La langue des italiques
p. 159-170
Texte intégral
1Soit ce montage de quatre extraits, choisis non pas au hasard, mais parmi bien d’autres possibles, dans le Journal, Souvenirs d’égotisme, Vie de Henry Brulard.
Le voyage, en passant deux ou trois jours dans chaque ville, donne la faculté d’abstraire ; on observe les mêmes qualités dans des objets différents.
Par exemple, le bien-être à l’auberge ou la beauté de la ville.
On pourrait faire voyager ainsi les enfants qui manquent de la faculté d’abstraire. Souvent la bêtise apparente vient du manque de cette faculté. (t. II, p. 315)1
Par amour pour la clarté et le ton intelligible de la conversation, qui d’ailleurs peint si bien, suit de si près, la nuance de sentiment du moment, j’ai été conduit à un style qui est à peu près le contraire du style un peu enflé des romans actuels, style facile comme tout ce qui est enflé… (ibid., p. 399)
Aujourd’hui, j’estime Paris. J’avoue que pour le courage il doit être placé au premier rang, comme pour la cuisine, comme pour l’esprit. Mais il ne m’en séduit pas davantage pour cela. Il me semble qu’il y a toujours de la comédie dans sa vertu. Les jeunes gens nés à Paris de pères provinciaux et à la mâle énergie, qui ont eu celle de faire leur fortune, me semblent des êtres étiolés, attentifs seulement à l’apparence extérieure de leurs habits, au bon goût de leur chapeau gris, à la bonne tournure de leur cravate, comme MM. Féburier, Viollet-le-Duc, etc. Je ne conçois pas un homme sans un peu de mâle énergie, de constance et de profondeur dans les idées, etc. Toutes choses aussi rares à Paris que le ton grossier ou même dur. (ibid., p. 451)
Tout ce que j’apprenais aux l[eçons] de M. Dubois-Fontanelle était à mes yeux comme une science extérieure et fausse.
Je me croyais du génie ; où diable avais-je puisé cette idée ? Du génie pour le métier de Molière et de Rousseau.
Je méprisais sincèrement et souverainement le talent de Voltaire : je le trouvais puéril. J’estimais sincèrement Pierre Corneille, l’Arioste, Shakespeare, Cervantès et en paroles Molière. Ma peine était de les mettre d’accord.
Mon idée sur le beau littéraire au fond est la même qu’en 1796, mais chaque six mois elle se perfectionne ou, si l’on veut, elle change un peu.
C’est le travail unique de toute ma vie. (ibid., p. 818)
2Notre attention est évidemment aussitôt sollicitée par la véritable farcissure d’italiques qui émaillent le texte, lui confèrent une physionomie sui generis et imposent aussi un mode de lecture spécial : pour l’œil, des clignotants s’allument ; pour l’oreille, un rythme staccato s’instaure ; pour l’esprit, le soulignement de certains termes engage à s’arrêter sur les notions ainsi pointées, et, semble-t-il, dotées d’une importance ou d’un pouvoir de radiance sémantique particulier. De quoi nourrir l’envie d’y aller voir de plus près. On bornera ici l’enquête aux écrits intimes, mais il faudrait l’étendre à la fiction, où les enjeux, qui ne sont sans doute pas les mêmes, se font certainement moins prégnants2. Nous partons en effet de l’hypothèse que l’usage des italiques, tout autant que d’une intention stylistique consciente, relève de l’idiosyncrasie et des affects, désigne et démasque des zones névralgiques de la pensée et de la sensibilité. Leur signification plurielle sera donc plus riche dans l’écriture personnelle que dans le roman.
3Il existe certainement de savantes réflexions théoriques qui font autorité sur la pratique des italiques, mais nous décidons de nous en tenir, comme socle de nos remarques, à l’analyse très pertinente que propose de la question Julien Gracq dans son ouvrage sur Breton. Il observe :
La souplesse et la valeur communicative du langage écrit chez Breton lui viennent de ce qu’il joue constamment sur plusieurs registres, et cette différence d’intonation si sensible chez lui d’un mot à l’autre, outre qu’elle dispose pour se mettre en valeur d’une exceptionnelle fluidité de syntaxe, se matérialise par le recours systématique au mot en italiques, qui déclenche à l’intérieur même du langage tout un jeu complexe de claviers.
