Stendhal proprio motu
p. 343-349
Texte intégral
Le manuscrit, l’objet
1La partition autographe du Clavier bien tempéré montre sur sa page de titre calligraphiée par Bach le dessin d’une amphore qui verse la musique, comme une corne d’abondance, les « deux fois 24 préludes et fugues dans tous les tons ». Tel est le manuscrit. Il porte l’œuvre, il l’offre, et en l’offrant il n’est pas rare qu’il montre le geste créateur et redouble ainsi la présence et l’absence de l’auteur. Ma première expérience vivante de l’objet manuscrit fut par surprise, suivant de Dijon à Bâle les traces d’un peintre rhénan, celle d’un manuscrit de Webern. Le musée des Beaux-Arts de Dijon montre deux étonnants panneaux de bois, peints à la tempera, du retable du Miroir du Salut de Konrad Witz : Saint Augustin et L’Empereur Auguste et la Sibylle de Tibur. La présence des figures est aussi vive que le paysage vrai du lac Léman sur fond de Salève où se joue la très célèbre Pêche miraculeuse du peintre rhénan à Genève. Mais c’est à Bâle qu’il faut aller pour voir neuf des panneaux complémentaires du même retable (le douzième, Salomon et la reine de Saba, est à Berlin). Il y avait alors au musée de Bâle une exposition temporaire de manuscrits musicaux. Le papier choisi par Webern est très épais. On le comprend, car il est abondamment gratté. La calligraphie est élégante, aérée, rare sur la grande feuille « – après combien de coups de griffes, de blessures, d’hématomes1 ? ». Les étapes de la genèse s’effacent, mais la page montre les cicatrices des multiples repentirs, dans cette tension en quête de transparence, de concision déliée. De même les « villes effilées » ou déliées – « sottili » – de Calvino, ses préférées parmi les Villes invisibles revendiquent une « légèreté » de dessin, glosée plus tard dans l’une des « propositions pour le prochain millénaire » de son testament esthétique, les Leçons américaines2. L’œil profane goûte la saveur graphique, quasi picturale de l’objet, en miroir d’une écoute absente.
2Les livres annotés et les manuscrits de Stendhal ne sont pas moins frappants.
Le fonds Bucci et le livre du pendu
3Tout livre passé par les mains de Stendhal a pu devenir un livre objet. Il arrive qu’il soit écrit sur tranche, comme le Montesquieu de Paris à Doucet (« 1re règle Être soi-même3 »). Ou bizarrement graffité, après rotation de quarante-cinq degrés, par-dessus les titres d’ouvrages disponibles chez Ladvocat imprimés sur une quatrième de couverture brochée, dans un cadre qui devient pictural, plus large que haut, pour la note sur Othello d’un volume du Shakespeare Letourneur-Guizot de Bucci à Milan. Ou sur une couverture qui était vierge, pour les Beauties of Shakespeare. Évidemment sur les pages blanches interfoliées ou ajoutées à cet effet pour lui par le relieur en fin de volume. On y verra toujours Stendhal proprio motu dans le geste d’écrire.
4Ainsi telle note publiée dans le « journal reconstitué » de la Pléiade, mêlant quelques lettres grecques à des bribes d’italien, sur la couverture d’une banale anthologie de morceaux choisis de Shakespeare par William Dodd prend son sens par sa date dans le contexte de la publication d’Armance4. Le livre objet devient sujet, l’inscription manuscrite lui donne la parole. Stendhal célèbre l’aubaine, l’occasion fait le larron, et la curieuse abondance des épigraphes shakespeariennes d’Armance se comprend si l’on observe que Stendhal a pu les trouver là au bon et au dernier moment5. Il empruntait d’ailleurs à un véritable larron. Le Dictionnaire de Ladvocat, que Stendhal aurait pu lire, montre jusqu’où sa passion éditoriale avait conduit le révérend anglais. Auteur de Sermons pour la jeunesse, Dodd intrigua pour obtenir un évêché, offrant « mille guinées à la femme d’un ministre ». Chassé de la cour où il était chapelain, il vint en France « où il forma le projet d’une édition magnifique de Shakespeare, avec des figures ». Il fit alors « de faux billets pour 4000 liv. sterling, sous le nom du comte de Chesterfield » dont il avait été le précepteur. L’édition ne vit pas le jour, il dépensa l’argent. Ayant eu la mauvaise idée de revenir prêcher à Londres, il fut arrêté, jugé et finalement « pendu le 27 juin 17776 ».
