« Être prof me déchire » : Annie Ernaux et l’enseignement
p. 25-36
Texte intégral
1Du milieu des années 1960 jusqu’au début des années 2000, Annie Ernaux enseigne le français et la littérature française. Durant les dix premières années de sa carrière, elle exerce dans différents établissements du secondaire, d’abord en Haute-Savoie (Annecy, Bonneville) puis en région parisienne (Pontoise). À partir de 1977, des raisons de santé la conduisent à basculer dans l’enseignement supérieur à distance (Centre national de télé-enseignement, futur CNED). Pendant près de quarante ans, elle conjugue ainsi le professorat et l’écriture.
2Si ces deux activités se rejoignent dans le goût d’Annie Ernaux pour la littérature, elles entretiennent cependant des rapports complexes. Tantôt il s’agit d’un enrichissement mutuel lorsqu’il est possible d’enseigner à l’aune de l’écriture et de ses apports, ou d’écrire à la lumière de l’enseignement et de sa force de révélation ontologique. Tantôt il s’agit d’opposition réciproque lorsqu’il faut arbitrer entre l’espace-temps de l’écriture et celui de l’enseignement.
3Pour explorer cette alchimie qui précipite et fait jouer les dimensions professionnelles et créatives, nous procéderons en distinguant deux niveaux d’analyse. Le premier sera centré sur l’œuvre littéraire elle-même, non comme transfiguration de l’expérience (ce qui serait loin de l’esthétique ernausienne), mais en tant qu’elle est traversée par cette double expérience singulière. Le deuxième sera articulé autour d’écrits ressortissants de régimes discursifs différents (revues, articles de commande, entretiens) qui suscitent le retour réflexif sur soi et participent d’une observation distancée et critique des relations entre le professorat et l’écriture. En nous appuyant sur ces deux niveaux, nous examinerons ainsi les liens entre écrire et enseigner, ce qui engage, comme le souligne Nathalie Heinich, d’importants « enjeux liés à l’activité de création, mais aussi à l’identité1 ».
Une œuvre habitée par la figure professorale
4Qui voudrait lire l’œuvre d’Annie Ernaux au prisme de la question de l’école en général et de la figure professorale en particulier trouverait une matière certes relativement abondante mais disséminée la plupart du temps par petites touches, allusions ou références rapides. Certains textes néanmoins, qu’ils soient présentés comme romans (La Femme gelée, 1977), ancrés dans ce que l’autrice appellera l’auto-socio-biographie (La Place, 1984) ou relevant de ce qu’elle désignera comme une « autobiographie impersonnelle » (Les Années, 2008) résonnent plus fortement avec l’enseignante qu’elle fut, dont le vécu et la réflexion traversent les récits2 au-delà de leurs différents régimes d’écriture.
5Parmi ces trois textes, Les Années — publié plus tardivement que les deux autres, et à un moment où Annie Ernaux a quitté l’enseignement — est certainement l’œuvre qui confère à la figure professorale l’ampleur la plus vaste, puisque le récit se joue à l’échelle d’une vie professionnelle entière, là où les autres focalisent sur une période circonscrite3. La raison de la présence plus large de l’enseignement dans Les Années ressortit évidemment de son projet, celui qui consiste à saisir « dans le mouvement d’une génération », « une existence singulière4 ».
6Au début des Années, le professorat est envisagé comme une perspective de réalisation de soi, l’incarnation d’un futur épanoui :
Dans ses représentations de l’avenir le plus lointain — après le bac — elle se voit, son corps, son allure, sur le modèle des magazines féminins, mince, les cheveux longs flottant sur les épaules, et ressemblant à Marina Vlady dans La Sorcière. Elle est devenue institutrice quelque part, peut-être à la campagne, avec une voiture à elle, signe suprême d’émancipation, 2 CV ou 4 CV, libre et indépendante5.
