Entretien avec le professeur écrivain Laurent Vignat
p. 135-142
Texte intégral
1Mené1 par S.Tailhandier, Université de Bourgogne, CPTC-EA 4178
et C. Frassetti-Pecques, Université Grenoble Alpes, Litt&Arts.
Séverine Tailhandier — Laurent Vignat vous êtes enseignant dans le second degré en Bourgogne, au collège de Saint-Rémy en Saône-et-Loire et chargé de cours en expression et communication à l’IUT de Chalon-sur-Saône. Vous êtes aussi formateur et animez des ateliers d’écriture à destination des professeurs de Lettres. Votre goût pour l’observation du réel, pour ce que vous appelez les télescopages sociaux et culturels, se conjugue avec votre passion pour le langage et ses stéréotypes, ce qui fait de vous un inconditionnel de Barthes. En 2006, vous avez publié votre premier roman, Lignes de rive, aux éditions Mutine, qui a reçu le prix de la création artistique de Saône-et-Loire en 2007. En 2012, vous avez obtenu une résidence d’écriture en Allemagne, à Edenkoben. Parmi vos publications, on peut citer Profils de plâtre, un recueil de nouvelles paru en 2013, ou encore le roman Ressorts paru en 2020, à forte dimension autobiographique, qui porte sur la maladie. Citons également Antonin Artaud : le visionnaire hurlant, paru en 2018 qui est une sorte de biographie romancée de ce poète qui a beaucoup compté pour vous dans votre parcours. Il est vrai qu’en vous lisant, en vous écoutant aussi, on ne peut que sentir le féru de littérature derrière l’enseignant passionné et l’écrivain curieux. D’autres auteurs aussi vous inspirent beaucoup, comme Michon, Roth, Camus, Deleuze, Nietzsche sans parler des réalisateurs et des artistes. Vous écrivez depuis une quinzaine d’années, et je voudrais savoir si le passage à l’écriture, puis à la publication, a eu un lien avec votre métier d’enseignant.
Laurent Vignat — Alors pas du tout. Pour faire une biographie rapide – c’est pour cela que je suis très sensible au parcours d’un Pennac – je suis un ancien mauvais élève. Jusqu’en troisième j’ai vraiment été en difficulté scolaire. Je me souviens qu’à l’époque mes parents étaient très inquiets parce que je ne comprenais absolument rien à l’école et on avait même envisagé – cela parlera à quelques-uns d’entre nous – ce qu’on appelait les classes CPPN2 parce que visiblement je n’étais pas outillé pour passer au lycée. Mes parents se sont dit : « on va quand même essayer de lui laisser sa chance » et j’ai pu passer en seconde ras les pâquerettes. Et fort heureusement je suis tombé amoureux de ma professeure de Lettres, qui était une très jolie femme, et qui, en outre, m’a initié à Camus et Beckett. Cela a été pour moi un grand chamboulement. L’écriture a été liée au départ à mon échec scolaire. J’ai commencé à écrire en cinquième-quatrième des histoires pour moi, et je trouvais dans ces histoires maladroites que j’essayais de créer, une espèce de contre-partie à la petite humiliation quotidienne que subit le mauvais élève en classe. Cette scolarité médiocre, poussive, mes bulletins de l’époque en portent un éloquent témoignage. Je me souviens, entre autres, de cette appréciation d’un professeur de Lettres en cinquième : « Travail quelconque, souvent inexistant. ». L’adjectif « quelconque » me laisse toujours rêveur (il y aurait une exégèse à faire des appréciations scolaires ; en tout cas, aujourd’hui, lorsque j’écris une appréciation, exercice en soi très laborieux, j’essaie toujours de choisir des mots nets, qui échappent à cette sorte de flou méprisant que