Pourquoi tous les profs de littérature ne sont pas (formés comme) des écrivains ?
p. 185-200
Texte intégral
C’est en lisant qu’on devient liseron, et en écrivant qu’on devient écriveron.
(Raymond Queneau, Les temps mêlés, 1941)
Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire.
(Le perroquet Laverdure, dans Zazie dans le métro, 1959)
La littérature, ce n’est pas ce qui s’enseigne
1Cette contribution est issue de pérégrinations un peu hasardeuses à travers quelques frontières disciplinaires. Lorsque j’ai lu l’intitulé des XXIIes Rencontres1, L’enseignant lecteur-scripteur de littératures, j’ai spontanément compris l’énoncé « scripteur de littératures » comme renvoyant au travail de l’artiste spécialisé dans les arts du langage, et je me suis demandé pourquoi on n’avait pas tout de suite utilisé le mot « écrivain », qui désigne usuellement ce spécialiste. Et des incursions en terres étrangères (arts plastiques, musique, danse, arts du cirque, design…), j’ai rapporté cette question : pourquoi les professeurs de littérature ne sont-ils pas tous sinon des « écrivains » en titre, producteurs de littérature, mais au moins formés par la pratique de la littérature comme écrivants, alors même que leurs collègues des autres disciplines artistiques sont tous des praticiens de leur art, et au moins formés comme tels ?
2Il me semble en effet que dans plusieurs des ateliers, des conférences (celle d’AMarie Petitjean, celle de Nathalie Brillant Rannou2) et surtout en écoutant les écrivains-enseignants qui ont été invités aux XXIIes Rencontres nous avons évoqué souvent un étrange paradoxe, un interdit, une forclusion : semble absente de la classe la littérature-comme-pratique, la littérature comme art, à savoir comme art manuel, comme art plastique, nous a dit Bernard Friot.
3C’est un premier étonnement : quel personnage étrange que cet « enseignant scripteur de littérature(s) » qui n’écrit jamais de littérature, ou même, comme l’a dit Nathalie Brillant Rannou, qui aurait peur d’écrire de la littérature tout autant qu’il redouterait de faire écrire de la littérature – ce qui n’est pas faire rédiger. Or, qui est vraiment scripteur de littérature, sinon celui qui pratique les arts du langage, comme le musicien pratique la musique, le plasticien les arts plastiques, le danseur la danse. Soit celui qui se risque à faire l’expérience pratique de l’écriture « réputée3 » littéraire, de l’écriture comme art. Et qui n’est pas nécessairement un professionnel, pouvant n’être « que » cet écrivant amateur, ou l’écriveron dont parlait Raymond Queneau4.
4Concluant un colloque consacré aux effets sur les élèves de l’éducation artistique, définie centralement comme initiation à la pratique des arts, Emmanuel Fraisse s’étonnait que parmi les disciplines artistiques qui avaient été représentées, la littérature-comme-art était absente :
La forme artistique la plus constamment et intensément présente dans notre univers scolaire, la « littérature », est quasi absente […]. Cette quasi-absence s’expliquerait par le fait que littérature et langue sont mêlées dans les enseignements littéraires et parce qu’on définit spontanément comme « arts » des contenus plus « gratuits », apparaissant moins liés à ce qu’on ressent comme « apprentissages fondamentaux » et fondés sur des pratiques plus actives et ouvertes aux collaborations5.
5Voilà ma première interrogation : pourquoi l’enseignement des arts du langage n’est-il pas immédiatement identifié comme un enseignement artistique ? Pourquoi cette discipline qui traite essentiellement d’une pratique réputée artistique ne lui fait pratiquement aucune place comme pratique ? Pourquoi, pour jouer à contredire Roland Barthes, aurait-on envie de dire que la littérature, ce n’est pas ce qui s’enseigne ?
Apport de l’approche comparatiste
6C’est ici que la comparaison avec les autres disciplines artistiques peut expliquer pourquoi nous nous posions la question-titre. Prenons par exemple le descriptif des trois épreuves d’admissibilité de l’agrégation d’arts plastiques. Les deux premières sont une Épreuve écrite d’esthétique et sciences de l’art (6 heures, coefficient 1,5) et une Épreuve écrite d’histoire de l’art (même durée, même coefficient), qui ne paraitront pas exotiques à un agrégatif de Lettres. Mais voici la troisième épreuve, pesant autant que les deux autres : Épreuve de pratique plastique accompagnée d’une note d’intention (8 heures, coefficient 3) :
Cette épreuve a pour but de tester l’engagement artistique du candidat, son aptitude à fournir une réponse pertinente et personnelle à une question posée, à faire la démonstration de ses capacités d’invention et de création, à témoigner de son savoir-faire en matière d’expression avec des moyens plastiques bidimensionnels. […] [Le candidat] réalise une production plastique […]
7Elle évalue donc plus qu’une compétence analytique, dont les références sont les sciences de l’art ; mais une compétence artistique, ou au moins, une expérience de l’art-comme-pratique (engagement, invention, création, savoir-faire, moyens plastiques, production…), définissant ainsi un autre cœur de métier.
