Les professeurs écrivains en quête de leur rôle
p. 37-50
Texte intégral
1La figure de l’enseignant et la réalité scolaire sont souvent représentées dans l’écriture romanesque. L’étude de Claude Pujade-Renaud, publiée en 1986, intitulée L’École dans la littérature, s’intéresse ainsi à la thématisation des différents aspects de la vie scolaire, à la figure de l’enseignant dans ses rapports avec les élèves et aux différentes visions de l’école qui s’y donnent à lire. D’un intérêt plutôt documentaire, se rapportant au rôle de l’école dans l’ascension sociale des élèves1, le livre aborde aussi le lien entre enseigner et écrire, soulignant le pouvoir lié à « l’expressivité de la littérature » où « se nouent le singulier et l’universel2 ». Les nombreux récits d’enfance et de jeunesse révèlent ainsi chez les écrivains une curieuse relation d’amour et de haine pour le système scolaire, à l’instar des fortes polarisations notées par Alain Vaillant3 dans un autre ouvrage collectif intitulé L’Écrivain et son École (xixe-xxe siècles). Je t’aime moi non plus. Cette thématique précieuse, traitée et exploitée du point de vue de l’élève ou de l’enseignant, allant du drame à la comédie, se retrouve également sous la plume de plusieurs écrivains professeurs. L’école et sa routine s’immiscent dans leurs textes littéraires, comme chez Jean-Philippe Blondel, dont les romans portent les signes d’une « imprégnation » scolaire et enseignante. Or il arrive parfois chez certains professeurs écrivains que le tableau contrasté dérive vers la dénonciation, donnant l’impression que l’enseignant est en constante opposition aux différentes politiques et en perpétuelle résistance aux tentatives de réajustements de l’éducation par les institutions4. La force que leurs écrits puisent dans l’expérience concrète fait alors débat. Ainsi le pédagogue Philippe Meirieu a-t-il réagi au roman Entre les murs de François Bégaudeau, en y voyant la mise en scène volontaire d’un échec de l’École elle-même. La mise en scène d’une séance de grammaire sur le complément d’objet direct, une simple recherche de synonyme ou encore une définition comme « laxiste = permissif5 » lors d’un cours sur la langue suffit à déclencher au sein de la classe toute une réflexion sur la discipline ou sur les méthodes d’antan. L’univers conflictuel révélé par certains passages ou scènes d’Entre les murs, sa transposition cinématographique avec toutes les altérations que celle-ci a nécessitées, jusqu’au dérapage du personnage-narrateur face à une classe perçue comme une arène ou un champ de guerre (« champ de coqs entre le professeur et quelques élèves6 » dira Meirieu) ont suscité le malaise, en révélant de façon plus ou moins claire une impuissance à maîtriser la classe. Notre présente étude est consacrée aux écrits sur l’école publiés ces cinquante dernières années par quelques écrivains professeurs. Le corpus est constitué de quatre romans de Jean-Philippe Blondel (G229 et Brise glace publiés en 2011, Un hiver à Paris publié en 2014 et La Mise à nu en 2018), le roman Entre les murs de François Bégaudeau (2006) et Autoportrait d’un professeur en territoire difficile d’Aymeric Patricot (2011). À cet ensemble s’ajoutent l’essai Je suis comme une truie qui doute de Claude Duneton (1976), et deux récits-témoignages de Rachid Zerrouki, professeur de SEGPA7, Les Incasables (2020) et Les Décrochés (2022). Nous interrogerons le point de vue auctorial sur l’univers scolaire qui est représenté, en tâchant de démêler la part de frustration ou d’inadaptation liée à la situation de double identité professionnelle, et inversement la force de ces récits, pour brosser un tableau dérangeant de la réalité scolaire. Nous nous focaliserons en particulier sur la vie de classe, « cette sorte de totalité impalpable8 » d’après Annie Ernaux, qui, même vide, ressemble étrangement à l’univers scriptural, à la page blanche aux mots parfois transparents. Lieu de tension entre l’enseignant et l’écrivain, la littérature met au jour d’autres facettes de la réalité d’un enseignant, ses petits enthousiasmes, ses propres échecs, ses non-dits, parfois ses propres impasses face à un système dysfonctionnel.
