Michel Chaillou, portrait de l’écrivain en professeur de Lettres
p. 71-82
Texte intégral
L’enseignement, plus que jamais, est le lieu où l’utopie se travaille1.
Michel Chaillou dans l’enseignement
1Michel Chaillou (1930-2013) fait partie des romanciers français contemporains ayant mené une carrière d’enseignant : après des études de philosophie et de littérature, il obtient le CAPES de Lettres vers 1960, et devient professeur de lycée à Niort, puis Montmorillon, avant d’être nommé au lycée de Saint-Germain-en-Laye, et, à partir de 1969, à l’IUT de Saint-Denis, où il assure un cours sur les « techniques d’expression » – on verra dans quelques instants ce que cela devient…
2En 1975, il soutient à l’Université Paris VIII une thèse de littérature française, dirigée par Roland Barthes, et intitulée « Bergerie critique (le sentiment géographique dans les premières pages de L’Astrée) » — elle sera éditée chez Gallimard en 1976, suscitant les critiques admiratives et fascinées de plusieurs éminents lecteurs, tels Jean-Pierre Richard ou Georges Perec2 —. Cela permet à Chaillou d’obtenir un poste à l’Université Paris VIII-Vincennes en 1991, où, jusqu’à sa retraite en 1995, il travaille avec ses étudiants sur la littérature française de l’âge baroque et celle du xviiie siècle.
3Il faut souligner également que son investissement dans la pratique enseignante s’est développé par un autre moyen : ayant obtenu un détachement à la télévision scolaire, il conçoit et écrit, entre 1965 et 1981, cinq œuvres télévisuelles, notamment sur Chateaubriand et Nerval : la première s’intitule Chateaubriand, chronologie d’un songe, en 1965, et la seconde Nerval ou le voyage avant la vie, également en 1965 (ces deux programmes, qui durent chacun environ trente minutes, sont visibles sur internet, il suffit d’aller sur le site de Michel Chaillou, que son épouse Michèle continue très régulièrement d’alimenter et d’enrichir).
4Donc c’est un écrivain-enseignant. Et, comme on sait, depuis à peu près le milieu du xxe siècle, c’est devenu assez banal. Mais ce qui est remarquable, chez Chaillou, c’est qu’entre son œuvre littéraire, et sa pratique d’enseignant, il y a une évidente et très originale interpénétration. Le premier exemple, éclatant, de ce vase communicant, de ce fondu enchaîné, entre création littéraire d’une part, et transmission d’une pensée de la création littéraire d’autre part, fondu tel que les deux activités se superposent et se confondent, c’est peut-être justement cette thèse soutenue en 1975, intitulée Bergerie critique ; car cette thèse ne ressemble absolument pas à une thèse, — mais alors vraiment pas ; c’est, comme Chaillou la qualifie lui-même, plutôt un poème en prose d’une centaine de pages, et en fait une réinvention de la pastorale ; pour s’en convaincre, c’est très simple, cette thèse, qui a été publiée en 1976 chez Gallimard et rééditée plusieurs fois, sous le titre Le Sentiment géographique, apparaît, dans toutes les bibliographies qu’on peut trouver concernant Chaillou, comme une œuvre parmi les autres, au milieu des romans et des récits, pas du tout comme un travail universitaire, ni même un essai critique. Il suffit de parcourir les premières lignes3 pour voir que la pastorale, c’est-à-dire l’objet de l’analyse, informe l’écriture même de l’analyse, laquelle alors devient en un sens une forme nouvelle de pastorale.
5Cela étant dit, si on peut dire que le lien, la relation, l’interaction chez Chaillou entre écriture littéraire et enseignement de la littérature, sont particulièrement signifiants, c’est parce que dans certains des livres de Chaillou, ils sont mis en scène, ils deviennent, par l’imagination, l’une des composantes de la matière romanesque.
