Chapitre 7
Les musées de sciences, des lieux riches pour l’accueil des classes de maternelle
p. 181-202
Texte intégral
1La notion de public a dû être reconsidérée par les musées en envisageant sa dimension plurielle et, de fait, de nombreux publics spécifiques sont aujourd’hui accueillis dans les musées. Lorsqu’il a été question de concevoir l’accueil des classes de maternelles dans ces lieux, ce sont d’abord des visites libres (avec les professeur·e·s « aux commandes ») qui ont été proposées, ou des ateliers uniques ou sur plusieurs séances (le plus souvent pris en charge par des animateurs du musée) et certains musées ont fait le choix d’accueillir ce très jeune public dans un espace qui lui était consacré. Le projet de ce chapitre est d’interroger les spécificités de l’accueil des plus jeunes au sein des musées de sciences dans le cadre des visites scolaires. Ainsi, après avoir présenté les questions que posent les spécificités de ce public dans ces lieux, nous analysons deux types de visites de classe de maternelle : l’une dans un centre de culture scientifique et technique (le Forum des Sciences de Villeneuve-d’Ascq) et l’autre dans un musée d’Histoire naturelle (celui de Lille), afin de mieux comprendre les points communs et les spécificités de ces visites dans deux lieux de vulgarisation scientifique contrastés.
Penser l’élève de maternelle comme un visiteur de musées scientifiques
2Au sein des groupes scolaires, c’est le public de maternelle qui a eu le plus de difficulté à être intégré dans la plupart des musées scientifiques. Que peuvent comprendre les jeunes enfants des concepts présentés ? Quels types de médiations faut-il envisager ? Quels comportements peuvent-ils adopter dans ces lieux ? Comment appréhender les publics non-lecteurs ? Ce sont quelques-unes des questions qui ont été posées et partagées par les professionnels des musées dans le cadre de la mise en place de ces accueils spécifiques (Cabanes, 1996).
3Tout d’abord, la question de l’âge requis pour cette démarche de familiarisation avec les contenus scientifiques a été posée. Lors des réflexions précédant la mise en place de la Cité des Sciences et de l’Industrie, il était entendu que les publics les plus jeunes auraient quatorze ans (Deunff & Guichard, 1996). Ce type de parti pris, largement revu depuis, s’adossait le plus souvent au fait que certaines caractéristiques de la pensée enfantine font obstacle au développement de démarches scientifiques. Toutefois, depuis, la valorisation d’une éducation scientifique précoce est largement partagée : « si l’on veut former de futurs citoyens maîtrisant réellement “l’esprit scientifique”, l’école maternelle a dans ce domaine un rôle fondamental à remplir et une responsabilité de premier plan » (Ibid., p. 6). Mais envisager un enseignement référé aux sciences à l’école maternelle peut mettre en difficulté certain·e·s professeur·e·s quant aux rapports qu’ils·elles entretiennent avec les contenus scientifiques (Loarer, 2002). Cette situation a permis d’envisager des formations adaptées ainsi qu’un travail d’accompagnement dans et hors de l’école. De ce fait, la question du maillage entre espace scolaire et musée a été posée depuis de longues années (Geyssant, 1999 ; Héritier-Augé, 1991). Le rapport d’information déposé par la commission des affaires culturelles familiales et sociales sur l’enseignement des disciplines scientifiques dans le primaire et le secondaire met en avant la désaffection des jeunes pour les formations scientifiques et prône, entre autres, la mise en place d’un travail collaboratif entre école et musées de sciences :
L’éducation non formelle, en particulier par les musées scientifiques, doit être l’occasion pour chacun de développer son esprit scientifique et de prolonger sa formation au-delà des portes de l’école. Débarrassés des contraintes disciplinaires et de l’obsession des notes, les jeunes peuvent dans un environnement stimulant, en prise avec les questions scientifiques d’actualité, laisser libre cours à une forme de réflexion personnelle tout en restant dans une démarche de découverte et d’apprentissage. À une époque où chacun devra poursuivre toute sa vie sa formation et faire preuve de créativité, quels que soient son métier et sa place dans la société, il est essentiel d’être mis en situation d’apprendre à apprendre et d’apprendre à comprendre (Rolland1, 2006).
4Certes il n’est pas question ici exclusivement de l’école maternelle, mais cela explore les possibles relations entre l’École et le Musée et les fonctions qui peuvent être attribuées à l’institution muséale, tout en donnant à voir une représentation de l’école particulière (place de l’évaluation, des disciplines, etc.). Ainsi, aujourd’hui, l’accueil des groupes scolaires dans les musées de sciences est bien développé (ils représentent d’ailleurs souvent une part importante des visiteurs) et dans ce contexte, avec le temps, les élèves des classes maternelles ont été pris en charge de manière spécifique.
La prise en compte des caractéristiques enfantines
5Comme nous l’avons abordé plus haut, l’intérêt de l’apprentissage précoce des sciences est aujourd’hui partagé par de nombreuses institutions scientifiques, mais également par l’école. Ce positionnement impose une réflexion quant aux spécificités des caractéristiques de la pensée enfantine afin d’envisager des situations qui prennent sens pour les plus jeunes publics.
6Si l’on s’appuie sur les travaux en psychologie cognitive et, en particulier, sur les stades proposés dans le cadre des recherches de Piaget (1970), l’élève en âge d’être à la maternelle est guidé par la perception, soutenue par l’image mentale de l’objet. Ainsi de nombreux espaces muséaux ont choisi, lors de temps d’atelier, de présenter aux jeunes élèves ou enfants des séries d’objets. C’est le cas par exemple dans la réflexion initiale qui avait été menée au Muséum national d’Histoire naturelle :
Nous accordons une grande importance à mettre les enfants face à une diversité d’objets réels (collections) qu’ils peuvent appréhender par la vue, mais également par le toucher quand les collections le permettent. Cette pratique sensorielle contribue à l’éveil de l’enfant. De retour en classe l’enfant fera alors appel à ses expériences particulières et à son vécu individuel pour s’exprimer. Souvent les enseignants utilisent des photos prises lors de la visite pour agrémenter le compte rendu verbal des enfants (Noé, 2003).