Similitudes et complémentarités de façade
2Vouloir devenir professeur semble présupposer une confiance en l’éducation et ses valeurs, la volonté de transmettre un héritage culturel, une belle disposition à l’égard de l’instruction, voire une idéalisation de l’École, a fortiori lorsque les enseignants ont été de bons élèves « vénérant la parole du prof9 ». Le métier est rangé par les sociologues dans la catégorie des services, en ce qu’il est considéré comme un « travail sur autrui10 », censé opérer une transformation sur les autres et être lié à un résultat concret. Si la création littéraire quant à elle ne constitue pas un véritable service, du moins au sens littéral du terme, la vocation semble être indispensable pour en faire son métier, volontiers associé à une passion.
3Un auteur présente a priori bien des caractéristiques que l’on reconnaît chez l’enseignant : la possession d’une culture importante, une formation préalable, un sens de l’observation aiguë, une créativité et une ouverture d’esprit indispensables à l’activité de la lecture et de l’écriture. Vue de l’extérieur, la profession enseignante passerait presque pour être un second métier idéal. Elle assurerait à l’écrivain les conditions pour s’adonner paisiblement à l’écriture, permettant une activité intellectuelle constante11, l’entretien d’une large culture littéraire, de surcroît la stabilité économique — un atout incontestable — et du temps largement disponible, grâce aux grandes périodes de vacances permettant de s’adonner avec une concentration absolue à la pratique scripturale. Mais l’on sait depuis les travaux du sociologue Bernard Lahire que la réalité est bien différente, et qu’exercer une telle double activité présente beaucoup de difficultés12.
4Certains témoignages d’écrivains laissent entendre que l’on pourrait découvrir dans l’univers scolaire une source d’inspiration presque inépuisable. L’écrivain Fabrice Humbert, lui-même enseignant, n’omet pas de souligner la richesse inédite de ce milieu d’une flexibilité et d’une adaptabilité étonnantes :
L’enseignement constitue un apprentissage social, de conduite des groupes, des rapports de force et des boucs émissaires. Beaucoup d’expériences sont transposables dans les romans. On trouve de magnifiques personnages dans les élèves ou les collègues13.
5Il est vrai que la réalité scolaire est plus qu’un simple milieu professionnel ; elle constitue en puissance une mine de personnages, d’histoires ou encore de cas à réfléchir — à critiquer aussi — grâce à sa diversité, ses particularités mais aussi la complexité des rapports humains, que ce soit entre les enseignants et les élèves, ou bien parmi les personnels.
6Certains auteurs, comme Bernard Friot, avouent avoir appris en partie à écrire grâce à leur pratique enseignante et grâce à la découverte de choses singulières surgies au cours de l’expérience didactique des ateliers d’écriture en classe, qui plus est dans les milieux les plus difficiles14. L’expérience scolaire peut alors s’avérer d’autant plus enrichissante qu’elle pousse l’inspiration aux frontières du genre de l’essai méta-réflexif, à l’instar de ce qu’esquisse le dialogue entre l’enseignante-écrivaine Cécile Ladjali et le philosophe Georges Steiner.
7Dans notre corpus, les possibilités d’une complémentarité entre les deux métiers sont surtout présentes dans l’œuvre de Jean-Philippe Blondel. Dans G229, loin des discours catastrophistes sur le métier et l’enseignement, il retrace l’histoire d’une salle qu’il a tenue pendant 20 ans pour son cours d’anglais. Une salle liée à sa propre existence, rappelant pour ainsi dire la phrase tirée de Topaze de Marcel Pagnol : « Je suis professeur, c’est-à-dire que, hors d’une classe, je ne suis bon à rien15 ». Une salle qui devient la preuve et la confirmation de sa propre existence : « Je sais instinctivement qui je suis, dix-huit heures par semaine, dix mois par an. Ce cadre-là m’est important. Ma place dans le monde. À un moment donné, pour une période donnée16 ». Et il évoque le pouvoir absolu que lui accorde ce petit « royaume », où il est le « seigneur incontesté de vingt mètres carrés17 ». L’écriture littéraire aide ici l’auteur à saisir sa double identité sociale ainsi que les transformations personnelles qui le font passer de l’une à l’autre, car l’enseignement semble l’absorber entièrement : « À la maison, je suis quelqu’un. Ici je suis le même — et pourtant irrémédiablement un autre. (…) Quand je fais le cours, je m’oublie, je me dilue18 ». L’écriture permet l’affirmation d’une individualité à part, qui se forme à travers et grâce aux autres, les élèves, les collègues, les parents ou la famille. À vrai dire, l’enseignant existe dans et par la classe, il acquiert une identité et un profil social, même s’il essuie des considérations parfois malencontreuses, l’opinion désobligeante des autres, que ce soit les parents, certains élèves ou ses propres collègues : « On sort de la G229 et on entend dans notre dos : « Encore ! Y en a qui sont vraiment payés à ne rien faire19 ».
