Les ambivalences du professeur-écrivain
p. 51-56
Texte intégral
1L’écrivain-professeur est un drôle d’oiseau. Lorsqu’il choisit le métier pour ses loisirs, il croit pouvoir entretenir la flamme de l’art. Et s’il se décide à enseigner les lettres, il espère entretenir un rapport substantiel à la littérature.
2Mais c’est oublier l’esprit de sérieux de la belle institution… Tout auteur devrait avoir des sueurs froides à l’idée d’incarner quelques heures par semaine, aux yeux d’élèves encore naïfs, tout à la fois le monde adulte, l’histoire littéraire, l’autorité de la langue, le sésame pour une vie professionnelle…
3Cette responsabilité n’est sans doute pas pour rien dans le dégoût de certains. On connaît l’exaspération de François Bégaudeau vis-à-vis d’un métier qui a pourtant contribué à son succès. Libertaire, il estime comme Ivan Illitch que l’école ennuie les élèves et rêve d’une véritable « déscolarisation de la société industrielle ». Il a choisi le métier pour l’argent, et quand il en a dressé le bilan, ce fut pour mieux tirer un trait dessus — le triomphe d’Entre les murs lui permettant de voler de ses propres ailes.
4On se souvient des paroles amères du pauvre Mallarmé, professeur d’anglais chahuté par ses classes, heureux de quitter à l’âge de cinquante-et-un an le « hideux travail de pédagogue1 ». Ça ne l’a pas empêché de rester consciencieux, comme il l’écrit dans une lettre à Paul Verlaine : « Aujourd’hui, voilà plus de vingt ans et malgré la perte de tant d’heures, je crois, avec tristesse, que j’ai bien fait2 ». Cette application professorale de bon élève a dû jouer dans sa fatigue.
5Le fait même d’écrire devrait pourtant mettre la puce à l’oreille du futur professeur-écrivain. Il sait déjà que les auteurs ont maille à partir avec le système éditorial : il faut vendre un minimum, respecter les procédures, entrer dans les cases du processus marchand… Les esprits rebelles n’ont pas moins de comptes à rendre à ce Moloch. Quant au travail littéraire lui-même, ne consiste-t-il pas à respecter la vieille dame de la littérature et à se faire une place à côté d’elle ?
6Le grand public imagine surtout les paillettes. Il fantasme sur les prix littéraires et se pâme devant certains physiques avantageux. S’il savait ce que le métier d’auteur a d’infantilisant ! Plancher sur un texte, présenter son manuscrit, subir les jugements des éditeurs, des journalistes, des libraires, des lecteurs. Une course d’obstacles… Au fond, l’auteur reste un élève — un élève pour l’éternité, glanant des signes de reconnaissance au long d’une vie studieuse et rythmée par des formes d’examens.
7Les jurys littéraires sont d’ailleurs autrement plus féroces que ceux du Bac… Et tout le monde a le droit de reluquer vos copies ! Constamment sous le regard d’un public innombrable, l’écrivain s’enivre parfois dans les cocktails, mais ça ne dure pas et voilà qu’il doit retourner à sa table d’écolier, tous les matins que Dieu fait et sans vacances, pour le coup.
8Le professeur-écrivain se rend ainsi devant les classes avec de curieuses tensions dans la tête. Déjà tiraillé par ses rapports avec le monde éditorial, il découvre le corset de l’Éducation nationale. Devra-t-il apprendre aux élèves à bien jouer leur rôle d’enfants sages, quitte à trahir ses propres vœux de passion littéraire ? Devra-t-il encourager ses ouailles à entretenir cette créativité dont s’effrayait Hannah Arendt dans La crise de l’Éducation3, au risque de créer des étincelles avec la discipline scolaire ?
