Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Quand Sylvie Coppé et Jean-Luc Dorier m’ont sollicité pour écrire cette préface, j’ai rapidement accepté avec grand enthousiasme ! Une fois dépassé mon enthousiasme initial, j’ai réalisé qu’écrire la préface d’un livre est une drôle d’expérience. En premier lieu, c’est évidemment flatteur. Il est facile de s’imaginer avoir été invité par les auteur·es ou l’éditeur·trice parce que celles et ceux-ci considèrent que nous avons une certaine expertise et pertinence reconnue dans le domaine. Mais, au-delà de la flatterie, il y a en deuxième lieu le « travail » : il faut lire le livre, qui est ici fort volumineux en étant le fruit d’années intenses de recherches, il faut réfléchir à fond à toutes ces idées, des plus simples aux plus complexes, et produire un texte, court et ciblé, tout en gardant en tête que ce dernier sera sûrement oublié au profit du livre. Le déséquilibre est frappant entre le travail à faire en amont et ce qui en ressort comme produit final ! L’expression « d’une montagne accouche une souris » semble ici tout à fait appropriée ! Finalement, pour ajouter à l’aspect particulier de la chose, il y a aussi en troisième lieu le statut ambigu de ce qu’est une préface, entre un écrit scientifique et un de vulgarisation.
2La réalisation et la combinaison de ces éléments m’ont amené à faire des choix. Si, dans cette préface, je me réfère à des travaux scientifiques, je ne les cite pas de façon explicite par des références. Voilà une façon pour moi d’abuser de mon invitation en tant que supposé expert du domaine. De plus, l’intention implicite de vulgarisation m’amène en retour à être sérieux et rigoureux, mais aussi à couper à certains endroits, à laisser certaines idées en plan, voire à faire des choix. Que des collègues ou des groupes de recherches se sentent délaissés par mon traitement (rapide) de certaines idées est tout à fait naturel ; j’ai moi-même vécu ceci à ma propre lecture du livre, où aucun de mes travaux ou ceux de mon laboratoire, de près ou de loin, n’ont été cités… et ça n’importe pas ! Pourquoi ? Parce que les travaux de recherche et les idées doivent être transcendants et dépasser les intérêts et sensibilités personnels, dixit Feynman. Va pour la petite morale, qui est probablement davantage un « rappel » à moi-même qu’autre chose !
Il nous semble tout à fait important que les élèves continuent de résoudre des problèmes, ce qui est une activité mathématique essentielle. (Balmes & Coppé, didacticiennes des mathématiques, 1999, p. 40)
The mathematician’s main reason for existence is to solve problems, and that, therefore, what mathematics really consists of its problems and solutions. (Halmos, mathématicien, 1980, p. 519)
Solving problems is the heart of mathematics. (Hiebert, mathematics educator, 2003, p. 55)
3Ces trois citations sont fortes. Elles le sont autant sur le plan du contenu relatif à la résolution de problèmes en mathématiques que sur celui de leur provenance variée. En effet, de toutes les possibles différences existantes entre les personnes s’intéressant aux mathématiques, des didacticien·nes aux mathématicien·nes en passant par les mathemathics educators, une constance semble présente : la résolution de problèmes est fondamentale en mathématiques.
4Et parce qu’elle est fondamentale, beaucoup a déjà été écrit sur la résolution de problèmes, et ce, depuis fort longtemps. En ce sens, une première réaction devant l’annonce d’un « autre » livre sur la résolution de problèmes pour l’enseignement des mathématiques est peut-être de se dire « encore ? ». En revanche, une lecture approfondie de tous les écrits sur la résolution de problèmes en enseignement des mathématiques aboutit à certains constats frappants. En effet, au-delà des descriptions emballantes de divers déroulements en classe avec les élèves et d’analyses fines des événements s’y produisant, plusieurs chercheurs s’entendent sur le fait que ces écrits « souffrent » souvent, et depuis fort longtemps, de deux manques majeurs : l’expérience vécue par les élèves au plan de l’impact sur leurs (vision des) mathématiques et le rôle de l’enseignant en classe.
5De mon point de vue, le présent livre aborde ces deux manques de façon originale, à défaut d’être exhaustive. Tout d’abord, l’expérience des élèves n’est pas abordée exclusivement en lien avec leurs résultats ou apprentissages, mais aussi sur le plan du vécu, de leurs perceptions, du comment tout ceci se déroule et entre en jeu en classe, et aussi de leur façon de percevoir cette classe de mathématiques axée sur la résolution de problèmes. Le rôle de l’enseignant est quant à lui abordé dans toute sa « richesse et complexité », selon une formule à la mode. Dire que l’enseignant·e est plus ou moins absent·e des études sur la résolution de problèmes peut paraître surprenant. Et, effectivement cette situation questionne, car il peut sembler difficile de parler d’enseignement sans parler explicitement de l’enseignant·e. L’effet de cette absence « surprenante » dans les écrits sur la résolution de problèmes donne souvent l’impression que l’enseignement en contexte de résolution de problèmes se réduit ou se résume à donner des problèmes aux élèves et à gérer l’organisation sociale de la classe (groupes, temps, droit de parole, etc.) : peu est dit, sinon rien, à propos de son rôle et des événements ou actions de la classe elle-même où l’enseignant·e intervient. L’enseignant·e est alors conçu comme une sorte de gestionnaire, parfois même à interventions minimales, soit une sorte de « facilitateur » ou de « guide ».
