Introduction générale
p. 5-18
Texte intégral
1Les recherches sur les enjeux d’une pratique de l’écriture créative à l’école n’ont cessé de progresser au cours des dernières années1. Cependant, on a peu interrogé les pratiques d’écriture privées, publiques et éditoriales de certains enseignants en dehors du cadre scolaire, alors même que ces dernières sont susceptibles d’avoir une incidence chez ces professeurs, non seulement sur leur rapport à l’école, mais aussi sur leur propre enseignement de la lecture et de l’écriture. C’est l’objet de cet ouvrage, qui s’inscrit dans la continuité d’un premier volume consacré à l’enseignant lecteur, pour s’intéresser ici aux figures de professeurs écrivains ou écrivant2.
2La recherche a étudié dans deux directions principales les liens entre l’École et les écrivains. La première est celle de la formation scolaire que ces derniers ont reçue3. Il s’agit alors de mesurer l’influence que les modèles littéraires promus par l’École ont exercé sur les auteurs, d’analyser la manière dont ces derniers les ont intégrés ou rejetés dans leur pratique d’écriture, ou encore d’étudier leur positionnement face à l’enseignement scolaire de la littérature et de la langue. Ces travaux à caractère sociologique et historique portent principalement sur le xixe siècle et le premier xxe siècle4.
3La seconde direction est pédagogique et didactique. Elle concerne la façon dont l’École fait vivre la littérature en accueillant des créateurs dans la classe5. Certains effets mitigés, du reste constatés par des écrivains comme André Delobel, Valérie Dayre, ou Bernard Friot6 ont été analysés par des didacticiens de la littérature7, jusqu’à appeler parfois à un renouvèlement des pratiques8.
4En revanche, la double figure de l’enseignant-écrivain ou de l’écrivain-enseignant a été peu questionnée en tant que telle9. La Nouvelle revue pédagogique a consacré en mars 2011 un hors-série spécial aux écrivains qui ont été ou sont encore des enseignants de lettres10. Dans la presse nationale et régionale, des articles attirent régulièrement l’attention sur ces figures qui intriguent et fascinent, lorsque l’exercice en établissement se double d’une notoriété littéraire11. Les reportages et recueils de témoignages diffusés dans la presse sont alors autant de révélateurs des représentations que nourrissent les élèves, les parents et l’institution scolaire, sur les figures respectives de l’enseignant et de l’écrivain, la barrière professeur-élève, mais aussi la transmission et la réception de la littérature.
5Comment les professeurs écrivains, très connus ou moins connus, auteurs contemporains pour adultes, adolescents ou enfants, concilient-ils ces différents statuts, métiers ou fonctions face aux élèves ? Leurs pratiques d’écriture influencent-elles la façon dont ils conçoivent et mettent en œuvre la façon dont ils enseignent la lecture et l’écriture ? Dans quelle mesure les réponses à ces questions font-elles avancer les recherches en didactique de la littérature ?
Diversité des rapports au double métier
6Certains auteurs, comme Marie-Hélène Lafon, disent maintenir une stricte séparation entre leurs deux activités12. D’autres, comme Patrick Grainville, s’engagent ponctuellement pour l’école et disent trouver dans l’enseignement un contact avec la réalité sociale qui les préserve de l’autarcie et de la névrose13. D’autres encore, comme Jean-Philippe Blondel, considèrent le cadre scolaire comme une source d’inspiration pour inventer des personnages et des situations14. Annie Ernaux explique que sa conscience de professeur d’être une transfuge de classe, face aux élèves issus comme elle de milieu populaire, a nourri tout l’avant-texte du roman La Place, au point d’en constituer la face cachée15. Plusieurs écrivains enseignants lient les deux activités. L’écrivaine Elisabeth Bing, après avoir publié un premier livre de prose poétique en 195816, créé en 1969 un atelier d’écriture pour les enfants en grande difficulté, puis l’étend aux adultes, expérience dont elle rend compte dans le livre, Et je nageai jusqu’à la page, paru en 197617 aux Éditions des Femmes. C’est le cas également de l’écrivain pour la jeunesse Bernard Friot, qui commence à écrire grâce aux contacts avec des élèves de primaire en grande difficulté scolaire et sociale, qu’il suit régulièrement. Écrire sous leur dictée nourrit sa réflexion sur l’enfance, le rapport à l’imaginaire, et le conduit à publier des récits courts influencés par ces pratiques de lecture-écriture en situation scolaire18. C’est le cas également de Cécile Ladjali, qui a lié son activité de romancière et d’auteur de théâtre à son métier d’enseignante à travers des ateliers d’écriture, des cercles de lecture, ou des spectacles, que ce soit dans les lycées difficiles de la Seine Saint-Denis, où dans ses classes du lycée Morvan avec des élèves à troubles spécifiques. Elle a tiré, de ces travaux d’écriture en classe, un recueil de poèmes, Murmures, publié en 2001 et une tragédie, Tohu-Bohu, en 200219.
