Chapitre 3. Les mots et les corps
p. 105-116
Texte intégral
Le bruit de cet événement se répandit avec la promptitude télégraphique particulière aux pays où les communications sociales n’ont aucune interruption, et où les médisances, les bavardages, les calomnies, le conte social dont se repaît le monde ne laisse point de lacune d’une borne à une autre.3
1C’est par cette démesure discursive que le narrateur de Ferragus, premier volet de l’Histoire des Treize, rend compte de la découverte, aussitôt commentée, du corps de la grisette Ida Gruget. Rappelons que celle-ci souhaitait se noyer en aval des filets de Saint-Cloud afin que son corps à jamais silencieux et métamorphosé en cadavre ne soit publiquement exposé à la morgue, comme muselé et classifié par la langue administrative et la médecine légiste. Face à ce corps étranger charrié par la Seine et qui excède les lois de leur village et de l’Église, les habitants jouent les mauvaises langues. Devant le message fragmentaire proposé par le corps nu, et qu’ils appréhendent comme un manque, nos herméneutes du fait-divers ressentent le besoin de remplir le vide du sens. Et le langage, dans la version dégradée de sa fonction sociale de communication, se met à totaliser, à combler les lacunes sur le mode simultané (d’où la référence à la télégraphie) tout en démarquant les distinctions nécessaires au sens (« d’une borne à une autre »).
2Dans ce micro-univers tout à coup saturé de signes voués à une circulation aussi effrénée que problématique, la révélation de l’identité du corps mort transforme toutefois le procès-verbal de la trouvaille en « un simple acte de décès » (Fer, p. 899). Grâce aux soins de personnes non identifiées (et dans lesquelles lecteurs et lectrices pourront reconnaître la société secrète des Treize), « le corps de la fille fut reconnu pour être celui de la demoiselle Ida Gruget, couturière en corsets, demeurant rue de la Corderie-du-Temple, no 14 ». Voilà celle qui rêvait de disparaître sans laisser de traces parisiennes finalement rattrapée par la mainmise pléthorique de la société sur son corps : énoncé de son nom, de sa raison sociale et de son adresse ; intervention de la police judiciaire ; lettre-testament de la grisette fournie par la mère en personne, ladite veuve Gruget ; autopsie constatant l’asphyxie pulmonaire. Quel étrange trafic que cette dissémination de la communication représentée comme une circulation, qualifiée de « télégraphique », des discours, des biens et des corps ; mais circulation qui s’appuie toutefois sur un contrôle rationnel du temps et de la matérialité corporelle. Le passage du corps à la limite du vivant se clôt par un arrêt laconique du « conte social », avant l’enfouissement dans une fosse anonyme : « et tout fut dit. Les enquêtes faites, les renseignements donnés, le soir, à six heures, l’autorité permit d’inhumer la grisette » (ibid).
3En lisant cet épisode de Ferragus comme la parabole d’un corps enveloppé dans la langue, elle-même prise dans les rets du pouvoir universaliste de l’échange, je ne prétends pas ramener l’herméneutique balzacienne à une pratique de l’indiscrétion, en voyant simplement dans la recherche d’une vérité enfouie ou cryptée du corps la préfiguration d’une parole réduite à une valeur universelle d’échange. Le déchiffrement d’une énigme, la révélation d’un secret organisent toujours, chez Balzac, une dramaturgie langagière où se défont le plus souvent l’unité du sujet et l’univocité de la langue4. De cette équivoque des signes, ceux du langage comme ceux du corps, témoigne le patronyme de la grisette Ida Gruget : Gruget donc gruger, c’est-à-dire tromper, confondre. L’onomastique et la somatique sont essentiellement liées dans cette figure féminine marginale, et pourtant emblématique de ce roman du camouflage, des identités d’emprunt et des marques corporelles qu’est Ferragus. La question que pose l’enfouissement du corps mort sous le commentaire est bien celle du corps converti en signe, en être de langage. Face à la chair nue d’Ida, c’est une doléance de lisibilité qui répond, énoncée juste après la déclaration initiale d’une valeur marchande : les cinquante francs qu’escomptent les tireurs de sable de leur trouvaille d’un cadavre encore reconnaissable (Fer., p. 898). Mais cette glossolalie corporelle et ce regard de pseudo-dissection ne figurent-ils pas l’extrême limite d’une surveillance et d’un voyeurisme qui s’exercent déjà sur le corps vivant d’Ida ? Car le corps de la grisette est bien double : corps habité par les nouvelles normes de la société parisienne, certes, Ida intervenant dans la fiction comme incarnation d’un type social et donc comme corps fortement érotisé, comme valeur désirable et faisant l’objet d’une description réifiante ; mais aussi corps de plaisir et de passion, corps en mouvement dans l’espace urbain, corps de l’ivresse populaire, corps au travail. Corps productif en ceci que la grisette est couturière en corsets : elle fabrique de ses mains ces enveloppes individualisées qui interposent, sous l’habit, une seconde peau, une empreinte artificielle sur la première peau naturelle, cette zone frontière entre le corps et le monde social, entre le dedans et le dehors. Reste que la faiseuse de corsets est par excellence une extravagante, peu soucieuse de maîtriser ses affects ou de se soumettre à toute forme de contrainte psychique ou physiologique.
