V. L’indifférence sexuelle
p. 113-242
Texte intégral
Premiers signes
1Les titres stendhaliens (on l’a rappelé d’emblée) sont le lieu d’observation privilégié du « destin », ou – pour prolonger la nomenclature du S/Z de Roland Barthes – du « code heimarménique1 ». Notons cependant que R. Barthes a (fugitivement) reconnu au « code actionnel » (« proaïrétique ») la faculté d’annoncer clairement le destin. Bien que S/Z simule une lecture « pas à pas », de nombreux commentaires supposent une connaissance de la fin. En témoigne cette interprétation des propos de Sarrasine :
« Ce n’est ni mon sang ni mon existence que je regrette, mais l’avenir et ma fortune de cœur. Ta main débile a renversé mon bonheur. * Sarrasine commente sa mort, qu’il a donc acceptée (ACT. « vouloir-mourir » : 5 : commenter à l’avance sa mort).2
2De fait, le découpage du texte en « lexies » est rapproché, significativement, des anciennes mantiques :
Tel l’augure […] découpant [dans le ciel] du bout de son bâton un rectangle fictif pour y interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des zones de lecture, afin d’y observer la migration du sens, l’affleurement des codes, le passage des citations.3
3Chaque lexie ressemble au templum des anciens augures, découpé rituellement par le lituus : la lexie est une promesse de destin4. Mais cette « promesse » (ou cette menace) n’est pas seulement affaire de contenus (patents) mais de signes (latents). Elle demande, en cela, non une simple « apophétie », mais une « hypophétie » : l’apophétie « prédit » un événement qui a déjà eu lieu, l’hypophétie en repère la « cause » ou l’« annonce » secrètes. L’apophétie – dont Stendhal, d’ailleurs, se méfie – renvoie aux « truquages » de la rhétorique5. L’hypophétie suppose un travail d’interprétation qui relève (encore) de la mantique et auquel Aristote ne refuse (apparemment) pas une dignité théorique (quand il note qu’Épiménide « n’appliquait pas sa divination à ce qui devait être, mais à ce qui, déjà arrivé, restait cependant obscur6 »). Si, par exemple, la peste sévit à Athènes, il faut trouver à cet événement inexplicable une « annonce », une cause (le meurtre de Cylon). Aristote ne semble pas critiquer, du moins directement, ce procédé (comme le fera Cicéron dans son De divinatione). Mais, transférée de la mantique à la politique, l’interprétation régressive est dénoncée comme un « sophisme » qui donne « comme cause ce qui n’en est pas une » : « On prend après cela pour à cause de cela, confusion que font surtout les hommes politiques7. » Épris de « logique », et pourfendeurs de faux raisonnements, les Idéologues (Tracy par exemple) ont évidemment renchéri sur cette dénonciation : « Comme on le disait avec raison dans l’école, cum hoc, ou post hoc ergo propter hoc, est un raisonnement hasardé et souvent faux8. » L’hypophétie, on le voit, court le risque perpétuel de la disqualification ou de l’invalidation. Son acceptabilité (relative) dépend, pour une part, du degré de régularité du « système » qui la sous-tend. Quel est donc le « système » qui autoriserait, ici, à « reconstituer » le destin d’Armance ?
4Considérons le signe le plus gros, l’enjeu éponymique, déceptif, du livre : Olivier disparu. Le scénario substitutif est bien connu. D’abord une déclaration ferme de Stendhal :
J’ai pris le nom d’Olivier, sans y songer, à cause du défi. J’y tiens parce que ce nom seul fait exposition et exposition non indécente. Si je mettais Edmond ou Paul, beaucoup de gens ne devineraient pas le fait du babilanisme.9
5Ensuite la palinodie docile : « Olivier – such was the name of the novel till the parere of Clara Gaz.10 » Entre les deux décisions, donc, une dissuasion : celle de Mérimée. Cependant, l’énigme ne repose pas seulement sur la substitution d’un prénom masculin à l’autre (Stendhal ne choisit justement pas « Edmond » ou « Paul »), mais elle porte aussi sur le remplacement du masculin par le féminin. Hypothèse littérale : et si, corollairement, ne pas choisir Edmond ou Paul c’était précisément ne pas renoncer à faire exposition ? Loin que la clé soit hors-œuvre, il se pourrait qu’elle soit donnée, au contraire, dès le début du roman : dans son titre11. L’éponymie décentrée, de fait, peut sembler une entorse à la morale titrologique : que l’on songe à René, Adolphe ou Jacques, par exemple – même s’il faut compter parfois avec l’ambiguïté d’un nom (Sarrasine) ou d’un prénom (Dominique), et avec certains pièges sexuels (Séraphitâ). Rappelons qu’ailleurs, dans ses titres provisoires – Julien, Lucien, Lamiel – Stendhal respectera la focalisation sexuelle. Souvent, la critique a voulu réduire cet écart :
Mais pourquoi avoir intitulé Armance l’histoire d’Octave ? Question souvent posée, qui peut-être méconnaît un peu la manière de Stendhal. L’histoire de Julien Sorel, pourquoi l’appellera-t-il Le Rouge et le Noir ? Pourquoi La Chartreuse de Parme prendra-t-elle son titre dans les dernières lignes du livre ?12
6Mais, dans ces deux derniers cas, les titres fonctionnent comme des « promesses de sens ». Deux traits les caractérisent : 1 ° ils affichent leur nature énigmatique (ils font attendre une motivation) ; 2 ° ils restent centrés sur le héros, dont ils façonnent le destin. Armance procède à l’inverse : le titre n’impose pas un détour herméneutique, il paraît immédiatement clair, mais il éloigne ostensiblement du héros. L’écart du titre semble donc spécial, même dans le système particulier de Stendhal. Armand Hoog tente une explication : « Armance donne son nom au livre parce qu’elle aurait pu être le cambiamento d’Octave. La fin de sa malédiction. L’action enfin préférée au regard13. » Il se pourrait pourtant que le titre ne soit pas seulement cette évocation nostalgique de ce-qui-aurait-pu-être, mais aussi, plus positivement, la description exacte de ce qui est, de ce qui se passe réellement dans le roman.