7De nombreux écrivains enseignants développent dans leur œuvre un propos sur l’École et l’enseignement de la littérature : sur la formation qu’ils ont reçue20, sur la façon dont il faudrait enseigner la littérature et la langue21, sur le rapport aux élèves et les barrières culturelles22, sur la vie de classe23, sur les postures de l’enseignant et les difficultés de la transmission24, ou les impasses politiques de l’institution25. Ces écrits peuvent relever de différents genres : cela va des essais26 ou pamphlets27, à des œuvres purement fictionnelles28, en passant par des récits d’observation29, ou à caractère autobiographique30, des dialogues31, ou encore des formes hybrides à mi-chemin entre l’essai et le témoignage32.
8De l’écrivain-enseignant à l’enseignant-écrivain se dessine alors un champ de tension où se condense tout le spectre des valeurs idéologiques, éducatives et littéraires. On trouve des positionnements divers concernant la démocratisation de l’enseignement et la massification. Des clivages sur les finalités de l’enseignement scolaire : enseigner pour perpétuer la société, la communauté, assurer « la continuité de la civilisation constituée33 » ? Enseigner pour offrir les conditions d’une libre autodétermination34 ? Des clivages sur les pédagogies requises, « traditionnelles » ou « nouvelles ». Des prises de position sur la valeur de la littérature, ses hiérarchies culturelles et ses profits symboliques. Apparaissent aussi des conceptions différentes de la lecture, voire un certain rapport à la vérité dans l’acte interprétatif, de même qu’un certain rapport à la parole de l’élève.
9En 2009, dans l’ouvrage Nous on n’aime pas lire, où elle rend compte de ses visites dans un collège difficile de Toulon, l’écrivaine ex-enseignante Daniele Sallenave fustige « Les balivernes constructivistes35 », les « hérésies cognitivistes36 », ou encore « l’esprit compassionnel proprement clérical qui a marqué et marque encore le pédagogisme37 », comme autant de « ruses de nantis38 » qui ont « ravagé le système éducatif39 », et elle affirme : « L’idée d’enseigner à enseigner est une aberration40 ».
10Les écrits sur l’École des écrivains qui sont enseignants ou qui l’ont été, revêtent sans doute un intérêt pour une histoire des représentations, au sein du champ de l’histoire de l’éducation. Mais ont-ils un intérêt pour la recherche en didactique de la littérature ? Nous le pensons, et ce, en dépit de quelques objections, ou mises en garde qu’il faut avoir à l’esprit.
Un point de vue biaisé sur l’École ?
11La première objection est celle d’Alain Vaillant, dans l’ouvrage collectif L’Écrivain et son école co-dirigé par Martine Jey, Pauline Bruley et Emmanuelle Kaës41. Alain Vaillant considère que professeur et écrivain obéissent à des logiques qui sont distinctes et doivent le rester. Car l’École utilise les textes des écrivains à ses propres fins, qui découlent de la fonction sociale de l’institution scolaire. Ses objectifs seraient principalement :
- Faire acquérir des compétences linguistiques pour lire, écrire, parler ;
- Transmettre un patrimoine culturel commun ;
- Transmettre les valeurs qu’on voudrait universelles.
12Autrement dit, pour l’École, la littérature ne serait qu’un moyen au service de ses propres fins sociales ou politiques, qu’elles soient linguistiques ou idéologiques. Les positionnements de l’écrivain et de l’enseignant, même réunis en une même personne, ne seraient pas vraiment conciliables et gagneraient chacun à demeurer séparés.