Le rôle du mot souligné fut essentiellement à l’origine de souligner de façon mécanique dans la phrase la présence d’un élément hétérogène par rapport au langage couramment usité. Il s’agissait le plus ordinairement de l’introduction soit d’un terme technique – emprunté par conséquent à un vocabulaire en marge du langage courant – soit d’un mot courant, pris dans une acception rigoureusement particulière et déjà définie (le cas se présente fréquemment dans les ouvrages de philosophie) à laquelle renvoyait de façon expresse cette espèce de mise en quarantaine par rapport au commun des mots qu’était en réalité l’italique. On doit en retenir que l’acte de souligner constituait alors une espèce de pis-aller et de toute façon comportait la nuance péjorative de quelque chose comme une mise à l’index. Il visait formellement à signaler dans le langage l’introduction à force d’un corps étranger que son fonctionnement normal tendait par nature à expulser […]
Le langage de Breton porte au contraire, en ce qui concerne l’emploi de l’italique, les traces d’une inversion fondamentale de signe. Il le situe à ce point de vue comme le représentant actuel d’une longue lignée d’écrivains (Poe, Baudelaire, Rimbaud – Nietzsche, dont on sait que son emploi constant de l’italique dans les notes de premier jet […] prend le caractère d’un véritable tic) à travers lesquels l’usage d’ailleurs très varié du soulignement tend d’une façon continue à acquérir un sens de plus en plus nettement valorisateur. Son usage chez Breton marque l’achèvement d’une révolution véritable : non seulement le mot souligné s’incorpore désormais étroitement à la phrase qu’il irradie souvent d’un bout à l’autre, lui confère seul son sens supérieur et son achèvement, mais encore il y représente le passage d’un influx galvanique, d’une secousse nerveuse qui la vivifie et la transfigure, il y porte tous les caractères d’une véritable sublimation. Ce n’est plus d’un ostracisme mal déguisé mais d’une sorte de coefficient algébrique fait pour multiplier magiquement sa puissance, le faire littéralement exploser, que le mot se trouve d’un trait de plume mystérieusement affecté3.
4On ne saurait assurément mieux dire, du moins s’agissant de l’écriture bretonne, qui a exercé sur l’écriture gracquienne une influence si contagieuse qu’elle l’a contaminée avec cette fascination pour les italiques. Assiste-t-on chez Stendhal à quelque chose d’analogue à cette appropriation de l’italique, d’abord étroitement territorialisée, mais finalement s’attachant à mettre en gloire certains vocables, qu’elle nimbe d’on ne sait quelle aura ?
5Commençons par rappeler une évidence concrète qui, littéralement, saute aux yeux de quiconque prend la peine de consulter les manuscrits : beaucoup d’italiques stendhaliennes n’en sont pas. Expliquons-nous : les éditeurs (et singulièrement Martineau et Del Litto) ont pris le parti d’imprimer en italiques les mots étrangers utilisés par Stendhal, alors que la plupart du temps ils ne sont pas soulignés. Cette façon de procéder s’avère être non seulement discutable, mais carrément déplorable dans la mesure où elle rature quelque chose d’essentiel à la démarche beyliste : si elle se livre à un travail (ou à un jeu) systématique de marqueterie avec des inserts empruntés à différents idiomes, en ne soulignant pas ses emprunts elle refuse de les rendre optiquement sensibles ; les italiquer, ce serait les constituer en hernie exotique, aggraver leur irréductible altérité. Or ce que vise Stendhal en son sabir babélique à usage privatif, c’est au contraire de fondre la polyglossie (français, anglais, italien, latin…) en un esperanto unique (dans tous les sens du terme), où, au-delà de la bigarrure superficielle, elle se résorbe en une pâte lisse et homogène, au creuset d’un moi qui en est à la fois l’origine et le destinataire (il s’agit d’un esperanto fait pour ne pas être compris par les autres, c’est-à-dire pour le moins paradoxal, si ce n’est inverti). Cette visée est complètement niée par ces soulignages artificiels et surajoutés, qui interdisent la fusion des matériaux hétéroclites en une création linguistique singulière. Précisons donc une fois pour toutes que nous ne nous intéresserons ici qu’aux italiques véritables et repérables comme telles, aux mots soulignés par Stendhal en personne afin de produire un certain effet. Ce faisant, nous serons amenés à distinguer plusieurs fonctions de l’italique, selon un parcours conduisant de l’extériorité vers l’intériorité, du collage citationnel à la signalétique de la subjectivité.