4Le suicide d’Ida, usage scandaleux du corps que sanctionne l’Église en lui refusant une prière dont jouit abondamment la séraphique Clémence, met en valeur, en les transgressant, les normes religieuses et sociales, mais aussi « les frontières qui font du corps, ou de telle ou telle de ses parties, un objet sacré », objet tout à la fois sacré et surveillé, comme le souligne Pierre Bourdieu5 En inaugurant mon propos par le rapport immédiat que le sujet Ida entretient avec elle-même lorsqu’elle choisit le mode de son autodestruction, j’ai donc sollicité un ensemble d’indices corporels qui biaisent avec l’autorité (celle, spirituelle, de l’Eglise, et celle, matérielle et profane, de la justice ou de la gestion rationnelle des corps morts), avec la mise en scène des hiérarchies et des signes sociaux, indices qui articulent également sentiment intime et manifestation sociale du moi. En débutant par la surexposition morbide de la nudité, par un corps au seuil de l’irreprésentable, j’ai mis en place les termes de ma réflexion : d’abord, interrogation des rapports entre le corps et la langue ; ensuite, situation du corps dans un espace socioculturel où les démarcations des frontières constituent l’enjeu de la dramaturgie humaine. La somatique et la pathétique balzaciennes incluent-elles aussi le corps comme objet empirique, comme réalité vécue et métaphore ontologique ? Avec Ida Gruget en grisette vivante, le corps est certes lieu du plaisir et de l’expression de l’intime ; il est foyer de résistance au refoulement qu’impose l’ordre social, comme je le montrerai dans l’étude comparée de l’impertinente Parisienne et de la discrète Clémence Desmarets. Ma réflexion portera d’abord sur les hiéroglyphes du corps sous surveillance, du corps comme objet sémiotique et objet hiérarchisé, porteur de valeurs.
Le corps « hiéroglyphé »
5Rêve des corps picturaux transmués en corps vivants (voir Le Chef-d’œuvre inconnu) ou corps vivants dont on fantasme la pétrification (rappelons l’inversion du mythe de Pygmalion dans La Peau de chagrin), chairs bénéfiques ou organismes maléfiques si bien étudiés par Jean-Pierre Richard dans « Corps et décors balzaciens », rapports entre sexualité et goûts alimentaires (on pense au Curé de Tours ou bien au Cousin Pons), transactions entre corps individuel et corps social (il suffit d’évoquer Le Lys dans la vallée, Le Colonel Chabert ou La Cousine Bette), sexuation de l’organisme, luttes contre la maladie (L’Envers de l’histoire contemporaine), repères sensoriels et mouvements expressifs (Facino Cane comme cas limite), affects de toutes sortes : cet inventaire nous rappelle qu’aucune manifestation personnelle ou collective ne manque à la panoplie des corps disparates que met en scène La Comédie humaine. Si l’on se reporte aux manifestations émiettées des corps et à la minutieuse attention que le narrateur prodigue à leur description physique, il est clair que le corps balzacien, lourdement sémiotisé, occupe une fonction structurante dans le champ symbolique, celui de la langue et des valeurs, celui des rapports sociaux de sexe ainsi que celui du pouvoir. Accordant aussi une place déterminante aux aspects constitutifs du procès d’incorporation tels que le langage ou la conscience (voir par exemple Louis Lambert), la fiction balzacienne représente le corps comme objet signifié mais aussi comme signifiant majeur : le corps serait la signification incarnée.