7Le point d’ancrage du texte est la fin des années cinquante, à une époque où entrer dans l’enseignement participe alors d’une valorisation sociale6. Pour la jeune femme, cette façon d’avoir une « bonne situation7 » passera par la réussite au Capes8 qui est très rapidement mentionnée dans Les Années. Une plus large place est accordée à la réalité qui en découle, moins enthousiasmante que celle dont rêve l’étudiante, et qui s’inscrit dans une triangulation famille/enseignement/écriture, source d’une frustration antérieurement évoquée dans La Femme gelée. Plusieurs énoncés très virulents de ce deuxième livre de l’autrice insistent en effet sur la difficulté de concilier enseignement et vie de famille : « Je ne serai pas la prof disponible que je croyais être, simplement fonctionner me cause déjà assez de peine, cours, courses, copies, plus rien dans le frigo9 ». La tension liée à ce quotidien étouffant se joue également par rapport à l’écriture :
Et où ai-je lu que Virginia Woolf faisait « aussi » des tartes, pas incompatible tu vois. Deux heures et demie. Le Bicou dort. Papier, stylo. N’importe quoi, journal, poème, roman. La hantise qu’il se réveille. Pas seulement. Je n’arrive pas à croire à la réalité de ce que j’écris, une sorte de divertissement entre l’avocat aux crevettes, la promenade de l’enfant10.
8Dans Les Années aussi un long passage est consacré à cette vie professionnelle d’enseignante vécue sur le mode de l’insatisfaction. La raison rappelle celle qui affleurait dans La Femme gelée et reprend plus théoriquement qu’empiriquement ce qui relève de la « charge mentale », autrement dit le difficile ajustement « des temporalités et des espaces différents, mais non autonomes, qui interfèrent de manière multiplicative11 », ainsi que l’a mis en avant Monique Haicault. Dans l’énoncé objectivé des Années, la « charge mentale » est donnée sous la forme d’un instantané déformé, conforme aux représentations véhiculées par la presse féminine qui est ici envisagée comme outil idéologique maquillant la surcharge en modèle apparent d’épanouissement et d’équilibre :
Selon les critères des journaux féminins, extérieurement elle fait partie de la catégorie en expansion des femmes de trente ans actives, conciliant travail et maternité, soucieuse de rester féminine et à la mode12.
9L’énoncé trahit néanmoins l’illusion (« extérieurement ») et se trouve rapidement miné dans le passage de l’image à la réalité, avec une longue énumération exemplifiant la vie de cette jeune femme « active », contrainte d’évacuer la dimension personnelle (le soin apporté à soi) pour ne conserver que la tension entre tâches familiales et tâches professionnelles :
Énumérer les lieux qu’elle fréquente dans une journée (collège, Carrefour, boucherie, pressing, etc.), ses trajets dans une Mini Austin entre le pédiatre, le judo de l’aîné et la poterie du cadet, la Poste, calculer le temps dévolu à chaque occupation, cours et correction, préparation du petit-déjeuner, des vêtements des enfants, du linge à laver, du déjeuner, courses, sauf le pain — c’est lui qui le rapporte au retour du travail — ferait apparaître : un partage apparemment inégal entre le dedans et le dehors de la maison, le travail salarié (2/3) et le travail domestique, y compris éducatif (1/3).
10Le mode statistique de la conclusion confère à l’expérience vécue une valeur scientifique et participe de l’objectivation à l’œuvre dans Les Années. Mais au-delà de la tension entre contrainte professionnelle et contrainte familiale dans la réalisation personnelle, c’est la tension avec l’écriture qui est exacerbée :
Elle ressent son métier comme une imperfection continuelle et une imposture, a écrit dans son journal « être prof me déchire ». Elle déborde d’énergie, de désir d’apprendre et d’entreprendre des choses nouvelles, se souvient de ce qu’elle a écrit à vingt-deux ans, « si je n’ai pas accompli ma promesse à vingt-cinq ans, écrire un roman, je me suicide13 ».