6Les italiques servent d’abord à isoler dans leur différence inintégrable des mots ou des syntagmes prélevés dans des idiolectes liés à certains lieux ou certains milieux hors desquels leur intelligibilité reste problématique. C’est le cas, par exemple, du lexique dauphinois, dont Stendhal donne un assez riche échantillonnage, avec traduction, dans Vie de Henry Brulard : bet (« ce qui veut dire un homme grossier né dans les montagnes de Gap », t. II, p. 598), patet (« prononcez : patais, extrême attention donnée aux plus petits intérêts » ; ibid., p. 607), il fit venir (« terme du pays » ; ibid., p. 613), sauter en l’air (« locution du pays » ; ibid., p. 649-650), le crochon de pain (ibid., p. 654), lardan (« sorte de chasselas » ; ibid., p. 674), dégringoler (« terme du pays » ; ibid., p. 684), boime (« à Grenoble veut dire hypocrite doucereuse » ; ibid., p. 703), les chaplepans noyés dans la benne de la cuisine (« cafards noyés dans le seau de l’eau sale de la cuisine » ; ibid., p. 706), l’enfant gâté (« terme du pays » ; ibid., p. 806), bedot (« le bête, le lourd » ; ibid., p. 824), désarroi (« comme on dit à Grenoble et comme je disais alors… » ; ibid., p. 899), etc. Il en va de même pour certains régionalismes : « … un maître bougre. Dans le sens où les Champenois prennent les mots… » (t. I, p. 626-627), « … nous nous parlâmes plusieurs années, comme on dit en Champagne » (t. II, p. 465). Stendhal italique aussi l’argot propre à l’enfance (« je n’ai jamais joué aux gobilles (billes) » ; ibid., p. 616), à l’école – du collège (« un grand », « quelque autre fort », les féries ; ibid., p. 608, 615, 749), à Polytechnique (piocher ; ibid., p. 811) –, à l’armée (« au régiment un tel caractère s’appelle arsouille » ; ibid., p. 749), et d’une manière générale ce qui n’est pas accepté par la langue officielle et relève du registre familier : « les moyens les plus farceurs » (t. I, p. 361), « nous la gobâmes d’une fière manière » (ibid., p. 529), « pour me prouver qu’il en pinçait » (ibid., p. 637), « derrière le dos, à la papa » (ibid., p. 742), « jouir en musart sur la situation » (t. II, p. 374) – ou de l’aberrant : « je me révorte ! » ;(ibid., p. 583), voire de la grossièreté pure : « elle avait le foutre tragique », « elle avait des couilles » (t. I, p. 304). Parfois, les italiques renvoient à la signification spéciale d’un terme pour ou chez une personne particulière, qui peut être emblématique de toute une époque, ou d’une démarche intellectuelle : « pas aimable dans le sens de Richelieu » (ibid., p. 380), « corps étant pris dans le sens de Cabanis » (ibid., p. 399), « il n’a que l’esprit, l’autre a la science (définitions of Elvezio) » (ibid., p. 854). Plus généralement, elles délimitent une aire sociologico-sémantique en faisant allusion aux groupes qui s’expriment ainsi et à ce qu’ils entendent par ces termes, lesquels forment alors de véritables concrétions idéologiques, des formules relevant du prêt-à-penser et du prêt-à-dire collectif, désignées comme telles par les italiques : le « bon ton » (ibid., p. 89), les « bonnes façons » (t. II, p. 58), les « convenances » (t. I, p. 877), « des choses parfaitement convenables » (t. II, p. 463), le « style noble » (ibid., p. 399), « le nouvel ordre des choses (terme à la mode alors parmi les aristocrates) » (ibid., p. 639). Mis en valeur par les italiques, le discours de la famille Beyle dénonce ses risibles prétentions (« aller avec des enfants du commun » ; ibid., p. 608). Bien entendu, les italiques sont un instrument privilégié de l’antiphrase : « … l’état où cet homme vertueux me laisse » (t. I, p. 189), « le sublime d’un Français » (t. II, p. 58), « ce brillant humaniste » (ibid., p. 911), etc. Italiquer, c’est-à-dire feindre de se contenter de citer, peut parfois être la meilleure (parce qu’apparemment la plus innocente) façon de se moquer. Camouflée sous l’objectivité de façade de la citation, l’ironie désintègre la compacité et l’automatisme du stéréotype satisfait : « providentiellement comme diraient les bons écrivains de 1836 » (ibid., p. 949).