7D’autres caractéristiques de la pensée enfantine sont mises en évidence pour interroger la pertinence de situations scientifiques possibles à mettre en place avec les jeunes enfants. En effet, l’anthropomorphisme, l’artificialisme ou encore l’animisme peuvent être vus comme autant d’obstacles au travail scientifique. Ce point de vue est à discuter. En effet, les contenus disciplinaires peuvent résulter de constructions spécifiques à l’école contribuant au modelage de savoirs scolaires référés aux disciplines des classes supérieures, adapté au stade de développement de l’enfant. Ainsi, faire des sciences à l’école, c’est faire une activité scolaire, dont les contenus sont spécifiques (même s’ils peuvent être reconnus par la société, les parents d’élèves et même par certains élèves, comme étant en lien avec les sciences existantes hors de l’école). De ce fait, il s’agit de prendre en compte la façon dont les jeunes élèves, les jeunes enfants reconstruisent le monde qui les entoure afin d’élaborer des situations adaptées. Pour ne prendre qu’un exemple, « la diversité des organismes dans la diversité des milieux terrestres » a été longtemps l’objet d’une animation pour les 5-7 ans2 dans la Grande Galerie de l’évolution du Muséum national d’Histoire naturelle, animation nommée Pourkoikomandoukou. Celle-ci était organisée autour d’un conte africain, soutenu matériellement par des tableaux donnant à voir les milieux de vie des animaux (données qui ne sont justement pas présentées dans l’exposition visitée à la suite du conte). Durant cette activité les élèves sont amenés à comparer les différents milieux de vie et les différentes espèces animales qui les peuplent. Si l’on se concentre sur l’habillage du conte, celui-ci s’enracine dans un récit créationniste. Ce choix avait provoqué un large débat au sein du musée : les uns (au sein du service de conservation ou de laboratoires scientifiques) défendaient que ce discours ne pût pas être tenu de la sorte dans un musée scientifique, les autres (autour du service pédagogique et des chercheurs·euses en didactique des sciences) considéraient que le discours gagnait à être construit à partir des représentations fréquentes des jeunes enfants (Cohen et al., 1996). La prise en compte des jeunes publics ne peut amener qu’à construire des situations adaptées qui peuvent être analysées non seulement au regard des sciences de références, mais aussi à partir des spécificités des sujets didactiques en jeu, ainsi que des institutions partenaires, afin de mieux penser l’accueil des publics scolaires dans les musées scientifiques. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas, en ces lieux, de situations didactiques scolaires ou d’animations muséales pour le public scolaire au sens large, mais de situations spécifiques proposées à un public particulier (des élèves de maternelle) dans des lieux spécifiques (des espaces de vulgarisation scientifique). Et il faut saluer le fait que cette problématique d’accueil est pensée en France maintenant depuis de nombreuses années.
8Enfin, une autre caractéristique est prise en compte dans ces moments d’accueil, celle des méthodes de communication. Selon l’âge et le développement des enfants, les modalités d’échanges peuvent être de l’ordre de monologues établis en parallèle jusqu’à la possibilité de dialogues. Cela n’est plus pensé par les musées comme un obstacle à la familiarisation aux lieux culturels ou à la sensibilisation aux notions scientifiques, mais comme une spécificité des sujets didactiques en jeu.
9Ainsi, à partir des dimensions spécifiques du jeune enfant ou du jeune élève, les espaces muséaux ont proposé des formes d’accueil adaptées : animations dans des lieux attenants aux expositions, visites guidées spécifiques, créations de lieux d’exposition exclusivement pensés pour les plus jeunes, etc.
Professionnel de l’accueil : quelles spécificités ?
10Cette question a animé et anime encore des débats aujourd’hui dans les espaces muséaux scientifiques. Il s’agit de prendre en compte deux types de spécificités : les premières sont liées à la construction du discours scientifique, les secondes sont pensées davantage sur les spécificités des sujets didactiques. Ainsi, de manière caricaturale, entre un doctorant spécialiste des contenus scientifiques ou un éducateur jeune enfant spécialiste du public, quels sont les choix réalisés par les institutions ? La question est alors pour chaque institution de savoir quel type de complément de formation elle souhaite ou préfère apporter. Certes, cette présentation peut paraître dichotomique et sans nuances, c’est le cas, mais elle permet d’illustrer ce qui a pu sous-tendre les débats au sein des espaces muséaux. Afin d’illustrer ce propos, prenons un exemple : pour travailler sur les types de déplacements des animaux avec les élèves de maternelle, certains musées ont fait le choix de faire appel à des danseuses, quand d’autres maintenaient leurs conférenciers classiques. L’élément absent de cette présentation est la spécificité même du lieu et c’est cela qui a permis à certaines institutions de trancher. Il ne s’agit pas seulement de parler de sciences à des jeunes enfants, ni à des jeunes élèves, mais à des visiteurs de structures muséales scientifiques. Et c’est précisément la façon de définir le lieu et son rapport à ses visiteurs qui a permis à chaque institution de faire des choix, parfois contrastés.
Analyses didactiques de visites scolaires
11Aujourd’hui, dans l’espace muséal scientifique en France, deux types d’institutions existent : les musées et les Centres de Culture Scientifiques Techniques et Industriels (CCSTI). Ces lieux bien que proches par leurs objectifs se distinguent par leur histoire, mais aussi par leur nature. Si les musées abritent des objets de collections au service de la recherche scientifique (entre autres), les seconds n’en possèdent pas. Ainsi les modalités d’expositions peuvent varier, amenant à penser parfois la visite de manière différente. Toutefois, selon les lieux et les expositions, cette distinction n’est pas toujours évidente (prêt d’objets, location d’exposition entre des lieux contrastés, etc.). Nous avons ici choisi de travailler à partir de deux visites : l’une réalisée au musée d’Histoire naturelle de Lille, l’autre dans l’espace du petit forum au sein du Forum des Sciences de Villeneuve-d’Ascq3. Ces deux visites sont issues d’une recherche d’envergure, elles permettent ici d’illustrer des éléments de réflexion et des résultats construits sur un corpus plus important4.
