Chapitre 5
La résolution de problèmes comme objet : pratiques évaluatives des enseignant·es et activité de recherche des élèves
p. 135-202
Texte intégral
1Ce chapitre s’intéresse aux pratiques des enseignant·es et à l’activité des élèves dans le contexte d’un enseignement de la résolution de problèmes. Il s’appuie sur les résultats de nos deux thèses de doctorat et sur la collaboration que nos intérêts communs nous ont conduit·es à avoir assez tôt et qui se poursuit encore aujourd’hui. Comme cela a été dit dans l’introduction de ce livre, la recherche doctorale de Chanudet (2019a) porte sur les pratiques évaluatives des enseignant·es en résolution de problèmes au secondaire I à Genève, et celle de Favier (2022), sur les démarches de résolution de problèmes par essais et ajustements mises en œuvre par des élèves du primaire et du secondaire I à Genève. Ces deux recherches nous ont alors conduit·es à nous intéresser conjointement à ce qui pouvait être visé en termes de savoirs et d’apprentissages associés à la résolution de problèmes de type « problèmes pour chercher », c’est-à-dire des problèmes « objets d’enseignement » (voir chapitre 1). Cela nous a amené·es à identifier des raisonnements et des démarches spécifiques aux mathématiques mises en jeu lors de la résolution de ce type de problèmes.
2Nous avons choisi de ne pas présenter nos travaux de manière chronologique, mais plutôt selon une logique thématique reconstruite a posteriori. Nous commencerons ainsi par présenter nos travaux communs avant de nous centrer sur les pratiques des enseignant·es (thèse de Chanudet) puis sur celles des élèves (thèse de Favier).
3Pour que les lecteurs et lectrices comprennent bien le contexte dans lequel nos travaux s’inscrivent, nous présentons, dans la première section, le contexte spécifique d’un cours dédié à la résolution de problèmes et sur lequel s’appuient nos travaux communs, avant de présenter quelques repères théoriques relatifs aux apprentissages possibles en résolution de problèmes et de montrer en quoi ils peuvent permettre de soutenir sur le long terme le travail des enseignant·es dans la conception de leur enseignement et la mise en œuvre de leurs séances. Nous nous appuyons notamment sur des propos d’enseignant·es échangés dans le cadre d’un travail collaboratif d’élaboration de ressources et sur un sondage réalisé auprès d’une soixantaine d’enseignant·es qui donnaient ou avaient donné récemment ce cours au moment de l’étude.
Prendre en compte les démarches et raisonnements mathématiques en jeu lors de la résolution de problèmes
Le contexte du cours de démarches mathématiques et scientifiques : une spécificité d’un enseignement de la résolution de problèmes
4À Genève, en complément des cours ordinaires de mathématiques, le cours de « démarches mathématiques et scientifiques1 » (DMS) fait de la résolution de problèmes un objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière2.
5Ce cours s’adresse aux élèves de 10e et 11e années du Cycle d’Orientation (élèves de 13 à 15 ans) du profil Sciences (S) de la section « Littéraire et Scientifique » (LS). En 10e année, le cours ne porte que sur les mathématiques et est donné à raison d’une période de 45 minutes d’enseignement par semaine, alors qu’en 11e, il porte sur les sciences et se déroule sur deux périodes. Les élèves peuvent provenir de différentes classes et avoir un·e enseignant·e différent·e, c’est donc un dispositif autonome particulier.
6Le programme cantonal qui précise le cadre de ce cours souligne que, en 10e, il « vise au développement des compétences des élèves dans les stratégies de résolution de problèmes mathématiques » (DIP DGEO SEE, 2020, p. 4) dans la perspective d’un travail autour de la démarche scientifique et des règles du débat. Il doit cibler un travail sur le processus de résolution davantage que sur les notions mathématiques. En 11e année, c’est davantage l’étude comparée du raisonnement en mathématiques et en sciences de la nature en termes de démarche scientifique et de modélisation qui est visée. Le fait que ce cours s’articule sur deux années et que les visées de chaque niveau soient pensées dans la continuité est un premier indicateur de la perspective institutionnelle à long terme de ce cours.
7En 10e année, le programme en vigueur jusqu’en 2017 met en avant des apprentissages visés qui sont, selon nous, soit très généraux, soit relativement flous. En effet, outre les éléments susmentionnés (travail sur la démarche scientifique via les stratégies de résolution entendues comme : analogie ; tâtonnement – essais, exemples, contre-exemples ; chaînage avant/arrière ; étude systématique des cas et exhaustivité des solutions ; et initiation à la démonstration), les indications données aux enseignant·es mettent en avant les problèmes ouverts comme types de problèmes à proposer aux élèves. Le programme présente un modèle de résolution de problèmes inspiré de celui proposé par Pólya (1945) et dont le caractère linéaire a été largement remis en cause aujourd’hui (Favier, 2022 ; Julo, 1995 ; Rott, 2012b ; Schoenfeld, 1985, voir aussi le chapitre 1 de cet ouvrage) comme le rappelle Julo :
On a souvent voulu découper cette démarche [de résolution] en opérations successives : lire l’énoncé, comprendre le problème, définir un plan… Pourtant, ni la construction de la représentation, ni la résolution d’un problème en général, ne sont des processus linéaires. (Julo, 1995, p. 29)
8Enfin le programme présente le dispositif associé à l’évaluation de ce cours, à savoir la narration de recherche (Bonafé et coll., 2002 ; Chevallier, 1992). Nous y revenons plus en détail dans la suite de ce chapitre.
9À partir de la rentrée 2017, le programme change de forme afin d’être homogène avec le Plan d’études romand. Les apprentissages désignés et détaillés ici sont structurés en quatre rubriques : « connaissances méthodologiques », « mise en œuvre des démarches », « méthodes spécifiques » et « recherche ». Pour autant, il n’est pas simple de s’y retrouver puisque ces quatre apprentissages se déclinent en un peu moins de trente attentes fondamentales là aussi d’ordres différents. À titre d’illustration, prenons l’exemple de l’apprentissage « mise en œuvre de démarches », pour lequel cohabitent des éléments comme « l’élève trie et organise des informations (liste, tableau, schéma, croquis…) » que nous associons à une compétence d’ordre plutôt méthodologique, et « l’élève utilise les stratégies de résolution : l’étude systématique des cas » que nous associons à un mode de raisonnement déductif spécifique aux mathématiques. Si tous ces éléments sont effectivement liés à la résolution de problèmes, leur juxtaposition sous forme d’une liste assez impressionnante nous semble peu opérationnelle et plutôt susceptible d’entretenir la confusion entre faire des mathématiques et apprendre des mathématiques, oscillant entre types de raisonnement, heuristiques, micro et macro-compétences.
10Avec ces instructions officielles, les enseignant·es disposent d’une ressource spécifique à ce cours, appelée « Réserve d’activités », téléchargeable en ligne, et contenant une liste d’une quarantaine de problèmes3 qui viennent en complément à ceux du chapitre « Recherche & Stratégies » des moyens d’enseignement romands pour la classe de 10e. Les problèmes de la « Réserve d’activités » sont classés selon deux critères croisés : les axes thématiques (numération, géométrie, etc.) et des éléments associés à la résolution de problèmes (initiation à la démonstration, chaînage avant/arrière, exemples/contre-exemples et exhaustivité). Ces éléments recouvrent des stratégies de résolution qui apparaissent dans les attentes fondamentales du programme, mais pas toutes, auxquelles s’ajoute l’« initiation à la démonstration », thème qui semble difficile à cerner en l’état.
11Pour résumer, l’analyse que nous faisons des prescriptions successives de ce cours montre un manque de clarté quant aux objectifs d’apprentissage visés. Ils étaient flous et généraux initialement avant de devenir très denses à partir de 2017. Dans les deux cas, ils nous semblent peu opérationnels pour élaborer un enseignement consistant de la résolution de problèmes. Une autre contrainte importante de ce cours relève de l’évaluation et du temps qui doit lui être consacré. Ceci nous amène à nous questionner plus en détail sur les apprentissages qui peuvent être visés par les enseignant·es, et en conséquence sur ce qui peut être évalué.
Apprentissages de démarches et de modes de raisonnement comme enjeux possibles d’un enseignement de la résolution de problèmes
12Dans ses travaux sur les « problèmes pour chercher » à l’école primaire, Houdement (2009) identifie trois objectifs d’apprentissage possibles associés à la pratique de la résolution de problèmes : le réinvestissement de savoirs, l’apprentissage de raisonnements et l’apprentissage de validations. Le fait de réinvestir des savoirs est très articulé aux notions et aux concepts mathématiques qui sont travaillés dans les cours ordinaires de mathématiques, et il est souvent facile d’identifier ces savoirs visés. Par contre, il nous semble plus complexe, mais aussi plus intéressant, d’identifier les raisonnements ou les aspects de preuve qui peuvent constituer des éléments à apprendre de la résolution de problèmes. C’est pourquoi nous avons choisi de nous intéresser plus en détail à ce qui peut être un dénominateur commun à des problèmes pouvant sembler a priori, très différents. Ainsi, la volonté de déterminer spécifiquement en quoi peuvent consister de tels apprentissages en lien avec la preuve et le raisonnement nous invite à caractériser finement le raisonnement mathématique et les différentes formes qu’il peut prendre.
13Pour cela, nous nous appuyons sur les travaux de Jeannotte (2015). En effet, la synthèse réalisée à partir d’un corpus de travaux fondateurs traitant du raisonnement mathématique (Duval, 1995 ; Pedemonte, 2002 ; Pierce, s. d. ; Toulmin, 1958, 2007) lui a permis d’élaborer et de valider un modèle conceptuel du raisonnement mathématique pour l’enseignement et l’apprentissage au primaire et au secondaire. Ce modèle met en avant la complémentarité de deux points de vue : l’aspect structurel et l’aspect processuel du raisonnement mathématique.
14Le premier permet de prendre en compte la structure du raisonnement et de « décrire les éléments constitutifs d’un pas ou d’un enchaînement de pas et les relations qu’ils entretiennent entre eux » (Jeannotte, 2015, p. 124). Cela conduit à définir deux grands types de raisonnements qui peuvent faire l’objet d’apprentissages à l’école ; le raisonnement déductif et le raisonnement inductif.
15Un pas déductif permet d’inférer une affirmation à partir de données et d’une règle. La nature de la règle nous conduit à distinguer deux cas : lorsqu’elle s’appuie sur des propriétés mathématiques, nous parlons de raisonnement hypothético-déductif ; lorsqu’elle est élémentaire, en lien avec les règles de logique mathématique (tiers-exclu par exemple), nous parlons de raisonnement par implication logique. En mettant en jeu de tels raisonnements, la preuve est assurée par le fait que si la règle et les données sont vraies alors l’affirmation obtenue est nécessairement vraie. Les raisonnements déductifs sont donc centraux dès lors que l’on cherche à prouver ou à démontrer en mathématiques. Certains de ces raisonnements se caractérisent par une chaîne spécifique de pas déductifs, comme dans le raisonnement par exhaustivité des cas, par disjonction de cas, par contraposée ou encore par l’absurde.
16La deuxième structure de raisonnement qui peut être travaillée avec les élèves est le raisonnement inductif. Gardes (2013) le caractérise comme « une manière de raisonner qui conduit à la découverte de lois générales en partant de l’observation d’exemples particuliers et de leurs combinaisons » (2013, p. 144). À partir de l’observation de données particulières, des régularités sont dégagées et conduisent à inférer une règle permettant le passage de ces données à une affirmation générale. Pour prouver que la règle inférée est vraie, il faut alors recourir à un raisonnement déductif puisqu’elle n’a qu’une certaine possibilité d’être vraie. Ce type de raisonnement est notamment mobilisé dans les démarches de type expérimental, ce qui ne suffit toutefois pas à les caractériser.
17Il est pour cela nécessaire de prendre en compte l’aspect processuel du raisonnement mathématique, c’est-à-dire la nature des processus impliqués. Cela permet de tenir compte de la dimension temporelle du raisonnement mathématique et du but visé, en lien avec les fonctions du raisonnement mathématique. Jeannotte (2015) regroupe ces processus en deux catégories : les processus de recherche de similitudes et de différences et les processus de recherche de validation, qui peuvent tous deux prendre appui sur le processus d’exemplification. Ainsi, nous caractérisons une démarche de type expérimental comme mobilisant et articulant les processus d’exemplification, d’identification d’une régularité, de conjecture et de généralisation. Ce dernier processus implique de recourir à un raisonnement déductif pour prouver la validité de la conjecture obtenue. Hersant (2010) précise en ce sens que : « La démarche expérimentale en mathématiques renvoie à la dialectique inductif-déductif et à la tension entre le registre des faits (empirique) et le registre des nécessités. » (p. 38.)
18Une autre démarche peut être caractérisée par la nature des processus en jeu. Il s’agit de la démarche d’ajustements d’essais successifs qui consiste à exemplifier, comparer l’écart entre le résultat obtenu et le résultat attendu et ajuster ses essais pour s’en approcher. Faisant partie des problèmes dits d’existence, la preuve consiste alors à exhiber une solution satisfaisant les conditions du problème, donc à prouver par ostension.
19Nous résumons dans le schéma ci-dessous les différentes démarches, modes de raisonnement et modes de preuve qui peuvent être mobilisés par les élèves (figure 26).
20La diversité de ces manières de raisonner en mathématiques conduit à questionner tout d’abord le choix des problèmes proposés aux élèves. En effet, les élèves ne vont pas mobiliser les mêmes démarches, modes de raisonnement ou de preuve en fonction du problème traité. Cela conduit de plus à questionner l’articulation des problèmes proposés aux élèves sur l’année scolaire et donc à se placer dans la perspective d’apprentissages qui se pensent sur un temps long. Ce sont ces différentes temporalités que nous questionnons dans la suite.
Différentes temporalités à prendre en compte
21Dans cette section, nous revenons dans un premier temps sur le choix des problèmes à proposer aux élèves, et sur les critères que retiennent les enseignant·es pour le faire. Dans un deuxième temps, nous nous saisissons de la question de la planification et donc d’un apprentissage de la résolution de problèmes à penser dans la durée.
Le choix des problèmes
22Afin de mieux appréhender les pratiques déclarées des enseignant·es, nous nous appuyons sur les analyses des réponses à un questionnaire proposé dans le cadre de la thèse de Chanudet (2019a). Ce questionnaire était adressé à des enseignant·es dispensant le cours de DMS au cours de l’année scolaire 2015 ou l’ayant dispensé dans les quelques années précédentes. Nous nous intéressons en particulier à une question à laquelle ont répondu cinquante-cinq enseignant·es : « Indiquez deux critères essentiels pour vous quand vous choisissez un nouveau problème à soumettre aux élèves ». Pour analyser les réponses obtenues (108 critères recueillis), nous utilisons les différents potentiels définis par Georget (2009), qui permettent de caractériser les activités de recherche et de preuve entre pairs (p. 78-80), c’est-à-dire des problèmes qui sont proposés aux élèves dans le but de les faire chercher.
- Le potentiel de recherche est constitué des éléments permettant aux élèves de chercher un problème nouveau (le problème ne doit pas se résoudre par la seule application de techniques connues des élèves). Le potentiel de recherche d’un problème est d’autant plus important qu’il suscite l’intérêt et la curiosité́ chez les élèves et qu’elles et ils ont plusieurs moyens de chercher à le résoudre. Cela permet de faciliter leur implication dans la recherche ainsi qu’une bonne dévolution du problème.
- Le potentiel de résistance et le potentiel de résistance dynamique regroupent les éléments qui assurent que le problème résiste aux tentatives des élèves pour le résoudre. La résistance assure que la résolution sera possible et ne sera pas trop rapide. La résistance dynamique caractérise le fait que les élèves trouvent au cours de leur recherche des éléments leur permettant d’avancer et de mesurer leur proximité avec la solution du problème.
- Le potentiel de débat rassemble les éléments permettant de favoriser un débat de nature mathématique entre élèves.
- Le potentiel didactique délimite les savoirs pouvant émerger de la recherche du problème. Nous distinguons, comme Georget, les savoirs qui se réfèrent à des notions et des techniques mathématiques et ceux qui sont de l’ordre des savoirs propres à la résolution de problèmes comme par exemple les démarches et modes de raisonnement qui nous intéressent ici.
23Il nous semble intéressant de souligner que la prise en compte des potentiels de recherche, de résistance et de résistance dynamique permet d’interroger la dévolution du problème aux élèves, tandis que le potentiel didactique questionne ce qui peut se jouer dans le processus d’institutionnalisation.
24Nous avons donc considéré chaque critère donné par les enseignant·es et l’avons associé, lorsque cela était pertinent, à l’un des cinq potentiels décrits précédemment. Voici des exemples de réponses pour illustrer les potentiels les plus représentés :
- Potentiel de recherche : « le nombre de résolutions différentes possibles », « possibilité d’aborder le problème de différentes manières » ;
- Potentiel de résistance : « un problème dont la solution n’est pas immédiate », « niveau de difficulté suffisant » ;
- Potentiel didactique : « le problème ne doit pas faire appel à des connaissances de maths de 10e », « aborder différents thèmes mathématiques » qui sont dans ce cas en lien avec des notions mathématiques ;
- Autres : « faisable en 45 minutes », « il doit paraître “évaluable” ».
25Le tableau suivant (tableau 22) récapitule la répartition des critères en fonction de chaque potentiel. Remarquons au passage qu’une même personne a pu proposer deux critères différents qui se réfèrent au même potentiel.