6Dans la trentaine de livres publiés par Chaillou, il y a deux romans dans lesquels le héros est un professeur de « français », comme on dit, assez vaguement d’ailleurs ; dire professeur de littérature est sans doute un peu plus précis, tout en restant très problématique, ou pour le moins ambigu (par comparaison avec la plupart des autres disciplines : le professeur de mathématiques apprend à faire des mathématiques, le professeur de philosophie apprend à philosopher, mais le professeur de littérature n’apprend pas à faire de la littérature, alors qu’est-ce qu’il apprend ? Peut-être Chaillou va-t-il nous donner des éléments de réponse. Donc, il y a deux romans dont le protagoniste a pour métier d’enseigner la littérature, et dans lesquels on a des récits de cours4, et donc si l’on veut, et si on peut dire, l’invention d’un romanesque du didactique (et, dit comme cela, cela ressemble peut-être à une gageure…) : il s’agit du Rêve de Saxe, publié en 1986 chez Ramsay, et repris en 1988 en folio Gallimard ; et il y a aussi Le Dernier des Romains, chez Fayard en 2009. Et, avant même la publication de ces deux livres, il y avait eu pour Le Monde de l’éducation l’écriture d’un feuilleton, intitulé Le Bonhomme de craie ou un hivernage pédagogique dans les neiges de la Seine-Saint-Denis (en dix épisodes, de janvier à novembre 1978), feuilleton dont le héros, qui s’appelle Simon Noble, est également professeur de littérature.
7Étant donné qu’il ne peut s’agir ici que d’un aperçu, et qu’il serait impossible d’évoquer, même succinctement, ces trois œuvres, j’ai choisi de me pencher principalement sur Le Rêve de Saxe ; cette œuvre est privilégiée, car, d’abord, il s’y trouve, au septième chapitre, et spécialement aux pages 80 à 87 dans l’édition folio, toute une scène d’enseignement. La lire, c’est donc l’occasion d’une sorte d’étude de cas : le lecteur devient comme un inspecteur, il s’assoit au fond de la salle et observe ce qui se passe (j’espère que dire cela ne portera pas malheur : car dans Le Dernier des Romains, il y a une scène de cours inspecté5 : l’inspecteur, affirme le héros, était ravi, promettait un rapport dithyrambique — mais il meurt dans la nuit, et ce merveilleux rapport d’inspection ne sera jamais écrit : c’est dur…) ; et d’autre part, puisque le héros de ce roman s’appelle Michel, qu’il vit à Paris avec son épouse Michèle et son fils David, qu’il enseigne dans une Université de Saint-Denis, on peut donc assez facilement considérer, pour la commodité de l’analyse, que ce personnage est une représentation de l’auteur lui-même, et que le cours raconté dans ces pages donne une idée assez fidèle de ce à quoi ressemblaient les cours réels donnés par le professeur Chaillou. Avec ces quelques pages extraites du Rêve de Saxe, j’espère contribuer à répondre à certaines questions de cet ouvrage : « Que ce soit dans l’enseignement de la lecture ou de l’écriture littéraire, l’enseignant porte-t-il un regard complémentaire à celui de l’écrivain, ou en conflit avec ce dernier ? Comment les pratiques de lecture et d’écriture de l’écrivain informent-elles plus généralement les pratiques de classe ? Débouchent-elles sur des formes d’innovation pédagogique ? Ou bien conduisent-elles à mettre en valeur, à contre-courant, les vertus d’exercices anciens délaissés dans les pratiques ? »
Petite poétique d’une didactique romanesque
8Avant de commenter quelques passages de ce chapitre 7, je me permets de rappeler le thème général du roman : c’est un récit raconté à la première personne, par le personnage principal, un certain Michel, donc, qui, en plus d’enseigner la littérature à Saint-Denis, est en train de préparer un livre sur l’amour au xviiie siècle ; et dans ce but il passe sa vie à la BnF, pour y lire, dénicher, tout ce qu’on peut trouver sur le langage de l’amour à cette période. Cette exploration des archives de la BnF crée chez le personnage une érudition extraordinaire, et qui s’enrichit et se complexifie encore de se mélanger à une rêverie sur la porcelaine, celle de Saxe évidemment, d’où le titre, Le Rêve de Saxe, qui, par une sorte de lapsus originel, emmêle ces deux thèmes : le rêve de sexe, roman de l’amour en porcelaine, quelque chose de cet ordre.
9Et justement, cette idée d’emmêlement, solidaire de notions comme celles de continuité, de porosité, c’est toute la visée de la didactique de la littérature que pratique Chaillou, comme on va tenter de le voir.
10L’écriture de l’emmêlement apparaît par exemple à la page 79, dans un paragraphe où le personnage raconte ses pensées tandis qu’il se dirige vers son lieu de travail pédagogique :
Sur le trottoir, mes jeunes années me revenaient mêlées à mes pas de cinquante-quatre ans. De l’instituteur je me rappelais la règle lourde, du vent frappeur harcelant le bourg, les grands coups de mystère qui encore m’interloquent au passage clouté. J’écoute. La craie m’écrasait sur le tableau. On ajoutait des virgules à la merde des cabinets. Nous les copains, les potes, notre tas de viande ensemble. On n’avait pas de visages mais des binettes, une tronche, nos queues pendaient, animaux de nos vies.
