L’écrivain-professeur, critique des institutions scolaires (Nathalie Quintane et François Bégaudeau)
p. 57-70
Texte intégral
1Depuis que le second métier des écrivains est de plus en plus souvent celui d’enseignant, c’est-à-dire depuis la massification de l’enseignement secondaire après la seconde guerre mondiale, depuis ce temps, il est légitime d’espérer un renouveau de la relation entre écriture et enseignement — et c’est bien sûr un des buts de cet ouvrage. Ce renouveau était déjà souhaité en 2011 dans un numéro de la Nouvelle revue pédagogique dont j’aimerais citer l’éditorial :
Notre revue, par vocation, aime les enseignants de lettres et les écrivains et veut leur rendre hommage ici en leur donnant la parole de manière inédite. […] Ils nous ont livré, selon leur envie, des réflexions sur leur parcours, sur le sens du lien qui unit pour eux les deux activités, des lectures ou des éléments de pratique en classe, des séquences, pour les plus studieux. Leurs univers respectifs sont très différents, mais, à travers cette diversité, une même relation s’exprime, faite de volonté et d’inquiétude, d’allant et d’incertitude : un même désir profond de transmission. Qu’ils en soient ici remerciés1.
2Dans un état d’esprit comparable, Yves Bonnefoy affirmait déjà en 2004 que l’opposition rimbaldienne ou post-romantique entre la « vraie vie » et l’univers mortifère de l’École n’avait plus lieu d’être : le temps de l’échange, de la conciliation, de l’enrichissement mutuel entre création et enseignement serait venu2. L’enseignant pourrait désormais se servir de sa pratique d’écriture pour renouveler sa pédagogie, et l’expérience d’enseignement serait intégrée à la pratique littéraire.
3Pourtant, cette relation entre création et enseignement se déroule très rarement, si ce n’est jamais, de manière simple et harmonieuse. Car, ce serait ma première observation, quel que soit son bord politique et quels que soient les genres littéraires qu’il pratique, l’écrivain-professeur critique l’École. Dans des entretiens, des essais, des fictions, voire des pièces ou des poèmes, il utilise l’extériorité que donne l’écriture pour exprimer ce qui, selon lui, selon elle, ne va pas. Autrement dit, si en façade, les écrivains-professeurs défendent souvent la complémentarité des pratiques créatives et d’enseignement, si leur discours conciliateur s’accompagne parfois d’une forme de modestie, consistant à ne pas faire étalage de la pratique littéraire et même à la rabaisser devant le noble devoir de transmission, dans les faits, la position d’écrivain autorise un discours réprobateur sur l’École que les autres enseignants ne peuvent pas se permettre. À mon sens, cette dimension critique se déploie depuis qu’il y a des écrivains-professeurs au sens moderne (c’est-à-dire, en gros, depuis la deuxième moitié du xixe siècle) et, à ce titre, j’aimerais affirmer qu’elle est une dimension constitutive de la figure de l’écrivain-professeur. J’ajouterais : exactement de la même façon que « l’écrivain journaliste », de Balzac à Mauriac, était un critique du monde de la presse et de la corporation journalistique3.
4Bien entendu, ces critiques de l’École s’expriment de manières diverses, avec des implications différentes, et il me serait impossible de toutes les évoquer. Je propose donc de me concentrer sur une tendance critique contemporaine, qui se caractérise d’abord par son orientation politique, en l’occurrence, l’extrême gauche libertaire. Dans ma présentation, cette orientation critique sera incarnée par deux écrivains-professeurs : Nathalie Quintane et François Bégaudeau. Tous les deux ont enseigné au collège : la première est enseignante depuis plus de trente ans, le second l’a été pendant dix ans, avant de démissionner.
5Pour Nathalie Quintane, je me concentrerai surtout sur trois parutions très récentes quasi-simultanées Un Hamster à l’école4, J’adore apprendre plein de choses5 et La Cavalière6. Ces textes, bien que très différents, pourraient être réunis sous une bannière générique commune : ce sont des essais poétiques d’intervention. Quant à François Bégaudeau, je distinguerai deux époques de publication : celle d’Entre les murs7 et des petits textes d’intervention liés ; puis, la période immédiatement postérieure, plus radicale, qui s’étend de 2007 à aujourd’hui, dans laquelle on discutera d’entretiens, de textes journalistiques, d’interventions ponctuelles, mais aussi de L’Histoire de ta bêtise8.