6Les exemples abondent, et l’on pense inévitablement à Sarrasine et à l’analyse des codes du réalisme balzacien que mena Barthes dans son célèbre S/Z. Rien d’étonnant à ce que le génial bricolage du structuralisme finissant ou d’un poststructuralisme naissant ait trouvé à s’exercer dans cette histoire de castrat et d’« intersexe », mobilisant son propre geste de symbolisation dans la position d’entre-deux qu’occupe le corps du narrateur-voyeur à l’entrée du texte balzacien : corps précaire positionné dans l’antithèse, à la frontière de ce qui sépare la vie et la mort, le dehors et le dedans, le clair et l’obscur, le jeune et le vieux, et enfin, le féminin et le masculin. Pourquoi le sémiologue moderne s’est-il penché avec un tel délice sur les codes d’un récit dans lequel l’instabilité des différences sexuelles et sociales est inscrite non seulement dans tous les codes qu’il repère, mais également dans une figuration picturale et dans le crépuscule du nu masculin comme modèle du sublime ? L’intérêt du sémiologue dépasse en effet ce jeu quelque peu pervers qu’est le repérage formaliste des codes du récit. C’est au vrai l’instabilité des signes corporels qui nous fascine encore, dans « l’intersexualité » de Sarrasine. L’univers de La Comédie humaine est de fait extraordinairement proche de nos sociétés somatiques dans lesquelles les enjeux de la vie collective passent par les contrôles diffus des corps, leurs représentations et leurs déviations par rapport à une norme de plus en plus contestée ou incertaine. Tant sur le plan culturel que politique, le corps, mué en objet de parade et de jouissance, représente également le support privilégié des projets existentiels et peut-être même le refuge ultime du sacré, comme le suggèrent les analyses de Peter Brooks dans Body Work6.
7De ce corps matriciel qui n’est plus vraiment, pour l’Occident, « vaisseau du péché », La Comédie humaine nous offre une représentation proche du constructivisme d’une Mary Douglass, d’un Michel Foucault ou d’un Erving Goffman en ce que le corps balzacien, discipliné ou non, mais souvent épiphénomène du milieu qui le contient, exprime les forces sociales et historiques qui lui sont transcendantes7. D’un autre côté, le naturalisme, autant que certains courants du féminisme reconnaissent dans la mythologie charnelle de Balzac leur propre conception du corps comme matrice autonome sur laquelle s’érige l’ordre social. Car le corps est tout à la fois médiatisé et médiateur chez Balzac, pour employer la terminologie de René Girard ; médiation interne qui triomphe, nous dit R. Girard, « dans un univers où s’effacent, peu à peu, les différences entre les hommes8 ». Le corps crypté et porteur de traces, « inabsolu », médiat, mais profondément lisible pour le déchiffreur ; le corps comme expressivité : tel est d’abord le corps balzacien dont la physiognomonie constitue le fondement épistémologique dans la France postrévolutionnaire.