recèle un « quelconque »). Ainsi, au début, l’écriture a-t-elle été pour moi une activité qui se dressait contre la norme de l’école où tout ce que l’on me proposait en termes d’écriture, c’était l’ennuyeuse « rédaction » – je déteste ce terme – et plus tard la dissertation (là encore, sur cet exercice, il y aurait tant à dire : il me reste en mémoire ces dissertations-fleuves de six ou sept heures au CAPES et à l’agrégation qui provoquaient chez moi des espèces de nausées existentielles, et pas qu’existentielles, presque physiques). Après quelques années d’écriture sauvage et forcément maladroite, très mauvaise il faut bien le dire, je me suis assez vite rendu compte que ce désir d’écriture, ce que Barthes appelle un « Vouloir-Écrire » dans La préparation du roman, une pulsion brute, devait s’armaturer de lectures. Et je me suis mis à lire, tardivement, goulûment. Comme je le dis parfois, je suis passé de Oui-Oui à Nietzsche et Sartre, sans passer par la case « littérature de jeunesse ». Après quelques années à étudier les Lettres modernes à la Sorbonne, et « fort » de ce passé de mauvais élève, je suis devenu professeur, un peu par accident (je dis « fort », car, encore une fois, cette expérience m’aide au quotidien à mieux appréhender, me semble-t-il, les difficultés de certains de mes élèves, ce qui n’est pas ordinaire, car habituellement les professeurs sont d’anciens bons élèves, qui ont vécu sereinement leur scolarité). Pendant très longtemps, il y a eu dichotomie entre l’écriture et mon métier d’enseignant. La liaison s’est faite assez récemment, à la faveur entre autres de Google. Les élèves « googlisent » régulièrement leurs professeurs et il se trouve que mes livres y sont recensés. Cela provoque parfois d’amusants télescopages comme cette fois où, à l’occasion d’une rencontre parents-professeurs, une mère m’a demandé de lui dédicacer mon dernier ouvrage. Ce qui explique encore cette dichotomie, c’est une gêne quant à cette identité d’écrivain, ô combien fantasmée en France ! Il faut savoir que le problème c’est le statut de l’écrivain. L’écrivain, est-ce que c’est quelqu’un qui écrit ? Est-ce que c’est quelqu’un qui publie ? Qui publie dans quelle maison d’édition ? Il y a tout un problème lié au statut même de l’écrivain. Pour ce faire je vous renvoie à la très bonne enquête de Bernard Lahire, La condition littéraire, aux éditions La Découverte, où justement il tente de définir ce qu’est un écrivain : est-ce que c’est une position sociale ? Est-ce que c’est une activité artistique ? C’est assez compliqué. En tout cas il m’a fallu une dizaine d’années pour que, au terme d’environ dix publications à compte d’éditeurs, se stabilise petit à petit cette activité d’écrivain, pour qu’elle commence à entrer véritablement en relation avec mon métier d’enseignant. Donc, ce n’est pas venu tout de suite. Il a fallu attendre je pense les années 2010-2015 pour que je commence à me dire « tiens j’écris, je suis professeur de Lettres, il y a peut-être quelque part un rapport ». Pour vous dire, cela paraît peut-être une évidence mais pour moi ce n’était pas du tout le cas.
C. Frassetti — Quelles sont les répercussions de vos activités, autant d’écrivain que de formateur, dans le cadre des ateliers d’écriture que vous menez dans vos classes, que ce soit dans la préparation même des séances, des pratiques aussi, peut-être plus ou moins dirigées ? Comment réfléchissez-vous à l’écriture, dans le cadre des séquences que vous proposez à vos élèves ?