6L’extrême gauche française a tendance à publier des livres idéologiques, des essais argumentés, plutôt que des textes littéraires : ici, les deux auteurs nous avertissent : ils écrivent de la littérature, et par définition, leur écriture ne relève pas seulement d’un engagement politique. Toutefois, derrière ce refus d’être doctrinal, les deux écrivains-professeurs partagent un certain nombre de convictions que je vais d’abord rassembler ; mais ils se distinguent par deux pratiques très différentes de la littérature d’intervention, qui aboutissent à des conceptions presque opposées de l’enseignement, et notamment de l’enseignement de la littérature. J’aborderai d’abord la manière propre à Quintane, puis celle de Bégaudeau.
Parenté
7Alors qu’il s’agit à priori de deux auteurs très différents, certaines remarques ponctuelles m’ont fait entrevoir la parenté des points de vue sur l’École des deux auteurs. À commencer par l’idée selon laquelle les enseignants se disent de gauche mais sont en réalité de droite dans leur immense majorité. Pour qualifier leur aveuglement et leur conservatisme, dans Un Hamster à l’école, ouvrage en vers libres issu des observations de Nathalie Quintane dans l’Éducation nationale, celle-ci a un mot : les enseignants sont « imperturbables9 » ; « tout a changé / excepté chez les profs une permanence dans l’appréhension et la compréhension qui / auraient été comme bloquées à l’instant T / du concours ou de l’année scolaire la plus glorieuse / la plus pleinement satisfaisante, que cette année / ait été celle de 6e ou la première année de l’entrée en fac / d’histoire, d’arts plastiques ou de biologie10 ». Bégaudeau et Quintane ont la même interprétation et la même expression : les enseignants sont « d’ex-bons élèves11 ». À ce titre, ils sont convaincus de la justice de l’ordre scolaire qui s’exerce naturellement, et ils contribuent à sa perpétuation.
8N’allons pas croire pour autant que les enseignants s’estiment pleinement satisfaits. Bégaudeau et Quintane sont d’accord : prof, ce n’est jamais vraiment une vocation (peut-être dans 1 cas sur 50, concède Quintane12). Tous les deux l’affirment : on est prof parce qu’on n’a pas réussi à faire autre chose13 (par exemple, du rock, du cinéma ou de la littérature pour Bégaudeau, littérature à laquelle il a finalement pu se consacrer entièrement après le succès d’Entre les murs). On est prof aussi, parce qu’on n’a pas pu ne rien faire. Dans La Cavalière, Nathalie Quintane décrit ses idéaux de jeunesse qui correspondent peu ou prou à ceux de L’An 01, film de 1969 dans lequel tout le monde décide de ne plus travailler et où tout se passe très bien. Mais « ne jamais travailler » n’était pas vraiment possible, alors Quintane se souvient de deux grands principes de jeunesse, travailler, bon, d’accord, mais « pas dans un bureau, et pas enseigner ». Et puis, par un concours de circonstances, les bonnes notes s’enchaînent, on choisit des études de lettres et, sans même l’avoir vraiment voulu, on se retrouve devant une classe.
9Une fois dans l’Éducation nationale, de l’autre côté de la barrière donc, Bégaudeau et Quintane ont inévitablement été pris d’une certaine humeur anti-institutionnelle. Pour qu’on comprenne bien comment s’articule la critique anti-institutionnelle des deux auteurs, quelques noms d’intellectuels auxquels ils prêtent allégeance méritent d’être évoqués.
10D’abord, comme chez Pierre Bergounioux ou Annie Ernaux, deux autres écrivains-enseignants célèbres14, celui de Pierre Bourdieu. Plus précisément, le Bourdieu de La Reproduction est repris tant pour expliquer les dynamiques observées dans les collèges où ils enseignent que pour expliquer leur propre parcours scolaire : Quintane raconte dès les premières pages du Hamster à l’école le traumatisme d’une bonne, voire d’une très bonne élève du 93 devenue « nulle » en déménageant dans le 9515 ; dans Ma politique ou les deux singes, un livre de Bégaudeau qui ressemblerait un peu aux Mots de Sartre par la constante autodépréciation à l’égard d’un vrai-faux petit génie, l’auteur explique la réussite aux épreuves scolaires du petit Chouchou (quasi homonyme du Poulou sartrien) et l’orgueil qu’il en tirait comme un résultat prévisible : celui qui attend les fils d’enseignants soucieux de plaire à leurs parents16.