7Notons d’emblée que la substitution liminaire (le féminin pour le masculin) a vocation à l’insistance, et qu’elle vaut pour une série de phénomènes annexes. Elle concerne non seulement l’écriture romanesque (c’est l’hiatus scandaleux : Armance/« À peine âgé de vingt ans Octave »), mais aussi son destinateur et son destinataire. Qui est en effet l’auteur d’Armance ? L’Avant-propos signé « Stendhal » commence par : « Une femme d’esprit » ; à la fin, le texte réaffirme la féminisation de l’auteur et y trouve un alibi à l’anonymat : « une femme qui se croirait vieillie de dix ans si l’on savait son nom. D’ailleurs un tel sujet…14 !» Le « correcteur de style » tient donc visiblement à l’image mythique et mystifiante d’un destinateur féminin. Ce texte liminaire avait été appelé, plus justement peut-être, Avertissement dans une première version15 ; car ce texte « avertit » pleinement, c’est-à dire à la lettre : il semble contenir les stratégies de brouillage du « sujet » qui seront mises en œuvre dans le roman. Bien sûr, la figure du double destinateur est un héritage des conventions du xviiie siècle et renvoie au topos du manuscrit retrouvé, retouché16 ; tout pourrait se ramener à un « artifice » qui ne trompe personne, comme celui dont Stendhal usera dans les Mémoires d’un touriste17 ou La Chartreuse, et a déjà usé, dans De l’amour et Ernestine18. Mais il a ici un fonctionnement spécifique. C’est que l’Avertissement insiste sur la sexualisation des rôles de façon équivoque. Certes, au début, il y a bien, d’un côté, une « femme d’esprit » (auteur anonyme) et de l’autre un « moi indigne » que sa fonction même de correcteur contribue déjà à masculiniser. (Les pratiques en vigueur sont telles, dans la République des Lettres, que si une femme écrit, la fonction surmoïque de « correction » tend à être exercée par un censeur masculin : plus tard et plus authentiquement, en 1833, Mme Gaulthier soumettra à Stendhal son manuscrit du Lieutenant.) Ici, de plus, la masculinité du correcteur est affichée, accentuée par le compliment érotisé du début (« l’aimable auteur ») ou la dénonciation de la coquetterie féminine à la fin : « une femme qui se croirait vieillie de dix ans si l’on savait son nom ». Pourtant, entre temps, le couple de l’auteur-féminin et du correcteur-masculin se fait et se défait avec la complicité de la rhétorique et de la langue. Ainsi, par exemple, l’avertissement joue remarquablement du nous, qui marque en même temps la confirmation du couple (décumul du pronom : elle + moi) et sa disparition sous les espèces du « pluriel académique » (nous « de modestie » et de démonstration) : « Nous nous trouvons avoir esquissé. » Stendhal – le narrateur stendhalien – est familier de ce dernier « nous ». Il y recourt abondamment dans Armance – « Il nous suffit d’avoir indiqué que la position brillante du vicomte de Malivert […]. Ce n’est pas sans danger que nous aurons été historiens fidèles19 »/ « Oserons-nous accuser d’un peu de sécheresse20… »/« Oserons-nous dire que cette façon d’expliquer la bizarrerie d’Octave21… » – comme ailleurs : « Nous avouerons que […] nous avons commencé l’histoire de notre héros22…», etc. Ainsi, le « nous » de l’Avant-propos confirme et infirme à la fois la fiction du double destinateur (sans compter le nous de « communication » utilisé dans l’apologue des tourterelles : « Nous, promeneurs, nous répondrions »). De même, l’emploi de l’anaphorique il, qui reprend le mot neutre « auteur », permet à la fois une publicité prospective : « Il a mis en scène des industriels et des privilégiés dont il a fait la satire », et rétrospective, qui renverrait à D’un nouveau complot contre les industriels. De fait, l’auteur féminin est tantôt « oublié », tantôt rappelé (« je l’ai déjà dit à l’auteur »). Mais d’emblée le couple initial « l’aimable auteur et moi » avait pris une valeur instable, intermittente, qui d’un côté marquait la dissociation (« Nous pensons d’une manière opposée sur bien des choses »), de l’autre la fusion (« Mais nous avons également en horreur ») – si bien que la formule liminaire « l’aimable auteur et moi » peut aussi se lire comme une figure de la dissociation perverse, une espèce d’hendiadys. L’homme et la femme reviennent, d’une certaine manière, au même : la figure féminine de l’auteur permet de neutraliser la différence des sexes.