8C’est dans son Traité de la vie élégante (octobre 1830) que Balzac explicite déjà le problème que pose la différenciation sociale dans la société postrévolutionnaire : « dans notre société les différences ont disparu : il n’y a plus que des nuances9 ». D’où l’importance que revêt un système de la mode : la toilette, c’est « tout l’homme, l’homme avec ses opinions politiques, l’homme avec le texte de son existence, l’homme hiéroglyphé10 ». Et il se réfère aussitôt à la physiognomonie, qu’il nomme « l’art créé par Gall et Lavater », pour fonder son projet. Soulignons que le qualitatif « hiéroglyphé » fait appel à un ordre figuratif du visible, à une double lisibilité, « immédiatement visible et renvoyant à un au-delà du visible immédiat », comme le remarque Éric Méchoulan11. Plus tard, dans la Théorie de la démarche (1833), Balzac se penche sur les indices corporels repérables dans la démarche humaine. Voici le premier aphorisme de ce traité du mouvement :
La démarche est la physionomie du corps. N’est-il pas effrayant de penser qu’un observateur profond peut découvrir un vice, un remords, une maladie en voyant un homme en mouvement ? Quel riche langage dans ces effets immédiats d’une volonté traduite avec innocence ! L’inclination plus ou moins vive d’un de nos membres ; la forme télégraphique dont il a contracté, malgré nous, l’habitude ; l’angle ou le contour que nous lui faisons décrire, sont empreints de notre vouloir, et sont d’une effrayante signification. C’est plus que la parole, c’est la pensée en action. Un simple geste, un involontaire frémissement de lèvres peut devenir le terrible dénouement d’un drame caché longtemps entre deux cœurs.12
9Le mouvement et l’agitation du corps prennent ici valeur de signe, comme dans les traités de pathognomonic et de physiognomonie. La démarche communique le sens du corps conçu comme système de signes, mais signes tout à la fois extérieurs et antérieurs à la parole articulée et néanmoins déchiffrables pour l’observateur-flâneur, ce maître ès correspondances et paradigmes indiciaires qui met en relation intériorité et extériorité, impression et expression, assurant ainsi le lien entre le corps et les traits moraux de l’individu et découvrant jusqu’à la pathologie de l’organisme. La rêverie déchiffrante sur cette fatalité du corps démarque presque mot pour mot, dans sa formulation balzacienne, le projet de Lavater qui vise à percer les secrets de l’âme et du cœur, la vérité des caractères, grâce au déchiffrement du visible, ces cryptogrammes de l’enveloppe corporelle13. Balzac insiste surtout sur la trame de ressemblances et de différences et les relations de partie à totalité que les détails de la physionomie permettent de construire : « Pour l’âme, comme pour le corps, un détail mène logiquement à l’ensemble » (TD, p. 282). La réinvention balzacienne de la physiognomonie lavatérienne accorde toutefois un privilège aussi exorbitant qu’aliénant à la pulsion scopique. Balzac ne dit-il pas, à trois reprises, la terreur que doit engendrer le déchiffrement passant par l’observation visuelle ?
10De plus, l’approche balzacienne des signes corporels prend radicalement en compte le milieu urbain et le nouvel espace public des sujets sur lesquels s’exerce cette boulimie oculaire. L’anecdote fondatrice du projet met ainsi en scène le théoricien observant secrètement son entourage, lui-même constitué d’un « groupe de flâneurs qui regardent toujours l’arrivée des diligences » (TD, p. 267). C’est même le faux pas occasionnant la chute d’un ouvrier faubourien qui inaugure le questionnement du théoricien de la démarche. L’imagination romanesque, apparaissant ici comme en transit, naît du croisement de trois sortes de mouvements : marche piétonnière des habitants épiés par les flâneurs, déplacements en transports publics, écarts dans tous les parcours possibles de l’espace urbain.
11Dans la réflexion qu’il consacre au flâneur dans ses études sur Baudelaire, Walter Benjamin insiste sur l’emprunt que certaines formes spécifiques de la culture urbaine du premier xixe siècle (la littérature panoramique tels le roman policier, les physiologies des années 1840, les nombreuses réécritures du Tableau de Paris de Mercier) firent à la physiognomonie de Lavater et de Gall, dont il souligne la base empirique véritable14. Balzac puise aux certitudes lavatériennes sa conviction qu’il est possible de déchiffrer de manière instantanée les passants en nommant leur profession, leur caractère, leur origine, leur vie, etc. Mais les aspects inquiétants et menaçants de la vie urbaine ainsi que les fonctions propres à la masse citadine font naître une forme de littérature moins anodine que les physiologies, une littérature vouée à la détection de l’asocial, du criminel, de l’autre auquel la foule permet de disparaître dans l’anonymat, comme le souligne Benjamin (p. 64-67). Le roman policier et l’adaptation des récits de Fenimore Cooper répondent à la transformation de l’identité, devenue essentiellement mobile dans le nouveau milieu urbain, et détectable grâce aux détails et aux traces les plus ténus de la vie parisienne ; transformation de l’identité que traduit une complexité de plus en plus aiguë des signes. Benjamin met ainsi en valeur la toile étendue de surveillance qui emprisonne la vie civile et bourgeoise, et dont les mailles sont autant d’efforts « déployés pour compenser par un réseau multiple d’enregistrements l’absence de traces qui accompagne la disparition des hommes dans les masses des grandes villes » (p. 72).