11Le Foucault de Surveiller et Punir est une autre référence incontournable. L’École est avant tout une institution disciplinaire dont la mission est non seulement d’opérer une sélection sociale selon les mécanismes qui viennent d’être d’évoqués, mais aussi d’instaurer une forme d’ordre et de contrôle sur les classes populaires. François Bégaudeau fait remarquer que l’intention des fondateurs de l’École républicaine n’était pas de rechercher une quelconque émancipation : « L’école n’a pas vocation à sauver les pauvres, mais à les neutraliser » ; il s’agit d’« encadrer les classes populaires (c’est très explicite dans les premiers textes de Ferry) » ; aujourd’hui, « l’école reste un dispositif disciplinaire, mais il s’agit moins d’y apprendre des règles morales ou des valeurs patriotiques — qui cependant se survivent dans les sempiternelles valeurs de la République — que la discipline elle-même17. » De son côté, Dans un Hamster à l’école, Nathalie Quintane présente le professeur comme une tour de contrôle dans un panoptique : « Les personnels de l’éducation nationale ne perdent jamais de vue / et ont toujours conscience que tout / peut dans le pays partir en vrille d’un instant à l’autre / et c’est la raison pour laquelle ils font toujours / deux choses à la fois : dicter une dictée / ET guetter ; expliquer un théorème ET guetter ; raconter Louise Michel ET guetter ; distribuer des / copies ET guetter, etc. Faire toujours deux choses / à la fois, dont guetter. Avoir l’œil. Si on a un point commun avec les gendarmes mobiles / c’est celui-là18. » Le prof guette, la machine scolaire réprimande, et, progressivement le contrôle s’intériorise.
12La dernière référence commune à Quintane et Bégaudeau, indispensable pour comprendre leur rapport à l’apprentissage est Jacques Rancière, et particulièrement Le Maître ignorant, très souvent cité par François Bégaudeau (j’y reviendrai). Chez Nathalie Quintane, c’est surtout le Rancière du « partage du sensible » qui est implicitement mobilisé, autrement dit, la conviction que la littérature, la bonne littérature, fait de la politique en redessinant la configuration d’un espace donné — dans notre cas le collège ou l’Éducation nationale. Cette conviction que la littérature a pour mission de rendre visible de nouveaux découpages du réel, ce serait aussi celle de François Bégaudeau, mais les moyens d’arriver à de telles reconfigurations sont très différents pour les deux auteurs.
Nathalie Quintane à l’offensive
13La critique de Nathalie Quintane ne se voudrait pas frontale, mais plutôt hésitante. Dans un entretien avec Johan Faerber, elle met en valeur la figure rhétorique de l’épanorthose : « Ne jamais être sûr, ne pas savoir, être toujours en position de faiblesse (Beckett, Kafka…) et pourtant attaquer, et pourtant se permettre la plus maligne des cruautés (Swift…). La littérature n’est jamais sur la défensive, elle est offensive de fait19. »
14L’offensive, aussi hésitante soit-elle, a des cibles précises : ce sont en premier lieu, les puissants, les administrateurs de l’enseignement, à commencer par l’ex ministre, Jean-Michel Blanquer dont une des phrases les plus plates et les plus stupéfiantes sert de titre à un des trois livres : « J’adore apprendre plein de choses ». Les prétendus experts de l’éducation servent aussi de repoussoirs, surtout ceux qui prétendent que tout va mal, que la République est en crise, comme Alain Finkielkraut, dont plusieurs sentences sont reprises sans attribution dans le livre précédemment mentionné. Sont également visés ceux qui prônent un retour aux fondamentaux, ceux qui veulent par exemple la « restauration de la dictée » (un peu comme on souhaiterait la restauration de la monarchie pour remettre de l’ordre). Le chapitre sur la dictée est composé d’un collage d’extraits des annales du brevet mis bout à bout, dans lequel j’ai pu identifier au moins trois auteurs, dont il est difficile d’imaginer qu’ils soient du goût de Quintane : Le Clézio, Pagnol et d’Ormesson20.