Présentation des lieux et des expositions
12Les deux lieux qui ont été choisis pour illustrer notre propos sont un CCSTI (Forum des Sciences) et un musée d’Histoire naturelle. Dans le premier espace, c’est au sein de l’exposition Bouge ton corps du petit forum (3-5 ans) que nos observations ont été menées. Il s’agit de travailler avec les visiteurs sur le corps et ses possibles mobilités, compétences, impossibilités, différences et points communs. Au musée d’Histoire naturelle, l’exposition étudiée a été inspirée de l’album de jeunesse De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, illustré par Wolf Erlbruch et écrit Werner Holzwarth (1989/2005). Elle s’adressait à un public d’élèves de maternelle et d’enfants de moins de six ans.
13L’exposition Bouge ton corps se structure sur des modules demandant aux visiteurs de manipuler, d’observer, d’expérimenter et de commenter. Les observations et autres actions se portent alors sur des dispositifs créés pour l’exposition. Au musée d’Histoire naturelle, quatre parties composent l’exposition : une traduction en trois dimensions de l’album de jeunesse, des espaces scientifiques apportant des informations sur la vie de la taupe et sur différents régimes alimentaires, un espace livres (scientifiques et de littérature de jeunesse) et un espace photos permettant aux visiteurs de se prendre en photo sous une crotte à l’image de ce qui déclenche l’aventure de la petite taupe dans l’album. L’exposition est principalement basée sur des éléments issus de la collection du musée (animaux naturalisés) associés à des artefacts de crottes.
Présentation et analyse des situations didactiques
14L’analyse que nous proposons ici se structure sur quelques éléments, il n’était, en effet, pas possible de rendre compte de la recherche de manière exhaustive. Les points mis en avant dans ce propos permettent de réfléchir à certaines dimensions de ces visites : le rapport au lieu, la place des corps et la place des mots. Pour cela nous répondons aux questions suivantes : Comment sont présentés les lieux muséaux dans les introductions de visites ? Quelles places peuvent prendre les corps des visiteurs en ces lieux ? Quels éléments structurent les interactions verbales ? Cette méthodologie permet d’entrer dans une comparaison de ce que proposent et conçoivent les deux espaces contrastés de diffusion de connaissances consacrés aux sciences.
Introduction à la visite, discours sur les lieux
15Le moment d’accueil des groupes scolaires par les guides est intéressant à analyser car il participe à mettre en place le statut de l’adulte référent et du contexte dans lequel les élèves, les enfants, les visiteurs, sont accueillis. Notre recherche nous a amenés à observer des situations très différentes.
16Au musée d’Histoire naturelle, la guide organise son accueil d’abord sur les objets spécifiques à ces lieux, les animaux naturalisés et sur les postures attendues chez les visiteurs scolaires (ne pas toucher aux spécimens présentés).
GUIDE. – Oui... alors... est-ce que vous savez ce que l’on va voir ensemble ?
ENFANTS. – Non.
GUIDE (les mains derrière le dos). – Non... alors dans ce musée il y a des animaux... d’accord, mais les animaux ne bougent plus... ils ont été transformés en statues... comme ça on peut les regarder comme l’on veut... d’accord donc là on va voir de vrais animaux, mais qui ne bougent plus... et comme ce sont de vrais animaux il ne faut pas les abîmer donc je vais vous demander de ne pas toucher les animaux... d’accord... donc si on a très envie de toucher les animaux bah on met les mains derrière le dos... d’accord... OK ?...
17Nos différentes recherches portant sur les muséums d’Histoire naturelle nous ont amenés à constater que les observations de leurs collections interrogent les visiteurs sur deux plans. D’abord, c’est autour de la question de la vie et de la mort que les premières réactions spontanées se structurent. Ensuite, la naturalisation (anciennement empaillage) questionne : Qu’est-ce qui est vrai ou faux sur les spécimens présentés ? Dans l’exemple présent, la guide prend en charge uniquement ce deuxième champ de questionnement sans présenter la naturalisation. Elle choisit de dire que les animaux sont vrais sans ajouter d’explication ni de nuances. Cela donne un statut de fragilité et de préciosité aux objets présentés, les visiteurs ne devant alors ne pas les abîmer et les protéger. Il est intéressant de voir également que les spécimens peuvent attester de la réalité, c’est ce que montre l’extrait suivant :
GUIDE. – Est-ce que vous avez déjà vu des taupes ?
ENFANTS. – Oui.
GUIDE. – Oui... est-ce qu’on en voit souvent ?
ENFANTS. – Non.
GUIDE. – Non, pourquoi on ne les voit pas souvent les taupes ?
ENFANTS. – Parce qu’ils n’existent pas.
GUIDE. – Ah si ! Ils existent (sourire)... Regarde y en a une là (montre une taupe dans la vitrine)... vous la voyez... donc elles existent les taupes d’accord... Alors on ne les voit pas souvent parce qu’elles vivent sous la (fais un geste du haut vers le bas de la vitrine)…
ENFANTS. – Terre.
GUIDE. – Terre... d’accord et nous, on vit au-dessus de la terre... Alors ce que l’on connaît bien de la taupe c’est ça... vous avez déjà vu ça (montre une photographie)... des petits tas de terre... avec un trou.
ENFANTS. – Oui.
18Les spécimens permettent de montrer ce qui existe dans la nature. La parole de la guide instaure que le musée dit le vrai, le réel en mobilisant des objets de collection et des artefacts. Le musée n’est pas présenté dans le discours d’accueil, si ce n’est comme un lieu présentant des spécimens naturalisés. La présentation du lieu qui est réalisée ici ne fait référence, ni à un espace de recherche et de vulgarisation scientifique, ni à un média spécifique. Lors de ce moment d’introduction, le musée n’est pas constitué comme un objet d’étude, mais comme un moyen d’étude. On n’apprend pas le lieu, mais on apprend dans ce lieu et la visite y propose une familiarisation.