5Dante avait déjà montré dans son Enfer que le livre pousse au crime. Paolo et Francesca da Rimini sont tués par le jaloux pour n’avoir pas lu « plus avant » le récit du premier baiser de la reine Guenièvre et Lancelot, par l’entremise de Galehaut, dans le Lancelot en prose. Le livre devient le sujet de la phrase et de l’action. Avec son auteur, il rejoue le rôle de Galehaut, il permet la passion coupable de Paolo et Francesca da Rimini, suivie du double meurtre par le frère et mari : « Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. »
Inexpérience d’édition : Armance, Le Rose et le Vert
6Les romans publiés par Stendhal lui-même semblent couper l’herbe sous le pied du manuscrit absent. Mais les exemplaires corrigés et annotés se chargent de miner l’insularité obsidionale et rassurante du texte imprimé, particulièrement pour la Chartreuse. L’expérience du manuscrit moderne, après celle du manuscrit médiéval qui impose d’autres choix (quelle est la « bonne version » du Lancelot quand le manuscrit est « plusieurs » comme le démon Légion ? Ou encore : comment éditer ce type de texte ?) incite à voir autrement l’imprimé original. Promu au rang de source, il ne repose pas en paix. Car sa reproduction n’est jamais fidèle, en dépit de la chanson des éditeurs. Les titres courants ne peuvent être respectés que partiellement, en raison du changement de format des pages7. Les menues modifications de l’orthographe n’ont rien de pendable. Il serait bon cependant de se mettre en expérience, comme Octave de Malivert, là aussi. Plus sérieux : la ponctuation. La normalisation de certaines conventions typographiques n’est pas sans incidence sur la lettre, donc sur l’esprit du texte. Ainsi n’est-il pas indifférent d’abréger conformément à l’usage moderne les « madame » et les « mademoiselle » en Mme et Mlle dans un texte qui, comme celui d’Armance, joue la passion moderne sur des airs anciens8, et reste de facto le seul relu et approuvé, parfois faute de mieux, par l’auteur attentif et souvent mécontent de l’imprimeur et de l’éditeur9. Il faut choisir, les yeux ouverts.
7L’édition moderne des œuvres posthumes entraîne sur un terrain réputé connu. Tout est lu et commenté depuis plus de cent soixante ans qu’il y a des stendhaliens et qui cherchent… L’ingénu pense qu’il suffira sans doute de consulter rapidement les manuscrits, par acquis de conscience, pour rendre justice au cycle de Mina, en regroupant simplement les textes bien connus de la nouvelle, Mina de Vanghel, et du roman inachevé, Le Rose et le Vert. On fera sans peine le point sur la matière d’Allemagne dans l’œuvre romanesque de Stendhal, dans la logique de ce pseudonyme étrangement germanique, brocardé par le Globe. Or, il n’en est rien. C’est le côté obscur de l’édition stendhalienne, un voyage périlleux en pays inconnu. Ainsi paraît le grimoire mentionné approximativement par Martineau (« quatre pages écrites à bride abattue10 »), puis oublié au fil du temps ou occulté, de Tamira Wanghen. Est-ce le chaînon manquant entre la nouvelle et le roman projeté en deux volumes sur le modèle du Rouge ? Ou plutôt un nouveau départ pour ce qui sera le Rose ? En réalité, il y a là six pages autographes, numérotées de 1 à 7, datées du 18 avril 1837, à l’hôtel Favard, « enfouies », selon le mot de Martineau, dans le registre grenoblois, provenant d’une suite où manque visiblement la page 4. Comment renoncer à connaître cet inédit à coup sûr pertinent, dont le catalogue imprimé des manuscrits de Grenoble donne une lecture manifestement inexacte en transcrivant ses derniers mots : « pour en guérir », au lieu de « pour un génie » ? L’étrange réemploi, à l’envers et au verso, du folio égaré de ce même grimoire pour une page de titre intercalée dans le Brulard n’avait pas échappé d’autre part à la sagacité de Gérald Rannaud. D’où, comme jadis pour la TSF, une double invention parallèle et concurrente de Tamira par l’éditeur savant du Brulard et par l’innocent en plein baptême du feu11.