8La classe et sa représentation méritent une attention particulière dans ces écrits d’enseignants. Elle est aussi riche et polymorphe qu’une salle de spectacle, pour un observateur clairvoyant. C’est une énorme « troupe » pour le héros du roman de Jean-Philippe Blondel Un hiver à Paris, où le cours peut se transformer en « un numéro de claquettes sadique20 » et où l’on voit « des comédies », toutes ces mines, « tous ces apprêts, toute cette théâtralité chez [c]es camarades, chez [c]es enseignants… des mascarades21 ». Quant à la « salle des profs », le professeur retraité de La Mise à nu, n’observe qu’« une scène de poche où chacun de [ses collègues] tente, par moments, de devenir maître de comédie22 ». Les autres romanciers de notre corpus mettent quant à eux en place une bande polyphonique aux sons parfois discordants et assourdissants comme les classes de François Bégaudeau, ou encore celles d’Aymeric Patricot. On est loin de l’écrivain ex-enseignant Daniel Pennac qui incite à voir dans les classes « un orchestre qui travaille sur la même symphonie23 ».
9Claude Duneton décrit et justifie le choix du métier d’enseignant, en le considérant comme une profession de foi portée par une croyance aux principes de l’éducation même, à sa capacité d’ordonner ou de transformer des vies24. Il rappelle que le verbe « enseigner » (en latin insignare) signifie « montrer, indiquer », une tentative qui pour lui n’est pas seulement de faire « connaître mais de comprendre et par là même de nous déprendre du flot coloré et insignifiant de ces faits qui nous enveloppent et nous enserrent25 », un décodage de soi-même et un déchiffrement du monde. De même dans Un hiver à Paris, de Jean-Philippe Blondel, le héros, devant la pression d’une classe préparatoire, entre dégoût et amusement, avoue : « Je commençais à comprendre que, plus tard, j’aimerais enseigner, moi aussi. Transmettre. Pas seulement des savoirs, mais aussi un décryptage du monde et des codes26 ». Décrypter le monde est aussi une affaire d’écrivain, l’enseignant peut s’y reconnaître. Par ailleurs il observe et il est observé, comme l’écrivain en l’occurrence est lu : sa personnalité est parfois tracée et étalée dans un huis clos, entre les murs tapissés et entourés de pages, tout comme celle de l’enseignant se forme et se détermine entre les murs de sa salle de cours, « l’aride enceinte de la salle de classe27 » comme dit Bergounioux.
Positions de l’écrivain enlisé comme enseignant
10Notre corpus brosse cependant le tableau d’un métier en crise, où parler de « mission » a pour corollaire l’incertitude, l’instabilité et la déprime que peut entraîner l’échec de cette dernière. Un autre portrait se dessine, celui du professeur en zone « prioritaire », voire dangereuse, selon Aymeric Patricot, dans un roman autobiographique intitulé Autoportrait d’un professeur en territoire difficile, où la pénibilité du quotidien vient contrecarrer la mission éducative. Le témoignage se focalise sur les adolescents des milieux sensibles et met en cause un certain idéal pédagogique de transmission des savoirs, sans pour autant renier l’amour d’enseigner, une possible satisfaction à le faire, en louant les vertus de la persévérance. À rebours de témoignages élogieux, comme ceux assemblés dans Mon prof ce héros, ou encore dans Lettre à un prof qui a changé ma vie, recueil dédié à Samuel Paty28, on pointe les aléas et les difficultés d’un métier dont on fait certes l’éloge et souligne l’utilité, mais qui est en réalité dévalué à force d’être banalisé. Car si le professeur aspire à une certaine reconnaissance, ces récits confirment a contrario la dissociation repérée par des sociologues comme Anne Barrère qui analyse le « malaise » enseignant29. Ce dernier procède entre autres d’une rupture entre le statut et le métier, entre d’une part le prestige intellectuel du métier de professeur et d’autre part les difficultés liées au décalage entre les exigences institutionnelles et la réalité quotidienne des établissements scolaires, ce qui finit par saper le moral des professeurs et nuire directement à leur efficacité.