11Les termes sont violents, la « déchirure » peut être le support d’une prolifération d’interprétations, mais l’image renvoie avant tout à l’expression d’une inadéquation de soi à soi-même, reposant tout à la fois sur une insatisfaction intellectuelle et une rupture d’ordre sociologique. Dans cet énoncé, le passage de la profession (insatisfaction avérée) à l’écriture (accomplissement visé) se fait brutalement, suggérant la concurrence entre les deux. Mais, à bien y regarder, pas de lien, plutôt une construction parataxique dans laquelle le lecteur peut s’empresser de déceler une causalité. L’enseignement semble être surtout la face émergée d’une (sur)charge généralisée : il n’est en effet pas dévalorisé en lui-même et ce n’est pas lui qui entre le plus frontalement en concurrence avec l’écriture, mais la charge mentale dans son ensemble, « l’imperfection continuelle » concernant le professorat s’en origine aussi. Autrement dit écriture et enseignement ne sont pas pensés dans l’opposition, mais dans la confrontation avec le quotidien et sa réalité.
12La citation du journal sur l’écriture espérée d’un roman insiste sur la violence de l’inaccomplissement en mêlant désir et anéantissement, éros et thanatos. En raison du poids de cette phrase — tant symbolique qu’énonciatif — il est difficile de parler, comme le fait Antoine Compagnon dans une étude sur Les Années, d’une réelle « défection […] de l’écrivain dans ce texte »14, « comme si cette part de l’existence devait rester muette ». La rareté des mentions est au contraire inversement proportionnelle à l’intensité de ce qui y est dit de l’écriture.
13Certaines scènes15 sont d’ailleurs focalisées sur la stature d’écrivain, comme celle renvoyant à la « cassette vidéo où, devant une classe, elle parle de l’écriture et de la vie16 ». Très développé, le passage est exclusivement consacré à la figure de l’écrivain : la scène est centrée non sur le rapport problématique de l’enseignement et de l’écriture, mais sur la difficulté à dire le projet d’écriture. Elle ne réfère donc pas à l’identité d’enseignante de l’intervenante (à laquelle il n’est fait aucune allusion, si ce n’est le clin d’œil aux stéréotypes de l’enseignement avec l’allusion à la situation de communication, mise entre guillemets) et répond au pacte implicite propre à ce genre de rencontre qui sépare les deux entités, puisque « la venue de l’auteur s’inscrit […] dans un partenariat : un auteur, ou un artiste, n’est pas un enseignant, ou s’il l’est par ailleurs, ce n’est pas à ce titre qu’on l’invite17 ». L’image véhiculée est bel et bien celle de l’écrivain, destinée à ne pas être réduite, pour reprendre David Maertens, au rang d’« objet culturel 18» dans la classe, mais bien plutôt à être incarnée : le passage est centré sur le ressenti de l’autrice dans la classe et toute la réflexion métareflexive qui envisage des questions d’écriture renforce cette interprétation.
14On notera que la scène est précisément datée (1985), et que cette date renvoie à l’époque à laquelle Annie Ernaux vient de publier La Place, livre qui sera un de ses premiers grands succès19. Par ce jeu d’intertextualité latente ou implicite, ce récit se trouve donc à l’arrière-plan de cette scène, autre moyen de réactiver la liaison entre professorat et écriture pour le lecteur ernausien.
