Introduction de la première partie
p. 21-24
Texte intégral
1La pratique artistique fait souvent partie des activités sociales des enseignants et conduit certains d’entre eux à publier des livres, que ce soit comme romancier, dramaturge, essayiste, auteur-illustrateur, scénariste de bande dessinée ou poète. Selon une enquête sociologique de Bertrand Legendre et Corinne Abensour, datée de 2012, 17 % des primo-romanciers sont des enseignants et 75 % d’entre eux écrivent et publient au moins un deuxième roman1. Cette situation n’est pas étonnante, si l’on considère que les écrivains vivent dans leur grande majorité une situation de double vie, contraints de cumuler une activité littéraire et un « second métier ». Dans une enquête menée en 2004 par le sociologue Bernard Lahire et rapportée en 2006 dans son livre La Condition littéraire, les enseignants représentent 30,1 % de la population qu’il étudie de 503 écrivains à double métier2, et la profession enseignante représente 40,4 % de toutes les professions que ces écrivains ont pu exercer.
2Il s’agit là d’une réalité structurelle et pluriséculaire. Au xviiie siècle, si l’on en croit Robert Darnton dans son ouvrage Gens de lettres, gens du livre3, publié en 1992, environ 20 % des écrivains exerçaient un second métier de nature intellectuelle et dans cette catégorie beaucoup étaient professeurs dans des universités ou des collèges, instituteurs dans des écoles ou des pensions, ou encore précepteurs dans des familles aristocratiques.
3En ce qui concerne le xixe siècle, deux études, l’une de Diana F. Laurenson en 1969 portant sur une liste de 170 écrivains britanniques, nés ou morts entre 1860 et 19104, l’autre de Daniel Mativat, datée de 1996, sur le métier d’écrivain au Québec entre 1840 et 19005, affichent un pourcentage à peu près similaire : les enseignants représenteraient alors à peu près 25 % de l’ensemble des écrivains. L’enseignement serait durant cette période l’activité seconde la plus fréquente, derrière celle de journaliste.
4Alain Vaillant parle de « Littérature des professeurs6 » pour désigner en France la convergence entre la littérature et l’École sous la IIIe et la IVe République, dans un moment où la construction patriotique de la nation républicaine passe par la consécration des auteurs français du canon. Il englobe dans ce phénomène de convergence le fait que de nombreux écrivains appartiennent alors à l’administration de l’instruction publique ou en sont issus : de plus en plus d’instituteurs, ce qui serait le signe d’une démocratisation littéraire, mais surtout des professeurs de l’enseignement secondaire, à l’instar de Mallarmé, premier enseignant-écrivain du canon des lettres modernes françaises, de Henri Bosco, de Simone de Beauvoir, ou d’anciens élèves de l’École normale supérieure, comme Jean-Paul Sartre ou Paul Nizan, même si ces derniers ont exercé très peu de temps en Lycée.
5Cette conjonction de fait entre l’activité d’écrivain et le métier de professeur ne signifie pas pour autant qu’il y ait entre les deux une complémentarité vécue ni une adhésion à l’institution scolaire et ses valeurs. Dans une célèbre lettre datée du 16 novembre 1885 et adressée à Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé revient avec amertume sur sa carrière de professeur d’anglais, choisie au départ pour « parler la langue et l’enseigner dans un coin, tranquille et sans autre gagne-pain obligé (…) », concédant au final : « malgré la perte de tant d’heures, je crois, avec tristesse, que j’ai bien fait7 ». Paul Nizan de son côté a développé une critique radicale du système scolaire qui l’a conduit à envisager les bases d’un réformisme politique.
6La première partie de cet ouvrage aborde les postures paradoxales ou problématiques vis-à-vis de l’institution scolaire, d’écrivains de la fin du xxe et du début du xxie siècle, exerçant ou ayant exercé comme professeur.
7Alain Viala définit la posture comme « une façon d’occuper une position » et « d’ajuster son attitude » à cette dernière8. Pour Jérôme Meizoz, elle est une façon pour un écrivain de se mettre en scène « de façon singularisante […] dans le champ littéraire9 » sur les plans à la fois médiatique, corporel et esthétique. Frédérique Giraud et Émilie Saunier étendent le concept aux cas d’écrivains peu reconnus et invitent à prendre en compte les expériences extralittéraires et les cadres de socialisation, afin de comprendre la posture comme « la retraduction, dans la logique de l’univers littéraire, des problèmes ou préoccupations qui animent l’écrivain », c’est-à-dire comme « un moyen de résoudre des tensions personnelles extralittéraires »10. C’est dans ce sens que nous convoquons ici le concept de posture, pour considérer dans toute leur diversité, les tensions liées au fait d’occuper la position d’écrivain comme professeur.
8Pierre-Louis Fort analyse les écrits dans lesquels Annie Ernaux évoque son expérience du professorat, que ce soit dans son œuvre elle-même ou dans des textes discursifs périphériques. Par-delà les rapports complexes d’enrichissement mutuel et d’opposition réciproque entre enseignement et écriture, il montre que l’expérience enseignante a joué chez l’écrivaine une fonction heuristique, non pas seulement sur le plan thématique ou sur celui de la réflexion identitaire, mais également sur le plan de la poétique même de l’œuvre.