11L’enseignant d’Aymeric Patricot, de François Bégaudeau comme celui de Claude Duneton est un personnage non seulement en territoire difficile, mais en zone non cartographiée, bref un professeur en danger, victime tiraillée entre les prescriptions du Ministère (selon eux le plus souvent éloignées de la réalité scolaire) et une autonomie illusoire, fragilisée par des facteurs divers. Cet enseignant doit d’abord lutter contre sa propre compétence (« On a tellement peur de ne pas penser à tout, d’oublier, de passer à côté de quelque chose d’important30 »), ensuite il doit se confronter aux mauvais choix des manuels et des textes à traiter (« Le texte était nul, les questions proposées par le manuel trop dures31 »). À quoi s’ajoute la dégradation physique après une nuit sans sommeil : la phrase « j’avais mal dormi » revient comme un leitmotiv dans le roman de Bégaudeau à chaque fois que son héros-narrateur doit faire face à une situation de crise. Ce qui rejoint l’affirmation de Pierre Bergounioux dans L’École : mission accomplie : « Le métier d’enseignant réclame une bonne santé physique, une certaine résistance morale, une hygiène de vie32 ».
12Cette quotidienneté laborieuse prend parfois les allures d’un supplice, d’un effort perpétuel, le professeur étant un Sisyphe de l’éducation qui se bat contre l’ennui, la routine ou le surmenage, avec le sentiment bien souvent que ses efforts sont inutiles. Il en résulte un découragement très intense dans le roman de Bégaudeau (« j’ai pas envie de reprendre c’est grave », « ça me fait carrément chier d’être là », « J’en ai marre de ces guignols, j’peux plus les voir, j’veux plus les voir33 »), le risque d’un véritable désengagement. À quoi s’ajoute la critique de la vanité « des joutes pédagogiques34 » selon Blondel, ou l’impasse des « pédagogies » chez Patricot :
Nous continuons à exercer dans des règles et des structures conçues — fort bien — je le répète pour le métier d’autrefois. Ça coince c’est évident. Pour les enfants et pour nous. Certes on essaie de se raccrocher, de s’inventer des systèmes. On change l’agencement des tables en classe, on met le bureau derrière, au fond, sur le côté… On fait neuf sur les murs avec des gravures, des posters. On plonge dans des combines de plus en plus compliquées que nous appelons pédagogie pour faire savant et pour nous rassurer, nous donner du mordant… On en crève. Et le bel échafaudage continue de dégringoler quand même, d’année en année — les enfants deviennent de plus en plus rétifs, turbulents, inattentifs, ignares selon nos canons de beauté, donc perméables à la sélection sociale. Et nous de plus en plus dégoûtés35.
13La « troupe » n’est pas malheureusement toujours maîtrisable et le principal acteur, en l’occurrence le professeur de lettres, un « homme-orchestre portant la grosse caisse de l’orthographe accrochée dans le dos, jouant du violon des grands livres, agitant les sonnailles grammaticales qu’il porte sur la tête tout en marquant du pied le rythme ternaire de la rédaction36 », peut faire le « deuil37 » de sa discipline, douter de l’efficacité des méthodes chéries, comme la méthode Assimil pratiquée par Claude Duneton pour enseigner l’anglais à « ses lascars de Transition38 ». Retenons aussi le témoignage encore plus récent de « Rachid l’instit » : l’« évolution en termes de pédagogie ressemble à une régression : je suis sorti de l’université avec des convictions, et une fois sur le terrain j’ai cultivé des doutes39. »
14Certes, l’enseignant qui écrit est plus exposé que dans la réalité : s’il n’est pas simplement « [c]oincé dans son rôle » (l’expression est cette fois empruntée d’un roman destiné aux adolescents de Jean-Philippe Blondel intitulé Brise glace40) il est « mis à nu » (une coïncidence éloquente avec le roman éponyme du même écrivain), car le professeur, est observé par toute la classe, « c’est comme se déshabiller41 » devant les yeux des élèves, source de traumatisme sans doute pour un enseignant jeune en territoire difficile. Ce métier pèse trop sur la personnalité de celui qui l’exerce, l’enseignant personnalise et psychologise souvent les mésaventures de sa vie professionnelle n’arrivant pas à « dissocier la pratique et la personne42 » et l’écriture dévoile cette agitation intérieure. Toute remise en question d’ordre professionnel pourrait aboutir à un rejet d’ordre personnel, un coup porté sur sa personnalité, une atteinte à son intimité ; de même son égo est profondément marqué d’intenses émotions, de joies bien sûr mais aussi des blessures profondes qui refusent de cicatriser devant la « cyclothymie de la relation », ou encore le « fantôme de l’impuissance43 » et de l’inefficacité.