19Au Forum des Sciences, les premiers mots des animatrices au moment où les élèves sont installés sont les suivants :
GUIDE 1. – Alors bonjour à toutes et à tous, et bienvenu au petit forum. On ne s’est pas encore présentées. C’est Julie (en montrant la 2e animatrice) et moi c’est Virginie. Aujourd’hui, on va vous faire découvrir l’exposition qui s’appelle Bouge ton corps. Ça ne bouge pas encore beaucoup pour l’instant… Quoique quelques-uns commencent à gigoter un peu. Peut-être parce qu’ils ont un peu peur et que, quand on a peur, on ne bouge plus. Alors je vais les rassurer (à l’autre animatrice) je vais leur expliquer ce que vous allez voir. Ici vous êtes dans le village Bouge ton corps et dans le village Bouge ton corps il y a plein d’endroits différents.
20Le premier mouvement est de nommer : nommer le lieu (Le petit forum, partie du Forum des Sciences consacré aux plus jeunes), nommer l’exposition et les animatrices, adultes référents du lieu (voilà où nous sommes et voilà qui nous sommes). C’est un temps de présentation unilatéral, la dimension réciproque n’est pas évoquée. Ce lieu est d’abord associé à l’intimidation qu’il peut provoquer chez les jeunes élèves qui ne le connaissent pas. Cette explicitation, rarement faite, est intéressante. Dans un lieu inconnu, il est possible d’être impressionné, jusqu’à avoir peur. Certes, ce contenu est intimement lié au propos de l’exposition sur le corps, mais il peut aussi être mis en relation avec l’intimidation possible dans les lieux culturels. La proposition faite ici pour en sortir est de connaître, de savoir, en l’occurrence ici savoir ce que le public va voir. C’est donc une présentation du lieu et de sa configuration qui est proposée dans la suite. Les animatrices vont indiquer aux élèves ce qu’ils vont faire durant la visite. L’espace scientifique est associé à un lieu de découverte, d’actions et nous le verrons plus tard un lieu de parole, de mise en mots. La dimension exposition n’est pas au cœur du discours. Il s’agit d’un espace d’activité autour de la thématique du corps pour des élèves de maternelle.
21Dans les deux extraits introductifs, les lieux sont construits de manières différentes par les discours des guides. Alors que ces deux lieux sont des lieux scientifiques, le contenu du premier discours est articulé sur les objets de collections spécifiques que sont les animaux naturalisés, imposant un comportement adapté (réduire les gestes), l’autre présente le lieu comme un espace d’activité des élèves sous la houlette d’animateurs. Finalement, dans les discours, seul le Forum des Sciences se structure autour des spécificités en lien avec l’âge des élèves. Cela s’explique par le fait que ce lieu est pensé exclusivement pour les jeunes publics : élèves avec les classes de maternelle, enfants avec les parents. Le musée d’Histoire naturelle, par contre, est ouvert à tous, ces expositions peuvent avoir des publics cibles différents, mais chacun peut y accéder (ce qui n’est pas le cas du petit forum) et c’est donc le lieu par ces objets spécifiques qui est présenté et non les activités associées. C’est un public qui va être amené à grandir et à rester dans le même lieu qui est construit dans le discours du musée, alors qu’au petit forum, à chaque étape de la vie, le public sera invité à visiter des espaces qui lui seront consacrés. Dans ce CCSTI, on s’adresse donc à de jeunes visiteurs en ce qu’ils ont de spécifique (ils vont devoir faire des activités ici et maintenant), dans ce musée, on s’adresse aux jeunes visiteurs en adaptant le vocabulaire et le propos tout en présentant le musée tel qu’il existe pour tous. D’une certaine manière, une projection vers des visites futures à tout âge est au cœur de ce dernier discours.
La place du corps des jeunes élèves-visiteurs
22Pour aborder cette question, il est possible d’observer les postures prises par les élèves et celles demandées par les guides. En effet, elles disent quelque chose des contraintes qui peuvent peser sur les corps : s’asseoir par terre en tailleur (musée d’Histoire naturelle), ou sur les gradins d’accueil (au Forum des Sciences). Ainsi, l’accueil au musée d’Histoire naturelle est éclairant :
GUIDE. – Mettez-vous en petits Indiens... en tailleur en indien... Jeune homme mets-toi sur tes fesses pour que tes copains derrière voient bien.
ENFANT. – Non comme ça.
GUIDE (à un élève). – Viens ici, viens ici (en le prenant par le bras et en lui indiquant une place). Là tu seras très bien, ça y est tout le monde est bien installé ?
ENFANTS. – Oui !
GUIDE. – Alors je vous souhaite la bienvenue au musée d’accord... C’est la première fois que vous venez ?
23Il s’agit le plus souvent de permettre à tous les élèves du groupe de pouvoir voir le même objet, la même vitrine en même temps, tout en mettant en place des conditions d’écoute relativement confortables. Toutefois, ce qui frappe à côté de cela c’est surtout le fait que les corps des jeunes élèves de maternelle en position de visites scolaires sont toujours convoqués, mobilisés pour travailler sur les contenus, même si ceux-ci s’avèrent contrastés selon les lieux et les expositions. C’est ce que nous allons montrer ici.
24Au musée d’Histoire naturelle, les élèves sont amenés à s’observer afin de construire ou de suivre la construction d’un travail de comparaison.
GUIDE. – Voilà la taupe vit là où il y a des vers de terre, parce que la taupe adore manger les vers de terre, est-ce que nous, on mange des vers de terre ?
ÉLÈVES. – NON !
GUIDE. – Non, ah on n’est pas comme la taupe alors..., mais on est un petit peu comme la taupe. Alors on va toucher sa tête (met ses mains sur latête), allez, on touche sa tête (les élèves touchent leurs têtes) ... C’est comment quand on touche sa tête ? .… C’est comment c’est dur ou c’est mou ?
ÉLÈVES. – C’est mou.
GUIDE. – C’est mou !
ÉLÈVES. – C’est dur.
GUIDE (en touchant la tête de l’élève). – Ah bah nan ce n’est pas mou !