7De manière très classique, Stendhal recourt aux italiques lorsqu’il souhaite intensifier un énoncé : « il est impossible que je fusse plus malheureux que je ne le suis actuellement » (t. I, p. 170), « qu’on joigne à cela toutes les humiliations morales » (ibid., p. 190), « mon père est un vilain scélérat à mon égard » (ibid.), « je n’ai jamais rien vu de si divin » (ibid., p. 204), « on ne compte pas assez cet avilissement » (ibid., p. 947). Le soulignage pousse l’énergétique verbale à son maximum et confirme avec un éclat provocant l’extrémisme des formulations : « les lire avec détestation quant au style » (t. II, p. 89), « les martyres sont le premier crime des religions » (ibid., p. 126), « lui seul [Michel-Ange] a la férocité et l’élévation nécessaires » (ibid., p. 148), « quand la musique française était jointe à l’esprit français l’horreur allait jusqu’à me faire faire des grimaces » (ibid., p. 473), « j’étais méchant, sombre, déraisonnable, esclave en un mot, dans le pire sens du mot » (ibid., p. 623-624), « cela me paraît puant à moi-même » (ibid., p. 768). Lorsqu’en déclarant : « pour moi la première qualité est d’être expressif » (ibid., p. 491), il italique expressif, Stendhal en rajoute pléonastiquement dans l’expressivité qui est bien fondamentalement la visée et le charisme de cette pratique et serait, dans le texte, l’équivalent des didascalies en italien qui accompagnent une partition musicale pour en orienter l’interprétation : « Ce soir, charmé » (ibid., p. 339), « une doctrine que j’adore » (ibid., p. 820), « l’opéra-comique de Feydeau m’aigrit » (ibid., p. 891), « l’esprit, si délicieux pour qui le sent… » (ibid., p. 923), « je distinguai cela tout seul » (ibid., p. 455), « cet homme sans cœur » (ibid., p. 810) : les mots soulignés sont comme affectés d’un coefficient majoratif, ou d’un dièse, qui les « monte », les augmente, leur confère une autorité sans discussion, en exalte le caractère radical : « héros monarchiques qui me tordent la peau » (t. I, p. 454), « il était de devoir étroit de mourir pour la patrie » (t. II, p. 633), « quand une idée se saisit trop de moi au milieu de la rue, je tombe » (ibid., p. 809), « je n’ai aucune mémoire » (ibid., p. 817) – ou exorbitant : « des jeunes gens qui jouissaient de la liberté » (ibid., 608), « je cherchais surtout l’histoire naturelle de la femme » (ibid., p. 699), « cette manie m’a valu un monde d’ennemis » (ibid., p. 930). Elles sertissent de silence un verbe d’une extrême densité : « il savait vouloir » (ibid., p. 924), « mon plus grand plaisir est de rêver » (ibid., p. 947). Le mot est ici tellement saturé qu’il se détache de son environnement et se met à exister et à diffracter par lui-même, absolument, pré-mallarméennement : il est bien « monté », mais ici au sens de la joaillerie, comme un solitaire.
8Dans la mesure où il s’agit en somme de doper le langage, de le bander ou de le chauffer au rouge, la pente de l’italique va vers le gnomique, elle succombe presque fatalement à la tentation de se coaguler dans l’aphorisme, qui fixe une sentence ressentie ou donnée comme précieuse, voire définitive, digne d’être sinon gravée dans le marbre pour la postérité, du moins archivée par le scripteur : « Plus on connaît les hommes, plus on pardonne à ses amis de légères faiblesses » (t. I, p. 119), « en amour il ne faut jamais rien avouer » (ibid., p. 384). Ce sont des maximes déjà prêtes, qui sait, pour quelque recueil à la La Rochefoucauld, bonnes, selon l’humeur, à inscrire sur les poutres d’une librairie ou au fond d’un cendrier. L’italique s’impose donc naturellement pour solenniser le rappel de grands principes ou de lois générales : « On ne peut pas paraître droit dans un miroir ondulé » (ibid., p. 710), « la politique des hautes classes […] proscrit toute énergie » (t. II, p. 481), « la société paie les services qu’elle voit » (ibid., p. 878). Elle est aussi volontiers jussive, pour mieux s’obliger à prendre des résolutions décisives, de celles qu’on enregistre sur son agenda le premier janvier pour attaquer l’année sur nouveaux frais et de manière volontariste : « Bien prendre garde à cela ; c’est mon grand défaut » (t. I, p. 119), « délaharpiser et dégagnoniser mon goût » (ibid., p. 152), « le parti en est donc pris, lui dire à chaque moment ce que je pense et sens, les yeux fixés sur son âme » (ibid., p. 263-264), « m’assurer que telle circonstance est renfermée non seulement dans l’idée d’une telle chose, mais encore dans cette chose elle-même » (ibid., p. 363), « à force de regarder un objet, y remarquer toutes les propriétés » (ibid., p. 378), « dans ma conversation, me retenir » (ibid., p. 895).