15Sa vie personnelle parfois s’écroule sous le poids de la mission. Sans doute est-ce un grand investissement qui s’achève par une fatigue envahissante, un sens de la responsabilité accrue qui vire en culpabilité, une déception trempée dans l’ironie et le cynisme. Ainsi, chez Claude Duneton, nous pouvons lire à propos d’une collègue, confrontée à une classe en difficulté après des années d’expérience dans des milieux plus propices à l’enseignement : « Elle vomissait la race humaine la collègue des jours heureux où seuls s’asseyaient devant elle des fils à papa bien polis… Je me marrais. J’aurais voulu la voir chez mes transitions. Qu’elle soit étonnée une bonne fois pour toutes44 ». Ou encore l’auto-sarcasme chez Bégaudeau :
Ouais, exactement on va voir de quel bois je me chauffe. Des quatrièmes j’en prendrai deux, pour être bien sûr de tomber sur un maximum de chieurs. Les chieurs, je vais commencer par les calmer et après j’en ferai des élèves à l’aise en grammaire et inventifs en rédaction. Moi les chevaux de labour, j’en fais des étalons, c’est ma spécialité. Je suis un génie de la didactique moi. J’ai inventé la pierre pédagogeale, OK45 ?
Écrire pour l’École et pour se sauver
16Victime d’un prestige perdu, aspirant à un épanouissement presque impossible, l’enseignant racontant son expérience se transforme en écrivain, il ne raconte pas seulement, il crie, il dénonce, en même temps qu’il invite à la réflexion, à la critique. Certes, le cheminement scolaire s’avère compliqué, mais que faire d’une école à laquelle les agents, les enseignants ne croient plus ?
17L’expérience du terrain se montre cruelle pour les enseignants, la complexification du métier et la surcharge du travail sont déjà constatées46, la réalité est parfois bien en deçà des attentes d’une stratégie politique de renouvellement ou d’amélioration. L’écriture présente l’École comme un lieu opaque, à la fois impénétrable et indiscernable pour ses propres occupants. La classe est difficilement saisie et gérable, comme l’inspiration, la page vide, pleine de ratures, aux phrases impropres et inabouties et aux réflexions inachevées. L’écriture révèle ses grandes frustrations :
Moi, aussi j’attendais. La fin de l’heure, la cloche… j’attendais les vacances, les ouiquindes, les jours fériés, tout ce qui pouvait me sortir de là cinq minutes ou quarante-huit heures, ou deux mois… Je me prenais à souhaiter des épidémies de rougeole, n’importe quoi, la mort du président… Les jours de grève ! Les soutiens aux mineurs, aux plombiers, aux cheminots… Pour respirer, reprendre mon souffle, oublier… J’attendais la retraite en somme, la fin de l’immense corvée. Le moment où je pourrais mettre ma viande à l’abri — « vieux peut-être, mais peinard !47 ».
18Or, le métier semble avoir aussi une date de péremption : Cécile Ladjali ne se voit pas enseigner à vie, « Il est impossible de garder le feu sacré, […] il faut s’inventer des ailleurs48. » Les récits servent alors d’exutoire aux enseignants, ils y déversent le traumatisme d’un écrasement personnel dont les marques restent pourtant indélébiles mais constituent aussi une « preuve de foi » qui différencie le métier d’enseignant de n’importe quel autre métier. Dans ce cas, c’est au tour de l’écrivain de prendre la relève et de réfléchir à une éventuelle reconsidération de la culture transmise, source aussi de frustration49, jeu perdu d’avance à cause d’un système défaillant. Si l’écriture leur fournit un « équilibre » mais aussi la « sève de la recherche » dont l’enseignement les prive (les desséchant intellectuellement), elle leur permet aussi de penser clairement et d’étayer toute une réflexion sur l’utilité de l’École, l’égalité des chances ou encore d’en faire des bilans valorisant leur expérience du terrain50.
19Face à des politiques éducatives parfois divergentes, dites d’insertion et d’intégration, d’inclusion aussi, les enseignants, aspirant aux valeurs d’une École « juste », vivent « la dialectique de l’égalité et de l’inégalité51 ». Ils s’aperçoivent des décalages et des discontinuités imposées par une École qui a du mal à suivre les mutations de la société et l’évolution des mentalités. Aymeric Patricot souligne la peine du professeur lorsqu’il imagine la déception de ses élèves face aux débouchés restreints offerts : « beaucoup de portes se fermeront à eux » ; l’écho de la phrase de Bourdieu et de Passeron qui fait des professeurs « les chiens de garde de la bourgeoisie52 » résonne encore au xxie siècle. Il est clair que les bons résultats ne sont pas au rendez-vous, que l’équilibre est difficile à trouver.