GUIDE et ÉLÈVES. – C’est dur !
GUIDE. – Et puis là (en se touchant le poignet), quand on touche là aussi c’est comment ?
ÉLÈVES. – C’est mou.
GUIDE. – C’est un petit peu mou puis en dessous qu’est-ce qu’on sent ?
ÉLÈVES. – C’est dur.
GUIDE. – Ah... alors qu’est-ce qui est dur alors dans notre corps ?
ÉLÈVES. – L’os.
GUIDE. – C’est l’os, ce sont les os... Dans notre corps nous avons un squelette d’accord ça nous permet de tenir debout et puis de marcher. Eh bien ! la petite taupe c’est pareil elle a un squelette à l’intérieur de son corps… donc quand on caresse une taupe, une vraie taupe, eh bien, on peut sentir son squelette comme nous d’accord... Alors on a combien de pattes ou de membres ?
ÉLÈVES. – Deux.
GUIDE. – Vous êtes sûrs alors quand vous étiez bébé comment vous marchiez ?
ÉLÈVES. – À quatre pattes !
GUIDE. – À quatre pattes... Alors maintenant vous n’êtes plus des bébés, mais est-ce que vous avez perdu des pattes ?
ÉLÈVES. – Non.
GUIDE. – Non, donc on a toujours quatre (montre 4 doigts).
ÉLÈVES. – Pattes.
GUIDE. – Quatre pattes et on est toujours capables de marcher à… quatre pattes. Quand on fait de la gymnastique parfois ça nous arrive de marcher à quatre pattes voilà. Donc on a un bras et une jambe d’un côté (en les montrant) et de l’autre côté qu’est-ce qu’on a ?
ÉLÈVES. – Un bras.
GUIDE. – Un bras et une jambe d’accord... Bah la petite taupe c’est pareil (pointe la vitrine) elle a une patte avant et une patte arrière d’un côté et de l’autre côté elle a une patte avant et une patte arrière. Elle est comme nous. Et sur sa peau qu’est-ce qui pousse ?… Qu’est-ce qui pousse sur la peau de la taupe ?
ÉLÈVES. – Des poils.
GUIDE. – Des poils... Et nous est-ce qu’on a des poils ?
ÉLÈVES. – No-o-on.
GUIDE. – Pas de poils... et ça qu’est-ce que c’est... c’est quoi ça ?
ÉLÈVES. – Des cheveux.
GUIDE. – Des cheveux et là qu’est-ce que c’est ?
ÉLÈVES. – Des sourcils.
GUIDE. – Des sourcils et là et des fois les papas qu’est-ce qu’ils ont sur le visage ?
ÉLÈVES. – La barbe.
GUIDE. – De la barbe... Et puis quand on tire sur son bras qu’est-ce qu’on sent ?
ÉLÈVES. – Des poils.
GUIDE. – Donc nous aussi on est comme la petite taupe on a des poils sur notre peau, mais nous, on en a moins donc qu’est-ce qu’on a mis ce matin parce qu’il faisait un petit peu frais... pour se protéger du froid ou bien du soleil ?
ÉLÈVE. – Un gilet.
GUIDE. – On met des vêtements tandis que la taupe a la peau toute recouverte de poils... elle a une fourrure donc elle n’a pas besoin de mettre de vêtement d’accord... Alors la petite taupe est donc comme nous c’est un petit mammifère... d’accord à la naissance les petits mammifères ils boivent le lait de leur maman... comme nous... OK alors maintenant la petite taupe quand elle devient grande, elle va... apprendre... à attraper... les (montre les vers de la vitrine).
25Au Forum des sciences, la thématique est certes propice à ce type de pratiques, l’exposition se nommant Bouge ton corps. Toutefois, dans cette exposition comme dans toutes celles organisées en ce lieu les élèves en visite sont aussi amenés à explorer les espaces de présentation avec leurs corps. Il s’agit d’appréhender les questionnements et les notions en jeu en bougeant, manipulant, en s’appropriant le lieu physiquement. Dans le cas présent, l’introduction permet de présenter ce qui est attendu des élèves de la manière suivante :
GUIDE 1. – […] Ici vous êtes dans le village Bouge ton corps et dans le village Bouge ton corps il y a plein d’endroits différents. Par exemple, là-bas sur la place du village, vous allez bouger votre corps en fonction des émotions. Ce sera une histoire qui vous invitera à bouger votre corps. D’accord. À côté de la place du village, il y a une rue qu’on appelle la rue d’Alice. Dans cette rue, eh bien, vous allez bouger votre corps différemment pour rentrer dans des maisons. À côté de la rue d’Alice, il y a un gymnase. Est-ce que vous savez ce que l’on fait dans un gymnase ?
ENFANTS. – Non.
ENFANTS. – Oui.
GUIDE 1. – Y’en a qui savent ?
ENFANT. – On rentre dans la maison.
GUIDE 1. – Alors ce n’est pas un endroit où on rentre dans une maison, c’est un endroit où on va faire un peu comme de la gymnastique. Votre corps va prendre des positions différentes. Et je n’en dis pas plus parce qu’il va y avoir une petite surprise. Et après, on va vous montrer une rue qu’on appelle la rue du Petit-grand et c’est un endroit où vous allez comparer votre corps avec celui des autres d’accord. Vous parlerez de votre corps, les adultes qui sont avec ils pourront comparer leur corps avec le vôtre. Euh, et puis ici il y a le jardin du village de Bouge ton corps et il y a des livres qui vont vous parler du corps et à un moment donné, vous pourrez vous installer ici et regarder les livres et pourquoi pas les adultes pourront vous raconter une histoire.
ENFANT. – Là, il y a des feuilles (taches vertes sur le sol)
GUIDE 1. – Ah oui, ça ressemble un peu à des feuilles.
ENFANT. – Des feuilles des grenouilles.
GUIDE 1. – Ah, des feuilles des grenouilles comme des nénuphars.
26À la suite de cette présentation, pour illustrer que l’on peut tous bouger son corps ensemble et pour s’échauffer, le groupe classe chantera sous la houlette d’une animatrice la chanson à geste Jean petit qui danse.