Tableau 22. Répartition des réponses en fonction des potentiels (Georget, 2009)
Potentiels | Nombre de réponses | Pourcentage |
Potentiel de recherche | 37 | 34 % |
Potentiel de résistance | 18 | 17 % |
Potentiel de résistance dynamique | 2 | 2 % |
Potentiel de débat | 2 | 2 % |
Potentiel didactique (lié à des notions mathématiques) | 17 | 16 % |
Potentiel didactique (lié à la résolution de problèmes) | 9 | 8 % |
Autres (durée, évaluation, etc.) | 23 | 21 % |
26Nous constatons que trois potentiels – recherche, résistance et didactique – regroupent 75 % des réponses. De plus, la moitié des critères se concentre sur les dimensions de recherche et de résistance, ce qui laisse penser que les enseignant·es souhaitent proposer avant tout un problème qui en soit véritablement un pour les élèves, alors que les deux potentiels didactiques représentent 24 % des réponses. Les enseignant·es mettent donc davantage l’accent sur des critères qui visent à s’assurer d’une bonne dévolution du problème, que sur des critères relatifs au processus d’institutionnalisation et sur ce que les élèves peuvent apprendre à l’issue de telles recherches. Ceci fait écho à ce que souligne Mercier (2008) lorsqu’il dit que le mot d’ordre institutionnel « faire des mathématiques, c’est résoudre des problèmes » (p. 99) peut aboutir à certaines pratiques enseignantes pour lesquelles l’activité de recherche des élèves prend le pas sur les connaissances et les savoirs mathématiques. Il complète en précisant que « pour enseigner, un professeur doit être capable d’identifier la part d’apprentissage nécessaire qui se manifeste à travers les pratiques de ses élèves » (p. 111). Il souligne ainsi la nécessité que l’enseignant·e ne s’appuie pas seulement sur l’idée que le simple fait de chercher assure automatiquement des apprentissages et qu’elle ou il soit au clair avec ce que les élèves peuvent apprendre de la résolution d’un problème. Or ce que les élèves peuvent apprendre est justement pris en charge par le potentiel didactique. À ce sujet, pour ce qui est des critères associés aux notions mathématiques, nous devons préciser que se retrouvent comptabilisées ensemble les réponses des enseignant·es qui choisissent un problème parce qu’il fait travailler telle notion vue en cours de mathématiques (10 réponses), mais aussi les réponses de celles et ceux qui examinent justement les notions mathématiques pour s’assurer que le problème ne soit pas en lien avec les notions vues en cours ordinaire (4 réponses). On mesure ici un écart dans l’interprétation des prescriptions spécifiques à ce cours (rappelons que l’ensemble des élèves de 10e n’y participent pas), qui précisent pourtant clairement que :
[…] ce cours ne doit pas reprendre des contenus des progressions qui concernent l’ensemble des élèves de 10e, section LS – ni anticiper sur ceux de 11e. Ainsi, il serait opportun d’aborder dans cette période des activités provenant d’un domaine différent de celui étudié en même temps dans le cours de base. (DIP, 2013, p. 18)
27Enfin, ce sondage fait ressortir de manière assez nette la faible proportion (8 % seulement) de réponses en lien avec le potentiel didactique en termes d’apprentissages liés à la résolution de problèmes. Cet aspect est pourtant la priorité de ce cours. Il semble donc, comme nous l’avons évoqué plus haut, que le manque de précision et d’opérationnalité des objectifs institutionnels ainsi que de la ressource de problèmes associés à ce cours peuvent rendre difficile la détermination d’objectifs didactiques et induisent des pratiques très hétérogènes. D’ailleurs, la dernière ligne du tableau 22 montre que des critères liés à l’évaluation (voir la deuxième section de ce chapitre à ce sujet) ou à la durée semblent prendre le pas sur des critères strictement didactiques puisque le pourcentage est presque aussi élevé (21 %). À la suite de notre étude, il nous semble qu’analyser les problèmes en termes de démarches et modes de raisonnement permettrait de (re)mettre la focale sur le potentiel didactique d’un problème en lien avec les objectifs du cours.
28Pour illustrer cette idée, revenons sur les observations que nous avons pu réaliser à l’occasion de notre participation à une commission qui était mandatée durant l’année scolaire 2019-2020 pour élaborer une ressource (constituée par un ensemble de problèmes) plus opérationnelle pour ce cours que celle alors utilisée. Cette commission était composée de quatre enseignant·es (dont trois découvraient cette manière d’analyser les problèmes et une avait participé à une formation continue sur ce sujet l’année précédente) et de l’auteur et autrice, en position de chercheur·es et formateur·trices d’enseignant·es. Dans ce cadre, nous avons fait le choix explicite de structurer la nouvelle ressource à partir de notre typologie des démarches et modes de raisonnement.
29Nous avons enregistré les discussions concernant les différentes phases du processus d’élaboration de la ressource. Pour chaque problème examiné (issus de diverses sources), les discussions visaient à décider si nous voulions ou non l’insérer dans la ressource en cours de constitution. L’analyse des discussions qui ont eu lieu lors des premières séances permet à la fois de confirmer les tendances qui se dégagent des résultats du questionnaire et de les illustrer. En effet, parmi les arguments avancés pour garder un problème, nous retrouvons : « il [le problème] est bien, car ils [les élèves] rentrent forcément dans le problème ça c’est sûr » ou « les élèves ont eu du plaisir » et également « on le garde […] il y a toutes ces solutions » à propos d’un problème qui offre différentes manières de formuler une conjecture. Ces différentes idées font écho au potentiel de recherche. Le potentiel de résistance est quant à lui souvent illustré par des propos relatifs à la durée de résolution envisagée pour les élèves, comme : « C’est vraiment pas très long […] on peut le changer pour que ce ne soit pas aussi rapide. » Le potentiel didactique est apparu également, en lien avec les notions mathématiques en jeu, comme dans cet extrait : « le [problème] 19, c’est pas mal c’est du calcul littéral […] il y a un peu de mise en évidence4 je le trouve pas mal » ou « ça leur rappelle la division avec reste il y a un contenu mathématique c’est pas mal ». Plusieurs séances de travail sur ces démarches et modes de raisonnement ont permis de faire émerger une autre manière de qualifier les problèmes comme en témoignent les propos suivants relatifs à un problème qui mobilisait plusieurs modes de raisonnement : « Ça mélange un peu […] ça montre qu’il est riche. » Ce terme de « riche » semble être porteur d’un potentiel didactique en phase cette fois-ci avec les prescriptions.
30Ces différents éléments montrent que, si les objectifs d’apprentissage ne sont pas clairement identifiés, les enseignant·es mobilisent des critères très hétérogènes et de surcroît pas forcément d’ordre mathématique pour analyser et choisir les problèmes, et donc pour organiser leur planification. Ceci nous interroge donc sur ce qui sera mis en avant comme « savoirs » à l’issue de la résolution de tels problèmes. Cette question de l’institutionnalisation se pose aussi bien à l’échelle d’une séance qu’à moyen ou long terme.
La planification
31Outre le choix de chaque problème, se pose aussi la question de penser la planification et l’articulation des problèmes à l’échelle de l’année, et ce, à l’appui de critères mathématiques. Dans la lignée des travaux de Julo (1995) notamment sur la notion de schémas de problèmes, nous faisons l’hypothèse que notre catégorisation des démarches, modes de raisonnement et de preuve en jeu lors de la résolution de problèmes est un outil pertinent pour élaborer une planification. En effet, Julo définit un schéma de problème comme les « traces laissées en mémoire par les situations rencontrées précédemment et organisées en objets structurés ayant un certain nombre de propriétés caractéristiques » (p. 90). L’idée est donc de multiplier les recherches de problèmes divers afin de permettre aux élèves à la fois d’enrichir leur mémoire des problèmes et de développer des schémas de problèmes. Les démarches et modes de raisonnement pourraient ainsi, selon nous, constituer les « propriétés caractéristiques » qui permettraient de structurer les schémas. L’émergence de ces différentes caractéristiques ne peut cependant se faire que par une confrontation bien orchestrée d’un certain nombre de problèmes similaires, c’est-à-dire mobilisant la même démarche ou le même mode de raisonnement. Cette confrontation implique, de plus, que les problèmes que les élèves vont rencontrer ne soient pas trop éloignés dans le temps pour pouvoir s’y référer plus facilement. Une planification qui pourrait intégrer ces contraintes serait l’enchaînement de trois ou quatre problèmes relevant d’un même mode de raisonnement et ainsi de suite, en parcourant toutes les démarches et tous les modes de raisonnement sur l’ensemble de l’année. Une limite, interprétable en termes de contrat didactique, a cependant été pointée par l’enseignante de la commission qui était déjà formée à cette manière d’envisager les problèmes. En effet, elle affirme « j’ai vu un biais enfin une conséquence que je n’avais pas envisagée parce que ça fait deux ans que je travaille avec les activités par type de raisonnement ; je les prépare puis ensuite j’évalue seulement à la fin ». Elle explique que suite à plusieurs problèmes qui mobilisent un raisonnement par implication logique qui pouvaient se représenter par un logigramme, les élèves ont cherché à utiliser un logigramme sur un autre problème qui, lui, relevait d’un raisonnement hypothético-déductif. Elle en conclut :
[… que] c’était bien de travailler par type de raisonnement, mais qu’il fallait que je ménage une plage plus grande à la fin de l’année dans laquelle on mettait tous les types de raisonnement […] je crois que c’est nécessaire à la fin de prévoir une plage suffisamment grande pour qu’eux-mêmes se disent « au fait je vais plutôt partir comme ça ou comme ça ».
32Sur ce point, une alternative serait peut-être d’envisager un enchâssement des problèmes par type de raisonnement de manière à ne pas renforcer ce contrat didactique, qui semble s’être installé entre les élèves et l’enseignante, qui veut que le problème de l’évaluation soit du même type que les deux ou trois derniers problèmes travaillés.
33Néanmoins, pour cette enseignante encore, le fait de proposer plusieurs problèmes relevant de la même démarche ou du même mode de raisonnement lui permet de concevoir ce qu’elle souhaite institutionnaliser auprès des élèves, ce qu’elle trouve par ailleurs plus intéressant que de le faire après chaque problème étudié. Elle situe donc l’institutionnalisation dans une perspective de long terme, s’appuyant sur la comparaison de problèmes dans le but de mettre en avant des caractéristiques communes liées à la démarche et au raisonnement en jeu. La question de l’institutionnalisation fait ainsi le trait d’union entre la double temporalité que nous avons interrogée ici. Il semble en effet important de se questionner sur les éléments à faire ressortir auprès des élèves localement, à l’issue de la recherche d’un problème, mais aussi à l’issue de la recherche de plusieurs problèmes, notamment lorsque ceux-ci relèvent du même mode de raisonnement ou de la même démarche.
Conclusion
34Dans cette section, nous nous sommes intéressé·es à la résolution de problèmes comme objet d’apprentissage dans le contexte du cours de DMS qui est spécifique au canton de Genève, mais nos conclusions peuvent dépasser ce seul contexte et s’appliquer à tout enseignement qui prend la résolution de problèmes comme objet central sur un temps suffisamment long et qui se fixe comme objectif de l’évaluer. Notre travail montre qu’une typologie selon les démarches et modes de raisonnement est un outil pour les enseignant·es qui leur permet de faire face à une certaine temporalité qui s’exprime selon deux niveaux différents. Le premier est celui du choix du problème à l’échelle de la séance. Le second est l’articulation des différents problèmes sur le long terme c’est-à-dire à l’échelle de l’année scolaire. Analyser les problèmes à la lumière des démarches et modes de raisonnement en jeu permet également de donner plus de poids au potentiel didactique dans le choix du problème, que ce soit pour développer les connaissances des élèves ou pour les évaluer. La question de l’évaluation de la résolution de problèmes est en effet une question vive en didactique des mathématiques.
35C’est pourquoi nous nous intéressons dans la suite aux pratiques évaluatives des enseignant·es, notamment dans le contexte spécifique du cours de DMS présenté auparavant. Pour cela, nous ciblons les problèmes qui correspondent à ce que Georget (2009) appelle les activités de recherche et de preuve entre pairs c’est-à-dire aux problèmes proposés aux élèves dans le but de les impliquer dans une véritable activité de recherche. Nous ne nous centrons pas sur un type particulier de démarche ou de raisonnement mathématique, mais considérons l’ensemble des problèmes présentés par les enseignant·es à leurs élèves. Notre travail est en ce sens complémentaire de celui que nous présentons dans la dernière section de ce chapitre qui s’intéresse à l’activité des élèves, dans le contexte plus spécifique des problèmes proposés pour travailler la mise en œuvre de démarches d’ajustements d’essais successifs.
36Nous nous centrons donc sur la question de l’évaluation des apprentissages des élèves en résolution de problèmes dans le contexte du cours de DMS, en identifiant les contraintes associées et en illustrant la manière dont les enseignant·es s’en saisissent et la mettent en œuvre. Nous commençons par présenter quelques éléments théoriques permettant de situer comment nous appréhendons l’évaluation des apprentissages des élèves, puis nous nous centrons sur la dimension certificative des pratiques évaluatives des enseignant·es avant de regarder leurs pratiques d’évaluation formative.
L’évaluation des apprentissages des élèves en résolution de problèmes
Repères théoriques généraux sur l’évaluation des apprentissages des élèves
37Quelle que soit la forme qu’elle prend, l’activité évaluative de la personne enseignante peut se caractériser à partir de quatre invariants (Allal, 2008b ; Mottier Lopez & Morales Villabona, 2018). Tout d’abord, l’enseignant·e doit définir l’objet de l’évaluation, c’est-à-dire ce qui va être évalué comme connaissances, compétences, et ce, notamment, à l’appui des programmes. Il s’agit ensuite de recueillir des informations en lien avec ce qui va être évalué, que ce soit de manière formelle ou informelle, à l’écrit ou à l’oral. Il faut alors interpréter ces informations. La production de l’élève peut ainsi être confrontée à des critères déterminés en fonction des objectifs fixés (Allal, 2008b ; Mottier Lopez, 2015). C’est ce qui constitue le référentiel explicite préexistant avec, dans ce cas, des attentes formelles, communicables, par exemple sous forme de grilles de critères d’évaluation. Pour autant, il est nécessaire de considérer conjointement plusieurs contextes, scolaires et extrascolaires, plusieurs cadres et référentiels, pour rendre compte de la manière dont s’opère le jugement professionnel de l’enseignant·e (Mottier Lopez, 2009, 2017 ; Mottier Lopez & Allal, 2008). Cela nous amène à ne pas oublier que l’enseignant·e peut aussi se référer à des référentiels implicites, qui émergent lors de la verbalisation de sa part pendant la correction (Mottier Lopez & Dechamboux, 2017, p. 4-5). Pour le cours de DMS, l’évaluation des apprentissages des élèves en résolution de problèmes appelle, peut-être plus encore que dans le cas de notions ou de concepts mathématiques plus clairement définis dans les programmes, la détermination claire de critères d’évaluation du fait de la complexité de l’objet d’apprentissage et des productions d’élèves associées. « Le regard à porter sur la production complexe de l’élève devra donc être multiple, organisé à travers des critères d’évaluation. » (Gerard, 2007, p. 7.) Dans le cas où il n’y a pas une réponse correcte et quand les réponses et les productions des élèves peuvent être très variées, il faut disposer de critères déterminant de manière précise les qualités attendues dans la production, de façon à permettre de limiter une subjectivité arbitraire dans l’appréciation de ces productions (Gerard, 2008, p. 105). Enfin, il faut prendre une décision et la communiquer, ce qui est corrélé à la fonction assignée à l’évaluation. Nous nous centrons tout d’abord sur la fonction certificative de l’évaluation, qui vise à certifier socialement, auprès de l’institution, des parents de l’élève et de l’élève elle ou lui-même, qu’à la fin de l’enseignement associé, elle ou il a acquis ou non les apprentissages visés (Allal, 2008a), avant de nous intéresser à sa fonction formative.
Contexte d’évaluation certificative du cours de DMS
38Le cours de DMS nous semble être un cas d’école intéressant pour questionner l’évaluation des apprentissages des élèves en résolution de problèmes puisqu’il fait l’objet d’une évaluation indépendante du cours ordinaire de mathématiques.
Une évaluation centrée sur la recherche
39En cohérence avec les objectifs institutionnels généraux visés, à savoir le « développement des compétences des élèves dans les stratégies de résolution de problèmes mathématiques » (DIP, 2020, p. 2), dans ce cours, l’évaluation doit porter « au moins pour deux tiers sur la recherche et sa restitution, et au plus un tiers sur les contenus » (Coordination des DMS, 2020, p. 5). L’institution préconise donc que l’enseignant·e s’appuie sur l’évaluation des démarches de recherche des élèves.
40Il est donc nécessaire d’avoir accès non seulement à la réponse, mais surtout à la recherche de l’élève. Or, en classe, d’ordinaire et sans dispositif particulier, l’élève n’est tenu de fournir que ce qu’elle ou il estime être la réponse correcte au problème, le travail de recherche restant de l’ordre de son travail privé (Coppé, 1998), il n’apparaît pas dans la production remise à l’enseignant·e. Entre ce que l’élève produit et ce qui est donné à voir à l’enseignant·e comme trace publique de son travail, il peut donc y avoir des écarts importants (Ibid.). C’est pourquoi une forme particulière de travail, la narration de recherche, a été prescrite par l’institution « comme le fil conducteur du cours de 10e » (Coordination des DMS, 2020, p. 5) et comme support principal pour l’évaluation.
Le dispositif de la narration de recherche comme support de l’évaluation
41« Une narration de recherche est l’exposé détaillé, écrit par l’élève lui-même, de la suite des activités qu’il met en œuvre lors de la recherche des solutions d’un problème de mathématiques » ((Pais, 1991, p. 25) cité par (Bonafé, 1993, p. 10)). Il y a de fait établissement d’un nouveau contrat qui doit permettre à l’enseignant·e un accès à la recherche des élèves :
Ce contrat engage les élèves à raconter du mieux possible toutes les étapes de leur recherche, joindre éventuellement leurs brouillons, préciser les aides éventuelles, expliquer comment leur sont venues de nouvelles idées. En échange l’enseignant s’engage à faire porter son évaluation sur les points évoqués ci-dessus, sans privilégier la solution. (Bonafé, 1993, p. 5‑6 ; Chevallier, 1992, p. 73)
42En demandant aux élèves de rédiger une narration de recherche, il n’est pas seulement attendu qu’elles ou ils donnent la solution du problème qui leur est posé, mais aussi racontent, selon un récit structuré et exhaustif, tout ce qui les y aura menés. Ce dispositif est mis en avant comme un instrument d’observation des démarches de pensée et des concepts utilisés par les élèves en situation de recherche de problèmes. Précisons toutefois qu’il n’a pas été conçu initialement comme un dispositif d’évaluation, mais bien comme un moyen de porter une attention particulière aux démarches de recherche des élèves et de les promouvoir.