20L’espoir de faire mieux est conçu comme « maladie organique53 » de l’enseignant, à l’instar de l’extrême fatigue : « la fatigue spéciale, la dépense sui generis auxquelles l’enseignant doit faire face, une usure intense, désagréable qui touche au principal vital54 », souligne Bergounioux. Une fatigue physique mais surtout psychologique qui surgit lorsqu’elle touche au devoir accompli, à la mission qu’il fallait remplir : faire avancer tous les élèves. D’où un malaise profond, déjà repéré dans les années 1980 et défini comme « l’ensemble de réactions — de démission, de découragement, maximalistes, agressives ou angoissées — que manifestent les enseignants […], en tant que groupe professionnel à la recherche de leur identité55 » qui se répand de nos jours en se résumant à une seule phrase « À quoi bon ?56 », dans un délaissement désolant, aboutissant parfois à un déploiement désespéré de stratégies de survie. Ce malaise ébranle le « modèle de l’enseignant efficace », compromet sa reconnaissance, touchant même le sens de son existence, transformant la mission en « épreuve57 » dans une société en pleine mutation et une institution fortement contestée. Surtout lorsque les enseignants sont jugés sur leur simple capacité à « tenir » la classe, terme à connotation managériale faisant penser à la soumission et l’obéissance. Retenons la signification de la locution verbale « tenir la bride », « la lâcher » ou « la reprendre », surveiller étroitement, domestiquer les élèves, par extension contrôler ou enlever toute trace de désordre.
21Or, c’est à ce moment que l’écrivain intervient : l’enseignant est en crise, en souffrance, en déprime58, devant des élèves excités, désireux de « se payer un prof59 » ; il est fatigué par le défaut de moyens et les prescriptions de la hiérarchie, se sentant parfois abandonné par l’administration ou encore exposé : « le moindre faux pas de la part du professeur sera immédiatement suivi d’effets60 ». Tout est alors mis en question, le choix, la formation ou encore l’idéalisme d’un métier, « où rien n’est jamais fini, où tu gardes le sentiment que tu pourrais toujours en faire davantage61 ». Le professorat autrefois perçu « comme un sacerdoce », aboutit à un « sacrifice au sens littéral62 », l’école se transforme en un creuset d’échecs, un système dont la brutalité révèle « les défauts des élèves plutôt que leurs qualités63 ». On a beau associer les mots d’« École » et de « professeur » aux idées d’épanouissement et d’utilité sociale, l’institution semble travailler contre ses agents, si elle ne les conduit pas à la « défiance » et au refus d’implication64.
22C’est ainsi que les deux rôles de l’écrivain et du professeur convergent, les deux fonctions s’harmonisent et se complètent : si l’enseignant en proie à son propre désarroi, son insuffisance didactique ou encore son inefficacité professionnelle, se questionne sur son rôle, comme Rachid Zerrouki qui demandait timidement à ses élèves de SEGPA, « Est-ce que je vous sers à quelque chose65 ? », l’écrivain enseignant, quant à lui, « maître de ses propres illusions66 » profite de cette vulnérabilité, reconnaît un réflexe dans l’écriture comme Aymeric Patricot qui fait « éclater la bulle de brutalité potentielle67 » en lui et ose exprimer ouvertement sa réflexion. L’écriture profite de l’observation, déploie tous ses moyens d’approfondissement, la littérature dynamise et parfois dynamite ces univers, car « elle nous apprend à regarder et à voir beaucoup plus de choses que ne nous le permettrait à elle seule la vie réelle68 ». Bergounioux notait déjà que « les bons livres ne renvoient pas à quelque réalité distincte, séparée, purement littéraire mais au monde que nous habitons, à ceci près qu’ils dissipent la pénombre où il est ordinairement plongé69 ». La littérature peut être plus violente que la réalité, car elle imprime en mots cette violence que le regard n’arrive pas à capter, qu’on n’arrive pas à exprimer à voix haute, elle la met en lumière et par là elle arrive à la maîtriser.
Notes de bas de page
1C. Pujade-Renaud, L’École dans la littérature, 1986, 2006.
2P.-A. Dupuis, « Littérature et éducation », 2014, p. 513-524.
3A. Vaillant, « L’Écrivain et l’École : histoire d’une fausse querelle », 2017, p. 287-300.
4G. Farges, « Enseignants, une identité éclatée », Sciences humaines, no 351, oct. 2022, p. 42-43.
5F. Bégaudeau, Entre les murs, 2006, p. 161.
6P. Meirieu, « Entre les murs : un film en dehors de l’École », https://ww.meirieu.com/ACTUALITE/entrelesmurs.htm [consulté le 17 octobre 2022].