J’enseigne à Saint-Denis.
11L’emmêlement est celui du présent avec le passé, ce qui prépare déjà ce qui va se passer en classe ; et dans ce passé même, tout est enchaînement, paquet d’impressions qui s’éparpillent : l’instituteur, sa dureté, la sensation du vent, l’impression de « mystère » qui renaît au « passage clouté », le bas corporel de l’enfance, lui-même associé à l’ambiance de camaraderie virile, sur laquelle se termine le paragraphe. Une série en [m] organise, dans ce qui du sujet participe à la fois de la mémoire et de l’imagination, cette rencontre des temporalités : « mes », « me », « mêlées à mes pas », « me », « mystère », « m’interloquent », « m’écrasait », « merde », « mais », « animaux ». Et l’attaque du paragraphe suivant ramène brutalement dans le présent de l’adulte : « J’enseigne à Saint-Denis ». Cela paraît sans transition, et donc discontinu — mais on peut aussi y lire, au contraire, l’idée que toute pratique humaine, et donc ici spécialement la pratique enseignante, porte constamment en elle toute une histoire subjective, une historicité, à la fois infiniment déterminée et infiniment déterminante. C’est confirmé par la suite de ce même paragraphe, aux pages 79-80 :
Je venais d’apprendre d’une secrétaire qui m’appuie dans mes recherches qu’une fille, d’après les garçons de la banlieue nord, s’appelle une gisquette, que mettre un bâton de dynamite dans un con, c’est évidemment enfouir son gland. Je bourdonnais d’expressions sensuelles.
12L’imaginaire de l’enseignant apparaît ainsi hanté par l’objet de sa recherche, le langage de l’amour, en l’occurrence ici quasiment la pornographie de l’amour, dans ses « expressions sensuelles ». C’est avec cela en tête que l’enseignant arrive en cours, et c’est de cela que le cours est informé, ce qui témoigne que la recherche, au sens universitaire, et l’enseignement, sont deux modalités d’une même pensée, et il faudrait même dire d’un même vivre, au sens où la première invente l’autre, et réciproquement, et constamment.
13Prenons le premier paragraphe de la page 80 :
À un début de cours, ciel gris, confusion de chaises, une étudiante me tend un appareil transparent. Je le prends, aussitôt du liquide rose monte dans une espèce de cornue en plastique. Tous de s’exclamer : « Vous êtes amoureux ! — De qui ? » Je demande. La jeune fille rougit. Il s’agit d’un gadget qui mesure grâce à la chaleur des mains les tempéraments d’amadou. Je commence la séance. Huit mois que nous travaillons ensemble à raison de quelques heures par semaine. Quasi une grossesse pédagogique. La boutade les amuse. J’ai un cahier, je note : absent, un tel distrait, une telle préoccupée. Mes appréciations : bien parlé, pas assez lu, la succession des jours. Les salles sont parfois poussiéreuses, du papier traîne. Des avions long-courriers tracassent nos oreilles. Roissy vrombit à une portée d’ailes, de même Le Bourget. Des peupliers d’Italie ont réussi à s’élancer sur un vague campus. J’essaie d’apprendre à ces jeunes gens à lire, pas l’alphabet, ils savent, passèrent le bac, mais la littérature, les mots dans les mots, la matière même du monde déposée dans le verbe, la fève à la fête des rois. « Tout bien considéré », dis-je.
14On voit ici se confirmer l’écriture du cours comme écriture de l’en cours : c’est une attention à la continuité universelle, de tout avec tout : la séance se mêle à « la succession des jours », dont la temporalité est matérialisée par une écume à laquelle Chaillou est très sensible, la poussière : « les salles poussiéreuses, du papier traîne » ; cette infime mais omniprésente matérialisation du temps et de ses restes, se mêle à celle de l’espace, puisqu’il y a une pénétration de l’extérieur, et même du lointain extérieur, dans la salle de classe, par le bruit des « avions », manifestation de la modernité technique, elle-même associée, par opposition, à la nature immémoriale, qu’incarnent les « peupliers d’Italie ». Et c’est à ce moment que se formulent le projet pédagogique et l’enjeu didactique : « J’essaie d’apprendre à ces jeunes gens à lire, pas l’alphabet, ils savent, passèrent le bac, mais la littérature, les mots dans les mots, la matière même du monde déposée dans le verbe, la fève à la fête des rois ».