8J’ajouterai trois autres exemples, tirés de mon expérience de membre de jurys de thèses ou de comités de sélection pour des enseignants-chercheurs-formateurs en Arts plastiques ou Éducation musicale :
- Il existe une filière universitaire Arts plastiques où la pratique occupe une place importante, qui se distingue, et ce n’est pas sans conflits, de la formation professionnelle en écoles d’art, de la filière Histoire de l’art, et de la filière philosophie de l’art.
- Une thèse en Arts plastiques repose généralement sur l’analyse de sa propre pratique plastique.
- Il est considéré comme requis que les candidats aux concours de professeur d’Éducation musicale aient au moins une pratique avancée d’un instrument ou du chant, souvent un diplôme professionnel acquis en Conservatoire.
- Pour obtenir un poste d’enseignant-chercheur en Arts plastiques, il est recommandé et peut-être même indispensable de faire état d’une pratique personnelle d’artiste, pas nécessairement professionnelle, mais reconnue par les professionnels de l’art comme une pratique de leur art comme art.
9Pour résumer mon propos : la pratique n’est pas simplement présente en périphérie de la formation et du recrutement des enseignants des disciplines artistiques, elle en est le noyau central. Les professeurs d’arts plastiques sont formés à partir de leur expérience de plasticiens, les professeurs de musique sont formés à partir de leur expérience de musiciens, les professeurs de danse à partir de leur expérience de danseurs, etc. Pour résumer : les professeurs d’art sont formés comme praticiens de leur art, alors que les professeurs de littérature ne sont pas formés comme des écrivants (ce qui n’a rien à voir avec le fait qu’ils pourraient en faire par ailleurs leur métier).
Qu’est-ce qu’enseigner un art ? Le trépied auquel il manquerait un pied
10Pourtant, les « arts du langage », dans les textes officiels, sont bien rangés parmi les six domaines artistiques de l’histoire des arts6. Comment expliquer alors que la littérature telle qu’elle s’enseigne ne s’aligne pas spontanément parmi les arts tels qu'ils s’enseignent ? Pour creuser cette question, j’ai fait appel à l’image d’un trépied bancal en faisant référence aux « trois piliers » du modèle canonique de l’éducation artistique et culturelle, dont il semble indiscutable que la littérature fasse partie :
L’éducation artistique et culturelle se déploie dans trois champs d’action indissociables, qui constituent ses trois piliers :
– des rencontres : rencontres, directes et indirectes (via différents médias, numériques notamment), avec des œuvres artistiques et des objets patrimoniaux ; avec des artistes, des artisans des métiers d’art, des professionnels des arts et de la culture… ; avec des lieux d’enseignement, de création, de conservation, de diffusion… ;
– des pratiques, individuelles et collectives, dans des domaines artistiques diversifiés ;
– des connaissances : appropriation de repères culturels — formels, historiques, esthétiques, techniques, géographiques — et d’un lexique spécifique simple permettant d’exprimer ses émotions esthétiques, de porter un jugement construit et étayé en matière d’art et de contextualiser, décrire et analyser une œuvre ; développement de la faculté de juger et de l’esprit critique7.
11Le mot clef ici est évidemment celui de pratiques. Selon Marie-Christine Bordeaux, la circulaire du 3 janvier 2005 donne de ce trépied une des définitions les plus claires : « [L’éducation artistique et culturelle] associe le rapport direct aux œuvres, leur analyse et leur mise en relation avec les autres champs du savoir, ainsi que l’initiation à la pratique effective d’un art »8. Or c’est bien cette dernière dimension qui semble sinon radicalement exclue, du moins très marginalisée dans les pratiques d’enseignement de la littérature, alors qu’elle est au cœur de la définition des enseignements et de l’éducation artistiques comme pédagogie du sensible :
Les enseignements et l’éducation artistiques entretiennent un rapport spécifique au savoir, qui se développe à partir d’un agir en situation de production et de perception. Par la manière dont ils se déploient dans ce contexte particulier de manipulation et de confrontation avec des « objets » artistiques et culturels, ils tirent leur originalité des modalités pédagogiques auxquelles ils ont recours et que l’on désignera comme pédagogie du sensible9. (nous soulignons)
12Un indice révélateur de cette absence : la production proprement artistique des élèves ne fait jamais l’objet d’une évaluation pour elle-même, comme si elle ne présentait pas d’intérêt pour la discipline elle-même, et surtout comme si elle/il n’apprenait rien sur son objet central. Cela pourrait s’expliquer, entre autres, parce que le cursus de formation et le recrutement des professeurs de littérature ne prend pas en compte leur propre pratique de l’art qu’ils seront chargés d’enseigner, ou parce que la « littérature » qu’on enseigne n’est pas ce qui fait d’elle une pratique rangée au rang des arts.