43Nous poursuivons l’analyse des pratiques évaluatives dans le cadre du cours de DMS, en étudiant les cas de trois enseignant·es. Sur cette base, nous proposons des pistes pour dégager des outils pour l’évaluation de la résolution de problèmes en lien avec les démarches et modes de raisonnement (DMR) présentés plus en détail au début de ce chapitre.
Pratiques d’évaluation certificative en résolution de problèmes
44Dans le cadre du travail de doctorat déjà mentionné (Chanudet, 2019a), nous avons suivi une enseignante et deux enseignants dispensant le cours de DMS durant l’année scolaire 2016-2017 ; Salomé, Rémi et Paul. Pour cela, nous avons recueilli l’ensemble des problèmes proposés à leurs élèves pendant l’année scolaire ainsi que l’ensemble des problèmes proposés en vue d’une évaluation certificative. Nous avons par ailleurs récolté les grilles d’évaluation utilisées. Précisons que Salomé et Rémi travaillent dans le même établissement, et que Salomé donne ce cours pour la première fois, Rémi pour la deuxième et Paul depuis longtemps.
Étude de l’articulation entre problèmes ordinaires et problèmes proposés en évaluation
45Nous nous appuyons sur l’analyse de l’ensemble des problèmes, évalués ou non, auxquels se réfèrent les trois enseignant·es de l’étude, à l’appui des DMR en jeu dans les problèmes choisis. Nous nous intéressons dans un premier temps à la question de l’articulation entre les problèmes proposés sans donner lieu à une évaluation certificative et ceux qui y conduisent.
46Salomé s’appuie sur ce qu’elle appelle, en accord avec le programme du cours et les catégories mises en avant dans la réserve d’activités, les « stratégies de résolution » mobilisées lors de la résolution des problèmes pour sélectionner ceux qu’elle propose et organiser leur progression sur l’année. Elle propose ainsi successivement plusieurs problèmes mobilisant les mêmes DMR avant de passer à un autre type de DMR. Elle attend des élèves qu’elles et ils soient capables de transférer les stratégies déjà rencontrées à de nouveaux problèmes. Elle nous dit en entretien :
J’ai fait un peu de logique, enfin je suis passée par deux ou trois choses et puis là je reviens, je refais […] Enfin qu’ils voient un peu tout et que ça revienne. […] Après il y a les différents types de problèmes. J’aimerais qu’ils aient vu un peu chaque type. Il y a exhaustivité, exemple, contre-exemple… donc ça, je crois, j’espère que j’ai tout vu. Et qu’ils aient un exemple de chaque type qu’ils puissent reproduire.
47Chaque problème qu’elle propose en évaluation est ainsi fortement articulé avec ceux travaillés durant les séances ordinaires, et très souvent avec celui étudié juste avant, du point de vue des DMR en jeu. Nos entretiens confirment qu’elle cherche à évaluer la capacité des élèves à mobiliser, face à un nouveau problème, les stratégies déjà rencontrées.
48Rémi affirme quant à lui ne pas chercher à proposer des problèmes en lien les uns avec les autres. Il vise avant tout à développer chez les élèves des compétences de collaboration et de persévérance. Le fait de proposer des problèmes nouveaux, non articulés avec ce qui a été fait précédemment peut être interprété comme allant en ce sens. Il choisit les problèmes qu’il propose en évaluation, non pas à partir de ce qui a été travaillé précédemment avec les élèves, mais en fonction du niveau de difficulté estimé du problème et de son propre intérêt pour le problème. Il nous dit : « en général je ne vais pas faire des exercices avant qui vont vraiment les guider pour l’évaluation ».
49Après plusieurs années d’expérience dans ce cours, Paul en est arrivé à considérer qu’un des enjeux est d’amener les élèves à mieux expliciter leur recherche, via le dispositif de la narration de recherche. D’un moyen d’accès aux démarches des élèves, la narration de recherche est devenue pour lui l’objectif d’apprentissage visé et un objet d’évaluation en soi, presque indépendant des mathématiques qu’elle doit a priori donner à voir.
C’est un truc que je mettrai en avant dès le début. Je ne dirai pas que c’est un cours de développements de mathématiques, je vais leur dire que c’est un cours de français rédaction. […] Ce que je vois c’est que leur entraînement est énorme du côté mathématique et presque nul du côté rédaction.
50Paul ne dispose cependant pas de critères mathématiques pour choisir et organiser les problèmes qu’il sélectionne, et il se fie pour cela beaucoup à son expérience. Cette absence de critères s’explique selon nous par le fait qu’il n’arrive pas à identifier clairement les objectifs d’apprentissage visés dans ce cours et à s’approprier les stratégies de résolution, comme il nous le dit en entretien. Paul nous dit : « l’évaluation c’est le problème lui-même », ce que nous interprétons comme la volonté d’évaluer, non pas une capacité à transférer une méthode de résolution, mais bien la capacité à résoudre des problèmes nouveaux. En étudiant spécifiquement les problèmes proposés en évaluation, il ressort cependant de cela qu’ils sont assez fortement corrélés aux problèmes travaillés en classe, au sens où ils mettent en jeu des DMR très souvent mobilisés précédemment. Mais si cette cohérence est bien appréhendée depuis notre point de vue de chercheuse, elle ne semble cependant pas sciemment recherchée par l’enseignant et donc mise en avant auprès des élèves.
51Notre étude nous amène donc à mettre en avant deux types de conceptions sur l’évaluation de la résolution de problèmes : celle de Paul et Rémi, pour qui évaluer les compétences des élèves en résolution de problèmes implique de leur faire rencontrer des problèmes nouveaux, et donc non articulés avec ce qui a été travaillé précédemment ; et celle de Salomé qui cherche à évaluer la capacité des élèves à mettre en œuvre les stratégies de résolution de problèmes déjà rencontrées.
52Cette différence peut s’expliquer selon nous, par le flou des instructions officielles du cours de DMS qui peut générer des difficultés quant à la définition d’objectifs d’apprentissage pour ce cours, donc a fortiori quant au choix et à l’organisation des problèmes, et à la définition d’objectifs et de critères d’évaluation. De fait Paul et Rémi semblent considérer chaque problème comme un défi nouveau à évaluer en tant que tel, la capitalisation des apprentissages n’étant qu’un effet cumulatif du temps, alors que Salomé au contraire envisage des apprentissages plus ciblés sur des savoir-faire présentés sous forme de stratégies.
53Nous allons maintenant analyser comment chacun·e s’y prend pour évaluer le travail des élèves, en commençant par regarder comment l’institution préconise que cette évaluation soit faite.
Étude des grilles d’évaluation utilisées par les enseignant·es
54Le choix de la narration de recherche comme support de l’évaluation du cours de DMS amène à réfléchir aux critères utilisés pour évaluer les productions des élèves. Ceux utilisés habituellement en mathématiques, portant par exemple sur la justesse du résultat ou des calculs, sur la bonne utilisation des théorèmes mobilisés, etc., ne semblent plus pertinents dans ce contexte. Les instructions officielles du cours précisent ainsi que l’évaluation « est basée non pas sur le fait d’avoir trouvé, ou non, la solution du problème mais sur les stratégies de résolution mobilisées et la qualité de la narration » (Coordination des DMS, 2020, p. 5). Ces deux orientations très générales ne semblent toutefois pas suffisantes pour constituer des critères d’évaluation. Afin de voir les choses plus en détail, nous analysons donc plus précisément les critères retenus par les trois enseignant·es de notre étude.
55Salomé s’est appuyée sur la grille utilisée par Rémi et sur une grille proposée en formation continue pour élaborer la sienne (figure 27). L’analyse des différentes versions auxquelles elle se réfère successivement montre qu’elle s’appuie sur des critères qui restent fixes et sur quelques critères qu’elle spécifie en fonction du problème étudié.
Figure 27. Grille d’évaluation utilisée par Salomé
Présentation | Titre, nom, prénom, classe | /1 |
Soin du travail (/propreté, écriture) | ||
Énoncé (appropriation du problème) | Reformuler la question en précisant ce que l’on cherche (sous forme de tableau, calcul, schéma) | /1 |
Dégager les points importants de l’énoncé | /2 | |
Style | Utilisation de phrases complètes | /1 |
Facilité de lecture | ||
Stratégie | Cohérence dans le raisonnement et l’enchaînement des actions | /4 |
Formulation explicite d’hypothèses | ||
Liste exhaustive des essais | ||
Les différents essais et leur vérification/validation sont clairement exposés : n’oublie pas de prouver tout ce que tu fais et de l’expliquer | ||
Description du raisonnement par l’utilisation de tableau, schéma ou autre | ||
Expliquer toutes les parties des calculs utilisés | ||
Trouver une FORMULE ALGÉBRIQUE qui décrit la logique du problème | /1 | |
Communication | Tous les essais sont décrits | /3 |
La narration permet de comprendre le déroulement de la recherche, pas d’étape implicite. Tout doit figurer par écrit | ||
Mention des idées erronées et mise en évidence des vérifications qui provoquent des changements de stratégies, mention d’aides éventuelles | ||
Sincérité du récit : faire part de ses doutes, de ses hésitations, décrire ses erreurs, structure du récit, emploi du « je » | ||
Technique | Les outils et concepts mathématiques sont utilisés correctement | /2 |
Les codes, notations, symboles utilisés, qui ne font pas partie du problème, sont définis | ||
Solution | Solution exacte | /2 |
Énoncé de la solution sous forme de phrase | ||
Total | /17 |
56Les différentes rubriques (notamment énoncé, stratégie, communication, technique) témoignent de sa volonté de prendre en compte divers aspects liés à la recherche, mais aussi à la narration. À la lecture des différents critères retenus, et vu le caractère redondant de certains, on note l’importance centrale qu’elle accorde à l’exhaustivité de la narration (« La narration permet de comprendre le déroulement de la recherche, pas d’étape implicite », « Liste exhaustive des essais », « Expliquer toutes les parties des calculs utilisés », « Tous les essais sont décrits », « Tout doit figurer par écrit »). Nos entretiens viennent confirmer que cette enseignante accorde beaucoup d’importance à ce que les élèves narrent entièrement leur recherche, ce qu’elle associe à la persévérance dans la recherche, comme on le voit dans cet extrait d’entretien quand elle nous dit que son objectif est « que [les élèves] persévèrent, qu’ils aillent au bout de la démarche, qu’ils arrivent à rédiger en entier la démarche ». Le fait que la rubrique relative à la recherche (« Stratégie ») soit celle à laquelle sont attribués le plus de points dans le barème vient toutefois modérer ce constat. On y retrouve en effet des critères relatifs aux essais, à la formulation d’hypothèses, à la production d’une formule, au test et à la validation/preuve de la formule trouvée. Il s’agit donc principalement de critères applicables dans des problèmes impliquant une démarche de type expérimental. De plus, Salomé distribue cette grille aux élèves en même temps que l’énoncé du problème à résoudre. L’ajout de certains critères spécifiques au problème étudié, comme ici « Trouver une FORMULE ALGÉBRIQUE qui décrit la logique du problème » ou sur un autre problème « Les outils et concepts mathématiques sont utilisés correctement : application du théorème de Pythagore » montre qu’elle cherche ainsi à orienter leur travail dès le début de leur recherche.
57Pour évaluer les narrations de recherche des élèves, Rémi utilise, quant à lui, tout au long de l’année, une seule et même grille. Cela semble par ailleurs cohérent avec sa vision très globale des problèmes, avec l’idée qu’un problème en vaut un autre puisque tous sont inédits, nouveaux (figure 28).
Figure 28. Grille d’évaluation utilisée par Rémi
Item | Détails | Points |
Présence | Restitution de la narration avec une rédaction significative | /6 |
Présentation | Soin apporté au travail (propreté, écriture) | /4 |
Style de la narration | Les phrases s’enchaînent, sont faciles à lire, la rédaction n’est pas faite dans un style télégraphique | /5 |
Énoncé | Compréhension et interprétation de l’énoncé | /5 |
Stratégie | Cohérence dans le raisonnement et l’enchaînement des actions | /10 |
Esprit critique : interrogations sur la validité des résultats, effectue des vérifications | ||
Communication | Toutes les idées, tous les essais sont décrits minutieusement | /15 |
La narration apporte des informations sur le déroulement de la recherche | ||
Mise en évidence des vérifications qui provoquent des changements de stratégies | ||
Sincérité du récit : fait part de ses doutes, de ses hésitations, décrit ses erreurs, emploie le « je » et mentionne s’il a reçu des aides | ||
Utilisation des mathématiques | Les calculs sont justes | /5 |
Les graphiques sont corrects | ||
Les tracés géométriques sont justes | ||
Bonus | Persévérance dans la recherche, ingéniosité | /5 |
Résultat | Juste ou faux | /1 |
Total de points | /50 |
58L’analyse des dimensions (items) et des critères retenus (détails) fait, là encore, ressortir différents points de vue que Rémi cherche à adopter sur les productions. Cependant, la rubrique relative à la recherche « Stratégie » ne compte que pour un cinquième du total des points attribués, tandis que les parties « Communication », « Présence » et « Style de la narration », toutes relatives à la narration, comptent pour plus de la moitié. Le barème montre donc que la recherche est moins prise en compte que la narration dans l’évaluation, alors même que Rémi n’affiche pas d’intention en ce sens. Par ailleurs, selon des contraintes qu’il s’est lui-même fixées, Rémi impose que chaque problème soit étudié sur une période de cours au maximum. Ceci contraint les élèves à rédiger leur narration de recherche pendant la même séance que la recherche elle-même, ce qui n’est pas le cas des deux autres enseignant·es qui laissent pour cela au moins une période supplémentaire aux élèves. Cette contrainte temporelle influence ses exigences, non pas en termes de qualité mais de quantité de travail effectué, comme il nous le dit lors d’un entretien :
Si je les avais 2 h, je serais plus sévère dans ce que j’attends d’idées qu’ils vont avoir. Donc là s’ils ont deux idées pour moi c’est suffisant, peut-être que s’ils avaient deux heures [de cours consécutives] peut-être qu’il me faudrait vraiment trois idées.
59Quant à Paul, il a évolué. Il indique que jusqu’à peu, il n’utilisait pas de critères pour évaluer les productions de ses élèves et fonctionnait selon ses propres termes au feeling. Il proposait ainsi plutôt de petits exercices que de réels problèmes de recherche. Il se focalise désormais davantage sur la démarche de recherche et sur la narration associée que sur le résultat obtenu. Aussi a-t-il eu recours, pendant l’année où nous l’avons observé, à différents critères d’évaluation, variables d’un problème à l’autre jusqu’à l’obtention d’une grille de critères stabilisée. Celle-ci contient à la fois des critères liés à la recherche et à la narration (« Rédaction/texte », « La recherche », « Les maths »), mais aussi des rubriques plus subjectives (« En classe », « Commentaire perso ») qui lui permettent de moduler la note finale de sorte qu’elle soit en accord avec son ressenti par rapport à la qualité de la production.
[Ma grille] me laisse la liberté de jouer avec le travail en classe, les commentaires personnels, de mettre des points pour ajuster. […] alors qu’avant c’était, le feeling, le même feeling que j’essaie d’avoir en ayant une grille.
60Il semble concevoir la grille d’évaluation qu’il utilise davantage comme un moyen de justifier les notes qu’il attribue, que comme un outil lui permettant de soutenir son activité évaluative.
Pistes pour l’évaluation de la résolution de problèmes
61Nos analyses, dont nous venons de donner un court aperçu, montrent que, même si cela n’est pas spécifique à la résolution de problèmes, l’évaluation est complexe et amène à des pratiques très hétérogènes chez les enseignant·es, à la fois quant au choix des problèmes donnés en évaluation et à leur articulation avec le reste du travail en classe, mais aussi quant au choix des critères retenus pour évaluer les productions des élèves. Les résultats d’une étude complémentaire que nous avons menée (Chanudet, 2019b) suggèrent que pour les enseignant·es, la dimension « narration » est plus simple à évaluer que la dimension « recherche ». Cela peut sembler a priori surprenant de la part de spécialistes des mathématiques qui n’ont pas été formé·es pour enseigner et évaluer des compétences langagières. Mais selon nous c’est surtout symptomatique des difficultés éprouvées quant à l’enseignement de la résolution de problèmes sur la détermination des savoirs visés et, a fortiori, sur leur évaluation.
62Nous souhaitons donc conclure cette section en montrant en quoi la prise en compte des DMR en jeu dans les problèmes nous semble pouvoir constituer un outil facilitant pour l’évaluation dans le contexte d’un enseignement de la résolution de problèmes.
63Nous avons pu voir que les enseignant·es rencontrent parfois des difficultés à sélectionner les problèmes pour l’évaluation et à les articuler avec ceux travaillés pendant les autres séances. Le fait d’identifier les DMR en jeu dans les problèmes peut en ce sens être un outil d’aide pour mieux faire cette sélection, mais aussi travailler des problèmes de même type, en faisant ressortir des caractéristiques propres émanant de la comparaison entre problèmes mobilisant les mêmes DMR ou entre problèmes conduisant à différents DMR. C’est encore une aide pour choisir en évaluation un problème mobilisant une démarche ou un mode de raisonnement déjà travaillé avec d’autres problèmes et ainsi mieux articuler les problèmes travaillés en séance avec ceux proposés en évaluation, sur la base d’un critère mathématique, et limiter de ce fait le caractère subjectif du choix du problème donné en évaluation.
64Nous avons de plus souligné la place importante qu’occupe la narration de recherche dans les pratiques évaluatives des enseignant·es, jusqu’à en faire, pour l’un, un objet d’évaluation en soi, voire le seul. Pour autant, il semble que certains problèmes se prêtent mieux à la narration que d’autres ou, pour le dire autrement, certains problèmes se prêtent mal à une narration. Ainsi, les problèmes conduisant à mobiliser un raisonnement par implication logique amènent à effectuer des déductions souvent difficiles et longues à transcrire par écrit pour l’élève, tout autant qu’à suivre pour le lecteur. Nous donnons ci-dessous l’exemple du problème intitulé En avion issu du chapitre « Recherche et Stratégie » des moyens d’enseignement romands de 10e (figure 29) :
65Les élèves auxquel·les ce problème a été présenté devaient rédiger une narration de leur recherche. Nous présentons ci-dessous une production d’un groupe de deux élèves, toutes deux en réussite dans le cours de DMS, qui est la plus claire et la plus complète parmi l’ensemble des textes produits par les élèves de cette classe (figure 30).