9L’écrivain-professeur ne s’en sort plus, avec ces injonctions qu’il subit et qu’il fait subir à son tour… Que l’on songe en particulier aux nombreux idéaux que l’enseignant s’assigne. L’idéal humaniste, tout d’abord — le professeur rêve de faire de chaque élève un petit Gargantua capable de se baffrer de culture et de ruer dans les brancards. L’idéal citoyen, ensuite — le professeur fourbit les armes légales, logiques et rhétoriques qui permettront à l’élève d’évoluer dans la société. L’idéal professionnel, enfin — le professeur prépare l’élève au monde redoutable de l’entreprise, ne serait-ce que pour apaiser les angoisses des parents.
10Comment se débrouiller avec ces objectifs ? Comment ne pas voir qu’ils se tirent la bourre, se bousculent, se contredisent ? Qu’il soit tenté de tout miser sur l’épanouissement de l’élève, se montre ironique parfois sur l’enseignement de la citoyenneté, se crispe à l’approche des griffes du système économique, le professeur-écrivain doit ravaler sa fierté de créateur pour entrer dans le costume étroit d’un éternel préparationnaire…
11Ne parlons pas des cas où l’œuvre du professeur-écrivain donne précisément dans la satire de l’époque, qu’il estime confite dans l’esprit militant. Alors, il a de grandes chances de se braquer contre les pédagogies régnant en maître dans l’Éducation nationale, toutes à leur enthousiasme d’enseigner les valeurs du moment et de communier avec la créativité juvénile.
12Professeur en lycée, Patrice Jean a par exemple déjà beaucoup ironisé sur la tristesse d’une époque qui se veut dynamique et souriante. Pas étonnant qu’il écrive enfin, dans Rééducation nationale, sur le métier qu’il connaît le mieux ! Il y croque la bêtise sommeillant dans les versions les plus radicales des « nouvelles pédagogies », et verse dans cette mélancolie dont il a le secret : le protagoniste du récit, d’abord féru des sciences de l’éducation, finit par découvrir que la seule littérature qui vaille est celle qui prône le désengagement. La phrase de Rimbaud en clôture du roman pourrait conclure toute l’œuvre de l’auteur, et sans doute aussi sa pratique du métier : « La vie est la farce à mener par tous. »
13Autre porte-à-faux possible, celui de l’enseignant n’assumant pas la posture de surplomb que lui offre son poste. Comment Annie Ernaux, par exemple, n’aurait-elle pas été gênée par l’autorité dont se targuent les professeurs, elle dont l’écriture se donne pour mission de relever l’existence d’une fracture entre dominants et dominés ? Dans la première page de La place, livre précisément réputé pour son art du fait vrai, il y a ce passage éloquent, le jour de l’examen du Capes : « J’ai attendu là qu’on vienne me chercher pour faire mon cours, objet de l’épreuve, devant l’inspecteur et deux assesseurs, des profs de lettres très confirmés. Une femme corrigeait des copies avec hauteur, sans hésiter. Il suffisait de franchir correctement l’heure suivante pour être autorisée à faire comme elle toute ma vie. »
14Les élèves, bien sûr, guettent ce curieux animal. Après quelques semaines, ils apprennent que le professeur écrit — personne n’échappe aujourd’hui à la « googlisation ». Ils se demandent ce que cela changera dans les cours. Encore aujourd’hui, la publication confère du prestige, certes moindre que le passage à la télévision, mais elle donne à la figure du professeur un supplément d’âme. Il n’est plus ce personnage un peu guindé débitant ses cours. On lui découvre une vie différente, sa voix paraît porter plus loin.
15À ce propos, la littérature n’est pas la seule pourvoyeuse de charisme : il suffit que l’élève prête au professeur une connaissance qui dépasse celle de sa seule matière. Dans le film L’ange aux poings serrés (1967), le professeur incarné par Sidney Poitier, débarqué dans un collège difficile de la banlieue de Londres, s’impose dans la classe parce qu’il sait faire sentir aux élèves combien il connaît la vie.
16En revanche, l’œil du collègue ou du supérieur sera moins amène. Les plus ouverts seront certes accueillants pour le professeur-écrivain, dont ils espèrent que les élèves profiteront de l’expérience. Mais les autres seront méfiants, parfois jaloux. Forcément ! Ils perçoivent instinctivement ce que ressent cet individu, à savoir que l’école bride sa créativité.