13On pourrait assumer ce choix, en disant que la pratique sociale de référence n’est pas la littérature-comme-art, mais l’histoire et la théorie de la littérature. Or, ce sur quoi je souhaiterais insister, c’est qu’en ne faisant pas de place dans l’enseignement à la pratique, en ne faisant pas de place à l’élève comme apprenti-écrivant, comme écriveron, la formation des enseignants n’a pas pris la mesure de ce que la pratique peut enseigner à la théorie de la pratique.
14Une question est à écarter : il ne s’agit pas de s’interroger sur les corrélations socio-biographiques entre deux professions, qui relèvent d’une étude des enseignants-écrivains ou des écrivains-enseignants, qui justement apparaissent comme des exceptions. La question a été beaucoup abordée à Grenoble, et de manière passionnante. Ce qui m’intéresse ici, ce sont d’autres liens plus profonds qui pourraient exister entre la pratique artistique, même la plus modeste, et le cœur de métier du professeur d’art. C’est pourquoi j’avais posé la question initiale : pourquoi les enseignants de littérature ne sont pas, non des écrivains (c’est une autre question), mais formés comme des écrivains ?
En quoi tout ceci concernerait le cœur de métier des enseignements artistiques ?
15Ce modèle tridimensionnel est une proposition théorique, qui doit être et a été discutée10. Mais il présente l’avantage de faire apparaitre un postulat essentiel pour le projet d’une éducation aux arts et par les arts : aucune des dimensions qu’il articule ne suffirait à elle seule pour produire l’effet éducatif spécifique de ce domaine. Rencontrer des œuvres est une activité plaisante, mais elle n’est pas par elle-même éducative et encore moins « didactique », au sens où elle pourrait développer les connaissances, les savoir-faire, les attitudes qui sont visés par l’éducation, quel que soit son degré de formalité (ce que nous rappellent entre autres les travaux d’Escol : Patrick Rayou11 et Stéphane Bonnéry12). C’est justement contre un enseignement de la littérature réduit au seul parcours admiratif du répertoire que s’est développée la didactique de la littérature, qui entendait bien enseigner, y compris le difficile à enseigner. Car pratiquer les arts, sans nourrissage culturel et sans réflexion méthodiques, c’est réduire l’éducation aux arts à une pratique vaguement récréative, comme nous le connaissons bien, par exemple, dans certaines pratiques poétiques qui sont à la poésie ce qu’est le coloriage aux arts plastiques, la fabrication du cendrier en rotin au design, ou ce qu’est à l’éducation musicale un certain usage de la flûte à bec13.
16Qu’est-ce alors qui se perd, pour l’enseignement de la littérature, en occultant ou en marginalisant ainsi le rapport à la pratique ? Ce qui semble perdu ici est ce qu’on pourrait appeler le principe d’entrelacement épistémologique qui sous-tend le trépied ÉAC14 : ce qui fait l’éducation aux arts et par les arts est précisément l’articulation, l’entrelacement, l’entretissage étroit des trois champs d’action, car chacun d’eux nourrit les deux autres.
17Dans les enseignements et l’éducation artistiques, l’élève n’apprend ni à être seulement un savant, ni à être seulement un amateur, ni à être seulement un créateur. Mais il apprend à entrecroiser les jeux de rôles correspondants, et c’est cet entrecroisement, ses traductions et ses frottements, qui enseignent et qui éduquent aux et par les arts.
Ce que la pratique apprend à la réception et à l’interprétation
18Il faut donner à ce principe épistémo-didactique tout son développement : c’est en donnant très nettement une position centrale au champ d’action de la pratique que les enseignements artistiques définissent leur apport propre au projet éducatif global de l’ÉAC, ce que nous avons vu désigné, dans leurs textes d’orientation, comme une « pédagogie du sensible ». Il ne s’agit pas d’une pratique fermée sur elle-même, mais d’une pratique à visée éducative. Il s’agit bien de pratiquer pour apprendre, pour se cultiver et réfléchir, par un travail qui n’a rien d’idéaliste, mais qui assume de transposer dans la classe l’agir matériel de l’artiste, soit, disait dans ce même colloque Bernard Friot, sa pratique artistique comme art manuel.