8Et ce qui est vrai du discours préfaciel le serait aussi (et même d’abord) du discours critique. Ainsi, d’après H. Martineau, Stendhal, dans un article envoyé au New Monthly Magazine le 18 janvier 1826, a feint d’attribuer à la duchesse de Duras l’Olivier de La Touche23. De fait, Stendhal a attribué Olivier à Mme de Duras dans un article du New Monthly Magazine paru en février 1826 et signé L.P.N.D.G.24 En janvier 1827, en revanche, au moment où la duchesse est « dangereusement malade », Stendhal renonce à cette attribution : « La duchesse de Duras a lu à quelques-uns de ses amis un roman intitulé Olivier que l’on dit supérieur à ses premiers ouvrages, mais qui n’a point été imprimé25 » (à en croire l’éditeur tardif de Mme de Duras26, la « reprise » de certains détails suggérerait que Stendhal a eu connaissance de ce texte, au moins indirectement). La féminisation de l’auteur d’Armance qui s’opère dans l’Avant-propos renchérit donc sur la mystification sexuelle qui brouille sa genèse.
9Le destinataire même du livre, enfin, est idéalement féminin. C’est du moins le sexe que lui donne « Chadevelle » dans sa lettre à Mérimée. On sait que, dans cette lettre, Stendhal éprouve le besoin de caractériser – on dirait presque : d’halluciner – un destinataire « réel ». Le lecteur y est pourvu d’un âge, d’un sexe (« une jeune femme »), d’une condition (« marquise » et non « femme de chambre »), d’un temps de lecture (« passer la nuit ») et d’une réaction (« l’article chaleur »). Chez Stendhal, « l’archilecteur27 » est une archilectrice.
10Pourquoi une féminisation si insistante – du héros, de l’auteur, du lecteur ?
11Comme Armance sert de titre au roman, la relation qu’elle entretient avec Octave n’est pas seulement d’opposition, mais aussi d’inclusion : comme héroïne, Armance se distingue d’Octave, comme éponyme elle le comprend. Cette dissymétrie du discours reproduit, mais en l’inversant, celle-là même qui régit, dans la langue, les relations entre « homme » et « femme » : « homme » et « femme » y sont antonymes, mais c’est à l’« homme » qu’il revient de « neutraliser » l’opposition des sexes28. Armance se trouve donc, d’une certaine manière, masculinisée, non parce qu’elle laisse son nom au livre (travail éponymique qui est celui de tous les romans féminins : celui de Delphine, de Corinne ou de Valentine), mais parce qu’elle laisse son nom à un livre qui, plutôt que sur elle, se concentre sur Octave et son secret. Sans compter que, dans l’imaginaire de l’état civil, celui qui donne son nom à l’autre est masculinisé, et Armance souligne justement que laisser son nom est l’apanage des hommes. Dans le roman, « se marier » a pour équivalent périphrastique « changer de nom » :
Il était clair qu’elle allait se marier […]. En aidant Armance à descendre de cheval, il trouva l’occasion de lui dire, sans être entendu de madame de Malivert : – Je crains bien que ma jolie cousine ne change bientôt de nom.29
12L’homme impose le nom marital, comme Armance laisse, à la place d’Octave, son prénom au titre. Le scandale de l’éponymie féminine redouble si l’on ajoute que, des deux héros, seul le héros masculin est un héros au destin terminé ; il meurt, achevant le parcours que la « destinée » (la fortuna virgilienne) lui a assigné30. Ici, l’élimination physique augmente le scandale de l’effacement sexuel. Par là, le roman tend à condamner le mâle à une double mort, physique et symbolique : Armance éponyme survit à Octave, comme la marquise de Malivert, contre toute attente, au marquis. Pour la masculinité, Armance est une machine mortifère et mortifiante. Ainsi, le titre du roman contrevient à la règle de focalisation « thématique », en même temps qu’il contredit le fonctionnement sexuel de la langue :
13« Armance » s’arroge le privilège que la langue accorde à l’« homme » (et, au-delà, au genre masculin) : elle neutralise l’opposition des sexes.
14Ces neutralisations inversées couvrent tout le champ de l’écriture, depuis le truquage originel :
15et la captatio benevolentiae de l’Avant-propos :
16jusqu’au destinataire idéal de l’œuvre :
17Manifestement, le texte tient à déplacer sur la femme les pouvoirs de neutralisation sexuelle : c’est à la seule condition, peut-être, de voiler ainsi la gynophobie qu’il est possible d’écrire sur « un tel sujet » – ou un tel roman. Mais est-ce un (qu’est-ce que ce) « roman » ? Le prénom de l’héroïne n’est pas sans poser (sans contenir) à sa façon la question du « genre » de l’écriture. Et la critique n’a pas manqué de lire Armance comme l’anagramme approximative de « roman » ou de « romance ». Tentation d’autant plus légitime que les permutations de lettres ou de syllabes comptent parmi les procédés cryptographiques les plus célèbres de Stendhal, et que l’on sait qu’il pouvait transformer « ce roman » en « cemanro31 ». D’un autre côté, le mot de « romance » revient souvent chez Dominique : « Mme Romance » est le pseudonyme de Mme Chanson32, et l’idylle avec Earline est appelée the last romance. Mais précisément, il ne s’agit peut-être pas ici d’approximation et il faut, en un sens, que l’anagramme soit imparfaite (et remplace symptomatiquement un O par un A) pour qu’Armance ne puisse devenir « roman » ou « romance ». Le titre évoque le roman, mais c’est pour le défigurer. Il n’y a pas, classiquement, de secret sans dévoilement ? Octave dévoilera le secret à Armance, non au lecteur. Jamais, peut-être, on ne s’est autant éloigné du « roman » en s’en tenant aussi près.