17Peu préparé à cette méfiance, naïf vis-à-vis des frictions possibles, le professeur-écrivain commet des maladresses. Pour ma part, je ne les compte plus… Comment pouvais-je espérer ne pas susciter la défiance en publiant un roman au titre aussi improbable que L’homme qui frappait les femmes ? Certains collègues de lettres m’ont traité de psychopathe. J’avais imaginé que la fréquentation des livres apprenait à faire la part entre l’auteur et son personnage.
18Que m’est-il passé par la tête lorsque, soulagé par la bonne entente qui me liait avec un proviseur, j’ai cru bon de lui offrir le roman Suicide girls ? Un instant, j’ai oublié qu’il s’agissait d’une histoire de professeur nouant des relations avec de jeunes femmes suicidaires… Comment n’ai-je pas soupçonné le malaise à venir ? Que s’est-il passé dans la tête de ce proviseur lorsqu’il a découvert le contenu du livre ? Curieusement, nous nous sommes moins parlé les mois suivants…
19Peut-être s’est-il souvenu de Simone de Beauvoir qui attirait certaines de ses lycéennes dans son lit et s’était vue plusieurs fois révoquée pour cette raison. Dans ce cas-là, c’est la morale commune qui s’était chargée de lui rappeler qu’elle ne pouvait trop confondre les rôles…
20Décidément, il n’est pas donné à tout le monde de savoir porter deux casquettes. Il n’en faut pas davantage pour donner envie de séparer clairement les deux postures, et les professeurs écrivains sont nombreux à prendre un pseudonyme. Je ne sais pas si Julien Gracq — Alain Poirier, de son vrai nom — redoutait vraiment que le souffle de son œuvre ne déteigne sur son métier, mais une chose est sûre, il tenait à rester ce professeur discret, refusant les autographes, obtenant le silence par ses rituels et son ton de voix égal.
21Heureusement, le métier nourrit le professeur-écrivain. Sans parler des idées d’écriture qui lui viennent à la fréquentation des œuvres, ni des histoires dont la classe lui offre le spectacle, il a la satisfaction de rester en contact avec la sorte de matrice charnelle du pays futur. Chaque jour il vieillit, mais chaque jour la classe garde le même visage, celui de l’entrée mouvementée dans l’âge adulte. Et ce contraste, chaque année plus puissant, représente une sacrée source d’inspiration pour le créateur qui sommeille en lui.
22Simone Weil puisait dans ses échanges épistolaires avec d’anciennes élèves une occasion de nourrir sa réflexion.
23Jean-Philippe Blondel, heureux professeur d’anglais à Troyes, s’inspire souvent de son métier pour écrire, et me décrit le dialogue qui s’instaure :
Pour moi, l’enseignement et la littérature sont un va-et-vient constant : la littérature enrichit l’enseignement et l’enseignement enrichit la littérature. Et puis surtout, l’enseignant est au cœur de la vie, dans un endroit bouillonnant où il croise ses élèves, ses collègues, l’administration, les agents. Il est aussi au cœur des problématiques sociologiques, psychologiques et sociétales dont sont porteurs les élèves et leurs parents.
24De même, le romancier Philippe Vilain, qui ne rechigne pas non plus à mettre en scène des professeurs comme dans Pas son genre4 estime que les deux activités se nourrissent l’une et l’autre. La pratique de l’enseignement inspire au romancier une certaine rigueur. En retour, m’écrit-il, « la pratique empirique de l’écriture apporte au professeur la sensibilité et les intuitions de lecture que son savoir théorique risque parfois d’étouffer ».
25Pour parler de mon cas, nul doute que mes goûts de lecteur, ceux qui accompagnent mon activité d’écriture parce qu’ils sont guidés par elle et qu’ils l’inspirent en retour, influencent mes choix de textes pour les cours.