19C’est cette dimension qui semble étonnamment exclue de la classe de littérature comme elle est exclue du parcours de formation de ses enseignants, et nous affirmons ici que l’enseignement de la littérature y perd une grande partie de ses « modalités pédagogiques » potentielles, et plus profondément de son pouvoir éducatif. Je ne fais ici que de répéter ce qui a été dit par les professionnels entendus lors des XXIIes Rencontres. D’où mon étonnement : peut-on dire que la littérature enseignée n’est pas – l’a-t-elle jamais été ? — une éducation aux arts et par les arts, abandonnant selon moi une partie essentielle de la fonction anthropologique des pratiques « réputées » littéraires ? Peut-on en donner une explication politique, en reprenant les thèses d’Alain Kerlan, qui constate qu’il a toujours été difficile de concilier les pratiques réputées artistiques et le projet de mise au pas qui caractérise historiquement la forme scolaire15 ? Je pense que je pourrai ici être rejoint par les collègues qui s’acharnent à défendre, contre la pesanteur de l’institution, une pratique sérieuse des ateliers d’écriture, de l’écriture réputée littéraire, de l’écriture créative16, tout autant que celle du poème17 ou du théâtre vivant18.
20Eux aussi doivent s’étonner que dans la formation des enseignants et par conséquent dans l’enseignement de la littérature, certaines notions semblent taboues, alors qu’elles définissent cette « pédagogie du sensible » commune aux autres enseignements artistiques : « utiliser des techniques d’expression artistique adaptées à une production » ; « mettre en œuvre un processus de création » ; « concevoir et réaliser la présentation d’une production »19. Ce que semble exclure la matrice disciplinaire de la discipline littérature, c’est la mise en œuvre (d’art), qu’un seul mot peut nommer : la création, au sens d’une pratique matérielle, matérialiste, de l’artistique. Ce ne sont plus les concepts, les discours, ni même les intentions, mais le geste, le corps, le matériau/la matière, l’outil, le faire. On pourrait même dire que dans l’enseignement de la littérature, la notion la moins incarnée est celle d’« art », dans sa signification anthropologique première : technê et poïèse, art de faire advenir avec la main : la littérature comme art plastique.
21On peut encore une fois se demander pourquoi la timide tentative d’introduire comme objet minimal d’enseignement une dimension expérientielle de la littérature comme pratique a été soigneusement entravée, à commencer par sa désignation : écriture d’invention et pas « écriture créative » ou « écriture littéraire ». Il s’agissait surtout de ne pas faire faire œuvre, non pas parce qu’on aurait pris le risque de former des « artistes », mais parce qu’il semblait hors de propos d’initier à cette expérience par le corps et par le matériau, qui est sans doute l’objet de savoir le plus central dans les enseignements et l’éducation artistiques.
22Il est important de revenir au modèle tridimensionnel, car un écueil menace ici cet éloge de la pratique pour la pratique. Ce risque est de faire basculer entièrement l’équilibre sur un des pôles aux dépens des autres. C’est ainsi que les enseignements artistiques ont reçu avec méfiance l’introduction dans les emplois du temps de l’histoire de l’art, et même du projet d’ÉAC, parce que l’une et l’autre menaçaient de capter l’essentiel du temps disponible pour le consacrer aux seuls pôles de la réception et de la réflexion, ou encore de réduire l’ÉAC à une forme simpliste de l’animation culturelle, privilégiant le « vécu », l’« événement » aux dépens des acquisitions et du développement (critique formulée fortement par la sociologie des apprentissages déjà citée).
23Or, les enseignements artistiques tiennent à leur contribution propre au programme-socle comme enseignements : leurs Inspections générales ont tenu à utiliser l’expression « Enseignements et Éducation Artistiques »20, pour les identifier au sein du complexe pluri-partenarial qui caractérise l’ÉAC, en ce qu’elle met en relations, parfois conflictuelles, artistes, médiateurs et enseignants. Dans les disciplines artistiques (scolaires), la pratique n’est ni récréative, ni faussement confondue avec celles qui ont cours dans les vrais mondes de l’art, mais c’est une pratique-pour-apprendre-ce-que-seule-la-pratique-peut-nous-apprendre, pour plus précisément pour agir-penser-sentir-apprendre. Si on reprend l’hypothèse sémio-culturelle, les langages des arts sont les instruments collectifs, les « techniques sociales »21 qui instrumentent des formes de penser-sentir-agir qui leur sont spécifiques. Cette continuité entre signifier-penser-sentir-agir pourrait se retrouver dans le concept d’expérience, au sens complexe, profond et intégrateur que lui donne Dewey. L’agir esthétique est un mode de connaissance et de réflexion en soi, qui ne trouve pas d’équivalent dans la seule activité réceptive ou analytique22.