15Toute la prose du monde précédemment évoquée, cette grisaille même peut-être, coloration décrite par les nuages bien sûr, mais aussi suggérée par la mention de ce « vague campus », apparaissent alors comme l’écrin de l’apprentissage, dans un processus qui aurait quelque chose de baudelairien, avec cette joie délicieuse de la littérature comme « fève » du gâteau, transmutation en or de la « matière même du monde », si bien que même l’insignifiant le plus abandonné peut être marqué d’intensité, à l’image de ce qui arrive à la pointe d’une phrase, par la contre-accentuation syntaxique : « du papier traîne ». Et cette matière, très lucrétienne, se révèlerait dans l’écoute des « mots dans les mots », justement peut-être ce que ce paragraphe est en train de faire, par la prosodie, qui crée du sens dans le sens, avec le travail des réseaux vocaliques et consonantiques dans et par la matière phonique : en suivant le cours de cette transcription romanesque d’une didactique de l’écoute, on est en effet amené à des rimes qui se tissent, par exemple « appréciations », « succession », « avions » ; il y a une série consonantique en /p/, qui tient ensemble « pédagogiques », « parfois poussiéreuses », « papier », « portée », « peupliers », « campus » ; et il y a encore cet écho remarquable entre « commence », « séance », « ensemble », « s’élancer », écho qui réunit toute cette dispersion du monde dans la dynamique créatrice dont la classe devient le lieu.
16À la page 81, le professeur expose l’un des thèmes importants de son programme : « En janvier, j’entamai une évocation du xviiie siècle ». La didactique va donc être celle d’une chronique du passé, — ou comment transformer le cours de « techniques d’expression » en roman d’un siècle. Et nous, les lecteurs, nous allons écouter une classe écouter.
17Le professeur fait coïncider les époques : le cours a lieu en janvier, et on aborde la mort du Régent, « en décembre 1723 » ; évocation de l’hiver 1723, le cours veut aussi dès lors évoquer l’espace, la ville, et spécialement les « rues » (p. 82) : Taranne, Grande-Rue, Montmartre, Croissant — exactement comme ce qu’annonce la première phrase de l’« Avis au lecteur » du Petit guide pédestre de la littérature française au xviie siècle6, autre œuvre à visée transmissive de Chaillou, sur laquelle je reviendrai en conclusion ; et cette page dit : « Cette histoire de la littérature commence dans la rue ». Et le roman des rues, c’est pour Chaillou le roman des bruits, du brouhaha, c’est-à-dire un roman de voix. De fait, la séance décrite est une mise en voix, à tous points de vue : par exemple le « bonhomme d’air » qui vient « chuchoter » dans l’oreille de Melle Testard, page 81 ; et la voix professorale elle-même se met en scène, se théâtralise : Michel parle « plus bas, très vite », « puis, d’une voix normale » (p. 82) ; et quand il récite, c’est « gestes à l’appui » (p. 83). Ainsi par la théâtralisation assiste-t-on à un glissement du cours vers le roman des rues parisiennes au xviiie siècle, rues qui s’étalent et dans la salle de classe, et dans le temps de l’énonciation, d’où la correction apportée par l’étudiante prénommée Laura, page 82 : « À Picpus, dans la Grande-Rue au numéro 14 habitait Mme Laferre. Cette femme est brune de cheveux. / “Était”, corrige Laura assise au premier rang ». Aux pages 82-83, le cours oriente l’attention imaginative des élèves vers le maquillage, la mode qu’on voit sur les visages, lesquels révèlent alors l’air (visuel) du temps :
« Quant à Conches, repris-je, c’était un type mince de quarante-cinq ans, qui passe des heures à sa toilette, qui met du rouge. (Ça rigole au fond.) Les femmes s’en mettent beaucoup alors. Le bon ton voulait qu’il soit épais, touche le bord inférieur des paupières. On s’en barbouillait les joues, reste du visage recouvert d’un enduit blanc. »
Je manquais de craie bleue pour leur montrer comment on faisait ressortir les veines, indice d’un sang pur, d’une extraction noble.