15La Place commence en effet par le récit de la titularisation dans l’enseignement mise en relation avec le décès de son père : après avoir évoqué les « épreuves pratiques du Capes dans le lycée de Lyon » dans le premier paragraphe, le deuxième débute de façon tranchante par « Mon père est mort deux mois après, jour pour jour ». Toute l’œuvre va procéder de ce contraste brutal, engageant alors une réflexion sur les transfuges de classe : le récit revient sur la façon dont se constitue ce que l’autrice appellera de « l’amour séparé 20» entre elle et son père, au fur et à mesure qu’elle poursuit ses études qui la conduisent au professorat et à l’écriture. La fin insiste nettement sur l’identité professionnelle dans sa liaison à l’écriture, conjonction explicite de l’écrivaine et de l’enseignante :
Tout le temps que j’ai écrit, je corrigeais aussi des devoirs, je fournissais des modèles de dissertation, parce que je suis payée pour cela. Ce jeu des idées me causait la même impression que le luxe, sentiment d’irréalité, envie de pleurer21.
16On voit ici la façon dont se noue l’intrication entre enseignement et écriture, reflétée et répétée dans le texte : l’enseignement joue donc avec et dans l’écriture. À tel point que l’explicit se termine de nouveau par une allusion au professorat (une scène de supermarché dans laquelle se rejoue entre la caissière — ancienne élève — et l’autrice la question de « la place » pour le dire dans les termes d’Annie Ernaux). Elle déclarera elle-même : « Deux séquences enchâss[a]nt — comme une explication — le récit de la vie de mon père et l’analyse de mon éloignement culturel d’avec lui22 ». Et cet éloignement est tout à la fois lié à la fonction professorale et au statut d’écrivaine.
17À travers ces quelques exemples, on comprend donc la façon dont l’identité et l’expérience professionnelle affleurent dans l’œuvre littéraire.
L’enseignement et l’écriture au prisme du paratexte
18Pour autant, celle-ci ne comporte pas à ce jour de scène d’enseignement détaillée : pas de récit où la « classe » aurait occupé un rôle central. Mais l’autrice, qui répond plutôt volontiers aux sollicitations qui lui sont adressées et parfois aux textes de commande s’ils résonnent en elle, s’est souvent exprimée sur son statut et son expérience d’enseignante dans ses liens avec son activité d’écrivaine. Le paratexte auctorial, tout comme certains articles de commande, constituent à cet égard des éléments importants à verser au dossier.
19Un texte, initialement publié par « La Nouvelle Revue pédagogique », porte ainsi le titre de « La classe de français 23». Daté de 2011, il est un retour d’Annie Ernaux sur ses années dans le secondaire. Les liens enseignante/écrivaine y sont actualisés sous la forme critique d’un texte réflexif. Dans ces quelques pages fort instructives pour qui s’interroge sur ces deux dimensions constitutives de sa personne, Annie Ernaux envisage de façon frontale sa vie de professeure et y propose une analyse qui, outre l’évocation de la rupture fondamentale engendrée par ce métier (« D’une certaine façon, j’étais prof de lettres contre moi-même ») réaffirme, sous une autre forme, plusieurs éléments qui caractérisent son entreprise d’écriture, faisant de ce texte tout à la fois un rappel de l’expérience d’enseignante et, d’une certaine façon, un précipité de poétique personnelle.
20Dès le début, le titre est confirmé : le texte commence par un retour très fort sur le temps de l’enseignement et ses différentes modalités. Le lecteur y rencontre ainsi des éléments concrètement liés à l’expérience professorale de l’autrice : noms d’élèves mentionnés comme dans une perspective incantatoire, références concrètes (cycles d’enseignement, niveaux, sectorisation) qui s’ancrent dans la « réalité du métier de prof 24». Ils sont disséminés tout au long du texte avec une présence légèrement plus prononcée à l’attaque et à la sortie du texte, ce qui réaffirme la force de la dimension expérientielle. La fin est à ce sujet particulièrement stimulante en tant qu’on y retrouve non seulement le retour des noms d’élèves comme autant de preuves d’existence, mais aussi une interrogation de l’autrice sur sa valeur d’enseignante qui n’est pas sans relever d’un éthos discursif aussitôt signalé en tant que tel :
[…] étais-je un « bon » prof ? La question qui taraude secrètement, qu’on n’ose jamais poser publiquement et au présent. Je ne l’ai entendue qu’une fois, tragique, dans la bouche d’une femme, et ce fut le silence des collègues. La question dont on cherche la réponse dans les sourires ou le renfrognement des parents, des anciens élèves rencontrés par hasard25.