18Armance – ce quasi-roman, ce(tte) presque romance – est écrit par la femme et pour la femme, dans un double mouvement d’inversion et de neutralisation des sexes. Et c’est ce brouillage qui permet, paradoxalement, de transformer la lecture d’« un tel sujet » en activité érotisée. De fait, le livre fait l’objet d’un apologue clair : Armance doit « faire passer la nuit » et à « une jeune femme » ; l’écriture de l’impuissance implique une érotique du déchiffrement. Ici, le moindre signe sert à « émoustiller », et l’épigraphe la plus innocente (comme celle attribuée à Schiller au chapitre XVIII) peut appeler, en marge, ce type de commentaire : « Je veux dire par l’épigraphe qu’il regarda avidement sa gorge33 » ; l’épigraphe est là pour « augmenter la sensation, l’émotion du lecteur34 ». C’est dire la valeur aphrodisiaque qu’Armance affecte au frôlement des signes, aux indices et aux blancs. L’« augmentation » des sensations est évidemment l’obsession de Chadevelle : « assez de chaleur », « la question de chaleur », « l’article chaleur » (comme si le roman luttait contre une certaine frigidité). Armance convertit l’impuissance masculine à dire en plaisir de lire « féminin ».
19L’interprétation d’Armance suppose, donc, que l’on rende d’abord au titre sa valeur d’annonce – de révélation cryptique – qu’on lui reconnaisse, comme à une parole oraculaire, le pouvoir d’un dévoilement oblique. Tout le roman tentera, en effet, de dénier l’opposition du masculin et du féminin, en pratiquant l’inversion ou la « neutralisation » des différences35. Apparemment, l’alternative est simple : ou l’on supprime le sexe, ou l’on en pervertit systématiquement le repérage. En recourant aux deux procédés (et parfois en les cumulant), Armance semble épuiser les schèmes d’une vaine conjuration.
Neutralisations
20Après son duel, le vicomte de Malivert est en proie à de curieux scrupules. Ce n’est pas, en effet, sur la mort de Crêveroche qu’il se tourmente (« ce n’est qu’un fat de moins, dit froidement Octave36 »), c’est sur le sort de son chien :
Il dit à Armance : – Une chose m’agite quand j’ai la fièvre très fort. Ce pauvre marquis de Crêveroche avait un chien fort beau qui paraissait lui être très attaché. Je crains que cette pauvre bête ne soit négligée depuis que son maître n’est plus. Voreppe ne pourrait-il pas se déguiser en braconnier et aller acheter ce beau chien braque ? Je voudrais du moins avoir la certitude qu’il est bien traité. J’espère le voir. Dans tous les cas, je vous le donne, ma chère cousine.37
21Pourquoi ces remords déplacés ? Il y a une cynophilie du vicomte de Malivert : « Il eut l’honneur de voir un cerf et quatre chiens excellents se précipiter dans la Seine du haut d’un rocher de cent pieds de haut38. » Une lecture « allégorique » de la scène est évidemment possible. Et il n’est pas exclus, par exemple, que la chasse à courre à laquelle le vieux duc de *** invite Octave, et qui cache un projet de mariage, ne soit décryptée plus tard par Stendhal lui-même, dans Le Rose et le Vert :
Il aimait sa mère, mais à une chasse au cerf à laquelle dernièrement il était allé assister en Belgique chez un grand seigneur de ce pays-là […] une idée l’avait tout à coup saisi en voyant le pauvre cerf suivi et harrassé par les chiens : « Si je pouvais avoir cet excès de vanité, s’était-il dit en souriant mélancoliquement, que de me comparer à cette noble bête, voilà comment je suis poursuivi par les mariages. Ma mère d’un côté […], et de l’autre, comme tous ces roquets de village qui se joignent pour un instant à nos nobles chiens de meute, toutes les mères de la société de Paris qui ont des filles à marier. »39
22Au-delà de la cynophilie, Armance rend nécessaire l’usage d’un terme générique – la zoophilie – tant l’amour pour les animaux y insiste. Pensons à l’enthousiasme de l’héroïne, séduite par un projet de promenade au « Jardin du Roi », aux allures d’une régression enfantine : « Je n’ai pas vu le jeune éléphant, dit Armance, en sautant de joie, et allant chercher son chapeau40. » Cette conduite tranche si bien sur la retenue habituelle de l’héroïne qu’elle devient comparable, par son effet d’« écart », à celle d’Octave, grièvement blessé, s’inquiétant du chien de Crêveroche. Du cynisme froid (« ce n’est qu’un fat de moins ») au délire cynophile, il y a, finalement, peu de différence. Octave se tient au plus près des maximes misanthropiques ; à l’instar de Mme de Staël, plus il connaît les hommes, plus il aime les chiens41. Et la zoophilie d’Octave n’est ici qu’un corrélat de sa philosophie. Dans Armance, la passion des animaux a manifestement pour rôle de confirmer la misanthropie et de renchérir sur elle, misanthropie qui paraît d’autant plus prégnante qu’elle est diagnostiquée d’emblée : « Quelle que fût la cause de sa profonde mélancolie, Octave semblait misanthrope avant l’âge42. » Mais la voix narrative qui, dès le départ, s’empare du « cas » d’Octave n’est pas sûre. Elle formule son diagnostic de telle sorte (« semblait ») que l’on ne sait trop s’il émane d’une opinion générale fondée sur les apparences (focalisation externe), ou d’une conscience omnisciente qui tâche de dénoncer discrètement un leurre (focalisation zéro43). Nommer la misanthropie, cette haine « générale » du genre humain, c’est s’accommoder d’une ambiguïté casuiste ; c’est hésiter entre l’illusion et l’allusion. À quoi sert donc la misanthropie ? Elle sert d’abord (et avec elle son double positif, la zoophilie) à supprimer l’opposition sexuée de l’homme et de la femme. La misanthropie fonctionne comme une espèce de leurre partiel qui du même coup intègre et exclut la gynophobie. Ce n’est que bien plus tard, bien trop tard, que cette gynophobie se découvre à Octave dans sa brutale évidence : « Armance m’a toujours fait peur44. » Cependant le texte n’a jamais vraiment pris au sérieux (c’est-à-dire à la lettre) la misanthropie. Et très vite, sous la légère gaze du nom, on décèle la misogynie : « Je ne sais quelle politesse trop marquée, qui fut adressée à Octave par une mère qui avait des filles à marier, effaroucha sa misanthropie45. » Disqualifié, sur le mode ironique, par le narrateur, puis, sur le mode tragique, par le héros, l’alibi misanthropique échoue à supprimer la différence des sexes.