24Là encore, il faut ne pas avoir oublié que la pratique-comme-connaissance s’inscrit profondément dans l’histoire des théories et des méthodes éducatives, principe bien souvent redécouvert, par exemple dans l’enseignement scientifique quand il réinvente les activités d’éveil sous le nom de La Main à la Pâte, ou encore dans le retour en grâce des méthodes actives et autres montessorisseries. C’est ainsi qu’on voit revenir des Etats-Unis les principes d’une éducation par l’agir matériel qui se pare d’habits neufs en s’appelant project based learning, démarche d’investigation, ou encore maker education23.
Quelle est la relation entre penser et faire ?
25Je dois citer ici Tim Ingold qui a développé de manière très ample, une telle vision intégrative du agir-penser-sentir-faire société, en particulier dans cet ouvrage dont le titre à lui seul résume le programme : Faire : Anthropologie, archéologie, art et architecture :
Quelle est la relation entre penser et faire ? À cette question, théoriciens et praticiens répondraient différemment. On aurait tort de croire que le premier ne fait que penser tandis que le second ne fait qu’agir : en vérité, l’un fait en pensant tandis que l’autre pense en agissant […] Le praticien cherche à laisser la connaissance croitre à la faveur d’une observation et d’un engagement pratique auprès des êtres et des choses qui l’entourent. Cette pratique est ce que j’appelle l’art de l’enquête24.
26Le concept de Faire, dans le développement que lui donne Ingold, est à comprendre avec toute l’extension qu’il a dans la signification de « Making », renvoyant précisément à un refus du dualisme entre pratique « réputées » intellectuelles, pratiques « réputées » techniques et pratiques « réputées » artistiques, ou encore pratiques « pour fabriquer » et pratiques « pour apprendre » :
Nous n’apprenons qu’en faisant, dans le geste même par lequel nous accomplissons les tâches ordinaires de l’existence […] En ce sens, la contribution des professeurs ne consiste pas tant dans la communication de leur savoir sous la forme d’un système de concepts et de catégories préconstitué censé pouvoir ordonner la matière prétendument chaotique de notre expérience sensible, mais dans l’établissement des situations ou des contextes dans lesquelles il devient possible pour chacun de découvrir par soi-même une bonne partie de ce qu’ils ne savent pas25.
27Ainsi Ingold déstabilise notre hiérarchie et notre cartographie des modes de connaissances, en proposant d’effacer les frontières entre pratiques habituellement désignées comme « artistiques » et pratiques prétendant donner accès à une connaissance formalisée du monde :
Ne se pourrait-il pas que certaines pratiques artistiques puissent suggérer d’autres manières de faire de l’anthropologie ? S’il est vrai qu’il existe certaines similitudes entre art et anthropologie dans leur manière d’étudier le monde, alors pourquoi ne considèrerions-nous pas l’œuvre d’art comme le résultat d’une recherche anthropologique plutôt que comme l’un de ses objets d’étude26 ?
28De convaincants exemples ont été donnés par les communications d’AMarie Petitjean, de Nathalie Brillant Rannou, de Jean-François Boutin par exemple, de tous ceux qui donnent place à une pratique créative non idéalisée, et non isolée des autres dimensions du projet éducatif proprement artistique.
29Je ne peux donner ici que quelques exemples propres à notre discipline, à partir de petits « faires » qui prennent toute leur valeur didactique à condition d’être repris dans la perspective anthropologique ambitieuse à laquelle nous invite Ingold. À la suite de Bertrand Daunay, nous pourrions reconsidérer la paraphrase, à condition de la comprendre non comme un exercice de traduction mécanique, mais comme un exercice d’appropriation par incorporation, proprement par la fabrication (le Making) d’une sorte d’entre-langue qui donne accès « de l’intérieur », par le corps, au texte initial, dans un mouvement de reprise-transformation jamais achevé27. La comparaison avec d’autres enseignements artistiques peut éclairer l’importance anthropologique de la paraphrase dès lors qu’on la reconsidère comme art de re-dire (presque) la même chose28 : la pratique plastique ou chorégraphique fait beaucoup usage de procédés de reprises-transformations qui s’apparentent au réemploi d’éléments matériels ou gestuels qui ne se réduisent pas à une copie ou une duplication mécanique de techniques (le « à la manière de » honni des arts plastiques29), mais qui transforme des souvenirs de rencontre en explorations de formes, elles-mêmes nourrissant des inventions tantôt intentionnelles, tantôt accidentelles.