15Enfin, la vindicte de Quintane s’abat de manière très directe sur les néo-managers de l’enseignement. Qu’on en juge par cet extrait au sujet d’un chef d’établissement « sémillant » qui propose de raccourcir le temps d’un cours :
Officiellement / les heures de trois quarts d’heure, il nous avait dit / que c’était pour les élèves, parce qu’ils avaient / du mal à se concentrer plus de trois quarts d’heure. Mais en / fait c’était pas plus de trois quarts d’heure qu’ils avaient / du mal à se concentrer, c’était pas plus de dix minutes. / On allait quand même pas faire des heures de dix / minutes. De toute façon, dès qu’un chef ou le ministre / disait que c’était pour les élèves, telle mesure, c’est pas / compliqué, c’est qu’il y avait anguille sous roche. Donc / on a cherché l’anguille / et elle était pas difficile à choper. / On a calculé : des heures de trois quarts d’heure / à raison de 2, 3 ou quatre heures par classe, ça / aboutissait qu’on aurait 1 ou 2 voire / trois classes de plus par semaine — / autant de préparations, autant de copies. Et / le jackpot : / qu’évidemment si les profs prenaient des classes en / plus, on pouvait supprimer des postes, car / plus besoin d’autant de profs. / C’est quand même bizarre qu’une idée aussi simple / et géniale n’ait pas déjà été appliquée partout21.
16La critique du néo-management scolaire s’exerce avec un humour qui repose sur un certain franc-parler, évidemment en contraste avec le langage technocratique, managérial ou même académique. C’est d’ailleurs ici un des rôles du vers libre, qui sert à casser l’attente associée à la syntaxe du langage commun. On l’avait déjà noté avec l’adjectif « imperturbable » pour qualifier la corporation des enseignants, on le retrouve ici avec « sémillant », il y a aussi une recherche du mot juste chez Quintane, et une mise en valeur de ce mot. L’effet de surprise et d’évidence qu’il produit amuse forcément. Au croisement de ces deux démarches littéraires, franc-parler et recherche du mot juste, Nathalie Quintane retient une expression pour condenser tout son rapport à l’Éducation nationale et c’est : « les bras m’en tombent22 ». En découle une sorte de joyeux défaitisme, plein d’autodérision, mais jamais de renonciation ou d’abandon : et ce, même lorsque les ordinateurs du CDI rament plus que jamais, même quand la sortie à la médiathèque locale est désespérante d’ennui, même quand l’atelier de prévention anti-drogue organisé par un policier en tenue se transforme en un exposé sur tout ce qu’il faut savoir « en termes de défonce »23. Dans tous les cas, la narratrice s’amuse de la situation, préfère en rire qu’en pleurer, et met en avant sa dimension symptomatique. Chez Quintane, l’anecdote remplace les théories. Il ne s’agit pas de raconter le quotidien des profs, mais plutôt de faire connaître au lectorat les situations les plus incongrues rencontrées par les enseignants. En résulte une rupture avec la grandiloquence habituellement associée à l’impératif d’engagement. D’ailleurs, l’autrice n’appelle aucunement à un héroïsme politique forcené. Au sujet d’une copine vivant à Bagnolet qui lui demande si elle ne trahit pas la cause en mettant ses enfants dans un collège privé, Quintane écrit de manière symptomatique : « elle allait pas refaire la banlieue à elle toute seule en envoyant deux enfants de classe moyenne dans le public24 ». Pas de martyrologue républicain : pour s’émanciper, c’est toute la société qui doit changer, pas seulement l’École, et encore moins un enseignant ou un individu en particulier.
17Reste que si, à aucun moment Quintane ne suggère l’idée selon laquelle elle serait une enseignante héroïque ou même exemplaire, elle tient à mettre en avant des modèles de résistance. C’est tout l’objet de La Cavalière, livre consacré à Nelly Cavallero, professeure de philosophie qui a enseigné à Digne-les-Bains dans les années 1970, lieu d’exercice de Quintane. Parisienne, agrégée, vêtue d’une cape noire, belle, féministe, évidemment favorable à l’avortement, révoltée, révolutionnaire, sexuellement libre, convaincue qu’on pouvait changer les choses, Nelly Cavallero devait beaucoup choquer les mœurs de la bourgeoisie locale. En 1976, à 34 ans, elle a été suspendue de ses fonctions par décision rectorale, puis inculpée d’incitation de mineurs à la débauche pour des faits qui ne seront jamais avérés. Le livre qui lui rend hommage, d’une composition fragmentée, digressive, recueille notamment des témoignages de ceux qui l’ont connue ou qui ont connu le milieu militant du Digne-les-bains des années 70 et le militantisme radical du monde de l’éducation. Se dégage une figure qui, selon l’expression de Quintane, « mettait le feu » partout où elle passait. Nelly est le visage de l’insoumission et de la demande d’une liberté inconditionnelle. Et c’est précisément par cette liberté que Nelly est une enseignante modèle : certes l’institution ne pouvait la reconnaître, mais « cette femme était le professeur par excellence25 ». Car le véritable enseignement, ce n’est pas celui d’un quelconque contenu, encore moins d’un hypothétique « esprit critique », ni même celui de la subversion, le véritable enseignement, c’est d’avoir face à soi un professeur qui « pose la question de la règle et de sa transgression26 ».