66Nous voyons que ces deux élèves ont verbalisé, de manière exhaustive et structurée, l’ensemble des déductions qu’elles ont opérées et qui sont synthétisées dans le logigramme qui clôt leur production. La lecture de leur texte permet certes de reconstituer pas à pas leur cheminement, mais on constate à quel point cela est difficile à suivre pour le lecteur. Ce dernier doit en effet vérifier à la fois que les informations extraites de l’énoncé sont correctes, que chaque pas de déduction est valide, et que le logigramme est conforme au raisonnement mené (ce qui nécessite donc de remplir un logigramme en parallèle). Pour les élèves, on peut imaginer la difficulté que représente, la mise en mots, a posteriori, de chacun des pas élémentaires de raisonnement qui les a menées au résultat. D’ailleurs, nous pouvons nous poser la question des apports de telles verbalisations, concernant ce type de problèmes, au niveau des apprentissages des élèves. Enfin, et surtout, il nous semble que le seul tableau présenté à la fin de la recherche (dont elles précisent au début de leur narration qu’il a été le support de leur réflexion), permet d’attester de la validé du raisonnement mené. Étant donné qu’il y a presque 8 millions de configurations possibles, il semble peu probable que les élèves trouvent la bonne réponse par hasard (même en ne considérant que les réponses aux quatre questions posées dans le problème, cela représente encore 256 quadruplets différents). Le fait qu’elles soient parvenues à attribuer correctement les caractéristiques à chaque passager permet d’assurer presque de facto que le raisonnement et les déductions qu’elles ont menées sont correctes. La narration de recherche n’apporte que peu d’informations complémentaires quant à la démarche adoptée par les élèves. Elle peut même, du fait de l’explicitation de l’ensemble de la démarche demandée aux élèves, sembler contradictoire avec un travail sur les logigrammes qui vise à condenser le raisonnement mené.
67Ainsi, même pour les élèves qui n’auraient pas réussi à résoudre le problème, la rédaction a posteriori d’une telle narration de recherche ne semble pas présenter de réelle plus-value. En effet, dans le cas où l’élève n’a pas mis en œuvre le bon mode de raisonnement (par exemple, s’il a mobilisé une démarche d’ajustements d’essais successifs en remplissant la grille avec quelques informations issues de l’énoncé, puis en plaçant les autres éléments au hasard avant de vérifier l’absence de contradictions avec chacune des informations de l’énoncé), même si la narration peut permettre à l’enseignant·e de comprendre le type de raisonnement mené, il serait préférable de le repérer en cours de recherche afin de réguler directement l’activité de l’élève. Dans le cas où l’erreur de l’élève se situe au niveau de la mobilisation d’un pas déductif et qu’elle ou il a par ailleurs opéré au fur et à mesure des déductions correctes, l’erreur qui va apparaître dans la narration est ponctuelle et peu significative. Au final, il nous semble donc très coûteux et peu pertinent de demander aux élèves de rédiger des narrations de recherche sur ce type de problèmes dont la résolution à l’aide d’un logigramme paraît plus pertinente.
68À l’inverse, les problèmes mobilisant une démarche de type expérimental sont de bons candidats pour rendre compte par écrit de la recherche menée. En effet, la manière dont les essais amènent à repérer une régularité, les conjectures qu’ils permettent de formuler et les moyens adoptés pour chercher à les valider ou les invalider se racontent plus aisément et permettent au lecteur de suivre la démarche de l’élève. Prenons en ce sens l’exemple du problème intitulé « Les châteaux de cartes » présenté sur le site Sésamath5 avec cet énoncé (figure 31) :
Pour construire un château de cartes à un étage il faut 2 cartes, pour un château de cartes à deux étages il faut 7 cartes et pour un château de cartes à trois étages il faut 15 cartes. Combien faut-il de cartes pour construire un château à 7 étages ? À 30 étages ? À 100 étages ?
69Nous présentons ci-dessous la narration de recherche d’un élève sur ce problème (figure 32).
70La narration rédigée par l’élève permet de voir les pistes suivies (tout d’abord le dénombrement sur le schéma pour 7 étages, puis la recherche d’une formule plus générale pour 30 étages puis pour 100 étages) et celles abandonnées (la tentative de représentation schématique pour 30 étages), les conjectures retenues (calculer la somme de la somme des doubles des entiers de 1 à 30 et de la somme des 30 premiers entiers) et les conjectures invalidées (calculer la somme des doubles des entiers de 1 à 30 et de 30) et la manière dont l’élève les a invalidées (ici en testant la conjecture pour 3 étages, sachant que l’élève connaissait alors le résultat correct et a pu le comparer à la valeur théorique obtenue à partir de la formule). La narration ainsi rédigée permet notamment à l’enseignante de voir comment l’élève articule les phases d’essais et de conjecture, et à défaut de pouvoir ici prouver leur résultat, de voir s’il teste et comment il teste les conjectures émises. La seule communication de la solution finale retenue par l’élève n’aurait de manière certaine pas permis à l’enseignante d’accéder à ces aspects centraux d’une démarche de type expérimental.
71Mais au-delà des productions écrites, les enseignant·es peuvent aussi s’appuyer sur leurs discussions informelles avec les élèves pour obtenir des informations sur leurs raisonnements, leurs difficultés, leurs erreurs, leur représentation des problèmes, et les amener à progresser. C’est l’objet de la section suivante.
Pratiques d’évaluation formative en résolution de problèmes
72Nous interrogeons maintenant la manière dont les enseignant·es interagissent avec les élèves pour favoriser leur activité en résolution de problèmes et pour les aider à progresser. Nous mettons donc l’accent sur la fonction formative de l’évaluation. Nous nous demandons plus précisément : comment s’opèrent les échanges verbaux entre élèves et enseignant·es lors de séances dédiées à la résolution de problèmes ? Comment contribuent-elles à faire avancer les élèves dans leur recherche ? Quel(s) objectif(s) semble(nt) guider les enseignant·es dans leur manière de gérer ces discussions ?
73Nous commençons par préciser quelques repères théoriques sur l’évaluation formative visant à éclairer la méthodologie et les analyses que nous présentons ensuite.
Spécificités théoriques sur l’évaluation formative des apprentissages des élèves
74Comme nous venons de le voir, l’évaluation des apprentissages des élèves peut se référer aux évaluations certificatives, en fin de séquence d’enseignement et ayant pour but de statuer sur l’acquisition ou non par les élèves des objectifs d’apprentissage visés et de leur attribuer des notes. Mais l’évaluation peut aussi revêtir une fonction formative dès lors qu’elle est au service des apprentissages des élèves et qu’elle vise à faire progresser les apprentissages en cours (Allal, 2007, 2008b). C’est à cette fonction de l’évaluation que nous nous intéressons en particulier ici.
75Le concept d’évaluation formative est attribué à Scriven (1967) dans le cadre de l’évaluation des programmes de formation. Il a ensuite été repris et élargi par Bloom (Bloom et coll., 1971 ; Bloom, 1968) au contexte des apprentissages des élèves. Dans le cadre du développement de la théorie de la pédagogie de la maîtrise, celui-ci envisage l’évaluation formative sous la forme de tests diagnostiques visant à évaluer les progrès, mais aussi les difficultés des élèves en cours d’apprentissage et à s’assurer qu’elles et ils ont acquis l’objectif visé avant de passer à l’objectif suivant. Il précise que ces tests peuvent fournir à l’enseignant·e un feedback qui pourra ensuite être utilisé pour modifier en conséquence son enseignement. L’élève aussi doit pouvoir tirer des informations de ces tests. Pour les élèves qui réussissent, leur bonne maîtrise du savoir en jeu et de la pertinence des stratégies d’apprentissage mises en œuvre leur en sera ainsi attestée. Pour les élèves ayant échoué, il sera possible d’identifier les concepts, les idées à retravailler.
76À partir cette vision initiale, de nombreuses recherches se sont intéressées à cette fonction de l’évaluation et l’ont fait évoluer. Ainsi, Allal et Mottier Lopez (2005) font une synthèse qui précise en quoi les travaux francophones sur l’évaluation ont permis d’élargir la conception de l’évaluation formative par rapport à celle initiée par Bloom et ses collaborateurs. Nous retenons en particulier l’idée que, outre l’intégration de l’évaluation formative dans toutes les situations d’apprentissage, l’évaluation formative n’est pas à la seule charge de l’enseignant·e, mais qu’elle suppose aussi la participation active de l’élève dans ce processus. Les autrices précisent de plus que la personne enseignante peut s’appuyer sur différents moyens et outils pour recueillir des informations quant aux difficultés, à l’activité, aux erreurs ou aux conceptions des élèves. Cela veut dire notamment qu’au-delà de faire passer des tests écrits aux élèves en cours ou à la fin du chapitre, il est aussi possible de recueillir des informations de façon informelle, « on the fly », lors de discussions informelles en classe (Shavelson et coll., 2008).
77Ces moments d’évaluation formative informelle peuvent ainsi avoir lieu lorsque l’enseignant·e saisit une opportunité imprévue pour recueillir de l’information à propos de « où en est l’élève dans son apprentissage ? ». Ces informations sont alors recueillies dans le cadre des activités quotidiennes de la classe (Ruiz-Primo & Furtak, 2004, p. 2), sans qu’un dispositif spécifique soit mis en place (comme des questions prévues à l’avance, des réponses à rédiger par les élèves, etc.). Cela implique cependant de prendre en compte et d’utiliser immédiatement les informations recueillies, en adaptant par exemple le temps prévu pour la tâche, en revoyant et en ajustant les prochaines tâches prévues ou encore en donnant un feedback à l’élève. Allal précise que, dans ce dernier cas, les interventions verbales directes de l’enseignant·e auprès des élèves sont une « puissante source de régulation potentielle des processus d’apprentissage » (Allal, 2007, p. 17).
78Si le fait de donner un feedback à l’élève pourrait sembler suffisant pour assurer une plus-value pour l’aider à progresser, la méta-analyse menée par Hattie et Temperley (2007) montre cependant qu’un feedback n’est pas formatif en lui-même, c’est-à-dire pas nécessairement efficace. Pour l’être, le feedback doit être ciblé, se rapporter à des objectifs précis et clairs, avoir du sens pour l’élève et être compatible avec ses connaissances. Il doit également amener les élèves à adopter une posture active de prise en compte du retour fait par la personne enseignante. Cela signifie que le retour doit amener l’élève à pouvoir agir, modifier son activité, revoir sa compréhension du problème, etc. Le recours à des feedback doit permettre in fine aux enseignant·es de pouvoir adapter leur enseignement aux besoins des élèves, mais aussi aux élèves de se situer par rapport aux objectifs visés afin de pouvoir ensuite tenter de réduire cet écart.
79Il semble donc pertinent d’observer dans la classe les échanges verbaux entre élèves et enseignant·es, la manière dont ces échanges sont organisés et gérés dans le but de repérer comment ils contribuent à faire progresser l’activité mathématique des élèves en résolution de problèmes, et donc potentiellement leurs apprentissages. C’est l’objectif que nous visons dans l’étude que nous présentons dans cette section et qui sera reprise dans un autre contexte dans le chapitre 7.
Méthodologie
80Nous nous centrons ici sur les pratiques d’évaluation formative de Salomé et Paul que nous avons présenté·es précédemment.
81Nous avons découpé chaque séance observée en un certain nombre d’échanges verbaux impliquant élèves et enseignant·e. Nous revenons ci-après sur les caractéristiques de ce que nous considérons comme constituant un tel « échange verbal » et notamment sur ce qui nous permet de considérer qu’un nouvel échange débute ou se termine. Précisons que nous n’avons retenu que ceux qui ciblent l’activité des élèves, le problème en cours, les mathématiques, etc., et non ceux qui visent à gérer des éléments inhérents à la vie de la classe (demande de silence, annonce concernant des séances suivantes, etc.). Nous avons ensuite analysé de manière systématique l’ensemble des échanges verbaux retenus, impliquant l’enseignant·e et un·e ou plusieurs élèves.
82Pour définir et analyser ces moments d’évaluation formative informelle, nous nous appuyons sur le modèle de Allal (2008b, p. 311) présenté précédemment et qui caractérise tout acte évaluatif relatif aux apprentissages comme constitué de quatre invariants (cette modélisation étant valable quelle que soit la fonction de l’évaluation : formative, certificative, pronostique, etc.), à savoir : la définition de l’objet d’évaluation (Qu’est-ce que l’on cherche à évaluer ?) ; la récolte d’informations concernant les conduites des élèves en rapport avec l’objet choisi (Quels éléments, quelles traces recueillir ?) ; l’interprétation des informations recueillies (Quel sens donner aux éléments apparaissant dans les traces recueillies ?) et la prise de décisions et la communication d’appréciations à autrui (Quelle utilisation en faire ?). Nous nous centrons sur les éléments auxquels nous avons accès en tant qu’observatrice externe des séances de classe, c’est-à-dire sur le recueil des informations et sur leur utilisation effective et immédiate au cours de la séance.
83Nous cherchons ainsi à caractériser à la fois l’objet des échanges entre élèves et enseignant·e, c’est-à-dire ce sur quoi porte l’information recueillie et le retour fait à l’élève (par exemple les résultats obtenus, les procédures des élèves, leur compréhension du problème, etc.), mais aussi la manière dont se déroulent ces échanges, c’est-à-dire la manière dont les informations sont recueillies (Est-ce qu’une question est posée à l’élève ? En appui sur les productions des élèves ? Sont-ce les élèves qui posent une question à l’enseignant·e ? Etc.) et la manière dont ces informations sont utilisées (Est-ce que l’enseignant·e répond directement à la question posée ? La question est-elle renvoyée à la classe ? Y a-t-il reformulation des idées des élèves ? Des rappels notionnels ? Etc.). Nous caractérisons donc chaque échange selon ces quatre dimensions (objet de l’information recueillie, manière de recueillir cette information, objet du retour et manière de faire ce retour).
84Cela nous amène de plus à considérer un échange verbal comme une unité déterminée principalement par les élèves impliqué·es, par l’objet de l’information recueillie et par l’objet du retour effectué. Nous choisissons de mettre au second plan la manière dont l’information est recueillie ou utilisée puisque certains échanges impliquent différentes modalités alors même qu’elles constituent un tout cohérent, ne faisant sens que si elles sont prises dans leur globalité. Pour résumer, pour nous c’est avant tout ce sur quoi portent les informations et les personnes en présence qui donnent sens aux échanges. Nous considérons donc qu’un nouvel échange commence dès lors qu’il y a un changement d’interlocuteurs et interlocutrices ou un changement dans le sujet de la discussion (amené par une nouvelle question par exemple ou encore par la réponse apportée). En fonction du contexte, nous intégrons par ailleurs dans nos analyses une prise en compte des objectifs d’apprentissage visés. Ainsi dans notre cas, nous cherchons à repérer dans les échanges verbaux ce qui a trait aux raisonnements, aux démarches, aux preuves mises en œuvre par les élèves ou à mettre en œuvre pour résoudre le problème, ou encore aux compétences narratives associées au dispositif de la narration de recherche.
85Nous présentons ci-après les résultats qui émergent de l’analyse à la fois qualitative et quantitative des séances dédiées à la résolution de problèmes quant à la dimension formative de l’évaluation.
Analyses des échanges entre élèves et enseignant·es dans le cadre d’un enseignement de la résolution de problèmes
86Dans la classe de Salomé, nous nous concentrons sur les trois séances dédiées à la résolution du problème intitulé « L’escalier » (annexe 1) et à la rédaction de la narration de recherche associée (séances 2, 3 et 4). Lors de ces séances, nous avons relevé en moyenne par séance 20 échanges relevant d’une évaluation formative entre l’enseignante et les élèves (qu’ils aient lieu en collectif, en groupe ou en individuel), pour une durée moyenne de 35 secondes par échange. Précisons de plus que le fait que les élèves soient ou non évalué·es de manière certificative n’influence pas le nombre de leurs échanges avec Salomé, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de différence significative quant au nombre d’échanges qui ont lieu lors de séances menant à une évaluation certificative et ceux qui ont lieu lors de séances ne débouchant pas sur une telle évaluation.
87L’analyse globale des échanges montre que, dans cette classe, ce sont principalement les élèves qui en sont à l’initiative (64 % des échanges). Pour les élèves, il semble que le fait de poser des questions à l’enseignante est un moyen de progresser dans la recherche, du fait notamment des réponses que celle-ci leur apporte. Élèves et enseignante initient des échanges portant sur la bonne compréhension du problème ainsi que sur les résultats obtenus par les élèves sur le problème. Cependant Salomé cherche aussi à obtenir des informations sur leurs procédures tandis que les élèves la questionnent davantage sur les stratégies à mettre en œuvre pour résoudre le problème cherché.
88Les élèves cherchent ainsi fréquemment, à travers les questions posées, à obtenir des informations sur ce que Salomé considère comme central dans ce cours, à savoir la mobilisation de stratégies adéquates face aux problèmes étudiés. En effet, pour Salomé, un des objectifs dans ce cours est que les élèves soient capables de transférer à de nouveaux problèmes les stratégies déjà rencontrées. Elle cherche ainsi, par son choix des problèmes et de leur articulation sur l’année, à varier les stratégies travaillées et à s’assurer d’avoir passé en revue toutes les stratégies qu’elle a identifiées, et qui se rapprochent de celles mises en avant dans les instructions officielles de ce cours.
89Les élèves semblent ainsi avoir identifié que, dans leur classe, il était important de mettre correctement en œuvre les stratégies attendues par l’enseignante. Nous faisons l’hypothèse que les fréquents retours de Salomé sur les stratégies à mobiliser les incitent à poser de telles questions puisqu’elles et ils obtiennent effectivement des pistes à ce propos. Nous supposons, de plus, que cela n’est pas spécifique à la séquence observée, car sinon les élèves n’auraient pas recours spontanément et aussi souvent à ce genre de questions. Il y a donc une sorte de contrat qui s’est installé dans la classe au fil des séances.