13Le second argument qui invite à rester prudent, quand on considère les propos des écrivains sur l’École, c’est qu’ils servent bien souvent à construire une mythographie. Historiquement, et on pense en particulier à la période romantique, s’affirmer écrivain passe souvent par une rupture avec l’institution scolaire, dans une revendication d’autonomie. Dans l’introduction de Martine Jey à l’ouvrage L’Écrivain et son école (xixe-xxe siècles), sont bien analysés les ressorts de la relation ambivalente amour-haine, qui débouche souvent sur des témoignages négatifs ou violemment critiques sur l’institution42. Derrière le rejet ou la dénégation d’une dette envers l’École se joue la construction d’une figure de l’auctorialité ou d’une posture d’écrivain. L’idéologie romantique considère le style comme une marque personnelle d’individuation, forge un mythe de l’écrivain solitaire, une certaine mystique de la création. Et cette valorisation de la littérature comme substitut du sacré s’est encore accrue à mesure que se sont affirmées les valeurs laïques.
14On peut se demander aujourd’hui si la construction d’une mythographie ne joue pas dans l’autre sens, et si un écrivain ne gagne pas à s’afficher comme enseignant, lorsque l’on voit le bénéfice symbolique en termes de notoriété et de lancement de carrière, que certains auteurs comme Cécile Ladjali ou François Bégaudeau en France ont tiré de la publication de récits d’expérience sur l’exercice de leur métier avec des publics difficiles.
15Cette logique participe sans doute plus largement de « l’extension du domaine de l’œuvre », qui serait selon Jérôme Meizoz un trait caractéristique de l’institution littéraire en régime hypermédiatique néolibéral43. La spectacularisation généralisée de la littérature, en vertu de laquelle l’écrivain se trouve sommé de comparaître devant ses lecteurs, nécessite, explique Meizoz, la construction d’une identité qui implique, au-delà de l’œuvre, un corps, un visage, une posture, et souvent un glissement de statut.
16Enfin, un dernier argument engage à rester circonspect face aux écrits des écrivains-enseignants sur l’école. Il concerne les conditions pratiques d’écriture, liées à l’exercice d’un second métier. Car cette situation de double vie, comme l’a montré Bernard Lahire, peut créer une mentalité ou un comportement spécifique. Dans l’enquête menée en 2004 par le sociologue44, 59 % des écrivains concernés déclarent qu’ils préféreraient abandonner leur activité rémunérée pour accorder plus de temps à l’écriture. Même si cette idée n’est pas majoritaire chez les écrivains à double métier les plus reconnus, il faut malgré tout prendre la mesure des frustrations dues à la contrainte de mettre en veille la disposition à écrire. Or, si l’activité de l’enseignement est vécue comme un frein à l’activité littéraire, cela biaise d’autant la vision que les écrivains enseignants donnent du métier.
Les apports des écrivains professeurs pour la didactique de la lecture et de l’écriture
17Si nous consacrons un ouvrage à la figure du professeur qui écrit, c’est qu’il nous semble cependant important, dans une perspective didactique, d’entendre et de prendre en considération les voix particulières de ces acteurs spécifiques.
18Tout d’abord certains d’entre eux ont publié des écrits qui ont compté dans l’histoire de la didactique de la littérature et qui sont reconnus comme tels. Citons l’ouvrage Comme un roman de Daniel Pennac et son affirmation du « droit au bovarysme45 ». Les théoriciens de la lecture littéraire s’y sont souvent référés pour montrer la valeur structurante de cette expérience, dans un va-et-vient dialectique entre participation et distanciation. Ce même essai a également joué un rôle dans la promotion, voire la réhabilitation, de la lecture à voix haute des textes littéraires.
19Pensons également à l’article de Jean Ricardou intitulé « Écrire cela s’apprend », publié en 1984 dans le premier numéro de la revue grenobloise Texte en main consacré aux ateliers d’écriture. Jean Ricardou, qui est écrivain et théoricien du nouveau roman, a été aussi instituteur et professeur en collège. Réunir, dans une même personne, un écrivain, un théoricien et un enseignant a sans doute créé les conditions favorables à la transposition didactique de l’écriture littéraire46.
20Par ailleurs, dans le prolongement des travaux de Dominique Bucheton, la réflexion didactique ne peut pas ignorer les logiques de représentations d’arrière-plan, qui sont à l’œuvre derrière certains gestes professionnels et certaines postures des enseignants47. Or les écrits sur l’école des enseignants écrivains peuvent constituer un matériau précieux pour mieux cerner ces représentations :
- Quelles sont les valeurs morales, civiques et éducatives du professeur, mises en jeu ou pas dans son enseignement ?
- A-t-il un rapport conflictuel aux instructions de la discipline ?
- Quelle est l’influence de ses propres souvenirs d’école ?
- Quelle est l’influence de ses expériences sociales ou familiales ?