François Bégaudeau polémiste
18Avant d’aborder la critique de Bégaudeau à l’égard des institutions d’enseignement, remarquons que, contrairement à Nathalie Quintane, dont les écrits sont étudiés dans des thèses, articles et ouvrages collectifs, François Bégaudeau a été remarquablement ignoré par la critique universitaire. Pour l’expliquer, on pourrait arguer que la littérarité de ses textes est peut-être moins évidente, plus changeante dans ses formes, que celle d’autres auteurs de la même génération plus étudiés ; peut-être aussi que son succès médiatique a joué en sa défaveur ; mais je crois surtout que c’est son éthos d’écrivain, très opposé à l’éthos universitaire de modestie, qui ont pu agacer et dissuader l’étude : j’essaierai ici de retourner les choses en faisant l’éloge de ce qu’il me semble juste d’appeler l’arrogance de Bégaudeau.
19Avant cela, il faut bien sûr parler d’Entre les murs, livre sorti en 2006 et vendu à près de 200 000 exemplaires avant d’être adapté au cinéma par Laurent Cantet dans un long métrage qui a obtenu la palme d’or du Festival de Cannes en 2008, film dans lequel Bégaudeau joue son propre rôle d’enseignant. Dans le livre comme dans le film, nous sommes plongés dans un collège du 20ème arrondissement de Paris situé en « zone d’éducation prioritaire » (« les prioritaires c’est-à-dire les dernières roues de la charrette », selon une expression de Quintane27), à travers le prisme d’un professeur de lettres qui éprouve diverses difficultés face à une classe de quatrième. L’intention de l’écrivain-professeur s’énonce de manière simple : son but est de saisir le réel, de le reproduire avec justesse. En l’occurrence, le réalisme d’Entre les murs consiste à ne pas produire de discours sur l’institution scolaire mais à en faire la chronique — quitte à laisser le lecteur ou le spectateur libre d’interpréter comme il le voudra ce qu’il voit. Priorité est donnée au dialogue, à la langue des élèves, incorrections comprises, ou à celle des enseignants dans la salle des profs. Le livre comporte un certain nombre de documents bruts, comme les fiches des élèves ou les rapports d’incidents rédigés par les enseignants. Toutefois, ce réalisme n’est pas apolitique : au contraire, pour reprendre un slogan de 68, il repose sur l’idée que « le réel est révolutionnaire ». Autrement dit, si on regarde vraiment, avec attention, le monde social tel qu’il est, l’indifférence est impossible, le statu quo devient insupportable — et la conviction ou même l’action qui résultera de la confrontation au réel sera forcément radicale.
20En effet, à la sortie du livre, puis du film, les réactions ont été nombreuses, et souvent radicales. Mais, comme le regrette François Bégaudeau dans Deux singes ou ma vie politique, ces réactions s’écartent de « la lettre du livre pour ne gloser que son supposé sujet, puis élargir son sujet en débat de société » : « on me soumet des problématiques que le roman s’efforçait de diluer dans la littéralité des situations. Est-ce que le niveau baisse, est-ce que les élèves apprennent, est-ce que l’IUFM forme, est-il vrai qu’en banlieue les racailles briment les premiers de la classe ? Et moi je réponds28. » Après la consécration cannoise, François Bégaudeau se serait perdu à la fois dans des considérations formelles dont personne ne pouvait comprendre l’implicite et dans le domaine des idées politiques abstraites. Et il s’en blâme : « Cette stratégie locutoire est bien la plus belle boulette de l’histoire de ma vie publique. » Or il me semble que le point de vue exactement inverse peut être défendu tant la participation de Bégaudeau aux débats sur l’éducation est stimulante — et cela en grande partie grâce à sa maîtrise des formes polémiques et pamphlétaires. Ces textes d’intervention, chroniques, entretiens, échanges divers, sont certes d’une nature radicalement différente d’un roman comme Entre les murs, mais il est tout à fait possible de les envisager autrement que comme une simple « boulette ».