26Les premières années, je me suis par exemple fait un malin plaisir de surprendre les classes en proposant régulièrement des auteurs radicaux, ceux que j’appelle les punks américains — Kathy Acker, David Wojnarowicz… Il s’agissait d’auteurs que j’aimais parce qu’ils me semblaient proches et qu’ils libéraient mon écriture. Outre leur capacité à rompre la monotonie des cours, ces textes avaient le mérite d’éveiller la curiosité d’élèves à qui la littérature paraît parfois poussiéreuse. Elle leur révélait que l’écriture n’a rien à envier à d’autres arts en termes de force. J’y gagnais aussi, forcément, un surplus de sympathie.
27Les années passant, j’ai de mieux en mieux compris l’intérêt de mettre les élèves à l’écriture, dans le cadre d’exercices aussi détachés que possible du programme — même en CPGE5. Ce réflexe est-il vraiment motivé par ma propre pratique ? En partie seulement, du moins ma décision n’est-elle pas consciemment justifiée. Je dirais qu’il s’agit avant tout d’animer les cours et de faire surgir des éléments d’émotion. J’espère en tirer des bénéfices pour la cohérence de groupe, et faire prendre conscience aux élèves du fait que la littérature ne leur est pas extérieure. Le but pédagogique affiché est d’habituer à prendre la plume. Mais, sans me l’avouer, je cherche sans doute à susciter dans la classe ce qui m’anime au quotidien, à savoir le goût viscéral des textes — ceux qu’on lit, ceux qu’on produit.
28En retour, je ne pense pas que l’écriture des élèves influence réellement mon travail. Je n’ai pas le souvenir de m’être inspiré d’un devoir. En revanche, je reconnais des talents, des idées, des élans. J’identifie parfois des élèves dont je me dis qu’ils sont plus doués que moi — m’amusant à estimer à un pour-cent la proportion d’élèves au talent littéraire indéniable. Quoi qu’il en soit, le spectacle de ces classes enclenchant le mécanisme de l’écriture entretient chez moi la conviction de la beauté du geste littéraire.
29La maturité venant, ce mouvement d’inspiration réciproque prend un chemin plus classique. Par la force des choses, le programme m’amène à étudier des textes souvent anciens, ce qui entretient ma connaissance du patrimoine. Et je ne m’en plains pas, puisque mes lectures personnelles me guident de plus en plus dans cette direction, suivant en cela l’évolution de mes livres, sans doute plus sages. Si bien que je mets un enthousiasme nouveau à faire étudier certains textes qui s’annoncent parfois rebutants pour les étudiants, tout en me laissant surprendre par la beauté de ces œuvres imposées.
30Récemment, j’ai par exemple redouté que les Géorgiques de Virgile, inscrites au programme des CPGE scientifiques, n’ennuient les élèves et ne suscitent en moi qu’un intérêt d’érudition. Mais, saisi par sa variété, sa fluidité, sa force, j’ai pris à cœur de faire comprendre aux classes l’étonnante vigueur du texte. Je me suis également pris à rêver d’une littérature contemporaine qui chercherait, non pas à imiter Virgile, mais à retrouver sa formule singulière d’urgence épique et de didactisme. L’idée même d’un livre possible a surgi dans le cours.
31Quand survient ce genre d’heureuse conjonction, alors les ambivalences du professeur-écrivain paraissent lointaines, et il se berce à l’idée d’une belle symbiose entre tous ses rôles.
Notes de bas de page
Auteur
Écrivain, Professeur en CPGE, Lycée Chrétien de Troyes
IdRef : 052555542
Aymeric Patricot, né en 1975 au Havre, diplômé d’HEC et agrégé de Lettres modernes, a été professeur dans le secondaire en région parisienne et enseigne actuellement en classes préparatoires dans la région Grand Est. Ses derniers romans sont L’Homme qui frappait les femmes (2013) ; J’ai entraîné mon peuple dans cette aventure (2015) ; La Viveuse, (2022). Deux essais à caractère autobiographique portent sur l’expérience du professeur : Autoportrait du professeur en territoire difficile (2011), Les bons profs (2019).
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