21La réponse apportée, tout en modalisation et consciente de la façon dont le questionnement est une façon de projeter une image de soi26, réactualise la bascule vers ce qui est au cœur de son rapport complexe au professorat, la dimension sociologique (« Je soupçonne que je m’identifiais trop aux élèves pour l’être »), laquelle est simultanément aussi son moteur d’écriture (« J’écrirai pour venger ma race 27»). C’est certainement pour cela qu’Annie Ernaux revient sur La Place pour marquer le fait que ce récit ne se comprend « qu’à la lumière de [s]es années d’enseignement ». Elle insiste sur son lien essentiel avec l’école : « J’en ai conservé les avant-textes. Il n’y en a aucun où ne soient présents le lycée ou le collège, les conseils de classe, les rencontres avec les parents d’élèves. »
22Le regard critique sur cette œuvre souligne donc très nettement les relations entre enseignement et écriture. Mais Annie Ernaux va plus loin en l’étendant implicitement à l’ensemble de son écriture, au-delà du seul exemple de La Place.
23Dès le début de l’article en effet, après avoir mentionné le passage au CNED qui l’a conduite à s’éloigner des classes en présentiel, Annie Ernaux évoque la récurrence d’une pratique réflexive liée à ses insomnies : l’immersion par la pensée dans ses classes d’antan, exercice qui n’est pas sans faire penser à Proust, et se retrouve dans d’autres textes comme « La mémoire des chambres et autres lieux28 ». Ce « besoin persistant de pénétrer à nouveau par la mémoire dans ces totalités vivantes » est analysé non comme « le signe d’une quelconque nostalgie », « mais [comme] celui de l’importance jouée dans sa vie par l’enseignement du français à des enfants et des adolescents29 ». Le constat est donc particulièrement clair. Il est également particulièrement fort, car rien n’est plus signifiant chez Annie Ernaux que le terme « vie ». Envisagé un temps pour être le titre d’Une femme (Une vie), il est aussi celui qui est fondamentalement au cœur de son projet d’écriture. On le retrouve d’ailleurs à plusieurs reprises, que ce soit explicitement dans Écrire la vie, le titre donné au Quarto, analysé dans la préface30, ou implicitement dans des déclarations telles que la suivante :
[…] ce que représente pour moi écrire. C’est descendre dans la réalité sociale, la réalité des femmes, la réalité de l’Histoire, de ce que nous avons vécu de façon collective, mais au travers de ce que j’ai vécu personnellement31.
24Pas de surprise alors quand elle précise cet enrichissement, fonds et forme, de l’écriture par l’expérience professorale : « J’aurais écrit des livres, sans doute, mais pas ceux que j’ai écrits, et comme je les ai écrits, si je n’avais pas été prof de lettres dans ces classes que je me remémore ». Est ainsi mise en avant une fonction heuristique du professorat pour et dans l’écriture, peut-être parce que « être prof l’a longtemps “déchirée”32 » et que l’écriture a pu jouer un rôle majeur dans la résolution de ce que Annie Ernaux appelle « un conflit » que l’œuvre tout à la fois porte et emporte, dans une réflexion qui lie et allie enseignement et devenir écrivaine.
25L’article confirme donc les liens entre professorat et écriture triplement : il montre la liaison entre les deux activités, il fait entrer dans l’atelier de la création (le retour sur La Place avec par exemple le rejet de la fiction, mais aussi celui sur Les Armoires vides et le choix d’un langage qui rappelle ses origines), et engage par le biais de cette réflexion critique sur l’enseignement les moteurs majeurs d’écriture que sont la mémoire, le rapport à la chanson, la place de la fiction, la question de la trace ou la saisie via autrui. Dans ce texte se multiplient en effet les échos ou les rappels d’éléments majeurs de la poétique d’Annie Ernaux dont on voit l’ancrage, au moins partiel, dans cette expérience de classe concomitante des premiers textes.