27Il s’agit ici comme dans toutes les expositions qui y sont proposées d’accueillir le jeune visiteur en l’impliquant par ses dires et par ses gestes, mais également par ses dires sur ses gestes. Que ce soit dans le cadre du petit forum du Forum des Sciences ou dans celui du musée d’Histoire naturelle, le corps de l’enfant est un média systématiquement mobilisé. Il permet d’observer, de comparer, de comprendre, il est support de réflexion, d’expérience et de discours. Nous avons également observé les mêmes types de fonctionnement dans des musées d’art5 lorsque les visites sont construites pour des groupes de maternelle. Le corps de ces élèves est impliqué dans les visites de manière tout à fait spécifique. Les autres visiteurs finalement ne sont que peu ou pas confrontés à ces pratiques. Ce résultat de nos observations est tout à fait intéressant. Il dit d’abord quelque chose de la spécificité de la construction de ces groupes en tant que visiteurs. Ensuite, il interroge sur les possibles continuités ou ruptures entre le statut des visiteurs en tant qu’élèves de maternelle et celui d’élèves plus âgés ou d’enfants en visite dans d’autres contextes. Mais cela se pose différemment selon les lieux. En effet, le petit forum n’était, à l’époque, accessible que pour les enfants jusqu’à cinq ans, ainsi, ces postures de visites étaient intimement liées au lieu et aux publics concernés. Par contre, dans le musée d’Histoire naturelle (mais également dans le musée d’art observé), c’est le même espace (l’espace d’exposition pour tous) qui est support de construction de discours et de visites contrastées. Visiter à l’aide de son corps (hors des déplacements ou des déambulations) semble être une spécificité associée aux élèves de maternelle. Depuis nos observations, au musée d’Histoire naturelle, un parcours jeune enfant a été installé pour le public tout venant, il leur permet de se grimer à l’aide de masques (si j’étais un éléphant, si j’étais un morse, si j’étais une marmotte, etc.). Ce dispositif amène à observer qu’encore ici le corps est mobilisé comme un support de discours. Ainsi, il apparaît que c’est l’âge des élèves et des enfants qui influe sur le choix des pratiques proposées par les musées aux groupes, en effet, cela n’a pas été observé dans le discours des familles avec des jeunes enfants d’âge maternel. Finalement, cela nous conduit à considérer que le public constitué de jeunes enfants en groupe est pensé comme des visiteurs spécifiques appréhendés comme des sujets à qui l’on s’adresse sur le plan intellectuel et corporel, ce qui les distingue des autres publics.
Le travail sur le vocabulaire
28Une dimension importante qui traverse les visites des classes maternelles dans les musées et les espaces de vulgarisation scientifique est le travail important qui est réalisé sur le vocabulaire. Cette focalisation sur l’apprentissage de mots pour dire est essentielle. Les visites sont construites sur des discours de guides ou d’animateurs. Dans le cadre de ces sorties scolaires, visiter une exposition c’est finalement surtout devoir écouter un discours sur les présentations muséales, les notions et les manipulations mises en jeu. D’ailleurs dans nos comparaisons avec les visites familiales, cet élément est très contrastant. En effet, les familles peuvent construire des discours comme des silences, les visites scolaires ne sont jamais synonymes de silence et cela est le fait des guides et des animateurs plutôt que des élèves. Les observations scientifiques d’objets, d’artefacts ou de spécimens nécessitent, dans le choix réalisé par les guides une mobilisation d’un vocabulaire précis et spécifique. Il s’agit à la fois de dire aux élèves les mots choisis ou « justes », de faire dire aux élèves les mots qu’ils sont supposés connaître aux yeux des guides, mais aussi de proposer des mots qui serviront de base au travail scolaire à venir. En parallèle de ces activités centrées sur le vocabulaire, les professeures photographient les objets en jeu afin de poursuivre le travail de mise en mots dans l’espace scolaire. En effet, durant le temps des visites, les professeures se révèlent être plutôt en position d’observation de la situation afin de la poursuivre à l’école autrement.
29Au musée d’Histoire naturelle, par exemple, nous pouvons observer la situation suivante :
GUIDE. – Alors nous, (en montrant ses ongles) on a des ongles... La taupe qu’est-ce qu’elle a ? (En montrant à nouveau la photographie)... Elle est comme le chat elle a des…
ENFANT. – Griffes.
GUIDE. – Voilà, les griffes vont lui permettre de creuser la terre pour aller attraper les vers de terre et est-ce qu’à votre avis elle voit bien la taupe ? … Bah non parce que sous terre est-ce qu’il y a du soleil ?
ENFANT. – Non.
GUIDE. – Non, donc elle ne peut pas se servir de ses yeux en revanche (elle montre le nez de la taupe) elle va se servir de son (montre maintenant son nez)…
ENFANTS. – Nez.
GUIDE. – Pour (renifle)…
ENFANTS. – Sentir.
GUIDE. – Sentir les odeurs des vers de terre et puis elle va se servir aussi de quoi là (en montrant les vibrisses de la taupe), le chat aussi il en a.
ENFANTS. – Des poils.
GUIDE. – Et comment ça s’appelle là les longs poils (mime) qui sont autour du museau du chat ou du chien ?
ENFANT. – Moustaches.
ENFANTS. – Moustaches.
GUIDE. – Moustaches, voilà elle va aussi se servir de ses moustaches pour repérer les vers de terre... d’accord...
30Le guide déplie un texte oral à trous, dont il attend qu’il soit complété par les élèves en trouvant les mots manquants : griffes, nez, poils, moustaches. Le choix des mots peut ici être interrogé dans la mesure où d’autres termes plus spécifiques pourraient être choisis comme celui de museau ou de vibrisses. Mais le guide construit son discours à partir de ce qu’il projette de ce que les enfants ou les élèves connaissent et non autour d’un vocabulaire possiblement nouveau pour eux.