23Cependant, le texte multiplie ses efforts pour construire l’utopie sexuelle du neutre ; et, dans ce but, il cumule les stratégies les plus hétéroclites. Il est capable, notamment, de passer de l’aversion à la sublimation, de l’en deçà des différences sexuelles, du rabaissement misanthropique, à l’au-delà du sexe, à son dépassement « philosophique » ou « angélique ».
24Mais l’alibi philosophique connaît le même sort que la « misanthropie », et la philosophie est vite dénoncée comme une sublimation vouée à l’échec : « Il eut la faiblesse de prendre sa main. Toute sa philosophie avait disparu46. » Quant à l’angélisme, il intéresse beaucoup la population romanesque d’Armance qui en fait aisément sa référence – depuis Mme de Malivert (« C’est avec ces yeux-là […] que deux anges exilés parmi les hommes, et obligés de se cacher sous des formes mortelles, se regarderaient entre eux pour se reconnaître47 »), jusqu’à Mme de Bonnivet (« Son imagination ne s’occupait que de Dieu et des anges, ou tout au plus de certains êtres intermédiaires entre Dieu et l’homme48 »). Octave lui-même est touché par « le ton d’angélique bonté » des lettres d’Armance49, jusqu’à la désillusion finale, infondée mais mortelle : « J’ai cru avoir rencontré un être au-dessus de l’humanité50. » Bien sûr, l’angélisme (comme le mysticisme) est alors de mode : Stendhal y renvoie par deux fois dans ses Souvenirs d’égotisme51. On sait que le fantastique balzacien y puise nettement à l’époque, en 1834, par exemple, dès qu’il s’agit d’échanger ou de cumuler les sexes dans Séraphîta. Remarquons, là encore, le phénomène d’éponymie. On sait que Séraphîta raconte l’histoire d’un personnage double, mi-homme (Séraphîtüs), mi-femme (Séraphîta). Pour Balzac comme pour Stendhal, la subsomption s’accomplit, à l’inverse de la langue, aux dépens du masculin : Séraphîtüs + Séraphîta = Séraphîta. Que le féminin contienne le masculin semble une révélation plus importante que l’inverse (vérité à laquelle la langue nous préparait déjà). Mais, une fois le mystère levé, le titre paraît, en revanche, parfaitement motivé. À quoi tient, après coup, ce sentiment d’évidence ? Peut-être à ce que, traditionnellement, le mélange de l’homme et de la femme, l’androgyne, est senti comme féminin, non comme neutre. Comme le rappelle R. Barthes, l’androgynie « n’est jamais qu’un faux mixte : personne ne peut s’empêcher d’y voir une dominante femelle52 ». En somme, dans nos mythologies, homme + femme = femme. Le titre balzacien, comme Armance, contient donc à la fois – mais séparés par l’après coup d’une révélation – un piège herméneutique et une évidence idéologique.
25Que font les anges chez Stendhal ? Quand Julien Sorel, après avoir rendu enceinte Mathilde, doit affronter la colère de M. de La Mole, la réponse lui est « fournie par le rôle de Tartuffe. – Je ne suis pas un ange53 ». Si « ne pas être un ange » signifie très exactement ici « avoir un sexe », il n’est pas sûr qu’être un ange, dans Armance, signifie strictement l’inverse.