7La SEGPA, Section d’enseignement général et professionnel adapté, accueille les jeunes de la 6e à la 3e présentant des difficultés scolaires importantes.
8M. Laval, « Prof et écrivain, comme Annie Ernaux », Télérama, (publié le 4 mars 2011/mis à jour le 8 décembre 2020) https://www.telerama.fr/livre/prof-ecrivain-comme-annie-ernaux,66366.php [consulté le 28/06/2022].
9L. Le Vaillant, « Portrait », Libération, 16 octobre 2003, https://www.liberation.fr/portrait/2003/10/16/1010-pour-le-9-3_448280/ [consulté le 05/07/2022].
10F. Dubet, À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, 1996.
11B. Lahire, La Condition littéraire : la double vie des écrivains, 2006, p. 251 : pour A. Icare, le métier d’enseignant constitue une expérience positive : « L’activité d’enseignement est une activité dans laquelle je découvre des choses. C’est-à-dire que si je n’avais pas eu à faire quinze ans de cours à des cannibales qui m’obligeaient à aller chercher dans les textes des choses un peu singulières, un peu nouvelles, à découvrir ce que l’autre n’a pas vu dans le texte, je serais plus naïf. »
12Ibid., p. 238.
13L. Mauron, « Yvelines : à Buc le professeur de français est aussi un écrivain à succès », Le Parisien, 14 septembre 2017, https://www.leparisien.fr/yvelines-78/buc-78530/buc-le-professeur-de-francais-est-aussi-un-ecrivain-a-succes-14-09-2017-7261 [consulté le 28/6/2022].
14Voir supra l’entretien de C. Ramero avec B. Friot, ainsi que l’article de K. Similowski sur l’œuvre de ce dernier.
15M. Pagnol, Topaze, 1976, p. 147.
16J.-P. Blondel, G229, 2012, p. 11.
17Id., p.15.
18Id., p. 19.
19Id., p. 92.
20J.-P. Blondel, Un hiver à Paris, 2015, p. 51.
21Idem, p. 54.
22J.-P. Blondel, La Mise à nu, 2018, p. 59.
23D. Pennac, Chagrin d’école, 2007.
24C. Duneton, Je suis une truie qui doute, 1976 : « Pour enseigner il faut avoir la foi […] Il faut croire à ce qu’on enseigne, croire à l’avenir, à sa culture, au progrès, à la justice ».
25E. Prairat, La morale du professeur, 2013, p. 10.
26J.-P. Blondel, Un hiver à Paris, ouvr. cité, p. 55.
27P. Bergounioux, École : mission accomplie, 2006, p. 13.
28Collectif, Mon prof ce héros, Les Presses de la cité, 2020 (voir à ce propos le témoignage de Mohamed Aissaoui pour son professeur Jean-Marc Meillière dont le portrait du professeur renvoie aux « hussards de la République », ou encore celui de Monsieur M. qui a marqué Christian Laborie par son dynamisme et sa bienveillance).
29A. Barrère, Au cœur des malaises des enseignants, 2017, p. 17.
30C. Duneton, ouvr. cité, p. 45.
31F. Bégaudeau, Entre les murs, ouvr. cité, p. 239.
32P. Bergounioux, École : mission accomplie, ouvr. cité, p. 178.
33F. Bégaudeau, Ibid., p. 213.
34J-P. Blondel, G229, ouvr. cité, p. 12.
35A. Patricot, Autoportrait du professeur en territoire difficile, 2011, p. 78.
36P. Bergounioux, École: mission accomplie, ouvr. cité, p. 171.
37A. Barrère, Au coeur des malaises des enseignants, ouvr. cité, p. 23 : l’expression employée par A. Barrère est liée aux constats du psychologue Y. Clot (La fonction psychologique du travail, 1999) sur « le travail bien fait » et le « travail empêché », la souffrance et le sentiment d’atrophie intellectuelle qui en résultent lorsque l’enseignant réalise qu’il faudrait adapter ses connaissances au niveau des élèves.
38C. Duneton, ouvr. cité, p 16.
39R. Zerrouki, Les Incasables, 2020, p. 92.
40J-P. Blondel, Brise-glace, 2011, p. 8.
41F. Dubet, À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire,1996.
42P. Waterlot, Je suis un pédagogiste. Gommer les clichés, construire une meilleure école, 2021, p. 29.
43A. Barrère, Au cœur des malaises des enseignants, 2017, p. 23.
44C. Duneton, ouvr. cité, p. 77.