6Le livre coordonné par Coppé et Dorier réussit à avancer sur la « question » de l’enseignant·e, en apportant matière à réflexion et à inspiration sur le rôle de cet·te enseignant·e dans l’action, dans un contexte où la résolution de problèmes est centrale. Le livre aborde le travail à faire par l’enseignant·e en contexte de résolution de problèmes en classe, un travail qui est explicitement fait et vécu par les mêmes enseignant·es ayant participé aux études répertoriées dans le livre. Et c’est peut-être là aussi quelque chose de fascinant dans ce livre : les acteurs, élèves et enseignant·es sont étudié·es de diverses façons et sous divers angles. Certaines études ont évidemment déjà porté une attention à quelques-unes de ces facettes, mais c’est ici d’une manière englobante que les mêmes élèves et enseignant·es sont pris en compte tout au long du livre.
7Un autre point remarquable du travail des auteur·es dans ce livre est de considérer la résolution de problèmes à l’école, en contexte souvent appelé de « classe ordinaire ». Pourquoi est-ce remarquable ? Parce que leur façon de faire permet de confronter la distinction usuelle entre enseigner des savoirs et enseigner la résolution de problèmes. Fréquemment, et pour plusieurs raisons valables, l’emphase est mise sur l’apprentissage des contenus en les enseignant : comment bien enseigner, bien expliquer, etc., pour ensuite « faire » de la résolution de problèmes sur ces contenus enseignés. C’est le vieil adage qui conseille d’apprendre à marcher avant de courir (en mathématiques, toutefois, la question de savoir lequel est lequel demeure épineuse…). Les auteur·es étudient ici une approche inversée, alignée avec la demande du curriculum suisse. Il est ici question d’enseignement des mathématiques par la résolution de problèmes en premier lieu. Et, sur cette idée, bien que plusieurs en aient déjà parlé ou rêvé, nous en connaissons encore très peu. Pour celles et ceux qui croient exclusivement aux mathématiques comme corps de connaissances (le fameux body of knowledge des anglophones), cette approche fait possiblement peu de sens ou encore se résume à trouver les « bons » problèmes pour être certain·e d’aboutir aux bons concepts prévus. Pour d’autres, l’activité de résolution de problèmes doit être libre de toutes contraintes, comme il est parfois imaginé que les mathématicien·nes la vivent et la font (mais est-ce réellement le cas ?). En contrepartie, les auteurs du présent livre n’ont pas de parti-pris. Les auteur·es proposent d’étudier une situation qu’ils n’ont pas provoquée : ce sont des recommandations fortes et officielles du Plan d’études romand. Alors, il est facile de les imaginer se disant « pourquoi pas ? » et « qu’est-ce qu’il en est et en ressort ? », appelant dès lors à un travail scientifique à proprement parler. Ainsi, ce livre se démarque justement parce que les auteur·es n’ont pas de parti-pris et que leurs questions sont abordées de manière scientifique : l’objectif n’est pas de vendre une approche, ni de convaincre qu’il faille faire ainsi ou encore de montrer que la résolution de problèmes est mieux qu’une autre approche. Ces sont des chercheur·es, qui étudient un phénomène. Leur objectif est de mieux comprendre ce phénomène. Oui, des conclusions sont tirées, mais encore une fois ce n’est pas pour vendre un produit, car c’est toujours la réflexion sur le phénomène d’enseignement des mathématiques par la résolution de problèmes qui est mise à l’avant plan. Et, il faut l’avouer, ceci est simplement rafraîchissant !
8Voilà plusieurs des raisons qui rendent ce livre intéressant, et unique. Oui, bien entendu, le lecteur et la lectrice veulent en (s)avoir plus sur la classe : d’autres vignettes, d’autres événements, d’autres suivis, d’autres (ré)actions. Mais peut-être est-ce l’objectif recherché : susciter l’intérêt et la curiosité d’en vouloir plus. Et, la meilleure réponse au livre est probablement d’aller en classe, de s’entretenir avec des enseignants et de faire de la résolution de problèmes avec des élèves… histoire de mieux comprendre de l’intérieur la richesse et la profondeur des propos mêmes du livre. Si la lecture de ce livre provoque ce type de réactions chez son lectorat, et bien d’autres, alors les auteurs pourront dire « mission accomplie » ! Quant à moi, je leur dis : « Bravo, c’est réussi ! »
9Laval, Québec, mars 2024
Auteur
Professeur de didactique des mathématiques, Université du Québec à Montréal
IdRef : 161828868
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