30Deuxième exemple, pour mémoire car il est bien connu : l’éducation musicale nous permet de redonner une signification artistique profonde à une activité « invisibilisée » comme la lecture à voix haute : il ne s’agit pas simplement de prouver des capacités de déchiffrage ou d’articulation, ou simplement d’une technique pour « faire lire ». Car au sens fort qu’on peut donner à cette pratique matérielle du texte, il s’agit de faire l’expérience du texte par corps, qu’on peut rapprocher de l’interprétation au sens musical du terme, soit le passage de la partition à la re-création de sa forme qui caractérise les arts allographiques. C’est dans ce sens que Pierre Yerlès30 ou Jean Verrier31 nous invitaient à « interpréter à haute voix », dans les deux sens du verbe : à la fois mettre en corps le texte comme partition re-jouée et expérienciée, et la réfléchir-en-action : interpréter, c’est penser sur l’œuvre d’une manière irréductible à un travail analytique, et inexprimable dans un commentaire. On peut comprendre ici tout l’intérêt didactique de prendre cette activité banale comme activité créative, et non exercice scolaire de contrôle.
31Troisième exemple, qui prend la suite : la mise en voix ou le travail à la table du texte-à-jouer ne constitue pas simplement un exercice transitoire pour le metteur en scène de théâtre, mais un truchement pour le travail réflexif qu’il va opérer sur la partition dramatique. Mais la lecture à la table n’est pas nécessairement prélude à une analyse formelle, car elle est en elle-même une certaine intelligence du texte, la forme où s’exprime un « commentaire » de l’œuvre, qui va se poursuivre dans la dramaturgie et la mise en scène, autrement que les commentaires théoriques qui pourraient être produits par ailleurs32.
32C’est pourquoi les tâches de diction ou de récitation du répertoire littéraire ne sont ni des activités de routine ou de contrôle, mais sont à la base même d’une éducation artistique et culturelle aux arts du texte, culturelle parce qu’artistique dans son sens fort. Retrouver l’art du making, ce n’est pas inventer des choses extraordinaires, c’est revenir aux fondamentaux des pratiques de référence, aux gestes du métier les plus simples.
Du passé ne faisons pas (tout de suite) table rase
33Tout ce que je viens de rappeler, hélas, a déjà été dit, j’ai eu plaisir à le rappeler à partir de l’étonnement qui a fait mon titre. Cette rapide réflexion comparatiste réfère à un champ de recherche qui n’est pas neuf, mais qui reste toujours par nature problématique, car il échappe pour partie aux logiques scolaires et académiques. Ce champ, c’est celui où viennent s’entrelacer et parfois s’affronter la logique du praticien et celle du théoricien, évoquées par Tim Ingold, ou encore par Delbos & Jorion, pour rester dans l’ethnologie de la transmission de l’intransmissible33. Cet espace épistémologique est peut-être précisément un tiers-espace épistémologique et anthropologique qui pourrait être propre aux enseignements artistiques et culturels, au rang desquels la littérature.
34On va me répondre que tout ceci n’est pas dans les programmes et que nous n’avons pas de temps pour faire cela. Peut-être faut-il alors s’interroger sur le système de prescriptions et d’auto-prescriptions où tout est fait pour que ne soit pas enseignée la littérature comme pratique. Pourtant, les lois fondamentales et les textes officiels nous rebattent les oreilles de la fameuse formule « maitrise des langages ». Alors que les langages « des arts et du corps » sont très officiellement inscrits dans cette liste, il est urgent de se rappeler qu’on les apprend en les pratiquant : pourquoi ce qui est vrai en langues vivantes, en mathématiques, en EPS34, n’est pas vrai pour la classe de littérature ? Continuons à nous interroger sur l’acharnement avec lequel les parcours de formation des enseignants, mais aussi l’interprétation politique qui est faite des textes mêmes votés par les politiques, les empêchent de faire leur métier, et parviennent à les convaincre de NE PAS enseigner les arts pour ce qu’ils sont. J’ai parlé sans hésiter de politique, car on a bien compris, mais ce serait un autre exposé, que ce projet de forclusion de la littérature-comme-art s’inscrit dans une actualité politique qui, bien qu’elle les promeuve à grands fracas de déclarations, tient à distance à la fois la bienveillance et la confiance dans le pouvoir d’agir des acteurs (traduction politique du mot création), quand il est au service d’une prise de risque et d’une émancipation.