21Comme le note Dominique Bucheton, ces logiques d’arrière-plan ont à voir avec le rapport à l’autorité, au langage, avec les conceptions de l’enseignement, de l’apprentissage et du développement des élèves, la propre histoire du professeur, en tant qu’élève, père ou mère de famille. Elles ont à voir avec ses valeurs : croit-il ou pas à l’éducabilité de tous les élèves ? Ce sous-bassement est rarement interrogé ni travaillé en formation, alors qu’il est à la base de doxas professionnelles. Or nous pensons qu’analyser les discours tenus par les enseignants-écrivains sur l’école peut être un moyen de les objectiver.
22Par ailleurs, on ne peut ignorer la force de pénétration sociale de certains discours d’enseignants écrivains et l’influence qu’ils peuvent exercer sur les acteurs du système éducatif, inspecteurs, chefs d’établissement, parents, enseignants. Par exemple, le roman Entre les murs de Bégaudeau et plus encore son adaptation cinématographique, pourraient influencer la représentation qu’ils se forgent de la relation pédagogique et de l’enseignement de la langue. Connaître et identifier ces discours est donc important pour mieux cerner les logiques d’arrière-plan qui sont à l’œuvre.
23Ajoutons que certains écrivains enseignants, en tant que doubles médiateurs de la culture littéraire, dans leur rôle bifrons de passeurs, tournés comme Janus à la fois vers le passé et vers l’avenir, peuvent jouer le rôle de sentinelle, du moins nous alerter sur certains phénomènes. À ce titre il n’est pas inintéressant de relire rétrospectivement le dossier polémique L’École contre la lecture, publié en 1996 dans La Nouvelle Revue française48. Derrière la charge commune de Patrick Grainville, Gérard Spitéri, Richard Millet et Danielle Sallenave contre la fin de l’élitisme républicain et ce qui constitue pour eux une braderie des exigences disciplinaires, on trouve en filigrane, un même cri contre la disparition de la littérature derrière le formalisme en cours, le primat de la linguistique et de la maîtrise des discours, ce qui constitue un diagnostic assez pertinent pour la France, au moment où ils écrivent.
24Être enseignant-écrivain prédispose-t-il à apporter un supplément d’âme, à remettre au centre de l’enseignement littéraire la question du sens, « la connaissance ou l’anticipation, à travers des situations fictives, de ce que c’est que vivre49 » comme l’écrit D. Sallenave, les grandes questions éthiques, voire autorise-t-il à accorder une place à des voix qui pensent mal, des voix politiquement incorrectes ?
25Dans les recherches actuelles en didactique de la littérature, l’enseignant-écrivain pourrait être le petit caillou qui dérange, donner des scrupules au didacticien, l’obliger à déplacer son regard, ou bien, à l’inverse, constituer pour lui un point exogène de cohésion, pour affirmer d’autant mieux la spécificité du champ didactique. Dans son dialogue avec le philosophe Georges Steiner sur la transmission de la littérature50, l’enseignante Cécile Ladjali se place dans la position de l’élève vis-à-vis du maître et tous deux réhabilitent sous une forme sécularisée, quelque chose de transcendant, de l’ordre du mystère de la confiance, de la révélation ou de la communication entre les âmes, qui embrasserait tout à la fois la relation pédagogique et la relation entre le lecteur et l’auteur. Richard Millet parle quant à lui de « l’inenseignable », pour désigner la langue, le style, le corps même de l’écrivain ou du professeur que le système scolaire évacue, jusque dans la parole vive, en langue soutenue, du cours magistral51.
26Enfin et surtout, dans quelle mesure les écrivains professeurs, par leur rôle pivotal, pourraient-ils être des sources d’inspiration, voire des forces de proposition pour l’innovation pédagogique, à l’instar de ce qu’a pu faire Anne Roche en mettant en place les premiers ateliers d’écriture à l’Université ?
27Être soi-même écrivain incite-t-il à mettre en œuvre des pratiques d’écriture moins académiques, plus créatives ? Le dispositif de l’écriture « du poème à quatre mains » proposé par Nathalie Brillant Rannou provient d’une pratique littéraire que l’on doit au poète André du Bouchet52. Les écrivains-enseignants peut-être inspireront-ils demain d’autres dispositifs, comme le journal fictif d’auteur, ou encore le carnet d’écrivain ?