26À n’en point douter, il s’agit donc d’un prisme sous-estimé d’accès à l’œuvre que confirment d’autres informations paratextuelles données par l’autrice : dans un récent entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, qui posait une question sur l’ampleur de l’œuvre (quantitativement plus importante depuis la fin de l’activité professionnelle), Annie Ernaux a répondu en exprimant le souhait de revenir sur la « relation entre l’écriture de [s]es livres et [s]a vie de professeure au CNED »33. Si elle souligne alors la concurrence entre écriture et enseignement, elle en dégage également un bénéfice pour ainsi dire collatéral : la contrainte de temps a favorisé l’émergence de « l’activité diaristique », qu’elle soit celle des éthnotextes (Journal du Dehors, la Vie extérieure) — activité qui se poursuivra ultérieurement au temps du professorat comme en témoigne par exemple la parution de Regarde les lumières mon amour en 2014 — ainsi que le « journal d’écriture ».
27D’autres discours paratextuels — l’entretien qui précède l’édition critique d’Une femme34 ou la longue et stimulante « conversation » avec Rose Marie Lagrave35 — mettent en avant tout à la fois la tension, mais aussi les gains d’une telle situation dans une triple perspective : matérielle, créative et symbolique. Réaliser son « rêve d’écrire en l’appuyant sur un métier qui en était l’extension, sans en avoir finalement la même finalité36 », c’est ainsi pour Annie Ernaux bénéficier d’une autonomie financière, mais manquer de temps (dimension matérielle), infléchir sa pratique d’écriture37 (dimension créative), investir les représentations du monde38 et de la littérature39 en action et en réflexion (dimension symbolique).
28Concernant cette dernière dimension, on sera peut-être plus particulièrement sensible à la déclaration d’Annie Ernaux qui explique avoir, dans l’enseignement, participé à la légitimation des écritures à la première personne : « choisi[r] de traiter l’autobiographie, considérée à l’époque comme ne faisant pas partie de la littérature40 ». Cette reconfiguration du champ se fera en effet au cours des années soixante-dix41. Le texte témoigne ainsi d’une complémentarité des postures : une professeure et écrivaine doublement à l’œuvre, s’inscrivant dans un champ dont elle participe par l’action didactique et par l’écriture à confirmer la légitimité, tout en se gardant de toute assignation rigide, que ce soit par le refus de l’autofiction, la revendication de formes hybrides (auto-socio-biographie) et la méfiance surtout de toute étiquette réductrice. Certainement, parce qu’écrire la vie, c’est revendiquer le mouvement et l’ouverture. On voit là comment, au-delà des tensions qu’elle peut occasionner, cette double casquette participe au sens large et plein d’une réversibilité fructueuse : « l’enseignement [dans le cadre de la préparation du Capes] me faisait m’interroger sur ma propre écriture, d’une autre façon42 ». L’enseignement s’avère donc tout à la fois le lieu de l’interrogation sociale, genrée, mais aussi littéraire.
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29En décembre 1985, dans son journal, Annie Ernaux évoque la façon dont sa vie ne cesse de résonner avec l’univers scolaire : « Diverses sollicitations pour parler de l’école, la réussite scolaire. Je ne sortirai donc jamais de l’école, depuis ce jour où mon père m’[y] a conduite43 ». Qu’on le lise comme une mention anodine et factuelle ou un constat légèrement désabusé, cet extrait du journal met en avant le lien indissoluble entre l’autrice et l’enseignement, peut-être parce qu’il est, tant au point de vue intellectuel, social et, plus largement, ontologique, à la croisée des expériences conjointes d’Annie Duchesne écolière et étudiante et d’Annie Ernaux professeure et écrivaine. Au-delà de leurs natures différentes, tous les textes retenus comme corpus dans le cadre de notre analyse explorent ces liens et les font jouer dans l’épaisseur du temps, non pas somme ni sédimentation des expériences vécues, mais réfraction des unes par rapport aux autres.