9L’italique dégage aussi de leur gangue contextuelle des expressions que visiblement Stendhal considère comme particulièrement beylistes, des syntagmes frappants, heureux, où sa pensée a trouvé pour se dire des mots qui n’appartiennent qu’à elle, en quelque sorte signés (et l’italique prend alors valeur de marque de fabrique, ou de paraphe authentificateur) : « c’est […] une fontaine d’événements » (ibid., p. 861) ; « un conte, un tableau, n’est qu’un beau mensonge » (t. II, p. 123) ; « nous sommes emprisonnés dans nos propres sensations » (ibid., p. 150) ; « il n’y a plus rien que glace fondante » (ibid., 493), « le plus fripon des Kings, le Tartare hypocrite » (ibid., p. 536), « la puérilité emphatique de Voltaire » (ibid., p. 819), Daru, « bœuf furibond » (ibid., p. 912), « Quoi ! n’est-ce que ça ? me disais-je » (ibid., p. 947). Stendhal teste des formulations dont visiblement il n’est pas mécontent et qui lui paraissent susceptibles d’être réutilisées un jour dans un autre cadre que celui des écrits intimes qui servent de banc d’essai à huis clos, à moins qu’il ne les prélève ailleurs (les ayant déjà employées dans un roman, par exemple), pour les reprendre dans son espace privé comme une auto-citation, un renvoi de soi à soi à l’intérieur d’un univers textuel où diariste, autobiographe et fictionnaire ne se distinguent plus : le fameux n’est-ce que ça ?, refrain du beylisme, avant d’être en 1835 l’apanage d’Henry, a déjà été attribué en 1830 à Julien, mais ceci uniquement parce qu’il avait été soupiré par Henri en 1799 en arrivant à Paris (ibid., p. 900). C’est dire que l’italique prend en charge chez Stendhal moins ce qui vient d’autrui que ce qui rabat sur les humeurs, les opinions, les désirs et le style inassignables à qui que ce soit d’autre que l’égotiste. Plutôt que de transmettre le babil du monde, c’est l’inflexion d’une voix qui ne ressemble à nulle autre qu’elle saisit.
10Les italiques manifestent donc des affinités électives avec tout ce qui touche à un substrat fondateur du beylisme : l’obsession cadastrale. L’idéologie, fondement de la connaissance du cœur humain, suppose un balisage rigoureux des catégories, une exigeante taxinomie des notions, qui travaille, parfois littéralement, sur des fiches, des répertoires ou des dossiers introduits par des mots soulignés (rubriqués) dont est aussitôt proposée une définition : « La plaisanterie est un discours qui découvre finement à notre esprit quelque absurdité » (t. I, p. 86) ;« génie politique (l’art d’arriver à un but avec les éléments qu’on possède » (ibid., p. 556) ; « j’appelle caractère d’un homme […] l’ensemble de ses habitudes morales » (t. II, p. 873). Italique, un mot exige qu’on sorte du flou pour se recentrer avec la plus grande précision possible sur son exact noyau de sens : « j’ai toujours plus senti que perçu » (t. I, p. 256). Nullement synonymes, les deux termes revendiquent chacun son extension propre et son irréductibilité. À propos de Corneille : « C’est vraiment le poète sublime. M’accoutumer à ne plus employer ce mot, que dans son vrai sens qui est celui-ci » (ibid., p. 350). Les italiques scandent un processus de recherche et d’affûtage du mot juste, coïncident parfaitement avec son objet : « il n’a pas assez de force de tête, de constance, de volonté (voilà le mot) » (ibid., p. 417) ; « quand je dis ridicule, j’entends comique, qui doit faire naître le rire, je ne veux nullement dire odieux » (ibid., p. 638). « Qui dit ennui ne dit pas la même chose que mélancolie » (ibid., p. 864) ; « le grand se distingue du grandiose » (ibid., p. 922) ;« horreur n’est pas mal au cœur » (t. II, p. 620). Dans l’herbier linnéen de la botanique morale, chaque spécimen est scientifiquement et différentiellement isolé et nommé. Comme un alpiniste assure solidement et méthodiquement sa prise à chaque pas de sa progression, les italiques guident Stendhal, assèchent le terrain marécageux où l’esprit patauge trop souvent dans l’indifférencié, posent des repères sûrs et, de jalon en jalon, orientent sa marche logique vers le vrai.