L. V. — C’est vrai qu’il m’a fallu quelques années pour intégrer mon travail d’écrivain à la pratique pédagogique. Ça ne s’est pas fait tout de suite. La première chose qui vraiment m’émeut toujours, c’est que lorsque je bâtis un roman, une nouvelle, je suis confronté exactement aux mêmes difficultés qu’un élève de sixième qui va écrire, par exemple, un conte. En effet, il est toujours redoutablement difficile de trouver une cohérence, d’inventer quelque chose qui se tienne tout seul et fonctionne correctement. Je partage cette difficulté avec l’élève de sixième. Je me place alors physiquement à côté de lui et intérieurement je me plonge moi-même dans un état d’écriture, plongée qui peut aider l’élève à lever une difficulté. C’est pour ça aussi que je sais parfaitement que quand on écrit un texte… une bonne idée ne fait pas un bon texte et ce qui vient d’abord n’est pas forcément la bonne solution. Donc je peux me permettre de dire à l’élève « bon, c’est une idée qui te vient en premier, analyse-la, repose-la, et reprends-la plus tard, pour voir si elle tient la route ». Ce que je veux dire par là aussi, c’est que quand on écrit on a un rapport au temps qui est complètement différent. Ce que j’ai compris en tant qu’« écrivain » et que j’applique maintenant dans ma salle de classe, c’est un rapport particulier au temps. Notre enseignement par séquences incite, ou en tout cas incitait, à demander aux élèves de produire une écriture normée, une « rédaction » en fin de séquence. Plus ça va, plus je trouve ça absolument débilitant voire débile, parce que ça va totalement à l’encontre du rythme de l’écriture. L’écriture, c’est un ensemble d’allers-retours, un ensemble de repentirs, de tâtonnements, qui implique une décélération (se tient d’ailleurs là, de mon point de vue, une des priorités de l’école, la décélération : sans décélérer, sans ralentir, aucun travail intellectuel n’est possible. Et cela va complètement à l’encontre de notre époque qui vit sur le culte de l’urgence et de la vitesse…). C’est pour ça que mes élèves ont tous des carnets. Le carnet sert à recueillir des idées, puis ensuite on les laisse mariner et on les récupère trois semaines après pour faire autre chose. Il y a un côté recyclage permanent dans l’écriture : je travaille comme ça en tant qu’écrivain et en tant qu’enseignant. Une telle pratique modifie le rythme d’écriture. On écrit au fil des jours et de l’eau. Je dis aux élèves « voilà on va écrire des morceaux de rédaction, des fragments, vous me gardez ça au frais, on pourra récupérer ça dans trois semaines ou alors rien, ou alors peut-être plus tard ». Si je n’avais pas cette activité d’écrivain, je serais beaucoup plus gauche, maladroit et on comprend les collègues qui parfois sont un petit peu gênés par l’enseignement de l’écriture : « ah bah faut que je fasse ma rédaction pour conclure ma séquence ». Or, pour moi, cette « rédaction », elle commence au début de l’année et s’achève – mais s’achève-t-elle ? – en fin d’année. Autrement dit, on écrit tout au long de la séquence, on écrit des fragments, des morceaux de choses et on peut les récupérer après. Donc ça, je dirais que c’est pour moi l’apport le plus essentiel. Mon activité d’écrivain me permet d’assouplir ma didactique de l’écriture et ça c’est vraiment très important, je pense que c’est l’un des maîtres mots. Pour que ça fonctionne il faut que ce soit souple. Par ailleurs, c’est pour ça que de plus en plus – c’est souvent l’objet de discussions serrées avec mes collègues – les grilles de compétences hyper-critériées, les tableaux Excel à 144 entrées, où l’on a trente-cinq compétences et micro-compétences à valider, j’avoue que j’y suis de plus en plus réticent. Désormais, pour évaluer l’écriture – il le faut bien, obligation institutionnelle – j’allège, pas plus de cinq compétences, qui sont évolutives et valorisent entre autres le plaisir pris à l’écriture. Pour résumer, ma pratique de l’écriture me permet d’assouplir un peu les choses. Je pense que l’écriture c’est vraiment du dynamisme, c’est très élastique, ça a un rapport au temps très particulier. Il faut essayer autant que faire se peut, de retrouver cette souplesse de l’écriture – c’est plus facile au collège qu’au lycée – et d’essayer de se défaire de cette sempiternelle rédaction de fin de séquence qui va totalement à l’encontre non seulement du plaisir de l’écriture mais aussi des apprentissages qui sont liés.