8Le dossier de la nouvelle Mina de Vanghel réservait encore quelques surprises, malgré les réels efforts des éditeurs successifs, qui avaient amendé la version de Colomb dans la Revue des deux mondes en se fondant sur le manuscrit incomplet de Grenoble. L’édition princeps avait anobli les Larçay, pourtant sans particule sous la plume de Stendhal, sauf pour une occurrence d’ailleurs immédiatement barrée par l’auteur comme un lapsus12. L’enjeu n’est pas sans importance pour les figures asymétriques des deux premiers rôles masculins dans l’intrigue. De même, le dispositif de la première page, soigneusement établi et calligraphié par Stendhal, avec titre, sous-titre, et épigraphe, dans des corps variés, n’était jamais reproduit tel quel13. Le texte, « abbandonné comme peu fait pour un public français », d’après une note inscrite en 1832 sur cette même page (où l’on peut corriger le double b ou le garder pour le plaisir en souvenir du « cella » de Sorel et d’Henri14), était donc prêt pour la publication. Romain Colomb a bien vu, et bien fait en le proposant parmi les premiers opus posthumes aux lecteurs de la Revue des deux mondes.
Esquisse charmante et génétique progressive : la Didon de M. Guérin et Tamira Wanghen
9Balzac conservait les manuscrits de ses œuvres publiées, pour les offrir parfois comme des présents princiers. Stendhal voit autrement, et plus loin. L’écriture penche vers l’avant. Elle marche, elle court si tout va bien, en tentant de mesurer sa vitesse instantanée. D’où la réflexion des Souvenirs d’égotisme sur les graffiti du graphomane : « La moindre remarque marginale fait que si je relis jamais ce livre, je reprends le fil de mes idées et vais en avant15. » S’il conserve Tamira, c’est pour son orientation originelle, dans la mesure où celle-ci n’est pas suivie par les états successifs de Rose et Vert lorsque le roman s’ébauche à Paris, puis reste suspendu dans son inachèvement à Nantes où Stendhal est en repérages pour les Mémoires d’un touriste. Le miracle attendu à Nantes pour le Rose n’a pas eu lieu comme à Marseille pour le Rouge. Mais l’hypothèse première demeure disponible, et Stendhal doit en garder la trace. La bifurcation s’inscrit en effet bien clairement et emphatiquement. Une Mina bourgeoise et riche remplace donc pour le moment la Tamira juive. Mais celle-ci reste en attente, après les biffures, dans le mouvement de cette génétique progressive qui le caractérise. Pour la suite obstinée de ses idées, on verra l’esquisse intitulée La Juive à la date du 21 mars 1842, à la veille même de sa mort16. On mesure alors toute la portée de l’insistance, dans le manuscrit de Tamira, sur les « corrections de trois heures ». L’idée nouvelle lance l’écriture, du jour au lendemain, les 18 et 19 avril 1837. Mais l’idée de la veille (18 avril 1837) peut renaître cinq ans plus tard (21 mars 1842).
10Le manuscrit de Tamira inscrit encore, pour le plaisir de l’œil, cette fois dans l’étroite verticalité de la marge à gauche, en page 3, le dessin du jet d’eau de Saint-Cloud dont le motif nourrit les récits du voyageur prussien à son auditoire de Kœnigsberg17.