28En ce qui concerne l’enseignement de la lecture littéraire, l’écrivain-enseignant pourrait peut-être montrer une voie de conciliation en classe, entre le lecteur expert et le lecteur subjectif. Être enseignant-écrivain conduirait-il par exemple à développer davantage la composante appréciative de la lecture, pour favoriser en classe l’expression du jugement de goût, la discussion de ses critères, jusqu’à la construction d’un jugement de valeur sur un texte ou une œuvre ? Le professeur s’autoriserait-il à se poser aussi en critique littéraire ? Cela pourrait-il encourager les élèves à le faire à leur tour ?
29L’activité d’écrivain conduirait-elle à modifier la réception que l’on a des textes des élèves, voire, à penser leur évaluation sur d’autres critères ?
30Vivre soi-même une double activité, conduit-il à éclairer différemment l’histoire littéraire, en prenant en compte la condition sociale de l’écrivain ? En ce qui concerne la démarche d’enseignement, peut-on établir une analogie entre la transposition didactique et la création littéraire, en termes de scénarisation, pour susciter la curiosité et l’investissement subjectif du lecteur aussi bien que de l’apprenant ?
Parti-pris éditorial
31Pour répondre à ces différentes questions, le présent ouvrage repose sur deux partis-pris, qui concernent à la fois sa structure et son contenu.
32Le premier concerne la nature des textes qui sont présentés ici. Au côté d’articles universitaires canoniques, nous avons choisi de faire figurer un certain nombre d’entretiens avec des enseignants écrivains, dont l’un peut intégrer des textes poétiques, pour parler de l’École. Ce format nous a semblé fécond pour rendre compte de leur réflexion sur le processus créatif et pour mieux faire entendre leur voix singulière et inspirante pour les recherches en didactique de la littérature.
33Le second parti-pris qui est le nôtre est d’avoir volontairement pris à rebours toute triade de l’enseignant scripteur qui irait du maître d’écriture, à l’écrivant puis à l’écrivain. Il s’agit de faire pièce à toute idée selon laquelle l’écrivain serait la forme idéale et accomplie de celui qui serait apte à enseigner la lecture et l’écriture. La structure de cet ouvrage va à l’encontre de toute progression supposée en ce sens, que ce soit en termes de compétences, de performance, d’authenticité, d’excellence, ou de légitimité pédagogique à faire lire et écrire. La réalité première est que l’écrivain n’est pas l’enseignant et que l’enseignant n’est pas l’écrivain. Nous avons donc adopté une progression logique inverse.
34Dans une première partie sont questionnées différentes postures sociohistoriques de l’écrivain comme professeur, en tant qu’elles apparaissent problématiques vis-à-vis de l’institution scolaire. Cela concerne le sentiment vécu de ne pas être tout à fait à sa place, la difficulté de s’adapter au milieu enseignant, de faire face à la massification et à la diversité des élèves, le fait de désapprouver les évolutions du système éducatif, ou encore de rejeter ce qui s’apparente à une forme de « pédagogisme » a priori.
35Dans une deuxième partie sont abordées des figures sociopédagogiques de professeurs écrivains dont la vocation à écrire s’est affirmée dans une certaine continuité avec la pratique de l’enseignement, ou dont la double activité de création et de professorat (voire de recherche) a permis d’avoir un recul réflexif sur leurs propres gestes professionnels d’enseignants. La question est de savoir ce que peut apporter à la pédagogie, voire à la didactique de la lecture et de l’écriture, leur expérience particulière et leur regard décalé.
36Enfin, dans la troisième partie, nous avons choisi de laisser venir dans la lumière, aux côtés de l’écrivain-enseignant reconnu, le professeur écrivant. En effet une enquête présentée dans cet ouvrage montre qu’un nombre conséquent d’enseignants écrit de la littérature, que ce soit quelques fragments épars pour soi, ou des projets aboutis soumis à des maisons d’édition. Dans la mesure où ils forment les élèves tout autant que les écrivains professeurs, aucune barrière éditoriale ne pouvait nous conduire à négliger, dans notre réflexion, ces professeurs de lettres qui écrivent53. En effet, qu’ils soient édités ou non, ils sont susceptibles de connaître de l’intérieur le processus créatif qu’ils analysent chez les écrivains présentés à leurs élèves. Ainsi en est-il pour cette enseignante du secondaire évoquant son entrée mystérieuse et singulière dans l’écriture :
Déclencheur récurrent à toutes les formes d’écrits que j’expérimente : un mot, une sonorité et/ou une image mentale qui affleure et s’impose — de façon impérieuse et « définitive » à la conscience : je ne peux littéralement plus changer de scénario — en lien avec un projet/une envie d’écriture. S’ensuit une période de maturation qui peut durer des semaines sans que je n’écrive rien mais le mot - îlot minuscule devient peu à peu archipel qui agrège d’autres mots, d’autres images mentales que je collecte, sans les « penser ». Conditions sine qua non de cette « agrégation » : le mouvement physique, la marche solitaire autour de chez moi, dans des lieux familiers, sans grand intérêt autre que celui de me fournir une sorte de page blanche à arpenter/remplir/ à écrire « dans ma tête » et sans doute plus « anthropologiquement », avec mon corps tout entier. L’écriture comme une expansion des formes du vivant. Le « rituel-tir à l’arc » final enfin : un jour — ou plutôt une nuit, avec du silence bien épais autour de moi — « j’entre en écriture » de façon très concrète /physique comme un coureur de fond, et j’écris dans un cahier de brouillon petit format54…
37C’est à cette connaissance-là de la phénoménologie de l’écriture, à ce qu’elle peut apporter à l’enseignement de la littérature, que nous nous intéresserons ici.