S. T. — Pensez-vous mieux enseigner la lecture littéraire parce que vous en écrivez ?
L. V. — Alors oui… enfin oui et non je n’en sais rien… l’écriture sans doute. D’ailleurs les élèves sont contents d’écrire, donc pour moi c’est la première chose, c’est le plaisir. Le plaisir et l’envie. Le plaisir et le désir plutôt que l’envie. Et j’ai l’impression qu’en tout cas… je ne sais pas en termes de production, parfois on peut être très déçu par les productions, mais moi ce qui m’importe c’est que d’un seul coup on rentre dans le temps de l’écriture, ce que Deleuze appelle une « vacuole de liberté ». Ils ont plaisir à y entrer, même les élèves en difficulté, même les élèves qui sont dans un rapport à la langue extrêmement problématique… Ça revient d’ailleurs à ce que dit Mattia Scarpulla3 sur le rapport à la langue et au corps, qui est tout sauf un rapport pacifié d’ailleurs. Il suffit de prendre les textes d’Artaud. Quand Artaud dit que « toute écriture est de la cochonnerie », il le dit parce que l’écriture va à l’encontre de son corps, l’écriture et le langage. Et donc voir des élèves en très grande difficulté qui prennent plaisir à entrer dans un projet d’écriture, qui peut nous prendre quinze jours-trois semaines, déjà c’est une première chose. Après, en termes de production, il ne faut pas non plus être naïf. On peut être déçu : déçu par la faible maîtrise de la norme linguistique, mais surtout catastrophé, excusez-moi d’être un peu simpliste, par une sorte d’appauvrissement de l’imaginaire. Je suis frappé notamment par le fait que de plus en plus d’élèves, pour trouver un schéma narratif, vont s’accrocher à un jeu vidéo. Je n’ai rien contre les jeux vidéo, évidemment, mais quelque part, en tant qu’écrivain, je dis à l’élève « non tu vas me trouver autre chose. Je peux moi te dire que tu n’es pas original, que tu peux trouver mieux ». L’atelier d’écriture est l’une des réponses à cet appauvrissement. L’atelier d’écriture, en ce qu’il propose des exercices à contraintes, peut être une façon de pallier cet appauvrissement.
En ce qui concerne l’enseignement de la littérature, pratiquer l’écriture instaure avec les textes un lien beaucoup plus affectif, presque sensuel — ce que Barthes, encore lui, appelle « le plaisir du texte ». Dernièrement, j’étudiais avec mes élèves de troisième un extrait des Feuillets d’Hypnos de René Char. Figurait dans l’extrait l’aphorisme suivant : « L’éternité n’est guère plus longue que la vie ». Je n’ai pas pu m’empêcher de réagir d’abord en tant qu’écrivain, c’est-à-dire en tant qu’artisan de phrases et de livrer à la classe mon admiration « ça c’est génial, c’est beau !
Écoutez cette phrase, mâchouillez-la ! J’aurais tant aimé l’écrire. » Ensuite, évidemment, j’essaie de montrer ce qui fait la puissance à la fois poétique et existentielle d’une telle phrase. Mais j’aime ces sorties, j’aime quitter momentanément ma posture de pédagogue pour me retrouver dans celle de l’amateur, de l’amoureux des mots. D’ailleurs, je crois que l’exercice de la lecture accompagnée, de la lecture méthodique doit être, dans ses finalités, pensé comme un exercice d’admiration, d’amour – osons le mot. Avec l’âge, 53 ans, l’expérience, je m’autorise de plus en plus de telles embardées admiratives. Cela fait souvent rire mes élèves, cela peut parfois les marquer.
C. F. — Je voudrais passer de la salle des cours à la salle des professeurs. Finalement, quand on a un collègue qui est aussi écrivain, qui touche de manière aussi plurielle à l’écriture, j’aimerais savoir : est-ce que vous êtes sollicité aussi par eux, pour avoir des conseils, enrichir des pratiques de classe ? Ou bien est-ce que vous faites l’objet au contraire d’une certaine méfiance ? Quelles sont les relations qui se tissent avec vos collègues ?