26De l’angélisme, le roman retient surtout deux apories : la première, « théologique », exaspère une imprécision : elle porte sur l’indécision du sexe – voire sur son absence. Stendhal n’a pas manqué de remarquer les peintres (Raphaël) ou les sculpteurs (Canova) qui tendent à féminiser les anges : « Comme Raphaël, Canova fait ses Anges un peu femmes, voir les génies du tombeau des Stuarts54. » Raphaël, quant à lui, féminise partiellement ou neutralise l’ange :
Les Anges de Raphaël ne sont points de jeunes hommes, à quinze ans les hommes n’offrent aux arts que des formes ingrates. Les Anges de Raphaël se rapprochent des formes d’une jeune fille de vingt ans. La largeur des hanches ainsi que les contours de la poitrine sont remarquables en ce sens, tandis que les jambes et les bras semblent se rapprocher davantage des formes masculines. Raphaël a-t-il eu la pensée de ne point assigner de sexe à un être d’une nature si élevée ? Ou plutôt a-t-il voulu faire un ensemble, un tout de ce qui constitue la beauté dans l’homme et la femme ?55
27De toute façon, Stendhal résiste à la sexualisation franche. Rappelons en quels termes, censés en résumer l’histoire, il éreinte l’Eloa de Vigny (1824) : cette « ex-larme » de Jésus-Christ qui devient « un ange, mais pas n’importe lequel, un ange d’une espèce totalement inconnue des théologiens : un ange-femelle ! » Cet(te) ange est ensuite « séduite par le diable lui-même », et cette larme « qui est censée avoir été versée par Dieu, fait l’amour avec le diable qui la conduit jusqu’aux régions infernales dont elle devient la reine ». De là, la conclusion : M. de Vigny « a tiré son inspiration, pour la circonstance, de trop grandes libations de ce fameux vin italien nommé Lacryma Christi56 ». On mesure bien ici, comme le veut P. Barbéris, « la haine de Stendhal pour le style poétique tel qu’il se pratique alors57 », mais peut-être aussi, avec le rejet du style, le rejet de certains contenus. Stendhal récuse l’épopée lourde, le sexe clair, il rend à l’ange la légèreté et l’insolence d’un leurre. Dans Armance, l’ange est bien, au risque de la démystification, un « être intermédiaire » : suspendu entre vérité triviale et mensonge lyrique, il pose, avec ce qu’il faut de distance, la question du sexe.
28La seconde aporie de l’angélisme, d’ordre linguistique, dénonce ou déplace les enjeux « théologiques ». Elle entraîne l’ange dans une autre ambivalence58. Car l’ange, dans le langage, n’est pas qu’une image de l’intouchable, un noli-me-tangere. Il est aussi un appellatif de la phraséologie amoureuse. Octave dit : « ô mon cher ange » quand il couvre de baisers la main d’Armance évanouie59, il lui redira plus tard « ô mon cher ange » en lui prenant la main60 ; il l’appelle « cet ange » quand il décide de l’épouser61. L’utilisation hypocoristique compromet ou dégrade le sublime. On sait que, dans Lucien Leuwen, l’usage de « mon ange » équivaut à un blasphème : le héros croit ses amours avec Bathilde anéanties pour avoir osé employer ce mot « cru » qui jure avec le nom de l’héroïne (« Chasteller ») et qui prend la violence obscène d’un acting out62. Baudelaire, de son côté, verra dans cet appellatif la preuve linguistique qu’il n’y a pas de rapport sexuel :
Dans l’amour comme dans presque toutes les affaires humaines, l’entente cordiale est le résultat d’un malentendu. Ce malentendu, c’est le plaisir. L’homme crie : « Oh ! mon ange ! » La femme roucoule : « Maman ! maman ! » Et ces deux imbéciles sont persuadés qu’ils pensent de concert. – Le gouffre infranchissable, qui fait l’incommunicabilité, reste infranchi.63
29Ainsi l’ange se trouve au carrefour de deux dilemmes. À l’hésitation sur l’objet aimé (masculin ? féminin ?) s’ajoute celle sur l’art d’aimer (pandémien ? ouranien ?). Et il suffit que la seconde hésitation soit possible, il suffit que le texte oscille entre l’amour sublime et sa trivialisation, pour que la neutralisation des sexes passe, ironique ou tragique, pour un rêve perdu.
30Angélisme, misanthropie, philosophie ou zoophilie, aussi disparates que soient ces « passions », elles ne remplissent pourtant qu’une fonction. Elles dénient la différence des sexes ; elles refusent du « sexe » le sens originel – la séparation.
31Que penser de la « neutralisation » des sexes ? L’emploi de ce terme appelle, pour finir, quelques précisions. On a d’abord donné au mot une caution linguistique. En ce sens, l’opposition des sexes est « neutralisée » par le discours comme l’opposition des genres peut l’être, mutatis mutandis, dans la langue. À ceci près que, dans Armance, la neutralisation est inversée : le féminin neutralise. Et il faut sans doute que le phénomène soit inversé pour qu’on le remarque : un titre comme Octave paraîtrait « normal », il condamnerait le mécanisme à l’insignifiance64.
32Mais au-delà de ce sens particulier, la « neutralisation » renvoie à d’autres mécanismes, tantôt, au sens strict, à un pôle « neutre » (NI… NI), tantôt, au sens large, au pôle « complexe » (ET… ET). Ici, la neutralisation est cet ensemble d’opérations, linguistiques et sémiotiques, qui vient troubler la différence des sexes et conjurer la fatalité de la « sexion ». Vaine conjuration, on l’a vu, puisque la neutralisation des sexes se répète à la fois comme trait obsessionnel et comme fiasco : on a tôt fait de déceler sous la misanthropie, la gynophobie, et sous la philosophie ou l’angélisme, l’érotisme. Et beau jeu d’enfermer Armance dans l’entrelacs des « désirs contradictoires ». Sous la forme de l’attraction-rejet, le roman sexualise les relations qu’Octave entretient avec les personnages féminins (Armance) ou masculins (Pierre Gerlat). D’abord Octave défenestre Gerlat, et ensuite, pris d’un « repentir extrême », il en fait « l’objet de complaisances excessives65 ». Cette cyclothymie – accès de fureur, excès d’amitié – pourrait se lire à la fois comme « neutralisation » du désir et indice d’homosexualité66.