12Les premiers scénarios balzaciens de reconnaissance du criminel dépendent encore, comme ceux de Dumas père et d’Eugène Sue, d’un marquage infamant du corps scélérat par la loi, comme le montre l’intrigue de Ferragus, dans laquelle le chef des Dévorants se livre à une défiguration de son propre corps pour se défaire de son identité de bagnard et revenir ensuite sur la scène publique en père honorable de Clémence Desmarets15. Avec Walter Benjamin, on peut donc lire l’œuvre balzacienne comme appartenant à la littérature indiciaire du xixe siècle, à cette culture de l’empreinte et de la trace dont font partie les réseaux de surveillance et les nouveaux modes d’observation et d’identification de l’être humain. Dès la Physiologie du mariage (décembre 1829), le jeune écrivain avait lié science de la flânerie, travail d’observation des signes et minutieuse attention aux traces disséminées dans l’espace urbain.
Le « flâneur artiste »
13En effet, la toute première apparition de la figure du « flâneur artiste », dans la Physiologie du mariage, sollicitait les mêmes éléments que ceux repérés dans la Théorie de la démarche (rêverie déchiffreuse de l’observateur caché, prééminence de la pulsion visuelle, milieu urbain) tout en posant la femme comme objet de désir par lequel se constituent le savoir sur la ville et son contrôle fantasmé. Flânerie et physiognomonie fusionnent ici dans une activité de détection qui saisit les choses au vol, comme l’écrit Walter Benjamin : « Balzac considère que l’essence de l’artiste, d’une manière générale, réside dans la rapidité de la saisie » (p. 63). Le contexte discursif dans lequel intervient cette apologie de la flânerie mérite réflexion. Il s’agit de la méditation m de la Physiologie du mariage, « De la femme honnête », dans laquelle la réponse à la question : « qui sont les femmes honnêtes » du pays, passe par une pause narrative et digressive. Dans cette anecdote, le physiologiste espionne deux dandys qui se rencontrent à la sortie du passage des Panoramas et échangent des confidences sur leurs maîtresses. Celles-ci sont de simples objets d’échange dans le commerce des sens et des mots auquel s’adonnent les dandys dans le trajet qui les mène du théâtre des Variétés à Frascati, de la représentation théâtrale à l’espace du jeu. Suit alors un éloge du « flâneur artiste » dans lequel le regard médiatise l’émergence d’un triple mythe de Paris, de l’écriture et des passions. La flânerie y promet à ses adeptes une jouissance charnelle et intellectuelle de l’espace parisien et de ses habitants :
Quel est le fantassin de Paris dans l’oreille duquel il n’est pas tombé, comme des balles en un jour de bataille, des milliers de mots prononcés par les passants, et qui n’ait pas saisi une de ces innombrables paroles, gelées en l’air, dont parle Rabelais ? Mais la plupart des hommes se promènent à Paris comme ils mangent, comme ils vivent, sans y penser. Il existe peu de musiciens habiles, de physionomistes exercés qui sachent reconnaître de quelle clef ces notes éparses sont signées, de quelle passion elles procèdent. Oh ! errer dans Paris ! adorable et délicieuse existence ? Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil. Se promener, c’est végéter ; flâner, c’est vivre. La jeune et jolie femme, longtemps contemplée par des yeux ardents, serait encore bien plus recevable à prétendre un salaire que le rôtisseur qui demandait vingt sous au Limousin dont le nez, enflé à toutes voiles, aspirait de nourrissants parfums. Flâner, c’est jouir, c’est recueillir des traits d’esprit, c’est admirer de sublimes tableaux de malheur, d’amour, de joie, des portraits gracieux ou grotesques ; c’est plonger ses regards aufond de mille existences : jeune, c’est tout désirer, tout posséder ; vieillard, c’est vivre de la vie des jeunes gens, c’est épouser leurs passions. Or, combien de réponses un flâneur artiste n’a-t-il pas entendu faire [...].16
14À l’origine de la théorisation de la flânerie, on trouve d’abord un donné brut référentiel : le rythme de marche du flâneur conquérant, ce « fantassin de Paris » qui entend un ensemble de paroles errantes et désorganisées. À partir de ce fouillis de mots, le sens naît grâce à la double compétence du flâneur en matière artistique et physiognomonique. Paris est alors transformé en texte et partition musicale. D’un côté, le flâneur, en musicien habile, retrouve la clef de ces sons dispersés ; de l’autre, en physionomiste aguerri, il en expose l’origine passionnelle. Mais tout en révélant le mécanisme des passions urbaines, il reconstitue l’unité des fragments ou des notes perçus. La portée totalisante de la flânerie apparaît donc dans l’organisation du bruit saisi au vol par le « fantassin de Paris » qui, tout en semblant vagabonder, guette une parole gelée, une aventure, une fiction, un texte. L’appropriation sensorielle et intellectuelle de l’espace par le flâneur observateur et gastronome unit ainsi, dans la même appropriation furtive, la science des signes – fondement du réalisme du détail – et le langage musical – garant de l’unité du sens.