30Outre celles qui sont au cœur de cet article, on pourrait mentionner aussi, parmi les publications les plus récentes, des traces de cette (pré)occupation dans Mémoire de fille où l’on retrouve des évocations de l’entrée à l’École normale d’institutrices en 1959, quittée en 1960 parce qu’elle s’est « trompée d’avenir44 » ; ou encore dans Le Jeune Homme où Annie Ernaux rappelle qu’« avoir un métier avait été la condition de [s]a liberté45 ». On pourrait également, dans le corpus des entretiens et textes de circonstances, ajouter le discours du Nobel qui ne fait pas l’économie ni de l’école ni du professorat, mais les replace dans un chemin de vie et d’écriture.
31Au fur et à mesure du temps, se mettent ainsi en place une double configuration de cette expérience d’enseignante et d’écrivaine, textuelle, extratextuelle et paratextuelle, qui aujourd’hui se réfléchit dans une manière de mise en abyme, Annie Ernaux devenant à son tour un « classique de la lecture en classe46 ».
Notes de bas de page
1N. Heinich, « Régime vocationnel et pluriactivité chez les écrivains : une perspective compréhensive et ses incompréhensions », Socio Logos, no 3, 2008, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ socio-logos/1793 [consulté le 01/09/2023].
2Parfois, des références à l’enseignement sont disséminées dans le récit, par exemple la correction de copies dans L’Événement (A. Ernaux, L’Événement, 2000, p. 12).
3La Femme gelée propose une dizaine de pages très denses focalisées sur une trentenaire à l’aube de sa carrière dans l’enseignement au tournant des années 1960-70. La Place évoque le professorat sur un empan relativement plus large (de 1967 à 1983) en lui accordant une place symbolique de choix : incipit et explicit du texte.
4A. Ernaux, Les Années, 2008, et 2009, p. 187. Nous soulignons.
5Ibid., p. 68-69.
6 En distinguant deux périodes (la première allant de 1950 au début des années 1980, la seconde allant du milieu des années 1980 au début des années 2000), Géraldine Farges note que « les jeunes enseignants ne bénéficient pas, dans une mesure semblable à ce qu’ont connu leurs aînés, du même prestige de leur profession, ni d’un privilège équivalent de considération sociale fondé sur le niveau d’études » (G. Farges, « Le statut social des enseignants français », Revue européenne des sciences sociales, 49-1, 2011, p. 157-178).
7A. Ernaux, Les Années, ouvr. cité, p. 88
8Certificat d’aptitude professionnelle à l’enseignement secondaire.
9A. Ernaux, La Femme gelée, 1977, et 1981, p. 172.
10Ibid., p. 175.
11M. Haicault, « La gestion ordinaire de la vie en deux », 1984, p. 268.
12Annie Ernaux, Les Années, ouvr. cité, p. 125.
13Ibid., p. 120.
14A. Compagnon, « Désécrire la vie », Critique, vol. 740-741, no 1-2, 2009, p. 49-60.
15A. Compagnon la cite, mais écrit qu’il ne s’agit que d’une évocation très indirecte.
16A. Ernaux, Les Années, ouvr. cité, p. 162. Nous soulignons.
17A.- M. Mercier-Faivre et C. Mongenot. « Le roi vient quand il veut : les auteurs à la rencontre des publics scolaires », Le Français aujourd’hui, vol. 206, no 3, 2019, p. 3-10.
18D. Martens et M. Watthée-Delmotte (dir.), L’Écrivain, un objet culturel, 2012.