33Sans doute l’inventaire des procédés de neutralisation n’est-il pas complet : la Mort, parmi d’autres, devrait y figurer. Au même titre que la Maladie, la censure, ou la sublimation. Pourtant, toutes ces « neutralisations » ont pour sanction – voire pour but – un fiasco, et suggèrent la permanence heuristique d’un principe : tout ce qui sert habituellement à supprimer le sexe favorise ici son apparition.
34Quoi de plus sûr pour annuler le sexe que la mort ? Cependant, Octave ne tient de discours érotiques qu’au moment de mourir. C’est le cas, une première fois, à l’issue du duel :
– Chère Armance, dit-il, je vais mourir ; ce moment a quelques privilèges, et vous ne vous offenserez pas de ce que je vais vous dire pour la première fois de ma vie ; je meurs comme j’ai vécu, en vous aimant avec passion ; et la mort m’est douce, parce qu’elle me permet de vous faire cet aveu.67
35C’est aussi le cas pendant l’agonie simulée qui précède l’empoisonnement, quand Octave se donne chaque jour, pendant une semaine, le « nouveau plaisir d’écrire à son amie68 ». Ou encore : quelle censure plus efficace que le silence ? Pourtant rien de plus interprétable que l’aveu interrompu d’Octave :
Je pourrai vous voir et vous parler à toute heure, mais, ajouta-t-il… et il tomba dans un de ces moments de silence sombre qui faisaient le désespoir d’Armance.69
36Octave use ici, selon toute apparence, d’une « réticence » (au sens rhétorique du mot). Donnons de la figure une définition provisoire70 : la réticence n’est pas un /non-pouvoir/ ou un / on-vouloir/ dire, elle est un /vouloir (pouvoir)/ mi-dire. C’est de cet embryon définitoire qu’il s’agit de tirer les conséquences. Il existe, selon un très ancien (et faux) paradoxe, une « rhétorique du silence », un silentium loquens, une muta eloquentia. Rien de plus « parlant », souvent, en effet, que le silence total, comme le montrent les interprétations psycho-éthiques, juridiques71 ou théologiques72 qu’il suscite. Mais la « réticence » – ou l’« aposiopèse » (on reviendra sur cette synonymie problématique) – est dotée, quant à elle, d’un statut plus énigmatique. Qu’en est-il du silence « partiel » ? Mi-silence, mi-dévoilement, la figure orchestre une « demi-révélation », une semi-apocalypse73. Qu’est-ce, exactement, qu’un acte de langage coupé en deux ? Que comprendre à l’aveu avorté d’Octave de Malivert ? Il faut, ici, prendre au sérieux, c’est-à-dire à la lettre, la métaphore quantitative du « mi-dire ». On connaît la fortune de cette métaphore en psychanalyse (lacanienne74), cependant dire « à moitié », littéralement, ne va pas de soi. Où se situe le « point-milieu », le seuil de résilience, autour duquel un énoncé se casse : en amont de ce point, « rien » ou « pas assez » ne serait dit, en aval, « trop » ou « tout ». En quoi consiste, exactement, l’expression (ou l’impression) d’un « mi-sens » – d’une « hémisémie » ? La « réticence », dans une espèce d’ambivalence énonciative, oscille entre « l’inter-dit » (ce que l’on dit à l’autre) et « l’intra-dit » (ce qui reste tu), technique qui tend à solenniser, à « sacraliser » la partie censurée de l’énoncé. Pour peu que la « moitié » disparue soit l’objet d’une autocensure, elle peut (contradictoirement) signifier le comble de la défaillance, comme elle peut constituer le signe même de la toute-puissance. Le pouvoir qui se dit s’arroge tout pouvoir, y compris et d’abord celui d’interrompre son dire. Ainsi, du Quos ego…, la (trop ?) célèbre réticence de Virgile75. La parole « tronquée » mime un secret qui excite l’interprétation : « Quos ego sed motos praestat componere fluctus76. » De quel(s) châtiment(s) Neptune menace-t-il les vents ? C’est, paradoxalement, parce que le discours « s’arrête » qu’il est autre chose qu’une parole en l’air (flatus vocis). Dans le champ du discours « rapporté », le silence est un moment de mimésis pure, un fragment brut de « réel », et la menace, ici, est d’autant plus « concrète » qu’elle est incomplète. Mais qu’est-ce qu’un « concret » énigmatique ? La commination est comprise, la communication reste mystérieuse77. En cela, la réticence est, à la fois, la trace d’une résistance (du signifié) et d’une rémanence (du signifiant). Entre exigence herméneutique et effet échoïque, appel au raisonnement et résonance, elle est un défi à la « pleine » intelligibilité. Rien d’étonnant à ce que le texte « coupé » ait vocation à la citation, à la mnémotechnie : il y a un caractère « inoubliable » de l’énonciation interrompue. Comme le confirment, à leur manière, les stratégies éditoriales des quatrièmes de couvertures : rien de mieux que le « mais » d’Octave de Malivert78 (ou que le « le » d’Agnès dans L’École des femmes79) pour assurer une captatio lectoris. C’est que la réticence réveille la nature énergétique, érotique du langage ; elle est ce qui arrête la langue (au double sens linguistique et « languistique80 »). La réticence, à l’évidence, a à voir avec les aphrodisia. Chez Racine, par exemple, selon la formule provocante de Barthes, Phèdre diffère son aveu « comme on contrôle un orgasme ». De fait, la réticence rêve d’une énonciation qui « s’éternise » (comme on rêve d’un éclair ou d’une jouissance qui durent). Elle a pour ennemi radical la « chaîne », la « passagèreté » du discours. Entre le pré-sens, travaillé par le manque, le désir qui consument, et l’après-sens, où tout est consommé pour l’animal triste, la figure se tient en équilibre inouï sur la crête du « pas encore » (nondum). La réticence se situe entre la frustration du « presque rien » et la saturation du « déjà trop ». Rien n’a lieu que le milieu. Reste à savoir ce qui s’y donne à lire ou à entendre.