21De toutes ces interventions, une conviction principale ressort et elle se distingue par son caractère tranchant : Bégaudeau affirme que l’École ne devrait pas être obligatoire, voire qu’elle pourrait disparaître sans véritable perte. Je le cite : « l’école idéale, c’est peut-être une école inexistante29 ». Cette proposition radicale s’appuie sur un constat simple : « puisque l’école fabrique structurellement des inégalités, il faut supprimer la structure30 ». Aucune réforme, pas même la suppression des notes que semblait souhaiter Quintane, n’y pourra changer quoi que ce soit, car l’École de la République a été conçue, pensée, pour relégitimer la classe dominante et pour convaincre les pauvres qu’ils méritaient de l’être, mission que l’École a parfaitement réussie, et qui, précisément, mérite que l’on s’en débarrasse. Résumant ces arguments, Bégaudeau aboutit à la liste suivante : « 1) L’école accable les pauvres, donc, 2) ennuie les enfants, 3) déprime les profs, 4) attise le ressentiment de part et d’autre (fiel des élèves, racisme des profs — voir le vote FN grimpant), 5) n’apprend rien, 6) désapprend à apprendre, 7) fabrique des esprits normés31 ». Bégaudeau reformule alors certains des arguments de Jacques Rancière dans Le Maître ignorant pour affirmer que le véritable apprentissage se fait seul, en fonction de ce qu’on désire apprendre. La relation pédagogique descendante, verticale, est un leurre : le bon maître, qui n’est d’ailleurs pas vraiment un maître, ne veut pas éduquer, il postule l’égalité des intelligences, et cherche seulement à ce que chacun suive son propre chemin d’apprentissage. Présentée ainsi, l’argumentation paraît fragile et il n’est pas étonnant qu’elle suscite un certain nombre de réserves et de contre-arguments. Mais Bégaudeau est un redoutable polémiste qui inscrit ses raisonnements dans un système cohérent, un système que l’on pourrait qualifier rapidement d’anarcho-marxiste, qui peut très difficilement être pris en défaut, une fois que les adversaires sont pris dans sa toile.
22Une des stratégies discursives de Bégaudeau consiste à renvoyer son adversaire à la lecture de ses textes, qui n’auraient pas été bien lus. Par exemple à Louise Tourret, qui « bloquait sur une formulation » de l’auteur selon laquelle « il ne faudrait supprimer l’école obligatoire qu’à partir de l’âge de 8 ans pour “soulager les femmes” », François Bégaudeau répond la chose suivante :
Hélas vous n’avez pas « bloqué » sur cette formulation, pêchée à la va-vite dans la transcription approximative d’une interview sans fond, puisque vous vous êtes empressée de la condamner sans essayer de la comprendre, aussitôt relayée par une petite armée d’internautes tout aussi expéditifs, et qui ont commis le geste courageux et citoyen de liker ou retwitter votre aventureux procès. Une telle précipitation est sans doute à mettre sur le compte d’une générale fébrilité sur ces questions — autant que de l’ignorance des nombreux textes féministes que j’ai pu commettre. Reprenons donc les choses calmement32.
23Et Bégaudeau de se dédouaner de l’accusation de misogynie en expliquant que, de fait, dans la société toujours patriarcale qui est la nôtre, ce sont encore les femmes qui s’occupent le plus des enfants, et que, à ce titre, l’école les soulage. Maintenir l’école jusqu’à 8 ou 10 ans est d’autant plus justifiable que, jusqu’à cet âge, les enfants ne sont pas mécontents d’y aller. C’est au collège que tout se gâte. Nous sommes donc bien loin de l’épanorthose et d’une offensive issue de l’hésitation : ici, l’attaque est frontale, quitte à insulter l’adversaire et à montrer un certain mépris pour ceux et celles qui lui donnent du crédit.
24L’adresse à l’ennemi est une des modalités préférées de l’auteur, car elle permet d’anticiper les contre-arguments. Dans Histoire de ta bêtise, ouvrage entièrement adressé à l’ennemi bourgeois, François Bégaudeau écrit : « Ma suggestion d’abolir l’école obligatoire tu l’appelles provocation pour te dispenser d’y réfléchir. Je suis bien mignon mais tu as autre chose à penser. Tu as une baraque à tenir — une société33. » Or bien sûr, cette société n’est qu’un leurre de justice, qui ne peut profiter qu’aux bourgeois. Et Bégaudeau retrace la ligne des déterminismes qui font que ses ennemis défendent des positions théoriques qui leurs sont favorables en pratique. L’agressivité et le sarcasme sont toutefois équilibrés par un certain sens de l’humour et de l’autodérision (déjà perceptible dans Deux singes ou ma vie politique). Ainsi, le Bégaudeau réaliste et politiquement neutre d’Entre les murs coexiste avec un polémiste dont l’efficacité repose sur des méthodes peut-être pas si éloignées de celles de l’après 68, celles des années de Nelly Cavallero, celles d’un langage émancipatoire corrosif, railleur à l’égard des puissants, quelque part entre Sartre et les Situationnistes, un discours parfois hautain et souvent très drôle.