90Salomé procède ensuite majoritairement en validant ou invalidant la manière dont les élèves ont compris le problème et en donnant des pistes sur les stratégies à mettre en œuvre. Ce sont les deux manières de faire et les deux sujets principaux de ses retours. Salomé oriente souvent ses interventions sur les stratégies à mobiliser, même si ce n’est pas le sujet initial de l’échange. Elle confirme la trajectoire des élèves dans leur recherche ou la réoriente au besoin. Ses retours sont orientés, ce qui laisse peu de responsabilités aux élèves pour chercher à comprendre seul·es le sens de l’énoncé ou pour envisager par elles et eux-mêmes des pistes de résolution. Elle cherche tout d’abord à s’assurer que les élèves ont bien compris le problème. Au vu de la façon dont les élèves se représentent le problème ou l’objectif visé, elle procède en validant ou invalidant leurs représentations ou en leur réexpliquant. C’est le cas dans l’extrait suivant tiré de la troisième séance :
Héloïse : En fait ça change quelque chose qu’on fasse, qu’on monte de deux et un, ou de un et deux. Ça change ?
Salomé : Oui c’est deux manières différentes. Oui c’est ça.
91Elle laisse parfois (mais moins souvent) les élèves se débrouiller seuls pour comprendre le problème étudié. En effet, la compréhension de la tâche ne semble pas constituer pour Salomé un enjeu important de la résolution de problèmes.
92Elle cherche aussi à cadrer le début des recherches des élèves, en donnant ainsi des indications orales à la classe sur les stratégies pertinentes à mobiliser ou sur ses attendus. De plus, elle garde la responsabilité de l’échange lorsqu’elle obtient des informations sur ce que les élèves envisagent de mettre en œuvre, puisqu’elle valide ou invalide notamment les stratégies repérées ou ce que les élèves se représentent comme constituant ses attendus. L’extrait suivant (séance 3) illustre ce fait :
Romane : On doit trouver une…
Salomé : La formule.
Romane : La stratégie.
Ophélie : Ouais une formule.
Romane : Par exemple la formule pour la trouver on a besoin que d’elle ? Ou on a besoin de trouver toutes les autres ?
Salomé : Non ce n’est pas comme on avait déjà fait, le tableau, la formule qui marche pour tout, c’est une formule progressive. En fonction de ce que tu as mis.
Romane : Ça veut dire que pour ça on a trouvé qu’on avait besoin de ça et ça. C’est une formule un peu.
Ophélie : Ouais si on additionne ça et ça.
Salomé : Alors maintenant tu me mets ça sous forme de formule. Essaye de trouver une expression algébrique justement qui traduit ce que tu viens de me dire. C’est ça la difficulté de ce problème. Je suis d’accord que c’est le plus dur.
(Elle continue de distribuer les feuilles aux élèves.)
Salomé : Et rappelez-vous avec une lettre, pas trente-six lettres. Une lettre. Une inconnue, une variable comme on fait pour… C’est là la difficulté ici.
93Une fois les élèves lancé·es dans la recherche, Salomé continue donc de les guider, en les invitant à continuer si elle estime qu’elles et ils sont bien partis ou en les guidant vers les stratégies qu’elle souhaite les voir mettre en œuvre sinon. Ainsi, partant de ce que les élèves ont fait (leurs procédures et leurs résultats), elle leur donne des pistes à propos des stratégies à mettre en œuvre, les incite à poursuivre leur recherche en tentant de ramener leurs productions au plus proche de ses attendus.
94Dans l’extrait suivant, toujours issu de la même séance, Salomé questionne Maeva sur son avancée dans la tâche et lui donne in fine des indications quant à la stratégie à mettre en œuvre :
(Maeva lève la main.)
Salomé : Oui. Alors est-ce que tu as trouvé une progression ? Comment on progressait ?
Maeva : Non. Mais en fait est-ce qu’il faut mettre, pour par exemple trois marches, on peut mettre « 2 et 1 » et « 1 et 2 » c’est différent ?
Salomé : Ouais.
Eva : Mais après madame ça. (Inaudible.)
Salomé : OK, mais là tu as fait toute ta progression jusqu’à cinq marches. Tu as trouvé toutes les possibilités. Donc ça, c’est la question que tu vas te poser. Maintenant il faut que tu observes comment on progresse. (Elle montre sur la feuille de Maeva différents éléments.) Bon une fois que tu trouves la logique dans cette progression, tu arrives à trouver ça. (Elle pointe quelque chose sur la feuille de Maeva.) Regarde la logique et à chaque marche comment on fait pour avancer. Parce que tu ne vas pas mettre vingt marches, ça va être trop au niveau des possibilités. Ça va faire beaucoup trop de possibilités. Si tu trouves une sorte de calcul qui te permet d’y arriver. Observe bien cette partie-là. Comment on progresse… ?
Maeva : Un deux trois, c’est ça ?
Salomé : Exact.
95Comme précisé plus haut, dans ses interventions informelles auprès des élèves, Salomé vise à centrer l’activité de résolution de problèmes des élèves sur la mise en œuvre de stratégies de résolution. Elle fait ainsi référence à plusieurs reprises, et de manière implicite, à des stratégies ou à des heuristiques. Elle oriente ainsi certains échanges sur la pertinence d’utiliser un schéma pour résoudre le problème, revient sur la démarche d’ajustements d’essais successifs, cible certains éléments associés à une démarche de type expérimental (chercher à organiser ses essais et à repérer une régularité) et souligne à plusieurs reprises l’importance de l’exhaustivité, sans que cela soit pour autant toujours associé à un raisonnement par exhaustivité des cas.
96Tous ces éléments confortent l’idée que l’enjeu n’est pas tant pour Salomé que les élèves comprennent seul·es le problème et le but à atteindre, ni que les élèves aillent au bout de leur recherche si celle-ci ne prend pas une direction souhaitée, ou repèrent la bonne stratégie à mobiliser, mais bien qu’elles et ils arrivent à mettre en œuvre la stratégie qu’elle a identifiée comme pertinente dans le problème étudié. Ses retours et plus largement, ses prises de parole, interviennent souvent en amont des erreurs et des difficultés que les élèves pourraient rencontrer. Ils les préviennent.
97Au cours des trois séances que nous avons suivies et analysées, nous n’avons pas observé de traces explicites d’institutionnalisation (à l’écrit comme à l’oral) à l’échelle du groupe classe. Cependant, nos observations font ressortir un lien fort entre ce que l’enseignante nous dit en entretien vouloir travailler avec ses élèves et ce qu’elle met en avant auprès des élèves lors de leurs échanges informels.
98Dans la classe de Paul, au cours de cinq séances suivies et analysées qui portent toutes sur un même problème intitulé « Armistice » (annexe 2) nous avons pu noter tout d’abord qu’il y avait en moyenne, par séance, 29 échanges entre élèves et enseignant que nous considérons comme relevant d’une évaluation à visée formative, d’une durée moyenne de 50 secondes chacun. Il y a donc davantage d’échanges dans cette classe que dans celle de Salomé, et ces échanges sont plus longs.
99Sur l’ensemble de la séquence, seul un tiers des échanges sont initiés par les élèves. Paul est plus proactif que Salomé dans la recherche d’informations quant à l’activité, aux difficultés ou aux procédures des élèves. Les élèves posent principalement des questions pour mieux comprendre le problème étudié, pour éclaircir les critères d’évaluation et les attendus de l’enseignant, souvent en lien avec la narration de recherche (qui est rappelons-le, le dispositif d’évaluation certificative mis en avant par l’institution pour ce cours, et qui constitue un enjeu d’enseignement important pour Paul), et pour valider leurs résultats. Aucune question ne porte sur les stratégies à mettre en œuvre. Nous mettons cela en lien avec le fait que Paul ne fait quasiment aucun retour (moins de 1 % de ses retours) sur cet aspect.
100Par rapport à la classe de Salomé, les élèves de Paul posent plus fréquemment des questions sur les critères d’évaluation et ses attendus (19 % des questions des élèves chez Paul, 12 % chez Salomé), et ce, souvent, par rapport à la narration de recherche. On peut expliquer ce phénomène par le fait que Paul accorde une importance centrale à ce dispositif d’évaluation. Il ne cherche pas seulement à évaluer les compétences de ses élèves à résoudre des problèmes, mais aussi, et peut-être surtout, à évaluer leur compétence à narrer leur recherche. Contrairement à Salomé, Paul ne s’appuyait jusqu’à peu sur aucun critère explicite pour évaluer les productions de ses élèves. Il a changé et revient longuement, lors de la séance de rendu des productions évaluées aux élèves, sur l’explicitation et l’exemplification des critères qu’il a retenus dans sa grille, ce qui montre bien que ces critères ne sont pas connus des élèves. Aussi, nous faisons l’hypothèse que les nombreuses questions des élèves relatives aux critères d’évaluation s’expliquent par le manque de discussion en classe sur ces derniers et sur leur évolution au cours de l’année.
101Paul pose rarement des questions directes aux élèves. Cependant, il obtient des informations à partir d’éléments témoignant de l’activité des élèves (productions écrites, discussions entre élèves dans les groupes), principalement quant aux procédures qui ont été mises en œuvre, aux résultats obtenus et aux systèmes de représentation utilisés. Il s’intéresse donc principalement à l’activité des élèves et au produit de cette activité. Il accorde, de plus, beaucoup d’importance à la recherche des élèves au moment où elle se déroule, puisqu’il initie beaucoup plus d’échanges lors des séances de recherche que lors de la séance de rédaction de la narration de recherche. Par ailleurs, il incite à plusieurs reprises les élèves à bien prendre des notes quant à leur recherche pour pouvoir ensuite en rendre compte par écrit. Ces nombreuses prises d’informations sur le déroulement de la recherche en cours d’activité visent selon nous à compléter les informations qu’il recueille a posteriori via le dispositif de la narration de recherche. Ces échanges avec les élèves n’ont donc pas qu’une finalité de soutien à leur activité, puisque Paul intervient moins lors de la phase de rédaction, alors même qu’il pourrait donner des indications aux élèves visant à faire correspondre leurs narrations à ses attendus. La narration de recherche, en tant que produit donnant à voir une partie de la recherche, ne semble pas suffisante à Paul pour valoriser les compétences mathématiques des élèves en résolution de problèmes. Ce sont ses interactions verbales directes avec les élèves qui lui permettent d’en prendre la mesure.
102À partir des propos des élèves, Paul identifie et verbalise les résultats auxquels les élèves sont parvenus ainsi que leurs procédures, leur permettant ainsi de mesurer la proximité avec la solution ou du moins avec l’objectif visé. Paul veille par ailleurs à s’assurer que les élèves ont bien compris le problème étudié et à leur permettre d’en être sûr·es. Il procède ainsi souvent en validant ou invalidant leur compréhension du problème et, plus épisodiquement, en leur réexpliquant ou en leur donnant des pistes, ou encore en renvoyant les questions aux élèves. Un incident survient à ce propos en fin de deuxième séance lorsque Paul s’aperçoit que le groupe de Marion, Amale et Eron n’a pas interprété correctement l’énoncé. Paul leur explique alors comment il fallait comprendre l’énoncé. De plus, il cherche à les rassurer sur ce qu’ils ont fait jusque-là et sur ce que cela peut leur apporter pour résoudre le problème. C’est ce que nous illustrons dans l’extrait ci-dessous :
Paul, à Eron : ça veut dire quoi ça ? « Continuer ainsi jusqu’à la dernière cellule » ?
Eron : Je sais pas.
Paul : Qu’est-ce qui continue ainsi ?
Amale : Non, tous les trucs.
Paul : Quels trucs ?
Amale : Le truc des règles.
Paul : Et c’est quoi le truc des règles ?
Amale : Une porte sur deux, une porte sur trois, une porte sur quatre, jusqu’à la dernière.
Paul : Ouais. Et puis après le « continuer ainsi » ? Est-ce que ça pourrait vouloir dire autre chose que un, deux, trois, quatre ? Genre une porte sur cinq, une porte sur six une porte sur sept. Ça, vous avez capté que c’est ça ? Ici on n’a pas écrit jusqu’à deux cent cinquante, mais j’ai mis « puis une porte sur deux, une porte sur trois, une porte sur quatre, etc., et continuer ainsi ».
Amale : En fait on a oublié une porte sur cinq, une porte sur six, une porte sur sept.
[…]
Paul : « continuer ainsi », le continuer ainsi, c’est écrire ces phrases en changeant de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16. Ce n’est pas faux ce que vous avez fait. Parce que vous avez fait en détail sur 1, 2, 3, 4.
[…]
Paul : Non ce n’est pas pour rien. Comme vous avez été loin avec 1, 2, 3, 4, vous avez peut-être des trucs qui sont apparus pour vous simplifier la tâche sur 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12.
103Dans cette classe, les élèves sont aussi très souvent incité·es à être des ressources pour elles et eux-mêmes ou leurs pairs. En effet, Paul renvoie très fréquemment à l’élève ou à un·e autre élève la responsabilité de se prononcer sur les résultats, les procédures, les idées d’un·e élève. Néanmoins, les retours que Paul fait aux élèves sont à leur portée. Elles ou ils peuvent les comprendre et agir à partir de ces informations. Les élèves donnent effectivement leur avis, répondent aux questions, débattent, évaluent les résultats ou les procédures de leurs camarades. Paul se pose ainsi en médiateur des échanges entre élèves, en n’intervenant que pour relancer les discussions, les orienter vers des éléments qui lui semblent pertinents ou s’assurer que l’ensemble des élèves comprennent les arguments et explications de leurs camarades. Il accorde de l’importance à l’aspect collaboratif du travail de recherche et aux confrontations d’idées entre élèves. On peut dire que la manière dont il utilise les informations recueillies pour impliquer les élèves favorise largement les régulations associées aux interactions entre élèves.
104De plus, le fait de chercher à impliquer l’ensemble des élèves dans la recherche semble porter ses fruits puisque lors de la séance de mise en commun en classe entière, Marion, l’élève la plus discrète lors du travail de groupe, explique au reste de la classe une partie de la procédure utilisée au sein de son groupe, ce que les deux autres membres (Eron et Amale), beaucoup plus actifs lors de la recherche et des échanges avec l’enseignant, ne parviennent pas à faire.
Eron : Ben je ne sais pas expliquer.
Amale : Marion.
Eron : Ouais, explique.
Marion : On a fait par ligne à chaque fois dix bâtons et on a fait deux cent cinquante bâtons en tout et tous les multiples de 1 on a fait une couleur et après tous les multiples de 2.
105De nombreuses questions d’élèves et davantage encore des retours de l’enseignant portent sur ses critères d’évaluation et ses attendus, en particulier lors de la séance de rédaction de la narration. Paul met en avant la grille d’évaluation qu’il distribue aux élèves comme un guide illustrant les différents points de vue qu’il va porter sur la narration et non pas comme un moule de leur narration, devant reprendre chronologiquement les points évoqués. Même si cette ressource matérielle est mise en avant par Paul comme une source potentielle de régulations pour l’activité des élèves, elle ne semble pas être effectivement utilisée par les élèves, qui lui préfèrent des questions directes posées à l’enseignant quant à ses attentes.
106Paul laisse donc une grande liberté aux élèves dans leur recherche, en les amenant notamment à chercher des ressources en elles et eux-mêmes ou/et avec leurs camarades. Il cible et oriente davantage ses retours lors de la séance de rédaction.
107Contrairement à Salomé, Paul met explicitement en avant certains éléments que les élèves peuvent retenir à l’issue de la recherche et ce à l’appui de leur production. Nous avons ainsi repéré beaucoup d’occurrences (24) de l’heuristique liée au schéma, à la représentation du problème, principalement lors de la première séance. Paul cherche ainsi à plusieurs reprises, avec différents groupes, à comprendre les systèmes de représentation utilisés par les élèves, leur faisant parfois, par la même occasion, prendre conscience du fait qu’il serait intéressant de rendre compte dans leur narration de recherche de leur choix de représentation. Il cherche par exemple à amener le groupe de Nassim, Enzo et Adrien à comprendre la faible pertinence des différents systèmes de représentation qu’ils utilisent (ils ne numérotent pas les portes de prison et cherchent ensuite à représenter les 250 portes), comme nous le pouvons le voir ci-dessous :
Paul, à Nassim : C’est quelle cellule celle-là ? (Il montre un point sur la feuille de Nassim représentée ci-dessous.)
(Pas de réponse.)
Paul : Tu as mis un petit point.
Nassim : Oui.
Paul : C’est quel code les petits points que tu mets ?
Nassim : Chaque point est une cellule, c’est la 1, 2, 3, 4.
Adrien : Ouais.
Paul : Et alors celle-là, c’est laquelle ? (Il montre un point sur la feuille de l’élève, plus éloignée.)
(Il laisse du temps aux élèves pour réfléchir.)
Nassim : On comptera après.
Paul, à Adrien : Comment il pourrait faire pour que ce soit plus facile de savoir laquelle c’est ?
(Il laisse du temps aux élèves pour réfléchir.)
Nassim : Il faudrait qu’on numérote dans chaque petit carré et on met des signes en haut pour voir si c’est ouvert ou fermé. Ce serait plus simple.
108Lors de la quatrième séance, pendant laquelle les différents groupes présentent leur travail à l’oral au reste du groupe classe, Paul reprend et insiste après chaque présentation sur le système de représentation utilisé par les élèves, dans le but d’en partager les intérêts et les faiblesses avec l’ensemble de la classe. Paul s’appuie donc sur les productions des élèves, pour mettre en avant ou leur faire prendre conscience des choix opérés pour représenter le problème et des limites de ces choix. Il profite par ailleurs des échanges entre élèves pour souligner le rôle de la preuve, non seulement comme moyen de s’assurer de la véracité de la solution trouvée, mais aussi comme moyen d’en comprendre la raison. Enfin, il n’explicite le rôle des essais quant à la formulation de conjectures que lors du rendu des productions évaluées aux élèves, et ce, de manière assez théorique.