« Il existait toute une variété de rouges pour l’été, l’hiver, la ville, le spectacle. Il y en avait un du petit jour, à la teinte d’aube plus incertaine. Chaque femme paraissait avoir le même âge piqueté de petits morceaux de taffetas noir.
— Les mouches ! » s’exclama Lydie.
18De là nécessairement le regard de tous se focalise sur ces fameux insectes de l’élégance :
« Elles portent toutes un nom. »
Je récitai, gestes à l’appui :
« La passionnée au coin de l’œil, la majestueuse au milieu du front, l’enjouée en limite de fossette, la galante à mi-joue, la baiseuse. »
19L’énumération est signifiante, comme une gestualité, mais cette fois de l’ordre des mots, qui chasse en fin de phrase la mouche la plus coquine, pour obtenir du groupe d’élèves le maximum d’implication, et mettre le passé à la mode : « Là, exclamations ». On voit la classe se constituer en fond choral, en personnage multiple, polycéphale, au rythme des évocations professorales, et du théâtre du temps passé qu’elles construisent, en suscitant les souvenirs des élèves eux-mêmes, comme cette réminiscence de mouches vues dans un « film historique à la télé » (p. 83) par Lydie : bel exemple de synthèse opérée grâce à cette séance entre la plus exquise érudition et la culture dite populaire : un « raffinement peuple », comme disait à peu près La Bruyère, et que vise explicitement Chaillou dans son écriture romanesque (je renvoie par exemple à L’Écoute intérieure, où Chaillou expose au romancier Jean Védrines, son interlocuteur pour ce livre d’entretiens, qu’il veut faire de chaque phrase une Cendrillon, prendre des guenilles pour en faire une féérique robe de bal7).
20Aux pages 84-85, on voit que ça prend : il y a une réussite pédagogique et didactique, dans la mesure où les étudiants se mettent eux-mêmes à faire communiquer le xviiie siècle, et leur propre temporalité, leur présent ; par l’humour, au sujet de la capillarité du professeur :
Fut-ce à la même séance de janvier que j’évoquai la poudre à perruque ? On poudrait un élégant de loin avec une grande houppe de soie. Ou bien on jetait la poudre en l’air, elle retombait, vous enveloppait d’un nuage.
« On vous l’a fait ce matin », osa un petit malin, allusion un peu grosse à mes cheveux blancs.
21Mais aussi par la proposition d’une parole créatrice, inventive, et qui devient à son tour quasi visionnaire : « Elles se maquillent comme des actrices avant d’entrer en scène, constata je ne sais plus qui ». L’élève, embarqué dans l’anachronie systématique du professeur, parle du passé au présent, et entrevoit, par la comparaison, et à travers un moment donné de l’histoire, ce qui est peut-être un universel de la vie sociale, le théâtre du monde. Et alors le professeur semble en être à son tour inspiré, il file l’image, et la maximalise : « — Le jour a été monté sur tréteaux, dis-je, le soleil va sortir des coulisses. »
22La didactique de Chaillou est donc en continuité directe avec ses visées littéraires : faire parler le temps, goûter « le jus du temps8 » en pressant les paroles perdues, les proses courantes du passé, le démodé. Le cours de littérature, certes totalement ancré dans le présent, sensible et perméable à ses manifestations, y fait surgir le passé, et crée un présent du passé. C’est ce qui se manifeste dans l’un des paragraphes de la page 83 cités ci-dessus : dans le présent de l’énonciation, lequel emporte les deux imparfaits de l’énoncé, résonne soudain, ici maintenant, le théâtre du passé : « Je manquais de craie bleue pour leur montrer comment on faisait ressortir les veines, indice d’un sang pur, d’une extraction noble. »
23Il y a une sorte d’événement rythmique, dans la mesure où une métrique culturelle s’installe : douze syllabes, « Je manquais de craie bleue pour leur montrer comment », puis huit, « on faisait ressortir les veines », puis douze, avec du coup dans ce dernier vers (?) une diérèse à faire nécessairement, marque d’une versification soigneusement régulière, d’un haut langage, d’une littérature aristocratique, au moment même où se rappelle la revendication d’une race : « indices d’un sang pur, d’une extracti-on noble ». Un rythme porteur à la fois d’une métrique démodée, et du classique, c’est-à-dire de l’indémodable, envahit et organise, dans l’imperceptible, l’énoncé d’un moment de frustration pédagogique — voire picturale : « Je manquais de craie bleue » ; le voyage dans le temps se réalise dans le récitatif du cours.