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25Dans un essai important sur les années 1965-197534, Jean-Claude Milner constate que la petite bourgeoisie intellectuelle a souvent tendance à se déprécier, à s’excuser de ses supposés privilèges, à être timorée en somme ; mais une fois dans son histoire, elle n’a pas eu peur, une fois, elle a été héroïque, une fois, elle a voulu vivre pleinement. C’était en mai 1968. À ce moment-là, la petite bourgeoisie intellectuelle avait l’arrogance du présent, elle avait l’outrecuidance de tout demander ici et maintenant, et, selon Milner, elle avait bien raison de le faire. Cette petite bourgeoisie intellectuelle n’a malheureusement été ni patiente ni fine stratège et les dominants ont su se défendre en la mettant à genoux, à commencer par les enseignants, de moins en moins arrogants, et de plus en plus soumis. Cette arrogance du présent, en mettant en valeur des modèles comme Nelly Cavallero, Quintane en appelle le retour de ses vœux. Bégaudeau essaye directement de la faire advenir, avec des succès et des échecs. En tout cas, il n’est pas innocent que le gauchisme héritier de mai 68 retrouve une certaine vitalité grâce à des écrivains-professeurs : dans cette tradition la contestation commence par celle du système éducatif et son efficacité se juge à sa capacité à inventer des formes neuves, joyeuses, entraînantes. Nous semblons encore loin d’un raz-de-marée comme celui de mai 68, mais les écrivains savent que le Dieu de la révolte se cache parfois dans le détail des livres.
Notes de bas de page
1« Écrivain et enseignant », supplément au no 622 de La Nouvelle Revue Pédagogique, mars 2011, p. 1.
2Y. Bonnefoy, « L’Université et la poésie » [2004], dans La Communauté des critiques, 2010, p. 19-51.
3L’expression « l’écrivain journaliste », sans tiret, est le titre d’un article de F. Mauriac (Le Figaro, supplément littéraire, 16/11/1966). La critique littéraire journalistique est elle aussi sujette aux attaques des écrivains, mais selon d’autres modalités que la critique universitaire (en insistant par exemple sur la propension des journalistes à ne pas lire les livres commentés, à servir des intérêts financiers et à ne jamais vraiment rendre compte du mérite artistique). Pour dessiner une figure cohérente de l’écrivain journaliste, la critique a dû passer outre au discours des écrivains qui dépréciaient cette activité. Les commentateurs mettent en évidence l’existence d’un voile discursif qu’il faut retirer afin d’apprécier les subtilités de l’écriture journalistique, indûment rabaissée. Ces travaux critiques ont eu une grande productivité, tant pour l’étude intrinsèque des écrits journalistiques que pour celle des influences réciproques entre journalisme et littérature. À la suite de M.-È. Thérenty, faisant apparaître diverses « poétiques journalistiques » (La Littérature au quotidien, 2007), on pourrait chercher à faire émerger des poétiques professorales ou universitaires, en passant de l’étude des articles de presse aux articles universitaires, en distinguant les divers degrés d’intrication des écritures, en classant selon les types de textes et les niveaux d’enseignement.
4N. Quintane, Un Hamster à l’école, 2021, p. 82.
5N. Quintane, J’adore apprendre des choses, 2021.
6N. Quintane, La Cavalière, 2021.
7F. Bégaudeau, Entre les murs, ouvr. cité, 2005.
8F. Bégaudeau, L’Histoire de ta bêtise, 2008.
9N. Quintane, Un Hamster à l’école, p. 82.
10Ibid.
11N. Quintane, La Cavalière, p. 54 et F. Bégaudeau, « N’enseignez jamais », texte sur Le Maître ignorant de J. Rancière, paru dans Le Magazine littéraire, mars 2006, https://begaudeau.info/2016/01/10/hors-les-murs/ [consulté le 15/05/2023].
12Un Hamster à l’école, ouvr. cité, p. 28.