L. V. — Alors c’est très amusant. J’ai enseigné dans plusieurs établissements et les réactions sont très différentes. Il y a eu un établissement où dès que je sortais un livre, la documentaliste le mettait en exposition au CDI et donc les collègues venaient me voir pour l’acheter ; alors j’organisais un soir de semaine un petit moment littéraire, ça ne posait aucun problème. Dans d’autres établissements et en particulier celui dans lequel je me trouve actuellement, je pensais naïvement que j’allais pouvoir poursuivre ; et donc une fois, c’était pour la sortie du livre sur Antonin Artaud, je l’expose en salle des professeurs et je retrouve le lendemain le livre dans mon casier. Je me dis « tiens c’est curieux, pourtant je l’avais laissé sur la table de la salle des professeurs ». Je remets le livre sur la table et puis le lendemain ou le surlendemain ou c’était la semaine suivante je retrouve à nouveau le livre dans mon casier. Et une collègue me dit, un petit peu agressive : « tu utilises ton statut de professeur pour faire ton auto-promotion ». Alors je suis tombé des nues et ça m’a interrogé. Il faut savoir une chose, en passant : lorsqu’on est publié à compte d’éditeur, on se doit de faire des salons du livre, on se doit de vendre des livres, on est un peu VRP, ça fait partie aussi du métier d’écrivain. C’est un aspect qui me plaît beaucoup. Je pensais qu’en salle des professeurs on aurait un rapport un peu autre à l’écriture, et je trouve ça très bien d’ailleurs qu’il y ait des professeurs-écrivains, des professeurs-plasticiens, des professeurs-musiciens. Je pense que dans ce métier d’enseignant il faut absolument qu’on ait des choses à côté. Ces à-côtés, ces périphéries nous alimentent aussi… Autant vous dire qu’une telle hostilité m’a littéralement médusé. « Tu vas faire l’auto-promotion de ton livre ». Je me suis contenté de lui répondre : « Tu sais un livre c’est une production de l’esprit et c’est avant tout un partage, et c’est sans obligation d’achat évidemment ». Et voilà, il y a quelque chose d’assez surprenant dans ce genre de réaction. Mais globalement l’accueil est très bon. J’ai eu quelques livres dans quelques CDI, pas tous parce que certains sont des livres pour adulte donc peut-être pas toujours lisibles pour un public collégien, mais globalement ça se passe très bien.
S. T. — Je sais que vous proposez des ateliers d’écriture. Est-ce que certains collègues vous demandent des conseils pour la pratique d’écrits en classe ?
L. V. — Assez peu. On sait que le professeur de Lettres est surchargé de travail. Et le partage des pratiques n’est jamais une chose très simple parce qu’on a l’impression – surtout dans notre discipline où l’affect est très important – que si l’on va partager, on va être un peu jugé par les autres. Il y a toujours cette difficulté, d’ailleurs plus dans les matières littéraires que dans les matières scientifiques. En revanche j’ai pu faire des ateliers d’écriture en collège avec ma casquette d’écrivain. Alors ça, c’est assez curieux aussi. C’est que le matin je suis professeur de Lettres, l’après-midi je deviens animateur d’ateliers d’écriture. C’est très reposant parce que je laisse le collègue s’occuper de l’aspect disciplinaire, il gère la classe alors que moi, j’arrive, je suis l’écrivain pour l’atelier d’écriture. Voilà c’est assez rigolo ces changements de casquette mais parfois ça fait mal au crâne aussi, il faut bien le dire !
C. F. — Laurent Vignat, vous parliez d’un carnet d’écrivain, dans lequel les élèves écrivent des fragments. Je voulais savoir si ce carnet sort aussi de la classe et si les élèves sont un peu des chasseurs-cueilleurs de ce qu’ils entendent dans la vie.