109En guise de synthèse, au cours des séances que nous avons suivies dans ces deux classes, nous avons repéré des échanges entre élèves et enseignant·es plus ou moins longs et fréquents, portant sur divers sujets, prenant diverses formes et pouvant favoriser pour certaines, des régulations interactives informelles. Ce sont leurs différences et leurs points communs que nous cherchons à souligner.
110Dans la classe de Salomé, ce sont les élèves qui sont principalement à l’initiative des échanges, alors que dans la classe de Paul, c’est l’enseignant qui en a l’initiative la plupart du temps. De plus, d’un point de vue quantitatif, Paul initie beaucoup plus d’échanges que Salomé (15 en moyenne par séance pour Paul contre 8 pour Salomé). Paul est donc plus proactif dans la recherche d’informations quant à l’activité des élèves que ne l’est Salomé.
111Dans une même classe, nous avons pu mettre en évidence plutôt une stabilité dans la nature des informations que les élèves et les enseignant·es font émerger. Par ailleurs, malgré des problèmes différents et des classes différentes, les informations que les élèves et les enseignant·es cherchent à obtenir sont globalement similaires d’une classe à l’autre. Les enseignant·es s’intéressent à la compréhension que les élèves ont du problème, à leurs procédures et à leurs résultats. Nous donnons ci-dessous un tableau comparatif du pourcentage représenté par chacun des types d’informations recueillies par Paul et Salomé (tableau 23). Nous indiquons en gris clair ce qui est fréquent et commun dans les deux classes et en gris foncé les éléments fréquents, mais spécifiques à chacun.
Tableau 23. Objet des informations recueillies à l’initiative de l’enseignant·e [en pourcentage6]
Salomé | Paul | |
Arguments, stratégies ou solutions proposés précédemment | 0 % | 6,4 % |
Compréhension du problème, contraintes et vocabulaire | 11,5 % | 10,2 % |
Connaissances des élèves | 0 % | 6,4 % |
Critères d’évaluation ou attendus de l’enseignant·e | 3,8 % | 1,8 % |
Heuristiques | 0 % | 0 % |
Erreurs | 0 % | 0,9 % |
Notations, codes, aspects formels, termes mathématiques | 0 % | 12,8 % |
Objectif, tâche ou résultat attendu | 3,8 % | 0 % |
Procédures mises en œuvre par les élèves | 38,5 % | 33 % |
Résultats obtenus | 34,6 % | 16,5 % |
Stratégies à mettre en œuvre | 7,8 % | 0 % |
Éléments liés à la narration | 0 % | 10,2 % |
Éléments liés à la preuve | 0 % | 1,8 % |
Total | 100 % | 100 % |
112De leur côté, les élèves posent des questions associées à leur compréhension de la tâche, à leurs résultats et aux critères d’évaluation et aux attendus de leur enseignant·e (tableau 24). Ce n’est donc pas tant la manière d’arriver au résultat qui interroge les élèves que l’assurance d’avoir bien compris le problème, la validité de leurs résultats ou le fait de connaître les attendus de l’enseignant·e et ses critères d’évaluation.
Tableau 24. Objet des questions posées par les élèves à l’enseignant·e [en pourcentage]
Salomé | Paul | |
Arguments, stratégies ou solutions proposés précédemment | 0 % | 0 % |
Compréhension du problème, contraintes et vocabulaire | 34 % | 26,2 % |
Connaissances des élèves | 0 % | 2,4 % |
Critères d’évaluation ou attendus de l’enseignant·e | 12 % | 19 % |
Heuristiques | 2 % | 0 % |
Erreurs | 0 % | 2,4 % |
Notations, codes, aspects formels, termes mathématiques | 8 % | 7,1 % |
Objectif tâche ou résultat attendu | 6 % | 2,4 % |
Procédures mises en œuvre par les élèves | 2 % | 9,5 % |
Résultats obtenus | 10 % | 11,9 % |
Stratégies à mettre en œuvre | 20 % | 0 % |
Éléments liés à la narration | 4 % | 19 % |
Éléments liés à la preuve | 2 % | 0 % |
113La manière dont Paul ou Salomé utilisent l’information immédiatement après l’avoir recueillie est très différente d’une classe à l’autre et semble davantage distinguer les pratiques des enseignant·es que la nature des informations recueillies. En effet, Salomé donne fréquemment des pistes aux élèves (20 %), ce qui est rarement le cas de Paul (8 %). De même, Salomé procède majoritairement en validant/invalidant les propositions des élèves (35 %), ce que Paul fait quelquefois (15 %). Par contre, si Salomé renvoie assez rarement à l’élève ou à d’autres élèves (11 %), il s’agit de la modalité la plus utilisée par Paul (25 %). Ce dernier identifie et fait aussi fréquemment ressortir auprès des élèves les idées, les procédures, les systèmes de notations utilisés (17 %). C’est très rarement le cas de Salomé (2 %).
114Salomé et Paul orientent leurs retours sur divers éléments. Les deux reviennent fréquemment sur la compréhension du problème ainsi que sur les procédures mises en œuvre par les élèves, leurs attendus et leurs critères d’évaluation. Salomé insiste cependant encore plus régulièrement sur les stratégies à mettre en œuvre, tandis que Paul revient sur les aspects liés aux schémas. Cela rejoint l’objet des informations que Paul et Salomé cherchent à recueillir.
115Nos analyses semblent montrer que l’objet des questions posées par les élèves est très corrélé à l’objet des retours que l’enseignant·e fait aux élèves. Ainsi, dans la classe de Salomé, les élèves posent fréquemment des questions sur les stratégies, sur lesquelles elle insiste très souvent dans ses retours. À l’inverse, les élèves de Paul ne posent aucune question à ce sujet et lui n’y fait presque aucune référence.
116Nous avons enfin cherché à savoir dans quelle mesure Paul et Salomé impliquent les élèves lors des retours qui leur sont faits. Pour ce faire, nous avons regroupé les retours en fonction de la personne qui est mise en avant en distinguant ceux qui sont axés sur l’enseignant·e (lorsqu’elle ou il compare la production de l’élève, donne des pistes ou des informations complémentaires, réexplique ou fait des rappels, répond à la question, valide ou invalide) et ceux davantage centrés sur les élèves (lorsque l’enseignant·e fait ressortir les idées des élèves, les incite à poursuivre, laisse en suspens, renvoie à l’élève ou à un·e autre élève). Il ressort de cela que Salomé garde principalement la responsabilité de ces retours (dans 72 % des cas), alors que Paul s’appuie principalement sur ses élèves pour avancer (57 % des retours placent les élèves dans une posture active de prise en compte du retour fait). Au regard de la méta-analyse de Hattie et Temperley (2007) citée précédemment, on peut faire l’hypothèse que les retours que Paul fait à ses élèves sont plus formatifs que ceux de Salomé, au sens où ils permettent aux élèves une plus grande part d’action, d’implication dans la suite de leur recherche.
117Nos différentes analyses nous amènent donc aux résultats suivants :
- Salomé utilise l’information de manière ciblée et orientée vers la stratégie qu’elle souhaite que les élèves utilisent pour résoudre le problème. Ses retours visent à permettre aux élèves d’évaluer leur proximité avec la solution, la stratégie et la production attendues et à les faire progresser dans leur recherche en leur donnant des pistes quant à la stratégie à mettre en œuvre.
- Paul accorde, quant à lui, une plus grande responsabilité aux élèves dans leur recherche et vise à faire de chaque élève une ressource pour elle et lui-même et ses camarades. Il amène les élèves à partager et confronter leurs avis, leurs méthodes, leurs résultats, leur compréhension du problème afin de les faire avancer dans leur recherche et de les amener à argumenter et à débattre.
118De manière plus générale, il semble que la manière dont se déroulent les échanges entre élèves et enseignant·e et ce sur quoi ils portent sont fortement corrélés aux intentions que l’enseignant·e associe à la pratique de la résolution de problèmes. Nous avons ainsi pu voir que, dans un cas, l’enseignement vise à développer chez les élèves des compétences de mises en œuvre de stratégies et que les échanges vont dans ce sens, avec une forte orientation de la part de l’enseignante. Dans l’autre cas, la plus grande marge de manœuvre laissée aux élèves lors de la résolution et les interactions moins ciblées sur les contenus mathématiques sont corrélés à la volonté de l’enseignant de développer des compétences plus transversales et notamment à favoriser les débats entre pairs.
Conclusion sur les pratiques évaluatives des enseignant·es dans le contexte d’un enseignement de la résolution de problèmes
119Nous avons montré que l’évaluation de la résolution de problèmes en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage est complexe et peut conduire à des pratiques très différentes selon les enseignant·es, que ce soit sur le choix des problèmes donnés en évaluation, sur leur lien avec les problèmes non évalués, ou encore sur les critères d’évaluation choisis. Soulignons que ces pratiques sont toutefois très cohérentes du point de vue des problèmes posés et des objectifs visés, de l’évaluation certificative et des objets des interactions verbales tout au long de la résolution.
120La prise en compte des DMR en jeu dans les problèmes nous semble intéressante pour guider l’enseignant·e sur le choix des problèmes à proposer aux élèves, sur leur articulation sur le long terme, mais aussi pour sélectionner ceux à proposer en évaluation en lien avec ce qui a été travaillé précédemment et pour réfléchir au choix du dispositif d’évaluation (présentation orale, narration de recherche, solution présentée sous forme de logigramme, etc.).
121Toutefois, nos analyses ne permettent pas de prendre en compte l’effet des pratiques des enseignant·es et des régulations qui sont mises en œuvre sur l’activité réelle des élèves. C’est pourquoi il semble nécessaire et complémentaire de s’intéresser à l’activité des élèves dans l’ensemble du processus de résolution. C’est l’objet de la section suivante, qui sera suivie de la conclusion de ce chapitre et de perspectives.
Analyse du travail d’élèves résolvant des problèmes pouvant amener à des ajustements d’essais successifs
Dans l’autre recherche doctorale (Favier, 2022), nous avons cherché à caractériser le travail des élèves résolvant des problèmes de mathématiques. Plus particulièrement, notre intérêt a porté sur des problèmes qui peuvent amener les élèves à mettre en œuvre une démarche d’ajustements d’essais successifs. Comme nous l’avons mis en évidence dans le chapitre 1, différents modèles permettent de rendre compte des processus à l’œuvre en résolution de problèmes mathématiques. Certains modèles se situent à un niveau macroscopique et visent à mettre en évidence différentes phases qui composent l’activité de résolution ainsi que leurs relations. À ce sujet, Lehmann, Roesken-Winter et Schueler (2015) parlent de structure externe, c’est l’organisation temporelle du processus qui est analysée. D’autres modèles se concentrent sur une dimension plus microscopique de ces processus considérant par exemple les connaissances, les heuristiques, les activités métacognitives ou encore les croyances. Dans notre thèse (Favier, 2022), nous avons élaboré un cadre d’analyse qui prend en compte ces deux regards, à savoir les grandes étapes de la résolution pour le point de vue macroscopique et les heuristiques pour celui plus microscopique. C’est ce deuxième aspect que nous développons ici : nous cherchons à déterminer comment prendre en compte les heuristiques pour analyser les démarches des élèves dans le cadre de la résolution de problèmes.
Ainsi, nous donnons quelques éclairages concernant le concept d’heuristique avant de détailler comment nous en avons conçu un outil d’analyse des processus de résolution des élèves. Puis, nous précisons les éléments méthodologiques liés au recueil et au traitement des données. Enfin, nous présentons nos analyses du travail de deux groupes d’élèves, ce qui permet d’en appréhender la richesse, mais aussi de montrer l’intérêt d’une analyse en termes d’heuristiques.
Le concept d’heuristique
122De la même racine que le fameux Eurêka (« j’ai trouvé ») d’Archimède, le terme heuristique, selon le CNRTL (s.d.a), est à la fois un substantif « art de trouver, de découvrir » et un adjectif « qui sert à la découverte ». L’idée principale est donc bien liée à la découverte, mais le fait que des champs différents (citons par exemple le champ de l’intelligence artificielle, de la psychologie cognitive ou celui du problem solving) se soient emparés de ce concept conduit à une certaine polysémie. D’ailleurs, même au sein d’un même champ, nous pouvons observer des caractéristiques différentes. Par exemple, dans le domaine de l’intelligence artificielle, Feigenbaum et Feldman (1963) considèrent comme heuristique un processus qui permet de résoudre un problème, sans pour autant offrir de garantie d’en trouver la solution. De son côté, Tonge (1960) met en avant les notions d’efficacité et de réduction de l’effort pour parvenir à une solution satisfaisante reléguant l’idée de non garantie de la solution au second plan. Romanycia et Pelletier (1985) discutent de l’opposition ou non entre heuristique et algorithme qui fait débat dans la littérature.
123En psychologie cognitive, à la suite de Newell et Simon (1972), Richard (1994) définit les heuristiques comme « des règles générales d’exploration de l’espace-problème » (p. 536). Ce chercheur met en évidence que les nombreux échecs observés dans la résolution de certains problèmes peuvent être expliqués par la mobilisation de certaines de ces règles générales. Le psychologue Kahneman (2012) exploite aussi le concept d’heuristique qu’il définit comme une « procédure simple qui permet de trouver des réponses adéquates, bien que souvent imparfaites, à des questions difficiles » (p. 123) et précise qu’elle n’est pas mise en œuvre de manière « délibérée » par un sujet. Le caractère non délibéré, qui semble conférer aux heuristiques un caractère automatique ou, en tous cas, lié aux contraintes de la recherche sans être décidé volontairement par le sujet, est une des nombreuses facettes que l’on prête aux heuristiques dans la littérature. En rapport avec ce dernier aspect, il est à noter que, dans son livre Système 1/Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Kahneman présente des biais cognitifs associés au système 1 caractéristique de la pensée automatique.
124Ces quelques exemples, que nous ne pouvons détailler ici, illustrent à la fois la grande diversité inhérente à la nature des heuristiques, mais permettent également d’entrevoir le rôle intéressant de ces dernières pour expliquer certains phénomènes observés notamment en résolution de problèmes. Si nous nous recentrons sur le courant du problem solving, nous remarquons également des caractérisations différentes.
125En effet, au sein de ce courant, c’est dans le travail du mathématicien épistémologue d’origine hongroise (naturalisé Suisse en 1918 et ayant longtemps enseigné à l’École polytechnique de Zürich) György Pólya que les heuristiques ont été remises en avant. Il les caractérise comme les « opérations mentales typiquement utiles dans la solution d’un problème » (1957, p. 94). Cette définition des heuristiques nous éclaire à la fois sur leur nature : « opérations mentales » et sur leur propriété : l’utilité au cours de la résolution de problèmes. De nombreux auteurs et autrices se sont emparé·es du travail de Pólya et ont contribué également au développement et à la richesse de ce concept en proposant d’autres définitions. C’est le cas notamment de Schoenfeld (1985) qui explicite leur utilité en les définissant comme « [the] rules of thumb for successful problem solving, general suggestions that help an individual to understand a problem better or to make progress toward its solution » (p. 23). D’autres proposent une définition très générale à l’instar de Larson (1983) « Strategy or tactics in problem-solving is called heuristics » (p. 1) ou de Posamentier et Krulik (2009) « heuristics is the process by which a problem solver attempts various approaches to find the solution to a problem » (p. 4). Ces définitions précisent des natures différentes : règle générale, stratégie, tactique et même processus. Goldin (1998) reprend cette idée de processus et la spécifie à l’aide d’exemples : « the heuristic process is in my view the most useful organizational unit, and culminating construct, in a system of planning, monitoring, and executive control. Such processes include “trial and error”, “think of a simpler problem », “explore special cases”, “draw a diagram”, etc. » (p. 153). Cette définition met en lien heuristique et activités de planification et de contrôle. Koichu, Berman et Moore (2006) complètent cette dimension métacognitive par des éléments relatifs au domaine d’application des heuristiques :
We refer to heuristics as a systematic approach to representation, analysis and transformation of mathematical problems that solvers of those problems use in planning and monitoring their solutions. Some heuristics are narrow and domain-specific, whereas others are universal and cut across many problem-solving domains. In actual problem solving, a particular heuristics can come as an enduring or as a transient way of thinking. (p. 458)
126En effet, pour ces chercheurs, les heuristiques peuvent être transversales à plusieurs domaines de la résolution de problèmes ou au contraire, être très spécifiques, et ne s’appliquer qu’à un domaine particulier, ce qui élargit la conception initiale de Pólya. Cette définition met également en évidence l’importance que peut avoir une heuristique dans la solution, qu’elle en constitue la structure principale ou un ensemble d’étapes très locales du processus de résolution.
127La caractérisation de Julo (1995) met en exergue l’efficacité non garantie d’une heuristique car, selon lui, les heuristiques sont des « connaissances propres à la résolution de problèmes qui ne conduisent pas directement à la solution d’un problème donné mais qui augmentent la probabilité de découvrir celle-ci » (p. 22). Nous retrouvons cette même idée chez Verschaffel (1999) et, de manière moins explicite, chez Brousseau (2012) quand il indique que : « Si les heuristiques ont la forme de règles ou d’énoncés mathématiques, les conditions de leur validité et surtout de leur emploi n’en font pas des théorèmes : “il faut essayer”. » (p. 118.)
128Enfin, une dernière propriété, qui se trouve être en lien avec l’idée que nous venons d’énoncer, est pointée par Glaeser (1999) qui oppose heuristique à algorithmique. Selon lui, en effet, l’algorithmique se caractérise par des procédures systématiques qui donnent une réponse de manière certaine. Au-delà de l’efficacité non garantie, cette opposition vise à faire ressortir la part de la résolution de problèmes qui consiste « à deviner, à tâtonner, à renoncer à des fausses pistes dans lesquelles on s’égare, à inventer, à découvrir… » (p. 112).
129De la confrontation de ces définitions ou de ces caractérisations, il ressort que la nature d’une heuristique est considérée comme une opération mentale, une règle générale, une suggestion, une stratégie, une tactique, une connaissance ou encore un processus. De plus, les propriétés qui caractérisent une heuristique sont très variées. Nous avons évoqué entre autres l’utilité, l’absence de garantie, le domaine d’application, la dimension métacognitive. Le constat est clair, comme le suggère Rott (2014) : « Despite its importance for problem solving (research), there is not a generally accepted definition of the term “heuristic”. » (p. 176.)