La « création-recherche » prend donc pied dans le paysage d’une bataille pluriséculaire entre des pouvoirs concurrents et des choix sociaux conflictuels entre les arts et les sciences, dans le meilleur des cas entre l’« utile » et l’« agréable », dans le pire des cas entre l’« utile » et l’« inutile ». Que vient-elle donc y faire ? Si elle espère ne pas y être broyée en quelque manière, c’est qu’elle prétend très fondamentalement « créer », c’est-à-dire faire et recommencer l’histoire de l’enseignement et de la recherche d’une autre manière, sans épouser les dichotomies initiales et les hiérarchies qui n’ont cessé de créer des camps opposés. C’est pourquoi nous parlerons de notions intermédiaires, de médiations, de la déraison du fétichisme disciplinaire, d’interdisciplinarité ou de pluridisciplinarité, mais aussi d’indiscipline, de la « limite de l’utile », de choses aussi joyeuses que la dépense, la gratuité, la beauté, la sérendipité, les bonnes occasions, les arts et la poésie, le soin, l’initiation à la liberté et ce qui reste ici et maintenant de notre souci de la vérité35.
Annexe : textes officiels
Arrêté du 1er juillet (annexe), « Référentiel du Parcours d’éducation artistique et culturelle », Bulletin Officiel de l’Éducation nationale, no 28 du 8 juillet, éd. MEN Ministère de l’Éducation nationale, juillet 2015. [En ligne] : https://www.education.gouv.fr/bo/15/Hebdo28/MENE1514630A.htm?cid_bo=91164].
Arrêté du 11 juillet, « Organisation de l’enseignement de l’histoire des arts (école, collège, lycée) », Bulletin Officiel de l’Éducation nationale, no 32 du 28 août, encart, éd. MEN Ministère de l’Éducation nationale, 2008. [En ligne] : https://cache.media.education.gouv.fr/file/32/09/0/encart_33090.pdf].
Circulaire du 3 janvier, « Éducation artistique et culturelle. Orientations sur la politique d’éducation artistique et culturelle des ministères de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la recherche et de la culture et de la communication », Bulletin Officiel de l’Éducation nationale, no 5 du 3 février, éd. Ministère de l’Éducation nationale, 2005. [En ligne] : https://www.education.gouv.fr/bo/2005/5/MENE0500078C.htm].
EDUSCOL [570431], « Les enseignements et l’éducation artistiques. Une éducation de la sensibilité par la sensibilité », Ressources d’accompagnement des enseignements en arts plastiques aux cycles 2 et 3, mars 2016. [En ligne] : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Arts_plastiques_et_education_musicale/43/1/2_RA_C2_C3_EEA-_education-sensibilite_570431.pdf].
Notes de bas de page
1Allusion aux XXIIes Rencontres internationales des chercheurs en didactique de la littérature qui se sont tenues à Grenoble du 9 au 11 juin 2021.
2Conférences figurant dans L’enseignant lecteur de littératures, B. Shawky-Milcent & M.-S. Claude (dir.), oct. 2024, UGA Éditions.
3Le terme « réputé » reprend les précautions définitoires qui ont été exprimées à propos du concept de « littérarité » par B. Védrines et C. Gabathuler, « Chapitre 3 : De la réputation “littéraire” », dans Lire des textes réputés littéraires, C. Ronveaux et B. Schneuwly (dir.), 2018 : « Genette [Fiction et diction, 2004] en conclut que la littérarité, à l’évidence plurielle, demande une théorie pluraliste, mais qui, ainsi entendue, doit prendre acte de l’impossibilité de dégager un invariant atemporel et consensuel tel que le concept de littérarité cherche à l’exprimer », cité p. 73).
4« C’est en écrivant qu’on devient écriveron », R. Queneau, Les temps mêlés, Paris, Gallimard, 1941.
5E. Fraisse, « Présentation du symposium : problématique, enjeux, interrogations », 2008, p. 15.
6Arrêté du 11 juillet, « Organisation de l’enseignement de l’histoire des arts (école, collège, lycée) », Bulletin Officiel de l’Éducation nationale, no 32 du 28 août, encart, éd. MEN Ministère de l’Éducation nationale, 2008.
7Arrêté du 1er juillet [Annexe], « Référentiel du Parcours d’éducation artistique et culturelle », Bulletin Officiel de l’Éducation nationale, no 28 du 8 juillet, éd. MEN Ministère de l’Éducation nationale, juillet 2015.