L. V. — Alors comme je suis professeur en collège… par exemple je leur demande de me raconter une soirée en quelques phrases. Puis ils vont employer une proposition relative, une expansion nominale. Et l’air de rien, ils me disent « on n’a rien raconté », mais si, vous racontez quelque chose, un élément. La grammaire peut être un moyen pour glaner des choses à l’extérieur et parfois ils peuvent réutiliser des phrases qu’ils ont écrites en grammaire pour faire autre chose. En sixième, les élèves lourdement dyslexiques ont un cahier d’écriture qu’ils me présentent une fois par semaine où ils ont écrit ce qu’ils ont fait. Ce sont des pratiques extrêmement modestes, mais l’idée c’est qu’on garde du matériau écrit pour faire autre chose avec. L’écrivain, comme vous l’avez très bien dit, c’est un glaneur. J’ai écrit un roman sur une déchetterie qui est un lieu fascinant, moi j’adore les déchetteries. Et ce roman sur les déchetteries est né un 26 décembre. Je suis allé avec ma petite Kangoo pleine de papier cadeau dans une déchetterie près de chez moi et je me suis rendu compte que tous les gens faisaient exactement la même chose. Je me suis dit « tiens c’est intéressant ». Il y a des saisons de déchetterie : le lendemain de Noël c’est plein de papier cadeau. Après le 31, le 1er janvier c’est les bourriches d’huîtres. Et j’ai commencé à imaginer un roman où l’on aurait comme ça les quatre saisons de la déchetterie. Et c’est ce que je leur dis aux élèves. Je leur dis :« soyez attentifs, soyez ouverts, soyez aux aguets » ; et ça, c’est vraiment le premier travail de l’écrivain, je pense que c’est quelque chose que l’on peut facilement transmettre à des élèves. Pour résumer, l’écriture est un extraordinaire vecteur entre l’intérieur de la classe et le grand dehors.
Annie Rouxel — Il y a une phrase de votre part qui a fait « tilt » tout à l’heure. Vous avez dit : « le travail d’écrivain me permet d’assouplir la didactique ». L’expression m’a vraiment troublée parce que, qu’est-ce que la didactique dans ce cas-là ? Moi je dirai plutôt « assouplir les consignes institutionnelles, le rituel ». Parce que finalement vous êtes un didacticien comme ceux qui sont parmi nous et qui sont des gens qui essaient d’innover. Et notamment tout ce que vous faites avec les fragments mis de côté qu’on réutilise, la pensée qui s’inscrit dans le temps, le travail de réflexion sur ce qu’on a écrit, si on est d’accord avec ce qu’on a écrit, si on a envie de le reprendre ou pas. Tout ça c’est de l’innovation et c’est ce que l’on cherche à développer aujourd’hui. C’est à dire une didactique qui soit un moment de recherche, un moment de création, d’adaptation, un moment de plaisir aussi je pense. Mais c’est simplement une boutade !
L. V. — Ce n’est pas une boutade et votre remarque est très intéressante, mais c’est l’image même qu’on se fait de la didactique. Jusqu’à 35 ans j’étais un professeur jeune ; après on devient vieux et fort heureusement c’est beaucoup plus intéressant ; mais quand on débute dans cette profession on a acquis en quelque sorte des schémas de survie sur le plan didactique. Au fur et à mesure on s’assouplit. L’écriture m’a permis d’assouplir et peut-être de construire une autre didactique que cette didactique qui n’était pas véritablement de la didactique, donc je suis entièrement de votre avis effectivement4.
Notes de bas de page
1Entretien conduit le 11 juin 2022 lors des XXIIe Rencontres internationales des chercheurs en didactique de la littérature, organisées à l’Université Grenoble Alpes.
2Les CPPN, Classes pré-professionnelles de niveau, étaient des classes de collège accueillant des élèves en échec scolaire, de niveaux de 4ᵉ et 3ᵉ. Créées par la circulaire du 10 mars 1972, elles ont perduré jusqu'en 1991.
3Voir dans la troisième partie de cet ouvrage l’article de Mattia Scarpulla intitulé « Penser la création littéraire à travers une approche somatique ».
4Bibliographie de L. Vignat en fin de volume.
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