateur / réalisés en classe / réalisés à la maison / conjugués à d’autres formes d’expression artistique, dessin, peinture, photographie, musique... / lus à l’oral, devant la classe / des écrits s’inscrivant dans un projet pédagogique d’ensemble (recueil collectif, réalisation collaborative, mises en voix, etc.) / autre.
- Le devenir des écrits créatifs de vos élèves : vous les amenez à la réalisation de recueils individuels ou collectifs / vous leur demandez d’utiliser un support précis (carnet, portfolio…) / vous créez des évènements autour de leurs textes (lectures au CDI, enregistrement à voix haute par exemple) / vous essayez de les emmener jusqu’à la publication de leurs textes/ vous ne faites rien de tout cela / autre.
- Quel accompagnement apportez-vous aux élèves ? Vous testez d’abord pour vous-même les consignes que vous proposez aux élèves / vous aidez les élèves, vous les guidez d’une manière ou d’une autre / vous leur proposez un retour personnalisé, différent d’une correction traditionnelle / vous lisez votre propre texte aux élèves / vous accompagnez les moments d’écriture de documents divers, témoignages, textes d’écrivains, etc. / autre.
- Faire écrire vos élèves, lire et écouter leurs textes créatifs enrichit-il d’une manière ou d’une autre votre enseignement de la littérature et votre relation aux élèves ?
- Regrettez-vous la disparition de l’écrit d’invention au baccalauréat ? Pourquoi ?
- Remarques libres sur la place tenue par l’écriture créative dans votre enseignement.
L’écriture créative et l’enseignement de la littérature
- Pensez-vous qu’une plus grande place devrait être laissée à l’écriture créative dans l’enseignement de la littérature ? Pourquoi ?
- Pensez-vous que l’enseignement de la littérature devrait passer par une pratique de l’écriture littéraire, comme celui de la musique ou de la peinture ?
- Pensez-vous qu’on puisse apprendre à écrire, comme on apprend à peindre ou à jouer d’un instrument de musique ?
- Pensez-vous que pour donner le goût d’écrire il soit nécessaire d’écrire soi-même ?
- À quelles difficultés se heurte selon vous la pratique de l’écriture créative à l’école ?
- La question de l’écriture créative à l’école est-elle à vos yeux : sans intérêt / secondaire par rapport à toutes les missions du professeur de français / intéressante et stimulante / essentielle pour faire évoluer les pratiques / autre.
Notes de bas de page
1C. Barré-De Miniac, Le rapport à l’écriture, Aspects théoriques et didactiques, 2000.
2Au cœur des « XXIIes Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature sur l’enseignant lecteur scripteur de littérature », Grenoble, 9 -11 juin 2021.
3C. Barré-De Miniac, « Les enseignants et leur rapport à l'écriture », Études de communication no 13, 1992, p. 99-114. Voir aussi J. Lafont-Terranova, D. Colin « Les enseignants de collège et l’écriture : des déclarations aux représentations » dans Pratiques : linguistique, littérature, didactique, no 115-116, 2002. « Avant-Propos : Pratiques et l'écriture », p. 167-180.
4Enquête citée ci-dessus.
5É Falardeau et D. Simard, Le rapport à la culture des enseignants : proposition d’un cadre théorique, Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, 2007, p. 131-150.
6J. Eymery-Bruneau, Le rapport à la lecture littéraire. Des pratiques et des conceptions de sujets-lecteurs en formation à l'enseignement du français à des intentions didactiques, thèse de doctorat, 2010.
7Voir notamment les travaux d’A. Rouxel.
8B. Shawky-Milcent, « Ça a bien marché ! » : de la créativité lectorale à la créativité didactique et pédagogique dans la conduite d’une lecture analytique en classe », 2020.
9C. Lejeune Robet, Scriptor in fabula, essai de conceptualisation d’une pratique d’écriture créative, thèse de doctorat, Université Aix Marseille, 2019.
10Voir supra, entretien avec C. Robet.
11Objet d’une publication à venir sur « le texte du lecteur enseignant ».
12En annexe.
13De vifs remerciements sont adressés à toutes les personnes qui ont fait circuler le questionnaire (et notamment V. Salvetat, M. Clo-Saunier et J.-M. Le Baut) ou qui ont pris le temps d’y répondre. Les résultats complets de l’enquête sont envoyés sur demande.
14Préparation à la profession de professeur des écoles.
15q. : abréviation de « question » dans la suite de l’article.
16Ordre différent du questionnaire. Les répondants pouvaient cocher plusieurs réponses et compléter les propositions. 4 personnes mentionnent des publications pédagogiques ou universitaires, une évoque un livre paru en autoédition, une des publications sur internet.
17L’Éducation nationale…
18Les résultats sont présentés par ordre décroissant pour des raisons de lisibilité, mais les propositions figuraient dans un ordre aléatoire. Plusieurs réponses pouvaient être cochées.
19B. Shawky-Milcent, art. cité.
20C. Robet, ouvr. cité.
21Ex. « En 6e, utiliser toutes les négations possibles pour décrire un pauvre orphelin démuni ; en 3e, même chose avec en plus des modalisateurs, pour entamer l'autobiographie d'un amnésique (…) En 5e, donner une phrase tremplin pour la rédaction de quelques lignes descriptives qui puissent faire appel aux sens » (Charlotte).
22Ex. « Des traces de lectures libres ou avec quelques déclencheurs sur un carnet ; des lettres ; des poèmes ; des réactions de lecture sur post it ; des récits de souvenirs, commentaires de photos ; dialogues imaginaires avec tel ou tel personnage de roman ou de pièce de théâtre » (Emmanuelle D.).
23V. Droin « Incitations à la lecture poétique », revue en ligne Poédiles, no 1, N. Brillant Rannou et C. Boutevin (dir.) https://carnets-poediles.pergola-publications.fr/index.php?id=110, 2023 [consulté le 01/09/2023].
24Ex. « À partir d'un ticket de caisse d'hypermarché, j'ai demandé à une classe de seconde d'écrire une lettre adressée à son propriétaire afin de lui dire comment on l'imaginait, lui dire aussi pourquoi on avait envie (ou pas) de le rencontrer » (Pierre-Antoine B.).
25Voir sur Instagram « La bande à Baudelaire », « La légèreté des lettres », etc.
26Comme Marie qui publie à ses frais un conte d’héroic fantasy écrit par ses élèves.
27Voir les riches propositions de F. Cahen sur le site de l’académie de Créteil.
28Voix-Elorn, les lettres au lycée de l’Elorn, http://www.voix-elorn.com/ [consulté le 01/09/2023].
Auteur
Université Grenoble Alpes, Litt&Arts
IdRef : 181676672
Bénédicte Shawky-Milcent est maîtresse de conférences à l’Université Grenoble Alpes (UFR LLASIC) et membre de l’UMR Litt&Arts. Ses recherches portent sur la transmission des classiques, la lecture et l’écriture des adolescents, l’enseignant lecteur et scripteur. Sa thèse sur « l’appropriation des œuvres littéraires par les élèves de seconde » a été publiée en 2016 aux PUF. Elle a écrit de nombreux articles sur la didactique de la littérature.
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