15Flot de paroles nomades à déchiffrer, l’espace urbain est aussi pâture pour le regard dévorant du flâneur, posté à l’affût des passions que trahissent les « passants » dans ce nouvel espace de la civilité que sont la rue et le boulevard parisiens17. Il vaut la peine de s’arrêter sur la jouissance qu’apporte, avec l’observation, le travail de translation et de transposition qu’effectue le flâneur artiste pour écrire la ville. La logique de la vision, de cette « gastronomie de l’œil », montre qu’il est difficile de dissocier le désir du sujet-interprète du savoir qu’il nous révèle. Car celui qui sait ouvrir les yeux et prêter l’oreille jouit doublement : « c’est tout désirer, tout posséder ». Le tracé suivi par le piéton de Paris dessine de fait le trajet d’un chasseur passionné et impliqué dans le savoir qu’il surprend au vol. Au centre des définitions de la flânerie s’introduit subrepticement un objet de désir qui projette sur tout le texte urbain son caractère fantasmatique : la jeune et jolie femme, pure enveloppe corporelle, à laquelle la rémunération fantasmée donne un statut des plus ambigus, presque marchand. Dans l’interstice des définitions euphoriques, cette figure féminine « longtemps contemplée par des yeux ardents » oriente la circulation ludique de celui qui affirme connaître la science de la flânerie. Le savoir nourri de l’observation de signes visuels et auditifs se doit de compter avec cette composante passionnelle, cette intrusion du désir amoureux dans la théorisation de la flânerie et de la dégustation urbaine.
16Dans son étude récente de la flânerie en Balzacie, Pierre Loubier a bien mis en lumière les multiples fonctions du flâneur dans la création balzacienne. Projection du romancier, le flâneur possède trois formes de pouvoir liées à l’étude des signes et du milieu urbain, au don (ou à la dilapidation) d’un capital de fictions et à l’inclusion du romancier dans le champ intellectuel et scientifique de son époque. La première compétence est celle du « pouvoir d’observation », car le flâneur ne se contente pas de voir : son regard est déjà une analyse. À ce voir qui se mue aussitôt en savoir, s’ajoute un « pouvoir de distribution » ; dans ses pérégrinations, le flâneur accumule en effet « un capital de fictions dont le commerce dépend d’un bon vouloir et d’une maîtrise des techniques d’exposition18 ». Paris devient chez Balzac la cité romanesque par excellence, cette « ville aux cent mille romans, la tête du monde », comme le déclare le « début vagabond » de Ferragus (Fer., p. 795). Enfin, le fonds de fictions dont semble disposer librement le flâneur engendre deux autres types de capital, économique et symbolique. En effet, selon Pierre Loubier, ce pouvoir de « rétribution », qui vise la reconnaissance du travail du romancier, symbolise aussi un travail de reconquête, celle des signes et des « insignes perdus d’une certaine aristocratie, à laquelle le romancier se rattache du même coup19 ». La caution de Lavater, le modèle du flâneur : autant de références qui permettent de restaurer les distinctions et de traduire, comme à première vue et sans entrave, la complexité des signes dans la société postrévolutionnaire. Ces distinctions passent par la collection des traces et le déchiffrement des signes que manifestent (ou dissimulent) les corps sous surveillance.