11Et le manuscrit du Rose, connu pour son dessin de ballon, en montre un autre de la main de Stendhal, jamais mentionné ni reproduit, on se demande bien pourquoi.18
12L’esquisse littéraire l’intéresse et elle nous intéresse, comme en peinture, pour l’« acte de pensée » dont elle porte la trace19. L’épigraphe pourrait être chez Stendhal une autre forme de l’esquisse. Telle est d’ailleurs la piste à suivre au Louvre, le code Stendhal sans lequel telle épigraphe du Rouge garde tout son mystère : « La Didon de M. Guérin, esquisse charmante ! Strombeck20. » Le tableau de Pierre-Narcisse Guérin, salle Denon21, invoqué par défaut dans les commentaires, n’a rien d’une esquisse, il est au contraire monumental22 … Mais on peut aller voir, livre en main, au deuxième étage dans la suite des peintures françaises, salle 54, un petit format intitulé Enée et Didon et sous-titré « Première Pensée du grand tableau ». Curieusement, le mot « Première » est presque effacé. Il s’agit bien cette fois d’une esquisse, de l’esquisse regardée puis rêvée par Stendhal, elle est charmante.
Notes de bas de page
1 R. Char, « Célébrer Giacometti », Commune Présence, Gallimard, 1964, p. 207, choix de poèmes préfacé par Georges Blin.
2 Le Città invisibili, Einaudi, 1972. Lezzioni americane, sei proposte per il prossimo millenio, 1 Leggerezza, Garzanti, 1988
3 Voir H. de Jacquelot, « Les bibliothèques de Stendhal » dans Bibliothèques d’écrivains, sous la direction de P. d’Iorio et D. Ferrer, CNRS Éditions, 2001, illustration p. 79.
4 Voir Stendhal, Œuvres intimes, t. II, édition établie par V. Del Litto, Gallimard, 1982, p. 91.
5 Voir J.-J. Labia, « La source des épigraphes shakespeariennes d’Armance dans The Beauties of Shakespeare de William Dodd », Stendhal Club, no 141, 15 octobre 1993, p. 35-45.
6 Dictionnaire historique et bibliographique, par Ladvocat, Paris, 1822, t. II, p. 150-151.
7 La question est bien posée dans la nouvelle édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » par Y. Ansel pour le Rouge.
8 Voir Armance, GF, 1994.
9 Voir les invectives contre la « mauvaise imprimerie » de Pihan pour Rome, Naples et Florence dans « Les notes et variantes de l’exemplaire Filippi », L’année stendhalienne, 2, Champion, 2003, p. 307 et passim.
10 Stendhal, Romans et nouvelles, t. II, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 1056.
11 Voir parallèlement Le Rose et le Vert, GF, 1998, pour les trois états du texte, et G. Rannaud, « Tamira Wanghen et les limites du récit », dans HB, no 2, 1998, p. 37-51.
12 Voir Le Rose, éd. cit.
13 La première et la dernière page du manuscrit de la nouvelle ont été acquises par la bibliothèque à une date plus récente, encore environnée de mystère…
14 L’original peut induire un effet hypnotique ou fétichiste. Ainsi Y. Ansel fait-il bégayer la gazette prophétique du Rouge (« Le pre-premier pas »), non sans trouver une raison de garder la coquille, si c’en est une ! Voir Œuvres romanesques complètes, t. I, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 371.
15 Stendhal, Œuvres intimes, t. II, édition établie par V. Del Litto, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 478.
16 La page intitulée « La Juive » figure significativement à la suite des pages de titre, de sommaire, et d’orientation, au début du dossier du Rose.
17 Dessin lu par G. Rannaud.
18 Voir Rose et Vert, éd. cit., p. 279, ce paysage reproduit plutôt mal que bien, avec l’inscription sur la hauteur : « sommet de bonheur ».
19 Voir G. Rannaud, « La marge et la pensée », Recherches et travaux, no 53, 1997, p. 123. Cité par H. de Jacquelot, Ibid., p. 87.
20 Chapitre ix de la première partie : « Une soirée à la campagne ».
21 1er étage, Denon, salle 76.
22 Il est exposé pour le moment auprès de deux autres grands formats à sujets classiques : Phèdre et Hippolyte, salon de 1802, et Andromaque et Pyrrhus, 1810. L’esquisse de Phèdre et Hippolyte a rejoint celle de Didon et Enée dans la salle 54.
Auteur
Université de Paris-X, Nanterre
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