130Pour notre part, nous avons choisi de nous appuyer sur une étude menée par Rott (2014), qui dégage plusieurs catégories de l’analyse des différentes définitions trouvées dans la littérature. Ainsi, il propose une définition qui fait une sorte de compromis entre toutes ces différentes catégories dont nous proposons ci-dessous notre traduction :
Heuristique est un terme générique qui désigne des trucs7, des méthodes ou des outils (cognitifs), souvent basés sur l’expérience. Les heuristiques sont employées avec l’hypothèse d’être utiles pour résoudre un problème (mais sans garantir pour autant une solution). Elles peuvent être générales (par exemple, « travailler à reculons ») ou spécifiques à un domaine (par exemple, « réduire les fractions en premier »). Les heuristiques peuvent être utiles à toutes les étapes de la résolution d’un problème, de l’analyse de son état initial, de sa transformation ainsi que de son évaluation. Elles favorisent la résolution de problèmes en réduisant l’effort (par exemple, en restreignant l’espace de recherche), en générant de nouvelles idées (par exemple, en modifiant le mode de représentation du problème ou en élargissant l’espace de recherche), ou en structurant (par exemple, en organisant l’espace de recherche ou en fournissant des stratégies pour travailler sur un problème ou l’évaluer). Bien que leur nature soit cognitive, l’application et l’évaluation des heuristiques sont gérées par la métacognition. (p. 190)
131Cette définition nous sert de point de départ et de référence pour la suite du travail. Dans le paragraphe suivant, nous détaillons quelques éléments liés à la méthodologie de recherche.
Méthodologie
Contexte et énoncé du problème
132Nous avons mené la partie expérimentale de notre recherche sur trois degrés différents de la scolarité obligatoire du canton de Genève : en 4PH (élèves âgés de 7-8 ans) et 8PH (11-12 ans) au primaire, et en 10e (13-14 ans) au Cycle d’Orientation. Nous avons fait passer le même problème dans deux classes différentes par degré, par contre bien sûr les problèmes sont différents d’un degré à l’autre. Par exemple, pour les élèves de 4PH dont nous présentons des éléments d’analyses dans ce chapitre, nous avons proposé le problème intitulé Le jeu de cartes8 :
Chaque carte de mon jeu représente soit un triangle, soit un carré. Je tire au hasard 15 cartes. Je compte tous les côtés des figures dessinées sur les cartes que j’ai tirées et je trouve 49. À ton avis, combien ai-je tiré de triangles et de carrés ?
133Du fait de l’âge des élèves qui ne disposent pas des outils algébriques pour résoudre ce problème, nous nous attendons à ce qu’elles et ils se livrent à des essais, tiennent compte du test d’un ou plusieurs essais pour en proposer un autre et se rapprocher de la solution voire la trouver.
134Dans les séances de classe que nous avons analysées, les élèves ont d’abord travaillé seul·es pendant quelques minutes, puis en groupe de deux ou trois élèves. Nous avions demandé aux enseignant·es de gérer la séance de manière habituelle tout en veillant à laisser vivre la recherche des élèves au maximum pendant une durée de 45 minutes environ.
Recueil et traitement des données
135Nous avons enregistré le travail des élèves à l’aide d’une caméra embarquée installée sur la tête d’un·e élève au sein de chaque groupe. Ce dispositif de recueil nous permet d’avoir accès en continu à l’espace de travail de l’élève avec son propre point de vue. Le choix de demander aux élèves de travailler en groupe est motivé par deux raisons principales. La première est que c’est une modalité de travail très courante dans les classes et notamment dans les classes qui nous accueillaient pour les expérimentations. La deuxième est de favoriser les échanges et donc les verbalisations qui constituent des éléments précieux dans l’analyse du travail des élèves et que nous avons pu recueillir grâce à la caméra embarquée.
136Pour traiter les données audiovisuelles ainsi recueillies, nous avons élaboré un manuel de codage. Pour cela, nous sommes parti de la définition proposée par Rott (2014) présentée plus haut et à l’appui de notre revue de littérature, nous avons énuméré les différentes propositions d’heuristiques qui pouvaient coller avec cette définition prise comme référence. L’ensemble des heuristiques ainsi collectées constitue le manuel de codage (tableau 25) que nous avons utilisé pour traiter nos données expérimentales.
Tableau 25. Liste des heuristiques issues de la littérature
Intitulé de l’heuristique | Description |
Faire un dessin, un schéma, une figure, un graphique | L’intitulé est suffisamment explicite et ne s’applique pas seulement aux problèmes de géométrie. Mettre en œuvre cette heuristique peut permettre entre autres de faire évoluer la représentation du problème, de mettre en lien certaines données du problème ou encore de générer de nouvelles idées. Dans nos données, nous n’avons pas codé cette heuristique lorsque les élèves dessinaient un essai en particulier en 4PH puisque dans ce cas le dessin est un registre de représentation sémiotique. |
Organiser les données, les essais sous une forme particulière (lignes, colonnes, tableau) | Il s’agit de présenter sous une forme organisée, en général lignes, colonnes ou tableaux, toutes ou une partie des données communiquées dans l’énoncé et/ou les essais déjà réalisés. Cette heuristique est utile en particulier pour mettre en lien les éléments du problème, pour repérer des régularités. |
Reformuler le problème | Tenter de reformuler le problème sous une forme équivalente, mais plus simple. Cette reformulation peut être en langue naturelle ou dans un autre registre. |
Simuler/jouer l’action du problème | Les élèves qui cherchent à résoudre un problème prennent l’initiative de simuler l’action du problème par exemple sous forme de jeu de rôle. Cette heuristique peut être très utile, particulièrement pour de jeunes élèves, pour mieux comprendre le problème. |
Introduire des noms ou des notations | Les noms ou les notations introduites par les élèves qui ne sont pas mentionnés dans l’énoncé du problème. |
Réduire le problème à un problème plus simple | Se ramener à un problème proche, mais plus simple que ce soit en modifiant, fixant ou abandonnant certaines conditions du problème ou en réduisant la complexité de la question (par exemple en changeant la « taille » ou la nature des nombres). |
Envisager une autre façon d’interpréter les objets du problème | Un ou plusieurs éléments du problème ou leurs relations sont interprétés d’une autre façon que celle initiale. |
Changer de registre de représentation sémiotique | Changer de registre de représentation sémiotique par rapport à celui (ou ceux) de l’énoncé ou celui déjà mobilisé par l’élève dans la première partie de la résolution. |
Introduire des éléments auxiliaires | Des éléments de construction, des lignes auxiliaires, une nouvelle variable, etc., non mentionnés dans l’énoncé, sont introduits dans le problème. |
Faire le lien avec un problème déjà rencontré | Les élèves cherchent à s’appuyer sur la structure ou le raisonnement d’un problème déjà rencontré et résolu. |
Faire le lien avec un outil mathématique (théorème, propriété) | Les élèves convoquent un outil mathématique non indiqué dans l’énoncé du problème, mais sans garantie de son efficacité. |
Explorer une donnée particulière | L’exploration d’une donnée particulière peut permettre de mettre en évidence son rôle dans le problème. Par exemple, on peut ignorer temporairement une donnée particulière pour mieux voir à quel niveau elle intervient. |
Explorer des cas particuliers | Envisager des valeurs particulières, extrêmes ou limites pour certains paramètres ou données du problème ou au niveau des essais à réaliser. |
Faire un essai | Cette heuristique recouvre aussi bien un essai réalisé dans le cadre d’une démarche d’ajustements d’essais successifs que dans le cadre d’une démarche expérimentale. |
Générer de nouvelles données de manière systématique | C’est l’aspect systématique qui prévaut pour cette heuristique. Par exemple, les élèves font une liste d’objets répondant à une ou plusieurs conditions du problème. |
Rechercher des similitudes ou des différences | Les élèves examinent les données proposées dans le problème ou celles qu’ils ont générées de manière à repérer des régularités ou des différences. Ces régularités peuvent par exemple être utilisées pour émettre une conjecture. |
Rechercher ce qui est invariant | Comme son nom l’indique, il s’agit de rechercher ce qui ne change pas dans le problème tandis que plusieurs autres facteurs changent. Dans certains problèmes, cela peut supposer aussi de construire des objets ayant certains aspects invariants. |
Exploiter les propriétés de symétrie | Les élèves identifient des éléments symétriques ou produisent des données qui revêtent une dimension symétrique. La symétrie peut intervenir sous différentes formes et pas seulement dans les problèmes de géométrie. |
Chercher un contre-exemple | L’intitulé est suffisamment explicite. |
Décomposer le domaine du problème et travailler cas par cas | Le problème peut être divisé en plusieurs sous-problèmes qui vont être traités les uns après les autres de manière indépendante. |
Travailler en avançant | Cela consiste à déduire certaines informations à partir des éléments à disposition. L’avancée dans la résolution se fait dans le sens des données vers la solution. |
Retour arrière | Les élèves travaillent en avançant jusqu’à se trouver confrontés au choix entre plusieurs pistes. Ils explorent une de ces pistes jusqu’à être bloqués ou se rendre compte qu’elle est infructueuse. Puis ils retournent à l’endroit du choix et explorent une autre piste. |
Travailler à reculons | Partir de la conclusion (la solution cherchée), puis essayer de trouver une ou plusieurs affirmations précédentes qui, prises ensemble, impliqueraient la conclusion. Répéter cette étape jusqu’à arriver à quelque chose de connu ou de facilement prouvable. |
137L’analyse de nos données nous a également conduit à enrichir cette liste de trois heuristiques supplémentaires (tableau 26) :
Tableau 26. Liste des heuristiques issues de l’analyse de nos données expérimentales
Intitulé de l’heuristique | Description |
Recopier ou mettre en évidence certaines données | Mettre l’accent sur certaines données soit en les recopiant, soit en les mettant en évidence dans l’énoncé (souligner, surligner, entourer ou désigner par des gestes). Par exemple : surligner des données de même nature de même couleur. |
Introduire des artefacts ou du matériel | Les élèves prennent l’initiative d’utiliser des artefacts (compas, tableur, etc.) ou du matériel (jetons, multi-cubes, ficelle, etc.). De manière générale, ces éléments introduits permettent aux élèves de manipuler. |
Aller chercher de l’information (manuel, internet, etc.) | Les élèves utilisent d’autres médias pour aller chercher de l’information. Là encore, les informations récupérées ont du potentiel pour avancer dans la résolution sans pour autant garantir le succès. |
Résultats des codages en heuristiques
138Les résultats des analyses en termes d’heuristiques se présentent sous la forme d’un tableau contenant le repère temporel, la description de l’action ou de la verbalisation et l’intitulé de l’heuristique. Le tableau 27 suivant correspond à l’analyse du travail d’un groupe de 4PH (Solenne et Darell).
Tableau 27. Résultats du codage en heuristiques pour le groupe 1 : Solenne et Darell
Time-code | Action | Heuristique |
04:30 | Solenne dessine 15 cartes vierges puis les complète en dessinant, de manière alternée, un carré et un triangle. | Faire un essai |
06:35 | Elle efface un carré et dessine un triangle à la place. | Faire un essai |
08:31 | Solenne propose et réalise un autre essai en répétant le motif 3 triangles et 1 carré. | Faire un essai |
10:57 | Nouvel essai basé sur le motif 2 triangles et 1 carré initié mais arrêté rapidement. | Faire un essai |
11:20 | Nouvel essai basé sur le motif 2 triangles et 2 carrés. | Faire un essai |
12:38 | Nouvel essai basé sur le motif 2 triangles et 1 carré. | Faire un essai |
14:18 | Nouvel essai juste évoqué basé sur le motif 3 carrés et 2 triangles. | Faire un essai |
15:00 | L’enseignante propose d’« avancer comme ça en essayant ». | Faire un essai |
15:03 | Solenne émet l’idée de passer par un calcul « Moi je barre le dessin et on va se mettre au calcul ». | Changer de registre de représentation sémiotique |
15:31 | Elle tente de compter de 4 en 4 jusqu’à 49 à l’aide de ses deux mains. | Faire un essai – Explorer des cas particuliers |
16:52 | Ils comptent de 4 en 4 jusqu’à 40 puis continuent de 3 en 3. | Faire un essai |
19:50 | Ils calculent le résultat de 49-12 puis, partant de cette réponse, sur-comptent de 3 en 3. | Faire un essai |
21:42 | Nouvel essai en comptant de 4 en 4 puis de 3 en 3 à partir de 36. | Faire un essai |
23:50 | Solenne propose d’aller jusqu’à 20 en comptant de 4 en 4 puis de continuer en comptant de 3 en 3. | Faire un essai |
23:57 | Même idée évoquée mais jusqu’à 30 au lieu de 20. | Faire un essai |
24:03 | Nouvel essai en comptant de 4 en 4 jusqu’à 20 puis ils ajoutent 4 triangles puis 1 carré puis ils se perdent. | Faire un essai |
24:55 | Darell propose de représenter les triangles par des ronds et les carrés par des barres. | Changer de registre de représentation sémiotique |
25:15 | Solenne pense à utiliser des jetons. | Introduire des outils ou du matériel |
28:00 | Nouvel essai commencé avec des jetons bleus (correspondants aux carrés) puis des jetons rouges (pour les triangles) à partir de 36. | Faire un essai |
30:32 | Nouvel essai à partir d’une certaine quantité de jetons conservée mais sans que leur nombre ait été vraiment discuté. | Faire un essai |
31:02 | Darell propose d’enlever un jeton rouge et de mettre un jeton bleu à la place. | Faire un essai |
35:00 | Solenne propose : « on pioche 15 au bol » mais en fait elle repart sur les bases de l’essai précédemment invalidé et rajoute un jeton rouge et un jeton bleu. | Faire un essai |
35:55 | Ils remplacent un jeton bleu par un jeton rouge. | Faire un essai |
37:11 | Ils pensent échanger encore un jeton bleu contre un jeton rouge mais en réalité ils ont juste enlevé un jeton bleu. | Faire un essai |
38:50 | Ils remplacent un jeton bleu par un jeton rouge et rajoutent un jeton rouge pour avoir 15 figures. | Faire un essai |
41:04 | Ils remplacent un jeton bleu par un jeton rouge. | Faire un essai |
41:38 | Ils remplacent un jeton bleu par un jeton rouge. | Faire un essai |
139Nous avons joué sur la mise en forme du tableau pour faire apparaître les différents cas d’heuristiques effectivement mises en œuvre par les élèves ou seulement évoquées par certain·es élèves ou par l’enseignant·e. Ainsi, les lignes sur fonds blanc représentent les heuristiques repérées dans le travail des élèves, tandis que la ligne sur fond bleu correspond à celle proposée par l’enseignant·e. Les heuristiques dont l’intitulé est écrit en police droite aligné à gauche dans la cellule sont celles qui ont été effectivement mises en œuvre. Celles dont l’intitulé est en police italique et aligné à droite dans la cellule ont été évoquées seulement, mais non réalisées effectivement. Par exemple, à 12:38 les élèves réalisent un essai basé sur la répétition du motif 2 triangles et 1 carré. Cet essai est testé et invalidé. Alors que l’essai dont il est question à 14:18 a seulement été évoqué, mais non testé effectivement par la suite.
140Il est arrivé, à plusieurs reprises, que différentes heuristiques soient codées pour le même repère temporel. C’est par exemple le cas à l’instant 15:31, où non seulement Solenne réalise un autre essai (heuristique : Faire un essai) et cet essai est un cas particulier, son comptage de 4 en 4 indiquant qu’elle ne considère que des figures à 4 côtés (heuristique : Explorer des cas particuliers).
141Le tableau 28 suivant présente l’analyse du travail d’un autre groupe de 4PH (Lisa et Jason).
Tableau 28. Résultats du codage en heuristiques pour le groupe 2 : Lisa et Jason
4PSJc10 | ||
Time-code | Action | Heuristique élève |
03:57 | Jason dessine 15 carrés. | Faire un essai – Explorer des cas particuliers |
08:47 | Pendant la phase de travail individuel, Lisa a dessiné 9 carrés. Puis elle finalise cet essai en dessinant 2 triangles et 2 carrés. | Faire un essai |
09:40 | Elle efface la finalisation précédente et dessine 1 carré et 3 triangles à la place. | Faire un essai |
13:47 | Jason évoque, juste à l’oral, l’idée de faire « 15 plus 49 ». | Travailler en avançant |
14:15 | Après avoir dessiné 1 carré et 1 triangle, Lisa propose (mais ne le fait pas) de reproduire ce motif plusieurs fois. | Faire un essai |
19:12 | Jason complète cet essai commencé un peu plus tôt (ct) en surcomptant jusqu’à obtenir 49 côtés. | Faire un essai |
28:00 | L’enseignante leur propose : « il faut essayer d’échanger des carrés contre des triangles ». | Faire un essai |
30:22 | Jason poursuit un essai avec l’idée de Lisa d’alterner le motif « triangle-carré ». | Faire un essai |
36:05 | L’enseignante leur propose : « essayez avec des triangles continuez un peu avec des triangles voir jusqu’à 49 ». | Faire un essai |
142La comparaison de ces tableaux montre quelques points communs comme le faible nombre d’heuristiques proposées par les enseignantes, ce que nous interprétons comme le signe d’une bonne dévolution de la recherche du problème aux élèves. Il ressort aussi que c’est principalement le même type d’heuristique qui est mobilisé par ces deux groupes d’élèves à savoir : « Faire un essai » complété par l’heuristique « Explorer des cas particuliers » pour les deux groupes.
143La différence principale porte sur le nombre total d’heuristiques mobilisées. En effet, la recherche du groupe 1 est rythmée par la mobilisation de 26 heuristiques contre 7 pour le groupe 2. Une autre différence réside dans la nature des quelques autres heuristiques mobilisées : « Changer de registre de représentation sémiotique » et « Introduction de matériel » pour le groupe 1 contre « Travailler en avançant » pour le groupe 2.