38Héritier de l’histoire de la discipline des Lettres, de la relation ambiguë ou contradictoire entretenue par l’école avec l’écriture créative des élèves, l’enseignant familier du désir et du plaisir d’écrire accompagnerait-il ses élèves différemment, mieux peut-être, dans leur découverte de l’écriture ? Plus largement, dans quelle mesure et à quelles conditions, des enseignants conscients de leur « rapport à l’écriture55 » aideraient-ils l’école à former davantage qu’elle ne le fait aujourd’hui sinon des écrivains potentiels du moins des auteurs, des sujets qui entretiendraient un rapport heureux et libre à la langue ? Voici quelques-unes des questions auxquelles le présent volume tâchera de répondre.
Notes de bas de page
1Sur les évolutions de l’écriture créative à l’école, voir notamment : V. Houdart-Merot, & AM. Petitjean, « La suppression du sujet d’invention à l’Épreuve Anticipée du Baccalauréat : une décision à contrecourant de l’histoire » Le français aujourd’hui, no202, 2018, p. 105-116 ; N. Biagioli, « Écritures créatives » dans N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier & J.- F. Massol (dir.), Un Dictionnaire de didactique de la littérature, Paris, Honoré Champion, 2020 ; AM. Petitjean, « Filiations et renouvellement dans les pratiques d’écriture créative en formations » et N. Denizot, « Écriture d’invention, rhétorique et créativité dans l’enseignement secondaire » dans A. Prouteau, A. Pauzet & D. Ulma (dir.), Écritures créatives. Représentations contemporaines et enjeux professionnels, 2022, p. 61-74 et p. 31-43.
2Cet ouvrage collectif fait suite à plusieurs manifestations scientifiques. Tout d’abord les XXIIe Rencontres internationales des chercheurs en didactique de la littérature organisées en juin 2021 à l’Université Grenoble Alpes, dont l’axe 3 s’intitulait « L’enseignant-écrivain : représentations sociales, valeurs éducatives et littéraires, pratiques scolaires », puis deux journées d’étude regroupées sous le titre « Maître d’écriture, écrivant, écrivain. Figures de l’enseignant scripteur de littératures » qui se sont tenues les 29 et 30 novembre 2022 à l’Université Grenoble Alpes.
3Voir le projet de recherche « L’écrivain, l’institution scolaire et la littérature. L’écrivain face aux modèles scolaires (1840-1940) », coordonné par Martine Jey au sein du Labex Obvil (Sorbonne Université).
4Voir les travaux suivants : J-F. Massol, De l'institution scolaire de la littérature française, 1870-1925, 2004 ; P. Bruley, E. Kaës, M. Jey, L’Écrivain et son école (xixe-xxe siècle), 2017 ; M. Jey, L. Perret-Truchot, L'Idée de littérature dans l'enseignement, 2019 ; R. Jalabert, La Poésie et le latin en France aux xixe siècle, 2017.
5Voir entre autres les travaux suivants : E. Virton, A. Delobel, Travailler avec des écrivains, 1995 ; J. Delval, B. Huvier, J. Rioult, Partenariat écrivain-enseignant au cycle 3, 1997 ; P. Lismonde, Les Arts à l’école. Le plan de cinq ans de Jack Lang et Catherine Tasca, 2002.