45F. Bégaudeau, Entre les murs, ouvr. cité, p. 271.
46Chr. Maroy, « Les évolutions du travail enseignant en France et en Europe : facteurs de changement, incidences et résistances dans l’enseignement secondaire », Revue française de pédagogie, no 155, avril-juin 2006, p. 111-142.
47C. Duneton, ouvr. cité, p. 80-81.
48L. Le Vaillant, Portrait : 10/10 pour le 9-3, Libération, 16 octobre 2003. https://www.liberation.fr/portrait/2003/10/16/1010-pour-le-9-3_448280/ [consulté le 16 octobre 2022].
49B. Compagnon, A. Thévenon, Histoire des instituteurs et des professeurs, 2001, p. 277.
50R. Zerrouki, Les Décrochés, 2022, p. 10 : « Si parfois il m’arrive de jalouser mes amis qui ont fréquenté les bancs de Sciences Po ou de l’EHESS, il me suffit de penser à mon élève qui voulait être soigneur de cafards et mes regrets se taisaient. Ils sont la Grande École où je ne suis jamais allé, des vaccins contre l’ennui et la perte de sens. »
51E. Prairat, « Les valeurs : une question philosophique, un défi pédagogique », Recherches & Travaux no 94, 2019, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/recherchestravaux.1563 [consulté le 26/06/2022].
52P. Bourdieu et J-C. Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture,1964.
53G. Steiner G, C. Ladjali, Éloge de la transmission, p. 18
54P. Bergounioux, École : mission accomplie, ouvr. cité, p. 174.
55J. Esteve, A. Fracchia, « Le malaise des enseignants », Revue française de la pédagogie, no 84, 1988, p. 45-56.
56Voir J.- M. Robin, Au cœur de l’école, juillet 2021, p. 12 : « Le désordre scolaire freine les apprentissages et la gestion de classe accapare toujours plus les enseignants. La motivation individuelle et collective s’affaiblit, les absences des professeurs et des personnels progressent, les équipes proposent peu de projets et révisent leurs objectifs pédagogiques à la basse ; le “à quoi bon” domine ! Les professeurs les plus jeunes et les moins expérimentés paient le prix fort comme les élèves les plus timides et les moins aptes à s’affirmer dans le groupe ».
57J.-N. Luc, J-F. Condette et Y. Verneuil, Histoire de l’enseignement en France. xixe-xxie siècle, 2020, p. 233.
58Voir l’article sans nom d’auteur publié en 2021 « Prof : vocation dépression », https://uneparenthesemode.com/prof-vocation-depression/ [consulté le 22/06/2023]
59A. Patricot, Autoportrait du professeur en territoire difficile, ouvr. cité, p. 43 : « Impuissant à mettre au travail une classe de trente élèves, je voyais les meilleurs éléments singer les pires. Talents dévoyés temps perdu… Sauf peut-être à gagner en maturité en cynisme ».
60Id., p. 40.
61C. Duneton, ouvr. cité, p. 93.
62Id. p. 92 : « En attendant, nous qui avons commencé plus tôt, dans un autre âge, nous serions vieux et usés. Nous représentons la charnière entre un vieux monde et un nouveau – la génération sacrifiée en somme. Sacrifiée et coupable ! Nous qui avons le sens de la mission, de la tâche, de la responsabilité face aux parents aux gosses et à nous-mêmes. »
63A. Patricot, Autoportrait du professeur en territoire difficile, ouvr. cité, p. 44.
64Ibid., p. 98.
65R. Zerrouki, Les Incasables, ouvr. cité, page 223.
66J.-P. Blondel, Un hiver à Paris, ouvr. cité, p.194.
67A. Patricot, Autoportrait du professeur en territoire difficile, ouvr. cité, p. 100.
68J. Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain, Sur la littérature, la vérité & la vie, 2008, p. 54-55.
69P. Bergounioux, École : mission accomplie, ouvr. cité, p.179.
Auteur
Université Nationale et Capodistrienne d’Athènes
IdRef : 090965914
Nadia Pliaka, docteure en Littérature française, a été présidente de l’Association des professeurs de français langue étrangère en Grèce et rédactrice en chef de la revue Contact+. Actuellement détachée au Département de langue et de littérature françaises de l’Université Capodistrienne d’Athènes (section de l’Histoire de la civilisation française) elle fait partie du personnel enseignant de l’Université ouverte de Grèce (Patras). Ses publications en français et en grec portent essentiellement sur l’œuvre d’André Malraux et sur d’autres écrivains français et grecs, ainsi que sur les relations franco-helléniques.
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