Enseigner : « faire la vie »
24Ainsi, ce passage du Rêve de Saxe me semble être l’emblème d’une spécificité majeure de Michel Chaillou, cette continuité très forte entre écriture littéraire, créative, et transmission d’un art de lire. C’est pourquoi je reviens à cette œuvre publiée en 1990, écrite par Chaillou en collaboration avec son épouse Michèle, Le Petit guide pédestre de la littérature française au xviie siècle : j’y reviens en laissant la parole à Pierre Bourdieu qui, au tout début de son livre Les Règles de l’art, promeut le « gai savoir » de notre romancier-professeur :
Et on ne peut qu’approuver une tentative comme celle de Michel Chaillou lorsque, se fondant sur le primat du sentir, de l’éprouver, de l’aisthèsis, il propose une évocation littéraire de la vie littéraire, étrangement absente des histoires littéraires de la littérature : en s’ingéniant à réintroduire dans un espace littéraire singulièrement confiné ce qu’on peut appeler, avec Schopenhauer, les parerga et paralipomena, les entours négligés du texte, tout ce que les commentateurs ordinaires laissent de côté, et en évoquant, par la vertu magique de la nomination, ce qui fit et fut la vie des auteurs, les détails familiers, domestiques, pittoresques, voire grotesques ou « crotesques » de leur existence et de son décor le plus quotidien, il opère un renversement de la hiérarchie ordinaire des intérêts littéraires. Il s’arme de toutes les ressources de l’érudition, non pour contribuer à la célébration sacralisante des classiques, au culte des ancêtres et du « don des morts », mais pour appeler et préparer le lecteur à « trinquer avec les morts », comme disait Saint-Amant : il arrache au sanctuaire de l’Histoire et de l’académisme des textes et des auteurs fétichisés pour les remettre en liberté9.
25Nonobstant les réserves que l’on pourrait formuler sur, d’une part, ce « primat du sentir » (qui enchaîne implicitement l’analyse au boulet de l’opposition dualiste intellect/sensibilité, ou concept/affect — dualisme dont la littérature engage toujours justement à sortir), et d’autre part la réduction, ici en tout cas, de l’écriture littéraire à « la nomination » (notion qui, relevant d’une conception uniquement substantive, et donc sémiotique, du langage, ne peut qu’entraver l’attention au continu des « mots dans les mots »), on ne peut qu’approuver cette approbation, à l’histoire littéraire buissonnière qu’invente Chaillou, projet collectif lancé chez Hatier, intitulé « Brèves Littérature », dont Le Petit guide pédestre de la littérature française au xviie siècle fut le fer de lance, suivi par une vingtaine d’ouvrages10, et dont notre extrait du Rêve de Saxe donne une mise en œuvre didactique concrète, et double, puisque c’est à la fois celle proposée aux étudiants dans ce cours raconté, et celle qui inclut le lecteur du roman, dans le présent de sa lecture. La didactique, alors, devient transmission de vie, transmission de ce qui fait la vie, comme dit le sociologue ; et révélation que « la transmission n’est pas une courroie ; comme la critique ou la traduction, elle possède sa force et son originalité créatrices11. » Et, comme on a tenté de le faire entrevoir, sans doute cette force créatrice tient-elle à la capacité, chez le professeur, de transformer l’exposé d’un savoir en « racontage », pour reprendre la piste ouverte par Walter Benjamin, dans ses « Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov12 » (1936), et dont Serge Martin travaille à souligner l’intérêt éthique, pour une poétique de l’enseignement : « Le racontage, comme passage de voix, c’est-à-dire l’invention de formes de vie (expériences) et de formes de langage (histoires) qui s’échangent dans la plus grande intensité d’une relation de relation, serait l’utopie en acte de cette “activité vivante”13 ».
26C’est bien ce que manifestent les étudiants de Michel, dans Le Rêve de Saxe, aux pages 163-164 : le refus, et en fait l’impossibilité, d’en finir, à partir du moment où la valeur d’un enseignement tient au moins autant à son dire, qu’à ce qu’il dit :
C’était le dernier cours, on allait se séparer. Ils m’exhortèrent à parler du xviiie.
« Mais quoi ?
— Ce que vous savez.
— Mais je vous ai tout dit.