19Les enseignants lui feront également un très bon accueil, et le proposeront rapidement en classe. Voir à ce sujet les analyses de Véronique Jacob dans « Annie Ernaux, “classique” de la lecture en classe », dans P.- L. Fort (dir.), Cahier de L’Herne Ernaux, 2022, p. 259 sq.
20A. Ernaux, La Place, 1986, p. 23.
21Ibid., p. 113.
22A. Ernaux, « La classe de français » dans P.- L. Fort (dir.), Cahier de L’Herne Ernaux, ouvr. cité, p. 265.
23Ibid., p. 263-265.
24Ibid., p. 263.
25Ibid., p. 265.
26Voir R. Amossy, « L’éthos et ses doubles contemporains. Perspectives disciplinaires », Langage et société, vol. 149, no 3, 2014, p. 13-30.
27A. Ernaux, « Vocation ? », dans P.- L. Fort (dir.), Cahier de L’Herne Ernaux, ouvr. cité, p. 21-23.
28A. Ernaux, « La mémoire des chambres et autres lieux », id., p. 306-307.
29A. Ernaux, « La classe de français », ouvr. cité, p. 263.
30A. Ernaux, Écrire la vie, 2011, p. 7.
31A. Ernaux, Le Vrai Lieu, entretiens avec Michelle Porte, 2014, p. 83. Nous soulignons.
32A. Ernaux, Les Années, ouvr. cité, p. 125.
33A. Ernaux, « “Qu’est-ce que ce moi qui voyage ?” Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet », dans P.- L. Fort (dir.), Cahier de L’Herne Ernaux, ouvr. cité, p. 72.
34A. Ernaux, « Entretien avec P.- L. Fort », dans A. Ernaux, Une femme (1987), 2002, p. 8-15.
35A. Ernaux, R.-M. Lagrave, Une conversation, 2023.
36Ibid., p. 99.
37« […] quand on écrit, on n’étudie ni n’enseigne plus la littérature de la même façon » (« Entretien avec P.- L. Fort », op. cit., p. 14). « […] l’enseignement à ce niveau me faisait m’interroger sur ma propre écriture » (A. Ernaux, R.-M. Lagrave, Une conversation, ouvr. cité, p. 97).
38« Je conçois l’enseignement, l’idée de transmettre et d’éduquer comme une action sur le monde. L’écriture pour moi est encore plus une action » (« Entretien avec P.- L. Fort », ouvr. cité, p. 14).
39« J’ai cherché à sortir d’une « représentation élitiste de la littérature » (A. Ernaux, R.-M. Lagrave, Une conversation, ouvr. cité, p. 96).
40Ibid., p. 97.
41Voir à ce sujet l’introduction du Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, sous la direction de F. Simonet-Tenant, avec la collaboration de M. Braud, J.-L. Jeannelle, Ph. Lejeune et V. Montémont, Paris, Honoré Champion, 2018, p. 8.
42Ibid.
43A. Ernaux, Écrire la vie, ouvr. cité, p. 28.
44A. Ernaux, Mémoire de fille, 2016, p. 120.
45A. Ernaux, Le Jeune Homme, 2022, p. 20.
46V. Jacob, « Annie Ernaux, “classique” de la lecture en classe », art. cité. Voir aussi P.-L. Fort, « L’œuvre d’Annie Ernaux au prisme de l’extraction : quelle patrimonialisation dans les manuels du secondaire ? », 2022, p. 141-156.
Auteur
CY Cergy Paris Université, EMA
IdRef : 08022668X
Pierre-Louis Fort est professeur des Universités à CY Cergy Paris Université et membre du laboratoire EMA. Il consacre ses recherches à la littérature française des XXe et XXIe siècles et il est spécialiste de l’œuvre d’A. Ernaux. Formateur à l’INSPÉ de Versailles depuis 2010, il a orienté une partie de ses travaux vers la littérature de jeunesse et la didactique de la littérature.
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