17Pour l’artiste de la Physiologie du mariage, flâneur fasciné par l’expérience de l’inconnu que lui procurent la foule et son fouillis de paroles, le savoir gagné à l’épreuve de la grande ville ne paraît ni problématique ni dangereux : scientificité du déchiffrement, lisibilité des signes, unité du sens et régulation du désir semblent aller de soi. Or, il suffit de se tourner vers des nouvelles telles que celles de l’Histoire des Treize pour voir combien le savoir urbain est au vrai instable et foncièrement incertain. Et dans chacune de ces nouvelles, le déplacement coûte cher, et pas seulement pour ceux que l’incipit de Ferragus désigne comme les « amants de Paris », ces élus qui « ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie [...] » : « Voyager dans Paris est, pour ces poètes, un luxe coûteux », ajoute le narrateur (ibid). La cité labyrinthique remporte de fait un triomphe catastrophique sur ses flâneurs et ses passantes passionnés ; chaque récit se clôt tragiquement sur la mort des femmes tout aussi désirées que déviantes. Et femmes dont le corps, promis aux cendres, à la chaux vive ou à la mer, est violemment rejeté hors les murs, la ville se resserrant in fine en véritable désert. Quant aux protagonistes masculins qui croient savoir leur Paris par cœur, leur attente est déjouée par une vérité qui les dépasse et qui transgresse les limites d’un sens moralement ou socialement acceptable : sens inattendu, imprévisible, foudroyant. Le mythe euphorique de la ville et des passions que mettait en place la Physiologie du mariage trouve ici sa variante mélancolique.
Notes de bas de page
3 H. de Balzac, Ferragus (1833), dans La Comédie humaine, P.-G. Castex (dir.), 12 vol., Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », vol. V, Scènes de la vie parisienne, édition de R. Fortassier, 1977, p. 899. Titre dorénavant abrégé en Fer.
4 Sur la question du déchiffrement dans le récit balzacien, voir J.-L. Bourget, « Balzac et le déchiffrement des signes », L’Année balzacienne, 1977, p. 73-89.
5 P. Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, no 104, sept. 1994, p. 2.
6 P. Brooks, Body Work. Objects of Desire in Modern Narrative, Cambridge (Massachusetts) et Londres, Harvard UP, 1993.
7 Voir : la synthèse de Loïc Wacquant sur toutes ces questions dans « Notes de lectures », Actes de la recherche en sciences sociales, no 104, sept. 1994, p. 47-55 ; Histoire du corps (xvi-xxe siècles), A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello (dir.), 3 vol., Seuil, 2005.
8 R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961, p. 29.
9 H. de Balzac, Traité de la vie élégante (1830), dans La Comédie humaine, op. cit., vol. XII, 1981, p. 224.
10 Ibid., p. 251.
11 É. Méchoulan, Le Corps imprimé. Essai sur le silence en littérature, Montréal, Éditions Balzac « L’Univers des discours », 1999, p. 229-230, note
12 H. de Balzac, Théorie de la démarche (1833), dans La Comédie humaine, op. cit., vol. XII, 1981, p. 280. Je souligne. Titre dorénavant abrégé en TD.
13 Voir sur ce point le travail de R. Borderie, Balzac peintre de corps. La Comédie humaine ou le sens des détails, Sedes, 2002, première partie : « Le corps physiognomonique », p. 18-57.
14 W. Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., chap, iii : « Le flâneur », Payot, 1982, p. 60-61. Les citations et numéros de pages dans la suite du texte concernent cet ouvrage.
15 Simone Delattre souligne qu’en 1832 sont abolies certaines pratiques de l’Ancien Régime des peines : on supprime la marque au fer rouge, le carcan, la possibilité d’amputer le poignet, pour mentionner quelques mesures du nouveau système pénal (Les Douze Heures noires, op. cit., p. 801).
16 H. de Balzac, Physiologie du mariage, dans La Comédie humaine, op. cit., vol. XI, 1980, p. 930. Je souligne. Pour une étude de cette apologie de la flânerie dans le contexte d’une interprétation psychanalytique, voir A.-M. Baron, « Passants et flâneurs », Le Fils prodige. L’inconscient de La Comédie humaine, Nathan, 1993, p. 56-57.
17 Voir l’étude de G. Houbre, « Les espaces parisiens de la civilité amoureuse dans la première moitié du xixe siècle », Les Espaces de ta civilité., A. Montandon (dir.), Éditions interuniversitaires, 1995,p. 311-337.
18 P. Loubier, « Balzac et le flâneur », art. cité, p. 153.
19 Ibid.
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