— Inventez. »
27Preuve que naît un appétit de peuplement intérieur, grâce à une « érudition imaginaire14 » (dont le principe est ici mis en rime, « savez »/« inventez », en passant par « vous ai »), si c’est, au sens étymologique de l’eruditio — « action d’enseigner, connaissance, science15 » —, celle des formes de vie, qui sont dans la voix.
Notes de bas de page
1H. Meschonnic, Les États de la poétique, 1985, p. 264 (cité par J.-L. Chiss, « La transmission des savoirs sur la langue » [1996], dans La Culture du langage et les idéologies linguistiques, 2018, p. 26).
2Pour le premier, voir le chapitre « Une géographie du trouble » dans L’État des choses, Gallimard, 1990 ; pour le second, écouter l’archive sonore (extrait de Radioscopie de Jacques Chancel, en 1978), https://www.michel-chaillou.com/georges-perec-michel-chaillou-une-estime-reciproque/ [consulté le 01/09/2023].
3« J’aimerais parler d’un livre, l’Astrée, très lu sous Louis XIII, je souhaiterais qu’il fût pays, pays avec villages et collines, hameaux et fermes isolées, pays que les pas peuvent atteindre et les troupeaux investir, mais les prés restent à leur place entre Roanne et Saint-Etienne et la lecture n’est pas la marche, à première vue. / Tourner la difficulté au lieu du bosquet (passez-moi le mot, vous aurez les branches vives), en rire comme d’une idée de sommeil (allongée en ellipse du sud au nord, la plaine du Forez, lieu-dit de l’Astrée, est d’ailleurs un lit, bientôt le vôtre, [...] », etc. (Le Sentiment géographique, 1976, p. 11.)
4Je n’évoque pas ici le dernier roman paru en 2013 chez Gallimard, collection « haute enfance », L’Hypothèse de l’ombre, dont le héros, l’homme aux trois prénoms, « Charles-André Bertrand », est pourtant un professeur de Lettres ; mais c’est qu’on ne le voit jamais au travail, « au tableau noir ».
5M. Chaillou, Le Dernier des Romains, 2009, p. 113-114.
6M. et M. Chaillou, Petit guide pédestre de la littérature française au xviie siècle, 2017, p. 27.
7M. Chaillou, J. Védrines, L’Écoute intérieure, 2007, p. 227.
8Ibid., p. 47.
9P. Bourdieu, Les Règles de l’art, 1998, p. 13-14.
10On trouvera la liste des vingt-quatre volumes, et de leurs auteurs (de J.-N. Vuarnet à D. Noguez, en passant par J. Darras, H. Meschonnic, M. Butor, etc.) sur le site https://www.michel-chaillou.com/les-24-titres-de-la-collection-breves-litterature/ [consulté le 01/09/2023].
11J.-L. Chiss, ouvr. cité, id.
12W. Benjamin, Le Conteur, dans Œuvres, III, 2000.
13S. Martin, Poétique de la voix en littérature de jeunesse, Le racontage de la maternelle à l’université, 2014, p. 45.
14Voir N. Piegay-Gros, L’Érudition imaginaire, 2009.
15Selon le Dictionnaire historique d’A. Rey, 1992.
Auteur
Université Paris III Sorbonne Nouvelle, THALIM-ED 120
IdRef : 259209422
Pascal Lefranc est professeur agrégé de Lettres modernes au lycée de l’Escaut de Valenciennes, ancien élève de l’ENS Fontenay-aux-Roses/ Lyon-LSH. Il a entrepris une thèse sous la direction de Serge Martin à l’Université Paris III Sorbonne Nouvelle (UMR THALIM-ED 120). Sa thèse en cours d’élaboration a pour titre Michel Chaillou : romances vers la haute enfance.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Écrire dans l’enseignement supérieur
Des apports de la recherche aux outils pédagogiques
Françoise Boch et Catherine Frier (dir.)
2015
Le temps de l’écriture
Écritures de la variation, écritures de la réception
François Le Goff et Véronique Larrivé
2018
Itinéraires pédagogiques de l'alternance des langues
L'intercompréhension
Christian Degache et Sandra Garbarino (dir.)
2017
Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école
Marie-Cécile Guernier, Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et al.
2017
Le sujet lecteur-scripteur de l'école à l'université
Variété des dispositifs, diversité des élèves
Jean-François Massol (dir.)
2017
La lettre enseignée
Perspective historique et comparaison européenne
Nathalie Denizot et Christophe Ronveaux (dir.)
2019