11On ne s’étonne pas, dans ces conditions, que tout ce qui touche au vocabulaire de la vérité, qui est bien le but ultime de ces mises au point (y compris au sens de focalisation tâtonnante), soit tout particulièrement honoré de l’italique, comme pour la donner plus indiscutablement à voir en pleine lumière, dans sa nudité, son essence, dépouillée de toutes brumes, de faux-semblants, de mensonge, d’hypocrisie, arrachée à la malédiction du drapé et du vague : « Mécanisme vu clairement le 31 août 1828 » (ibid., p. 100) ; « je fixais mes yeux sur le but vrai » (ibid., p. 113) ; « je vais sacrifier dix pages à donner des preuves » (ibid., p. 122 ; voir p. 468 : « anecdote nouvelle et bien prouvée ») ; « me prouver cela par le fait » (ibid., p. 123) ;« le vrai […] nous semble presque impossible à atteindre » (ibid., p. 198) ; « j’arriverai à quelque chose de positif et qui reste longtemps vrai pour moi » (ibid., p. 430) ; « quel encouragement à être vrai, et simplement vrai […]. Benvenuto a été vrai… » (ibid., p. 537) ; « c’est une vérité établie […] sur des faits » (ibid., p. 645) ; « je vois une suite d’images fort nettes » (ibid., p. 705) ; « chercher à peindre bien juste mes sensations » (ibid., p. 767) ; « je vois ces choses aussi clairement qu’à travers un cristal » (ibid., p. 771) ; « l’art de trouver la vérité » (ibid., p. 856).
12Toujours tracassé par le souci critique de ne jamais convoquer un terme sans avoir pris le soin de le serrer au plus près, Stendhal utilise parfois l’italique pour avertir d’une embardée qu’il fait subir à son emploi traditionnel : « ses gestes [à Mélanie] accusent (sculpture, draperies) ses sentiments » (t. I, p. 271) ; « ce principe a donné lieu à une excellente masse (dessin) de conversation » (ibid., p. 278) ; « les hommes me semblent […] une variable » (ibid., p. 642) ;« j’ordonnerai ces dames (langage mathématique) » (t. II, p. 544). Certains mots sont ainsi arrachés à leur domaine d’application ordinaire (arts plastiques, géométrie) pour se voir transportés dans un autre registre, a priori surprenant, transfert qui permet d’apercevoir du nouveau dans un paysage trop connu. Parler d’un « culot de sensibilité » (t. I, p. 738), c’est en appeler à une métaphore triviale et fortement matérielle, qui amène à envisager d’une autre façon, déstabilisante et féconde, le domaine supposé (par paresse) idéal de l’affectivité. À plus forte raison l’italique est-elle de mise pour éloigner au maximum du langage commun cet écart absolu qu’est le néologisme, pure création du moi : « dérousseauiser mon jugement » (ibid., p. 152) ; « à cause de mon fleurisme » (d’après l’acteur Fleury, ibid., p. 307) ;« le pantinisme le plus outré » (ibid., p. 351) ; « un des hommes les plus orgonifiables » (ibid., p. 418) ; « l’aiseseté, si l’on peut parler ainsi » (ibid., p. 490) ; « un de ces moments d’insignifiance et de bêtise, ou plutôt de communerie » (ibid., p. 857) ;« le fontenellisme de son frère » (t. II, p. 653) ; « en les mimiquant » (ibid., p. 679) ;« méprisoter » (ibid., p. 719 ; voir t. I, p. 831 :« pilloter »). Friand de ces inventions, Stendhal se flatte d’avoir enrichi le français d’expressions qui n’étaient d’abord qu’à lui et se sont vues par la suite adopter par tout le monde : « ce n’est que pour payer mon billet d’entrée, mot employé dans ce sens que j’ai introduit dans la société de Paris, il est comme fioriture (importé par moi) et que je rencontre sans cesse. Je rencontre plus rarement, il faut en convenir, cristallisation… » (t. II, p. 804-805). L’italique rappelle à la fois combien au début le mot étonnait, détonnait, exhibait son étrangeté et son étrangèreté, et célèbre sa naturalisation officielle, son admission dans le trésor de la langue, qui fait de lui ni plus ni moins qu’une entrée dans un dictionnaire.