31Au petit forum la situation est à la fois différente, mais également très proche. Différente, parce que les animateurs passent de groupe en groupe et ne peuvent donc pas déplier pour tous les élèves en même temps le même discours, mais elle est très proche de ce qui est observé au musée d’Histoire naturelle car le travail sur le vocabulaire est ici aussi central. Toutefois, dans cette dernière situation, il est clairement explicité comme un objectif en soi, et cela vient du fait qu’une partie de l’activité est prise en charge par les parents-accompagnateurs6. En effet, entre l’introduction en grand groupe et la mise en petits groupes, les animateurs vont expliquer le déroulement de la séance, intégrant la place à accorder au travail sur le vocabulaire :
GUIDE 1. – Eh bien ! je vais expliquer aux adultes comment va se passer la visite. Donc en fait…
(Bruits d’enfants qui parlent entre eux.)
GUIDE 1. – Les enfants vous pouvez aussi écouter ça va vous aider à comprendre comment va se passer... Eh bien ! l’organisation de la visite. Il va y avoir 4 équipes avec à chaque fois au moins un adulte qui va s’occuper de l’équipe. L’adulte aura à lire les consignes. Les consignes sont écrites sur une petite maison […] avec le nom de l’endroit […] en caractère gras. Il suffit de le lire à voix haute aux enfants et en plus petit il y a des questions écrites en écriture penchée. N’hésitez pas à poser ces questions avant de faire l’activité, mais aussi pendant l’activité et à la fin de l’activité. On peut faire les trois ou une des trois c’est pas mal. Ça permet aux enfants de mettre des mots sur ce qu’ils sont en train de vivre, on sait que les enfants... Eh bien ! vous savez, ils aiment bouger. Ce qui est important aujourd’hui c’est de dire comment votre corps bouge, ce qu’il est en train de faire. On va vous demander de nous raconter, de raconter aux adultes, de dire à Julie et à moi ce que vous êtes en train de faire avec votre corps. D’accord ? Peut-être pour les plus petits, ou peut-être pour certains, il faudra peut-être amener du vocabulaire. Vous êtes aussi peut-être sollicités à dire à l’enfant ce qu’il est en train de vivre avec son corps. Quelques fois on n’a pas forcément tout le vocabulaire pour en parler, et c’est le moment de le faire.
32Dans cet extrait il est intéressant de voir que l’interlocuteur varie. L’animatrice commence à s’adresser aux adultes, puis peut-être en réaction aux bruits faits par les élèves, elle les réintègre dans le système de communication, puis ne s’adresse encore explicitement qu’aux adultes, mais en présence des élèves à propos de ce travail sur les mots et le vocabulaire. Dans la suite de l’animation, au sein de l’espace « place du village » l’animatrice lit une histoire et demande aux élèves de mettre en relation une émotion décrite avec une posture suggérée par des silhouettes. Ainsi, les élèves sont invités à écouter les descriptions des mots de vocabulaire choisis, à observer les dessins pour en choisir un et à le mimer. Pour ne donner qu’un exemple, voici l’extrait qui donne à voir le travail sur le terme méfiant, lors de la lecture et du travail sur l’histoire contée :
GUIDE 1. – […] Tous les villageois sont méfiants et la regardent bizarrement. Méfiant, c’est quand on fronce les sourcils, qu’on croise les bras et qu’on tord la bouche. Montre du doigt l’image qui correspond, tu me montres ?
33Différents termes seront alors définis (méfiant, fier, étonné, etc.). Le travail qui est réalisé ici est un apport de vocabulaire par l’espace muséal afin de dire des émotions. Il semble que cela permet de sortir du vocabulaire que les élèves auraient pu mobiliser de façon spontanée et qui aurait pu se structurer sur des approches binaires (content/triste, etc.).
34Au musée d’Histoire naturelle, certains extraits donnent à voir un travail d’affinement des termes mobilisés. En effet, lorsque la guide accompagne les élèves sur des observations des excréments d’animaux, elle peut associer un vocabulaire particulier, adapté pour sortir de la mobilisation du terme unique (de « caca ») dans les premiers discours des élèves.
GUIDE. – Non ils sont différents, mais c’est normal ce sont deux animaux différents... À quoi ça ressemble les crottes de cheval ? … Ça ressemble à quoi ?... Ça fait des grosses boulettes d’accord hein et est-ce que vous savez comment on appelle le caca de cheval ?
ENFANTS. – Non.
GUIDE. – Ça s’appelle du crottin (léger rire d’élèves)... d’accord du crottin et on entend quoi dans crottin… on entend crotte… voilà donc ça fait tout rond d’accord ça fait des crottes toutes rondes qu’on appelle le crottin et ce n’est pas le cheval qui a fait caca... Alors elle continue et elle rencontre qui (en se décalant vers un autre objet) ?
Elle fera la même chose avec la bouse de vache.
35Nos recherches nous amènent à observer des espaces muséaux développant des postures multiples autour de ce travail de vocabulaire qui s’avère fréquent si ce n’est central. Au musée d’Histoire naturelle par exemple, nous avons pu observer des situations contrastées dans la mesure où le guide se retrouve parfois à accompagner les descriptions sollicitées chez les élèves par des pratiques langagières quotidiennes binaires (dur/mou). Quels que soient les choix réalisés dans les espaces muséaux, il apparaît que l’activité langagière qui y est proposée aux élèves de maternelle est posée comme une étape fondamentale dans le travail au sein de ces espaces culturels scientifiques. Cela revient à dire que visiter les espaces culturels scientifiques avec les plus jeunes dans le contexte scolaire, c’est travailler sur les mots pour dire, c’est dire pour s’approprier, comprendre et partager.