8Nous soulignons. Circulaire du 3 janvier, « Éducation artistique et culturelle. Orientations sur la politique d’éducation artistique et culturelle des ministères de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche et de la culture et de la communication », Bulletin Officiel de l’Éducation nationale, no 5 du 3 février, éd. Ministère de l’éducation nationale, 2005.
9Eduscol [570431], « Les enseignements et l’éducation artistiques. Une éducation de la sensibilité par la sensibilité », Ressources d’accompagnement des enseignements en arts plastiques aux cycles 2 et 3, mars 2016.
10Notons bien que ce modèle est une modélisation, un outil cartographique, et la carte n’est pas le territoire, le modèle n’est pas le réel, autrement plus complexe. Il a fait l’objet de divers commentaires critiques, en particulier sous la plume de M.-C. Bordeaux, qui l’a replacé dans une histoire plus vaste, celle de l’action culturelle et de ses avatars politiques depuis l’après-guerre (Bordeaux, 2016, 2018).
11P. Rayou, « Sociologie et didactique. Vers un espace commun de problématisation », 2014, p. 91‑99.
12S. Bonnery et F. Renard, « Des pratiques culturelles contre l’échec et le décrochage scolaires. Sociologie d’un détour », 2013, p. 135‑150.
13N. Herzberg, « La flûte désenchantée », Le Monde, 2008, p. 18.
14Éducation artistique et culturelle.
15A. Kerlan, L’art pour éduquer ? La Tentation esthétique. Contribution philosophique à l’étude d’un paradigme, 2007 et Éducation esthétique et émancipation. La leçon de l’art, malgré tout., 2021.
16Voir A-M. Petitjean, « Distance versus immersion : des discours seconds sur la littérature aux pratiques créatives », 2024.
17Voir Le Français aujourd’hui, no 169, Enseigner la poésie avec les poèmes, 2010 ; et S. Martin, « Faire œuvre avec les œuvres », dans Le Français aujourd’hui, no 149, 2005, p. 67‑74.
18M. Bernanoce, La didactique du texte de théâtre : théorie et pratique, des enjeux pour le littéraire, 2003 ; Le Français aujourd’hui no 180, Pour l’enseignement du théâtre, 2013 ; I. Peretti (de), Théâtre à l’école et didactique de la littérature : contradictions, apports, tensions (1970-2017) [Tome 1], 2018.
19Arrêté du 1er juillet [Annexe], op. cit. Nous soulignons.
20Eduscol [570431], op. cit.
21L. S. Vygotski, Psychologie de l’art, 2005 (1925).
22A. Kerlan, ouvr. cité., 2007.
23A. Lemieux, « Antidualisms in maker literacies research: process, materialities, mappings », 2021, p. 9‑21.
24T. Ingold, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, trad. Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa, Trad. de Making: Anthropology, Archaeology, Art and Architecture, 2013, 2017.
25Ibid., p. 47.
26Ibid., p. 35.
27F. François (dir.), La communication inégale. Heurs et malheurs de l’interaction verbale, 1990.
28U. Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, Trad. de « Dire quasi la stessa cosa », 2003, 2006.
29B.-A. Gaillot, Arts plastiques : éléments d’une didactique-critique, Paris, 1997.
30P. Yerlès, « La lecture littéraire et le grain de la voix », 1996, p. 101‑108.
31J. Verrier, « Interpréter à haute voix », 2009.
32I. Peretti (de), Scolarisation du théâtre et recherches didactiques 1970-2017, 2021.
33G. Delbos et P. Jorion, La transmission des savoirs, (1984), 1990.
34Éducation physique et sportive.
35É. Dayre, « De quoi la “recherche-création” est-elle le nom? », 2020, p. 15.
Auteur
Université Lyon 2, Laboratoire ECP Éducation Cultures Politiques (axe 3), ENS de Lyon, Institut français de l’éducation
ORCID : 0000-0002-8409-0482
IdRef : 029461480
Jean-Charles Chabanne est professeur des Universités à l’ENS de Lyon, Institut français de l’éducation, membre du Laboratoire Éducation Cultures Politiques (EA 4571) de l’Université Lyon 2. Il a été professeur de français et formateur d’enseignants. Il s’est intéressé à l’enseignement de la langue, de l’écriture, de la littérature, à la place du langage dans les apprentissages et l’enseignement. Dans le prolongement de son parcours en arts du langage, il travaille sur les questions théoriques et profes- sionnelles que soulève une approche interdisciplinaire et comparatiste des enseignements et de l’éducation artistiques.
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