6Voir E. Virton et A. Delobel, ouvr. cité ; M-C. Guernier, « écrivain-élève-professeur, une rencontre problématique », dans J. L. Bayard et A. M. Mercier-Faivre, Vous avez dit contemporain ? Enseigner les écritures d’aujourd’hui, P.U. de Saint-Etienne, 2007, p. 101-108 ; Collectif, L’Écrivain viendra le 17 mars, Paris, Seuil, 2001 ; B. Friot, Entretien pour la revue en ligne Télémaque, CRDP de l’académie de Créteil, 4 avril 2017, http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.crdp.ac-creteil.fr%2Ftelemaque%2Fauteurs%2FBernard-Friot.htm [consulté le 01/09/2023].
Voir aussi V. Dayre, Le jour où on a mangé l’écrivain, 1997.
7B. Louichon, J. Roger (dir.), L'auteur entre biographie et mythographie, 2002.
8Conférence de B. Friot « Inventer d’autres types de rencontres au service des jeunes lecteurs » (ESPÉ Lyon, 18 mars 2017) ; table ronde « Passerelles en littérature », avec M. Butlen, D. Garroux, H. Vignal et B. Zaugg (ESPÉ de Lyon, 18 mars 2017).
9Notons cependant un article d’A-M. Lilti : « Entre le marteau et l’enclume : les poètes-enseignants », dans E. Fraisse & V. Houdart Mérot, Les enseignants et la littérature : la transmission en question, 2004.
10« Écrivain et enseignant », supplément au no 622 de la Nouvelle Revue Pédagogique (mars 2011). Initiative relayée par Martine Laval, dans « Prof & écrivain, comme Annie Ernaux », Télérama, 3 mars 2011.
11L. Mauron, « Yvelines : à Buc, le professeur de français est aussi un écrivain à succès », Le Parisien, 14 septembre 2017, https://www.leparisien.fr/yvelines-78/buc-78530/buc-le-professeur-de-francais-est-aussi-un-ecrivain-a-succes-14-09-2017-7261290.php [consulté le 01/09/2023] ; D. Peras, « Ces profs qui prennent la plume : tableau noir et page blanche », L’Express, 17 février 2018, https://www.lexpress.fr/culture/livre/ces-profs-qui-prennent-la-plume-tableau-noir-et-page-blanche_1984895.html [consulté le 01/09/2023] ; C. Costil, « Monsieur le Prof, écrivain masqué », Le Figaro, 3 septembre 2018, https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2018/09/03/01016-20180903ARTFIG00211-monsieur-le-prof-ecrivain-masque.php [consulté le 01/09/2023].
12« Portrait : Marie-Hélène Lafon », dans « Ces profs qui prennent la plume: tableau noir et page blanche »
par Delphine Peras, Lexpress.fr, 17/02/2018, https://www.lexpress.fr/culture/livre/ces-profs-qui-prennent-la-plume-tableau-noir-et-page-blanche_1984895.html [consulté le 01/09/2023].
13« Patrick Grainville : la brassage social, j’y tiens », propos recueillis par Patrick Appel-Muller, L’Humanité, 13 janvier 1994, https://www.humanite.fr/node/71378 [consulté le 01/09/2023].
14D. Peras, « Ces profs qui prennent la plume », art. cité.
15A. Ernaux, « La classe de français », dans Écrivain et enseignant, ouvr. cité, p. 5.
16Ce premier livre est paru sous son nom de jeune fille Élisabeth Duffaud.
17E. Bing, Et je nageai jusqu’à la page, 1976.
18B. Friot, Entretien pour la revue en ligne Télémaque, art. cité.
19C. Ladjali, 2001 ; Tohu-Bohu, 2002.
20Voir D. Pennac, Chagrin d’école, 2007.
21Voir C. Duneton, Je suis comme une truie qui doute, 1976. D. Pennac, Comme un roman, 1992. F. Bégaudeau, Antimanuel de Littérature, 2008.
22Voir F. Bégaudeau, Entre les murs, 2006.
23Voir L. Binet, La Vie professionnelle de Laurent B., 2004.
24Voir C. Ladjali, G. Steiner, Éloge de la transmission : Le maître et l'élève, 2003.
25Voir P. Bergounioux, École : mission accomplie, 2006.
26Voir C. Ladjali, Mauvaise langue, 2007.
27Voir R. Millet, Français langue morte, suivi de L’Anti-Millet, 2020.