Conclusion
36Les visites scolaires dans les musées de sciences proposent aux élèves une expérience de visite qui peut se structurer de façons différentes selon les institutions et leurs spécificités. Toutefois, il existe des éléments récurrents dans ces lieux. Ainsi, travailler à partir du corps de l’élève en visite, tant dans l’observation qui peut en être faite que dans son « utilisation » (bouger, expérimenter, manipuler, etc.), est souvent associé à l’accueil des plus jeunes. Le corps apparaît dans ces cas comme un support du discours. Ainsi, le jeune visiteur est pris en compte dans sa dimension physique, dimension autrement envisagée avec les autres publics, si ce n’est en termes de confort de visite. Ce qui est également à souligner, c’est la place faite aux discours. Les moments de silence n’existent pas dans ces situations, et l’analyse des discours montre à quel point un travail est pensé autour du vocabulaire. Être avec sa classe dans un musée de sciences, c’est dire, entendre, mobiliser, apprendre un vocabulaire choisi et spécifique. En termes de familiarisation avec ces lieux culturels, les situations ne se posent pas de la même manière lorsque les visiteurs sont accueillis dans l’espace ouvert au grand public, ou à tous les publics, ou lorsqu’ils entrent dans un espace conçu pour eux. La formation du visiteur ne peut alors s’opérer de la même manière. Ce questionnement existe depuis de nombreuses années, il a été au cœur des réflexions autour de l’accueil des scolaires dans les musées dès les années 1950 avec le débat sur la création de salles de classe au musée par exemple (Cohen, 2001) et il a pris une autre dimension au moment de la conception d’espaces spécifiques tels que l’emblématique Musée en herbe en 1975. Même s’il est à chaque fois un élève de maternelle, le sujet visiteur convoqué dans ces lieux contrastés ne peut être le même, les activités proposées sont également différentes ainsi que la conception des expositions. Cette situation met en tension le sujet en jeu entre une formation à la visite dans un lieu culturel et une familiarisation spécifique aux espaces de vulgarisation scientifique. Quoi qu’il en soit, visiter une exposition scientifique avec sa classe en maternelle c’est vivre une expérience de visite qui la dépasse dans la mesure où ce qui y est vécu continue d’exister dans les mémoires, dans les activités scolaires et hors scolaires.
Bibliographie
Cabanes, N. (1996). Le bel âge. La lettre de l’OCIM, 43, 3-5.
Cohen, C. (2001). Quand l’enfant devient visiteur : une nouvelle approche du partenariat École/Musée. Paris : L’harmattan.
Cohen, C., Godard, V., Roger, M. & Girault, Y. (1995). L’animation « pourkoikomandonkou » une visite originale de la Grande Galerie de l’évolution pour les enfants de cinq à sept ans. TREMA, 9-10, 111-122.
Deunff, J. & Guichard, J. (1996). Une éducation scientifique pour les enfants de moins de six ans : quelles possibilités et quels enjeux ? La lettre de l’OCIM, 43, 6-10.
Dias-Chiaruttini, A. & Cohen-Azria, C. (2019). Visites scolaires : situations et discours. Dans Cohen-Azria, C. (dir.), Visites scolaires : situations et discours. Dijon : les dossiers de l’OCIM.
Geyssant, J. (mai 1999). Rapport d’étape au ministre d’État, ministre de l’Éducation nationale de la Recherche et de la Technologie sur la collaboration entre les établissements d’enseignement et les institutions muséales scientifiques.
Héritier-Augé, F. (1991). Les musées de l’Éducation nationale. Mission d’étude et de réflexion. Rapport au ministre d’État, ministre de l’Éducation nationale. Paris : La Documentation française.
Holzwarth, W. & Erlbruch, W. (1989/2005). De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête. Toulouse : Milan.
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Noé, F. (2003). La prise en compte du jeune public dans les musées d’histoire naturelle. Dans Girault, Y. (dir.), L’accueil des publics scolaires dans les muséums, Aquariums, jardins botaniques, parcs zoologiques. Paris : L’Harmattan.
Piaget, J. (1970). L’épistémologie génétique. Paris : Presses Universitaires de France.
Rolland, J. M. (2006). L’enseignement des disciplines scientifiques dans le primaire et le secondaire. Rapport d’information déposé par la commission des affaires culturelles, familiales et sociales et présenté par Jean-Marie Rolland. Disponible en ligne sur <http://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-info/i3061.pdf> (consulté le 2 février 2021).
Notes de bas de page
1Jean-Marie Rolland, député, a présenté ce rapport.
2Certes, cela ne couvre pas toute la période de l’école maternelle, mais la réflexion menée ici aurait pu être développée sur le cursus complet.
3Les retranscriptions des visites scolaires proposées dans la suite du chapitre ne mobilisent pas de conventions de retranscriptions scientifiques (telles qu’elles sont utilisées en recherche). Elles s’appuient sur des formes d’écritures communes.
4La recherche, intitulée Visites scolaires, familiales dans les lieux muséaux de la région Hauts-de-France : approches didactiques, a été dirigée par Ana Dias-Chiaruttini et Cora Cohen-Azria. Trois musées étaient particulièrement étudiés : pour les sciences, le musée d’Histoire naturelle de Lille, le Forum des Sciences de Villeneuve-d’Ascq et pour les arts, le Lam (Lille métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain, d’art brut). Les données construites sont les suivantes : plus de 500 questionnaires renseignés par des élèves récoltés par les trois institutions muséales partenaires pendant deux ans ; 176 questionnaires renseignés par des professeur·e·s ; 275 questionnaires par des parents d’élèves ; une dizaine d’heures de visites filmées dans les trois musées dont six films de situations scolaires concernant des élèves d’école maternelle et des classes élémentaires et 9 familles interrogées (3 pour chaque musée).
5Dans le cadre de nos observations au Lam, nous avons vu le même phénomène de mobilisation des corps. Il s’agit, dans ce cas, d’entrer dans une imitation devant de The Boxing Ones (Les Boxeurs), 1985, de Barry Flanagan (Dias-Chiaruttini & Cohen-Azria, 2019).
6Dans cette structure, au sein du petit forum, après l’introduction, le groupe classe est toujours divisé en petits groupes pris en charge par le·la professeur·e et les parents-accompagnateurs, ces derniers découvrant le plus souvent leur fonction à ce moment-là.
Auteur
Université de Lille – Centre Interuniversitaire de Recherche en Éducation de Lille (CIREL), ULR 4354
ORCID : 0000-0002-6253-5663
IdRef : 115290133
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