13Espagnolisme, par exemple (ibid., p. 727), ne peut qu’apparaître en italiques, puisque c’est une forgerie désignant une catégorie strictement stendhalienne : chu d’une langue inconnue, ce mot ne fait sens que dans le code interne du beylisme. Et telle est bien, finalement, la fonction essentielle de l’italique : elle est autoréférentielle. Dans le texte intime, elle étoile le texte chaque fois qu’y éclot un mot-clef, emprunté à un système de valeurs et d’anti-valeurs cohérent, contrasté et total, impliquant une vision du monde. On peut aisément inventorier les points d’aimantation euphorique et dysphorique, dresser, sur le mode des « lisez/ne lisez pas » surréalistes, un catalogue des « aimez/n’aimez pas » de l’intéressé :
Affectation | Âme |
Appris (esprit) | Beau |
Bas | Bonheur |
Commun | Brillant |
Demi-sot | Énergie |
Desséché | Esprit |
Enflé | Folie |
Ennui | Grâce |
Étroit | Logique |
Faible | Naturel |
Fat | Neuf |
Faux | Originalité |
Grossier | Passion |
Hypocrite | Peinture du cœur humain |
Ignoble | Sublime |
Maniéré | Volupté |
Médiocre | |
Niais | |
Odieux | |
Parisien | |
Petit | |
Plat | |
Prosaïque | |
Ridicule | |
Vanité | |
Vil |
14À partir de chacun de ces « appels » italiqués, comme Cuvier à partir d’une vertèbre, nous pouvons reconstituer l’intégralité d’un squelette moral, nous circulons à travers une cartographie hostile ou propice, dont tous les repères, solidaires, s’éclairent mutuellement par leur binarité même. On pense à ce jeu enfantin consistant à relier entre eux des points apparemment éloignés les uns des autres, ou disséminés selon des zigzags arbitraires, et qui finissent par faire surgir un visage. C’est bien le visage d’Henry Brulard qui se révèle en pointillé dans la création, par les italiques, de ce glossaire ne valant à l’origine que pour soi et qui rêve, non pas de se répandre et donc de s’user comme une koiné ou une lingua franca universellement partagée, ni à l’inverse de se réserver jalousement aux initiés d’une secte ésotérique, mais de servir de sésame et de schiboleth à une fraternité ouverte, quoique forcément restreinte, se retrouvant dans les mêmes goûts, les mêmes dégoûts, et donc les mêmes mots pour les dire. L’italique, dont le nom lui-même semble inviter Stendhal à se camper sur l’un de ses « fondamentaux » (comme on aime à dire aujourd’hui en économie), consacre, en revendiquant hautement l’aléatoire de la subjectivité, le triomphe du moi (mot que Stendhal italique avec prédilection, même si parfois il se plaint de son inflation moderne : haïssable quand il s’étale avec complaisance, indispensable quand il s’endoscope avec rigueur pour mieux jouir avec délices). Les italiques stendhaliennes, signe de reconnaissance, et de naissance, parlent une langue dont les locuteurs virtuels, au-delà des patries, sont partout et nulle part. On l’entend sans l’avoir jamais apprise. Autant dire qu’elle ne relève pas d’un savoir, mais de la grâce.
Notes de bas de page
1 Toutes nos références à Œuvres intimes, éd. V. Del Litto, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I (1981) et II (1982).
2 Voir R.-L. Wagner, « Les Valeurs de l’italique. Notes de lecture sur Lucien Leuwen », dans Essais de linguistique française, Nathan, 1980, p. 173-180.
3 André Breton. Quelques aspects de l’écrivain [1948], dans Œuvres complètes, éd. B. Boie, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I (1989), p. 501-503. (Chapitre : D’une certaine manière de « poser la voix »).
Auteur
Université Paris-III, Sorbonne nouvelle
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