28Par exemple les pièces de J-P. Dopagne, L’enseigneur, 1994 ; La Jeune Première, 2001 ; J-P. Dopagne, Prof !, 2002. Voir aussi M. Sizun, Un jour par la forêt, 2023 ; J-Ph. Blondel, La grande escapade, Paris, Buchet Chastel, 2019. Ou encore en littérature de jeunesse : J-C. Mourlevat, La troisième Vengeance de Robert Poutifard, 2004 ; B. Friot, Jours de collège, 2006.
29D. Sallenave, Nous on n’aime pas lire, 2009.
30Voir J-Ph. Blondel, G229, 2011. A. Patricot, Autoportrait du professeur en territoire difficile, 2011.
31Par exemple C. Ladjali et G. Steiner, 2003, ouvr. cité.
32Par exemple, C. Duneton, 1976, ouvr. cité, D. Pennac, 2007, ouvr. cité ou A. Patricot, Les bons profs, 2019.
33H. Arendt, La Crise de la culture, 1995, p. 122.
34A ce sujet, voir E. Prairat, « La valeur en débat », dans M. Fabre, B. Frelat-Kahn, A. Pachod, L’idée de valeur en éducation, 2016, p. 61-77.
35D. Sallenave, Nous on n’aime pas lire, 2009, p. 89.
36Ibid. p. 105.
37Ibid. p. 109.
38Ibid. p. 89.
39Id.
40Ibid., p.143.
41A. Vaillant, « L’écrivain et l’école : histoire d’une fausse querelle », dans P. Bruley, E. Kaës, M. Jey, ouvr. cité, p. 287-300.
42Ibid. p. 5-8.
43J. Meizoz Faire l'auteur en régime néo-libéral, 2020.
44B. Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, 2006.
45Ouvr. cité, p. 184.
46En créant la Textique, J. Ricardou a beaucoup inspiré C. Oriol-Boyer à qui l’on doit d’avoir œuvré à la transposition didactique des ateliers d’écriture.
47Voir D. Bucheton, O. Dezutter (dir.), Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français : un défi pour la recherche et la formation, 2008 ; D. Bucheton (dir.), L’agir enseignant : une question d’ajustements, 2009.
48La Nouvelle Revue française, no 525, L’école contre la lecture, octobre 1996.
49D. Sallenave, 2009, ouvr. cité, p. 99.
50Éloge de la transmission, ouvr. cité.
51R. Millet, « L’inenseignable », La Nouvelle Revue française no 525, oct. 1996, p. 29-33. Cet article est antérieur de six années à la publication en 2012 de l’essai polémique Éloge littéraire d'Anders Breivik, un essai d’interprétation du massacre perpétré par le Norvégien, qui inscrit clairement Millet dans la filiation des écrivains d’extrême droite. Voir à ce sujet l’article d’A. Ernaux, « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature », Le Monde, 10 septembre 2012.
52N. Rannou, « Le recueil à quatre mains et la lecture dialoguée dans les marges : conception et expérimentation de deux dispositifs de lecture subjective de poésie », dans N. Rannou, M. Brunel, C. Boutevin (dir.), Être et devenir lecteur de poèmes, 2016, p. 87-109.
53S’il n’existe pas, à notre connaissance, d’enquête globale sur les pratiques d’écriture créative des enseignants de lettres, on sait par de nombreux témoignages qu’un grand nombre d’enseignants écrivent et qu’il existe, dans des proportions qui resteraient à déterminer, beaucoup de manuscrits en attente.
54Témoignage de I.H. (Isère) issu de l’enquête présentée en partie III par B. Shawky-Milcent.
55Dans le prolongement des travaux menés par C. Barré-De Miniac (voir supra), mais en resserrant la focale sur l’écriture créative.
Auteurs
Université Grenoble Alpes, Litt&Arts
IdRef : 083336044
Nicolas Rouvière est maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes (INSPÉ) et membre de l’UMR Litt&Arts. Spécialiste de bande dessinée, scénariste, ses recherches portent sur les littératures de jeunesse et de grande diffusion, ainsi que sur l’enseignement de la littérature par le questionnement des valeurs.
Université Grenoble Alpes, Litt&Arts
IdRef : 181676672
Bénédicte Shawky-Milcent est maîtresse de conférences à l’Université Grenoble Alpes (UFR LLASIC) et membre de l’UMR Litt&Arts. Ses recherches portent sur la transmission des classiques, la lecture et l’écriture des adolescents, l’enseignant lecteur et scripteur. Sa thèse sur « l’appropriation des œuvres littéraires par les élèves de seconde » a été publiée en 2016 aux PUF. Elle a écrit de nombreux articles sur la didactique de la littérature.
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