144Pour dépasser ces considérations quantitatives et aller plus loin dans une interprétation qualitative de ces résultats, nous avons fait appel aux processus de construction de la représentation d’un problème (Julo, 1995). En effet Julo s’est intéressé de près à la question de la représentation que les élèves se font d’un problème mathématique à résoudre et en particulier à la façon dont ils construisent cette représentation. Il suggère que la construction de la représentation repose principalement sur trois processus qu’il met en évidence à partir de différents dysfonctionnements observés au cours de la résolution de problèmes :
- Le processus d’interprétation et de sélection : l’énoncé d’un problème communique un ensemble d’éléments, le contexte sémantique, dont l’interprétation permet d’accéder « aux informations concernant l’objet et la tâche qui caractérise le problème » (p. 31). Nos connaissances nous conduisent « à sélectionner certaines informations en leur accordant une signification particulière » (p. 37). Il identifie certains dysfonctionnements de ce processus lorsque « des informations non pertinentes sont prises en compte dans la représentation ou, au contraire, des informations essentielles sont ignorées et ne sont pas intégrées au contenu de la représentation » (p. 39).
- Le processus de structuration : ce processus n’est pas à imaginer comme un enrichissement progressif de la représentation induite par les éléments communiqués par l’énoncé. Au contraire, Julo nous invite à considérer que les représentations sont des « entités fortement organisées » (p. 42). Leur contenu est « un ensemble structuré, c’est-à-dire que les éléments sont solidaires les uns des autres et constituent un tout qui a son fonctionnement et sa logique propres » (Ibid.). La représentation peut être structurée de manière forte par l’énoncé, mais la plupart du temps ce sont les procédures et les stratégies mises en œuvre qui vont contribuer à sa structuration. Les dysfonctionnements apparaissent lorsque la piste suivie est une impasse. Dans ce cas, une restructuration de la représentation initiale est nécessaire.
- Le processus d’opérationnalisation : il a pour fonction de permettre « le passage à l’action, qu’il s’agisse d’une action effective (commencer des calculs, faire un dessin, tâtonner…) ou d’une action mentale (faire des déductions, élaborer un plan…) » (p. 50).
145Sur la base de ces caractérisations, nous faisons l’hypothèse que les heuristiques identifiées sont des traces visibles du processus d’opérationnalisation de la représentation. Selon Julo : « Le fait d’agir a de nombreuses répercussions sur la représentation et il est, vraisemblablement, l’un des moteurs essentiels de son évolution. » (p. 54.) L’évolution de la représentation peut se traduire par le renforcement de la structuration ou par « la mise en place d’une nouvelle structuration mais aussi la mobilisation de nouvelles connaissances » (p. 55). De plus, à l’appui du travail de Newell et Simon (1972) qui postulent que : « La résolution de problèmes se fait par la recherche dans un espace de problèmes [et que ce] principe est un invariant majeur du comportement de résolution de problèmes qui s’applique à toutes les tâches et à tous les sujets9 » (p. 809), nous interprétons chacune des structurations comme des espaces de recherche dans lesquels les élèves effectuent leur recherche. Comme ces espaces de recherche sont caractérisés par les interprétations des données du problème par les élèves, ils correspondent à des espaces sémantiques ce qui étend la définition de Poitrenaud (1998). L’analyse de nos différentes données expérimentales met en évidence que ces espaces sémantiques peuvent également être caractérisés par l’ajout de contraintes supplémentaires, par la mobilisation de certaines connaissances ou de certains registres.
146Nous allons à présent illustrer comment nous avons interprété le travail des élèves à la lumière des processus de construction de la représentation du problème et des espaces sémantiques ainsi ouverts, voire explorés.
Analyse du travail du groupe 1 : Solenne et Darell
147La recherche des élèves démarre par une succession d’essais qui sont construits selon la même logique : la répétition d’un même motif. Cette idée est notamment explicitée par Solenne : « On fait trois carrés – deux triangles – trois carrés. » (14:18.) Par exemple, le motif est « 3 triangles – 1 carré » pour l’essai 3 et « 2 triangles – 2 carrés » pour l’essai 5. Cette logique de construction des essais (la répétition d’un même motif) représente une contrainte que les élèves appliquent dans leur recherche ce qui caractérise un premier espace sémantique qui est limitant dans la mesure où prendre en compte cette contrainte limite l’accès à la solution. La succession de ces 7 essais liés est représentée, sur le graphique suivant (figure 33), par un trait horizontal qui relie ces 7 heuristiques représentées par 7 segments verticaux10 placés sur la ligne du temps.
148Ensuite, l’enseignante suggère d’« avancer comme ça en essayant » ce qui correspond à une heuristique qui reste dans le même espace sémantique puisqu’elle ne remet pas en question la contrainte initiale que se sont imposé·es les élèves et ne fait pas évoluer la représentation du problème.
149La recherche des élèves prend une autre direction lorsqu’à 15:03, Solenne annonce : « Moi je barre le dessin et on va se mettre au calcul. » Cette heuristique correspond à un changement de registre de représentation sémiotique qui induit une nouvelle structuration de la représentation. Cette nouvelle structuration est renforcée par la série des sept essais suivants (heuristiques 10 à 16) qui sont ainsi tous reliés entre eux. Les élèves comptent de 4 en 4 sur leurs doigts puis, à partir d’un certain nombre, qui change d’un essai à l’autre, ils continuent en comptant de 3 en 3. On assiste donc ici à l’ouverture et l’exploration d’un autre espace sémantique qui contrairement au précédent est adéquat. En effet, bien que ce registre ne soit pas forcément le plus efficace pour résoudre ce problème, cet espace sémantique ne présente pas de contrainte limitant l’accès à la solution. Ensuite, un autre registre est évoqué (heuristique 17 : changement de registre) induisant une nouvelle structuration et donc l’ouverture d’un autre espace sémantique, qui n’est cependant pas du tout exploré. Enfin, les élèves proposent une autre structuration de leur représentation cette fois-ci autour de l’utilisation de jetons de couleurs différentes pour matérialiser les triangles et les carrés (heuristique 18 : introduction de matériel). Ce nouvel espace sémantique est exploré lors des neuf derniers essais et les élèves parviennent à trouver la solution par l’exploration de cet espace sémantique.
150Ainsi, la démarche de résolution de ce groupe se caractérise par l’ouverture de quatre espaces sémantiques différents dont trois sont explorés par de multiples heuristiques. Dans notre représentation graphique de la recherche de ces élèves, nous situons chacun de ces espaces sémantiques sur une ligne différente. Par ailleurs, pour le distinguer, nous plaçons l’espace sémantique limitant dans la zone située sous l’axe gradué. Nous percevons également assez nettement les différentes structurations opérées par ces élèves ce qui confirme l’idée de Julo (1995, p. 42) selon laquelle la représentation ne s’enrichit pas progressivement au cours de la résolution du problème, mais passe plutôt par des restructurations, c’est-à-dire des sauts entre des structures qui ont leur fonctionnement propre.
Analyse du travail du groupe 2 : Lisa et Jason
151La représentation graphique de la recherche effectuée par ce groupe est la suivante (figure 34) :
152Au cours de sa recherche individuelle, Jason fait un essai en dessinant 15 carrés. Sa représentation du problème s’opérationnalise dans un espace sémantique adéquat. De son côté, Lisa effectue un essai qui se situe dans le même espace sémantique puisqu’elle mobilise le même registre de représentation sémiotique sans embarquer de contrainte supplémentaire. L’exploration de cet espace sémantique se prolonge par un autre essai obtenu en modifiant la composition de l’essai : elle efface les deux derniers triangles et les deux derniers carrés et dessine 1 carré et 3 triangles à la place.
153Ensuite, Jason propose de calculer « 15 plus 49 » ce qui met en évidence que sa recherche se structure sur une tout autre idée. Cependant, ce nouvel espace sémantique ouvert n’est pas exploré, car une trentaine de secondes après, c’est Lisa qui, après avoir dessiné un carré et un triangle, propose d’effectuer un essai en répétant ce même motif plusieurs fois : « Au pire on peut faire : carré, triangle, carré, triangle. » Comme pour le groupe précédent, pour cette nouvelle piste s’impose la contrainte de la répétition du même motif, ce qui marque le caractère limitant de ce nouvel espace sémantique. Néanmoins, cet espace n’est pas exploré puisque Jason complète son essai sans tenir compte de cette contrainte.
154Cet essai se situe dans le premier espace sémantique ouvert, tout comme l’heuristique proposée par l’enseignante : « Il faut essayer d’échanger des carrés contre des triangles. » (28:00.) Finalement, Jason fait un dernier essai, en suivant l’idée de Lisa, qui est contraint par la répétition du motif « 1 triangle – 1 carré » c’est donc un retour à l’espace sémantique limitant ouvert par la 5e heuristique.
155Ainsi, trois espaces sémantiques sont ouverts, mais ne sont jamais réellement explorés, car les heuristiques successives ne sont pas liées entre-elles, mais renvoient chaque fois à un autre espace. En effet, les structurations des représentations de ces deux élèves entrent en concurrence : Lisa pense qu’il faut que l’essai soit construit à partir de la répétition d’un motif, ce qui n’est pas le cas de Jason. L’invalidation d’un essai d’un certain espace sémantique conduit à un autre essai situé dans un autre espace sémantique et ainsi de suite. Cette recherche, très différente de la précédente, est davantage marquée par quelques allers-retours plutôt que par une véritable exploration des espaces sémantiques ouverts.
Conclusion sur l’analyse du travail des élèves
156L’analyse des démarches de résolution des deux groupes étudiés en termes d’heuristiques permet de mettre en évidence les jalons qui marquent l’avancée du travail des élèves. Nous percevons nettement en confrontant les résultats de codage (tableaux 27 et 28) que l’activité des élèves n’est pas du tout la même. Les nombreuses heuristiques du groupe 1 révèlent une avancée plus rythmée comparativement au groupe 2.
157Nous proposons une interprétation plus qualitative en mobilisant les processus de représentation du problème (Julo, 1995) et le concept d’espace sémantique (Poitrenaud, 1998). Les représentations graphiques obtenues offrent une visualisation nouvelle et intéressante de l’avancée de la résolution proposée par ces élèves. De plus, nous pouvons caractériser deux manières différentes d’avancer dans le problème : soit en ouvrant un espace sémantique, ce qui offre des potentialités et des propriétés différentes pour agir sur ce problème ; soit en explorant un espace sémantique à l’appui des propriétés qu’il offre.
158Sur le plan de la recherche, cette manière d’analyser le travail des élèves nous semble tout à fait opérationnelle relativement à d’autres types de problèmes mathématiques. D’ailleurs, nous projetons de mener de telles analyses sur des données audiovisuelles de même nature que celles décrites plus haut dont nous disposons, et en lien avec un problème qui demande de mettre en œuvre une démarche de type expérimental pour le résoudre.
159Au niveau de l’enseignement, avoir une meilleure connaissance du travail des élèves doit offrir quelques perspectives pour les enseignant·es. Tout d’abord, les heuristiques apparaissent comme un levier intéressant au service de l’enseignant·e pour favoriser la recherche des élèves ou comme aide à la résolution de problèmes. En ce sens, la liste des heuristiques proposée (tableau 25) est la synthèse de plus d’une vingtaine de références d’auteurs et autrices majeur·es dans le champ du problem solving (voir Favier, 2022 pour ces différentes références). Cette liste, complétée d’autres heuristiques issues de nos données expérimentales (tableau 26), devrait permettre d’enrichir la boîte à outils des heuristiques à disposition des enseignant·es. Un deuxième apport de cette recherche tient en une illustration supplémentaire du rôle de la représentation en résolution de problèmes. En effet, lorsque les enseignant·es observent les élèves en train de résoudre les problèmes, elles et ils repèrent facilement si des contraintes ou des données indispensables du problème n’ont pas été prises en compte par les élèves. Nos analyses mettent en évidence que certain·es élèves effectuent leurs recherches dans des espaces sémantiques non adéquats du fait de l’ajout de contraintes supplémentaires qu’elles ou ils s’imposent et qui, dans ces cas, n’ont pas été identifiées par les enseignant·es. Ainsi, l’aide à la résolution de problèmes est susceptible de passer, pour certain·es élèves, par l’identification, de la part de l’enseignant·e, de certaines contraintes supplémentaires embarquées par les élèves, afin de leur permettre de faire évoluer leur représentation.
160Enfin, si une telle analyse présente un certain potentiel pour caractériser la recherche menée par les élèves au cours de leur résolution, elle présente néanmoins certaines limites. En particulier, elle ne permet pas de faire ressortir certaines différences qu’il y a entre les essais réalisés par les élèves. Pour mieux comprendre encore la manière dont est exploré chaque espace du problème, il est nécessaire de procéder à une analyse plus fine des essais et des ajustements entre ces essais.
Conclusion et perspectives
161Sans revenir sur les conclusions qui ont déjà été présentées dans les sections précédentes, nous souhaitons maintenant soulever des pistes que nos travaux nous permettent de dégager pour l’enseignement et la recherche.
162Nous avons vu que les régulations sont un levier pour améliorer l’activité des élèves et donc leurs apprentissages. Pour favoriser de telles régulations, les enseignant·es peuvent en particulier chercher à plus et mieux impliquer les élèves dans les retours qui leur sont faits. Elles et ils peuvent aussi jouer sur l’objet de ces retours, en mettant notamment en avant des processus au sens de Jeannotte (2015) intervenant lors de la résolution de problèmes (conjecturer, comparer, repérer des régularités, etc.), des erreurs commises, des éléments en lien avec la représentation du problème au sens de Julo (1995) ou encore des heuristiques pertinentes pour la résolution de problèmes.
163Dans ce sens, la liste des heuristiques établie pour analyser le travail des élèves et donc pour répondre à certaines de nos questions de recherche nous semble également avoir de possibles retombées pour l’enseignement. En effet, nous faisons l’hypothèse que la connaissance de ces heuristiques présente un certain potentiel permettant aux enseignant·es de réguler le travail des élèves, même si ce n’est certainement pas suffisant. Il faut en effet, au-delà de cette première étape, se poser la question de savoir comment les enseignantes et les enseignants peuvent recourir à ces heuristiques pour favoriser la recherche des problèmes par les élèves et par conséquent leurs apprentissages en résolution de problèmes ?
164Cette question des apprentissages fait écho au potentiel didactique des problèmes proposés aux élèves. Or, une des pistes que nous avons proposée plus haut est celle des démarches et modes de raisonnement impliqués lors de la résolution de problèmes. Nous avons vu que cela peut constituer une aide pour les enseignant·es pour choisir les problèmes et les articuler entre eux. Par le biais d’un choix et d’une organisation bien pensées des problèmes proposés, les enseignant·es devraient être plus à même d’amener les élèves à identifier les ressemblances et les différences entre les problèmes traités, et à caractériser les spécificités des manières de raisonner pour résoudre chacun d’entre eux. Enfin, il nous semble également intéressant de questionner l’intérêt des démarches et modes de raisonnement pour mettre à profit les temps de mise en commun et de synthèse au service du processus d’institutionnalisation. Nous sommes en effet bien conscient·es que ce processus reste un nœud important de l’enseignement de la résolution de problèmes (Choquet-Pineau, 2014 ; Margolinas & Laparra, 2011). La question se pose ainsi de savoir ce qui pourrait, voire ce qui devrait, faire l’objet d’une institutionnalisation centrée sur la résolution de problèmes. Autrement dit, que souhaite-t-on que les élèves retiennent de ces temps de recherche ? Quels savoirs peut-on alors reconnaître dans la classe ?
165Dans le prolongement des travaux présentés ici, nous travaillons actuellement à des recherches collaboratives, menées à la fois avec des enseignant·es du primaire et du secondaire. Ces nouvelles recherches ciblent notamment l’étude des processus d’institutionnalisation et de dévolution, dans le but d’identifier la manière dont ceux-ci s’opèrent et dont les enseignant·es peuvent les favoriser. Nous nous appuyons pour cela sur l’analyse du déroulement de telles séances de résolution de problèmes en classe. Lors de temps de travail en collectif, nous réfléchissons au choix des problèmes à proposer aux élèves, à leur articulation tout au long de l’année, au scénario de leur mise en œuvre en classe. Puis les enseignant·es font passer ces problèmes dans leur classe et ces séances sont filmées. Nous menons ensuite des analyses de ces séances à partir des films, tant du point de vue de l’activité des élèves, des pratiques des enseignant·es et des liens entre les deux. Nous ciblons plus spécifiquement l’étude de différentes dimensions qui apparaissent en classe : les représentations que les élèves se font du problème, les heuristiques mises en œuvre par les élèves et celles mises en avant par les enseignant·es, les manières dont les enseignant·es régulent l’activité des élèves, quelles questions posent les élèves, quelles réponses leur sont apportées et comment, etc. À l’issue de ce travail, nous visons l’élaboration d’une ressource pour l’enseignement de la résolution de problèmes axée sur les notions de représentations, de régulations et d’heuristiques, dans le but de diffuser les résultats de cette recherche collaborative.
Notes de bas de page
1Ce cours était initialement appelé « Développements en mathématiques », depuis sa création en 2012 jusqu’à la rentrée 2017, où la dénomination « Démarches mathématiques et scientifiques (DMS) » a été adoptée, sans que la finalité du cours n’ait changé.
2Voir le chapitre 2 pour plus de détails sur le contexte historique d’institution de ce cours.
3Cette ressource a depuis été revue et modifiée. Nous parlons ici de celle en circulation au moment de l’étude.
4La mise en évidence est synonyme de factorisation.
5https://mep-outils.sesamath.net/manuel_numerique/index.php?ouvrage=ms3_2012&page_gauche=162 [consulté le 14/05/2024].
6Pour calculer ces pourcentages, nous avons comptabilisé le nombre d’échanges initiés par l’enseignant portant sur chaque type d’information, et l’avons divisé par le nombre total d’échanges initiés par l’enseignant.
7Ce terme est employé dans le sens de : « façon d’agir qui requiert de l’habileté, de l’adresse » (CNRTL, s.d.b) et avec l’idée de « manipulation discrète » (Ibid.).
8Ce problème est adapté d’un problème extrait des documents d’application des programmes français (Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, 2005, p. 7‑9).
9Notre traduction de « problem solving takes place by search in a problem space. This principle is a major invariant of problem solving behavior that holds across tasks and across subjects ».
10Les traits pleins correspondent aux heuristiques effectivement mises en œuvre tandis que les traits en pointillés représentent les heuristiques évoquées seulement et non mises en œuvre.
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