9Nadia Pliaka étudie quant à elle un large corpus de romans et d’essais sur l’École, écrits par des professeurs écrivains des cinquante dernières années (Duneton, Bégaudeau, Blondel, Patricot, Zerrouki). Après avoir évoqué quelques similitudes ou complémentarités entre les activités de professeur et d’écrivain, elle montre en quoi la majorité des auteurs du corpus brosse le tableau d’une crise de l’enseignement où la frustration de l’écrivain a sa part. L’écriture sur l’École joue alors un rôle majeur, si ce n’est dans la résolution d’un conflit avec le système scolaire, du moins pour concilier dans une critique exutoire la double activité de professeur et d’écrivain.
10Le romancier et professeur Aymeric Patricot, auteur de deux essais sur son expérience de l’enseignement, livre un témoignage sur les ambivalences et paradoxes inhérents à ce double statut, à la fois sur le plan des motivations personnelles, dans le rapport aux élèves et aux collègues au sein d’un établissement scolaire, mais aussi dans son propre rapport à la lecture et à l’écriture.
11Charles Coustille étudie quant à lui les écrits critiques de deux écrivains de l’extrême gauche libertaire, Nathalie Quintane et François Bégaudeau, qui enseignent ou ont enseigné au collège. S’ils partagent certaines des analyses de Bourdieu, Foucault et Rancière sur l’École, leurs écrits ont recours à des procédés et des stratégies différents : Quintane opère une offensive pleine d’humour dans une situation institutionnelle qu’elle décrit comme presque désespérée, alors que Bégaudeau oscille entre la description réaliste et la polémique.
12Enfin Pascal Lefranc, spécialiste de l’œuvre de l’écrivain et professeur Michel Chaillou, montre comment se superposent et se confondent chez ce dernier la création littéraire et la transmission d’une pensée de la création. Non seulement Chaillou a soutenu puis publié chez Gallimard une thèse sur la pastorale prenant la forme d’un poème en prose où il réinvente le genre, mais surtout il imagine dans ses romans des scènes d’enseignement de la littérature inspirées de sa propre expérience, où s’invente une didactique de la continuité et de la porosité entre le passé historique et le présent, entre l’art et l’érudition d’un côté, la vie professionnelle et la vie intime de l’autre, pour donner corps et présence à l’univers de la fiction dans la classe.
Notes de bas de page
1B. Legendre, C. Abensour, Entrer en littérature. Premiers romans et primo-romanciers dans les limbes, 2012, p. 21. Plus généralement, une large majorité des auteurs du livre (67 %) exerçait en 2013 une seconde activité professionnelle, dont 40 % dans le domaine de l’enseignement et de la recherche.
Voir La situation économique et sociale des auteurs du livre, Ministère de la culture et de la communication, Direction générale des Médias et des Industries culturelles, mars 2017, p. 16. [En ligne : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Livre-et-lecture/Documentation/Publications/Economie-du-livre-Etudes-realisees-par-le-Service-du-Livre-et-de-la-Lecture-ou-a-sa-demande/Etude-sur-la-situation-economique-et-sociale-des-auteurs-du-livres].
2B. Lahire, ouvr. cité, p.581.
3R. Darnton, Gens de lettres, gens du livre, 1992, p. 116. Cité par B. Lahire, ouvr. cité, p. 125.
4D. F. Laurenson, « A sociological study of authorship », The British Journal of Sociology, vol. 20, no 3, 1969, p. 318. Cité par B. Lahire, id.
5D. Mativat, Le Métier d’écrivain au Québec (1840-1900). Pionniers, nègre ou épiciers des lettres ?, 1996, p. 58. Cité par B. Lahire, ouvr. cité p. 125.
6A. Vaillant, ouvr. cité, p. 294.
7Lettre datée du 16 novembre 1885, citée dans C. Braibant, Le Métier d’écrivain, 1951, p. 99. Repris par B. Lahire, La condition littéraire, ouvr. cité, p. 29.
8A. Viala, « Éléments de sociopoétique », dans G. Molinié et A. Viala, Approches de la réception, sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, Coll. « Perspectives littéraires », 1993, p. 216.
9J. Meizoz, « Postures d’auteurs et création », dans A. Ducret (dir.), À quoi servent les artistes ?, Zürich, Seismo, coll. « Terrains des sciences sociales », 2011, p. 41.
10F. Giraud, E. Saunier, « La posture littéraire à l’épreuve de deux cas empiriques. Pour une prise en compte des expériences extralittéraires des écrivains », COnTEXTES, Varia, 2012, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/contextes/4892, [consulté le 01/02/2024].
Auteur
Université Grenoble Alpes, Litt&Arts
IdRef : 194972070
Nicolas Rouvière est maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes (INSPÉ) et membre de l’UMR Litt&Arts. Spécialiste de bande dessinée, scénariste, ses recherches portent sur les littératures de jeunesse et de grande diffusion, ainsi que sur l’enseignement de la littérature par le questionnement des valeurs.
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