13« C’est en effet maintenant une certitude statistique, peu de profs sont heureux de l’être ; parce que dans le parcours de la plupart, ce métier n’est qu’un deuxième choix, parce qu’il force moins le respect que jadis, parce que les gratifications y sont rares. Aussi parce que le décalage est grand entre le niveau d’étude et le niveau de ce qu’on est amené à étudier en classe, d’où ce sentiment d’être déclassé, et assez peu de fierté quand il s’agit, après nom et adresse, de décliner sa profession. Au vrai, stagne dans l’air une odeur de haine de soi, qui s’incarne lorsqu’on entend dire que “je ne ferai pas ça toute ma vie”, ou encore que “ce soir je vais à un repas de profs, je vais m’ennuyer”. Les profs, c’est comme “les gens” ou “les cons” : c’est toujours les autres. » Dans F. Bégaudeau, « L’école contre soi », dans Trop d’école !, Cosmopolitiques, no 10, 2006, p. 43.
14Pour le rapport d’A. Ernaux à P. Bourdieu, on consultera l’article de P.-L. Fort dans ce volume. P. Bergounioux se réfère souvent aux travaux du sociologue dans École : mission accomplie, 2006.
15Un Hamster à l’école, ouvr. cité, p. 5.
16Par exemple : « Chaque fin de trimestre, Monsieur Dussoult organise une semaine de contrôle en cinq épreuves. Je m’y prépare comme à un Roland-Garros, et le jour venu l’ogre d’excellence que je suis avale les exercices. Les résultats cumulés produisent une note sur 100 – 5 × 20. J’ai 97, puis 99, puis 97. Que le détail de ces notes me soit resté est aussi accablant que logique, tant elles m’ont importé sur le moment. Une compétition à laquelle je participe, et en vainqueur, quelle aventure dans ma vie moyenne. Sachant que je me souviens moins du contenu des exercices que de leur verdict, et encore moins des apprentissages qu’ils évaluaient, l’existence de cette évaluation autorisant précisément qu’on les oublie sitôt rendue la copie, je ne t’apprends rien. D’ores et déjà sont posés les enjeux d’une scolarité au long de laquelle je n’accorderai d’attention à mes profs qu’aux fins de défendre mon titre de premier de la classe. Un champion de l’école de la République ne gâche pas son énergie à s’intéresser à ce qu’on lui enseigne » (Deux Singes ou ma vie politique, 2013, p. 26).
17Voir « Pourquoi il faut supprimer l'école obligatoire. Entretien avec F. Bégaudeau et L. Tourret », Slate, 24/12/2014, https://www.slate.fr/story/96005/conversation-begaudeau-tourret [consulté le 15/05/2023].
18Un Hamster à l’école, ouvr. cité, p. 56.
19Entretien de N. Quintane avec J. Faerber, Diacritik, 14 janvier 2021, https://diacritik.com/2021/01/14/nathalie-quintane-il-ny-a-pas-de-mutation-du-metier-denseignant-il-y-a-une-liquidation-un-hamster-a-lecole/ [consulté le 15/05/2023].
20N. Quintane, J’adore apprendre plein de choses, 2021, p. 65-66.
21Un Hamster à l’école, ouvr. cité, p. 41.
22Entretien avec Johan Faerber, art. cité.
23Un Hamster à l’école, ouvr. cité, p. 77.
24Ibid., p. 160.
25N. Quintane, La Cavalière, p. 148.
26Ibid.
27Un Hamster à l’école, ouvr. cité, p. 8.
28Deux Singes ou ma vie politique, ouvr. cité, p. 97.
29Entretien de K. Chapoutier avec F. Bégaudeau, le 25/09/2021, https://katiachapoutier.blog/2021/08/25/francois-begaudeau-le-but-de-lecole-na-jamais-ete-lapprentissage-et-encore-moins-lemancipation/ [consulté le 15/05/2023].
30Ibid.
31Voir « Pourquoi il faut supprimer l'école obligatoire », art. cité.
32Ibid.
33F. Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, ouvr. cité, p. 54.
34Voir J.-C. Milner, L’Arrogance du présent. Regards sur une décennie 1965-1975, 2009.
Auteur
Université Gustave Eiffel, CFR/LISAA
IdRef : 177282037
Charles Coustille est maître de conférences à l’Université Gustave Eiffel de Marne-la-Vallée, spécialiste de littérature française des XXe et XXIe siècles. Sa thèse intitulée Antithèses, publiée en 2018, porte sur les écrivains ayant écrit des thèses et aboutit à la figure de l’écrivain-professeur. Avec le photographe Léo Lepage, il a publié Parking Péguy (2019), journal de voyage issu d’un tour de France des rues Charles-Péguy.
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