37Ici, selon les époques, selon les théories, les diagnostics divergent. Pour les uns, la coupure ne dit rien, ou presque, sur le coupé (elle marque seulement la « passion », ou la « colère », etc.), pour les autres, au contraire, elle dit tout, voire plus que tout. Sans compter ceux qui optent pour un mezzo termine (mais la médiocrité d’une hypothèse n’est pas un gage de validité). Illustrons rapidement ces tendances. Du côté du « non-dit », le traité de Quintilien, par exemple (du moins à un certain moment de sa théorisation). Dans Institution oratoire IX. 2. 54-55, Quintilien pose que l’aposiopèse sert à marquer la « passion » (adfectus) ou la « colère » (irae) – il en donne pour prototype le « quos ego » – ou encore l’« inquiétude » (sollicitudinis) « et une sorte de scrupule » (quasi religionis). L’exemple qui suit alors thématise significativement la question de l’incomplétude : « Quant à nous tous – je n’ose tout dire » (non audeo totum dicere). Quintilien ajoute que cette figure peut servir de transition (alio transeundi alia), et illustre ce mécanisme par : « Or, Cominius – mais excusez-moi, juges » (Cominius autem – tametsi ignoscite mihi, iudices). Aucun effort herméneutique, ici, n’est tenté pour restaurer les parties manquantes (ce qui n’aurait guère de sens, d’ailleurs, pour le dernier exemple évoqué81). Dans ses Fragments d’un discours amoureux, Barthes ratifie ce genre d’analyse : selon lui, le « principe actif » de la phrase suspendue
n’est pas ce qu’elle dit, mais ce qu’elle articule : elle n’est, à tout prendre, qu’un « air syntaxique », un « mode de construction ». Par exemple, si le sujet attend l’objet aimé à un rendez-vous, un air de phrase vient à ressassement dans sa tête : […] « il/elle aurait bien pu… » ; « il/elle sait bien pourtant… » : pouvoir, savoir quoi ? Peu importe, la figure « Attente » est déjà formée. Ces phrases […] disent l’affect, puis s’arrêtent, leur rôle est rempli.82
38On le voit : une longue tradition (de Quintilien à Barthes) abandonne la phrase suspendue à sa part irréductible de silence. D’autres théoriciens ne s’y résignent pas. Du côté du « tout-dit » (et au-delà) mentionnons, parmi d’autres, Dumarsais et Fontanier, qui radicalisent les théories antiques du « soupçon83 ». Les deux rhétoriciens donnent de la « réticence » des définitions voisines, mais Fontanier va plus loin que Dumarsais (qui considère d’ailleurs, dans l’article « Figure » de L’Encyclopédie, le quos ego comme une « ellipse84 »). Selon Dumarsais, la réticence « consiste à passer sous silence des pensées que l’on fait mieux connoître par ce silence, que si on en parloit ouvertement85 ». Fontanier renchérit sur cette définition :
La Réticence consiste à s’interrompre et à s’arrêter tout-à-coup dans le cours d’une phrase, pour faire entendre par le peu qu’on a dit, et avec le secours des circonstances, ce qu’on affecte de supprimer, et même souvent beaucoup au-delà.86
39Dans une curieuse cacophonie définitionnelle, on le voit, le « midit » est associé à des régimes énonciatifs contradictoires : le « non-dit », le « tout-dit », ou le « sur-dit ». Au gré des conceptions, la figure « exprime » le suspens du sens, un sens partiel, un sens total, et au-delà (la dernière approche sonnant comme une hyperbate scandaleuse, à la manière de Voltaire renchérissant sur Pic de La Mirandole, de omni re scibili, et quibusdam aliis). L’exemple d’Armance permet peut-être de clarifier les enjeux. Quoi de plus opaque que l’aveu interrompu d’Octave ? Pourtant rien de plus interprétable, en dépit (ou à cause) de la réaction de sa destinataire :
Je pourrai vous voir et vous parler à toute heure, mais, ajouta-t-il… et il tomba dans un de ces moments de silence sombre qui faisaient le désespoir d’Armance. […] – Mais quoi, cher ami ? lui dit-elle, dites-moi tout ; ce mais affreux va me rendre cent fois plus malheureuse que tout ce que vous pourriez ajouter.
40Ici, l’interruption de la séquence syntaxique correspond à l’arrêt d’une suite actionnelle (proaïrétique87). Cependant, l’équation à une inconnue : voir + parler + mais pourrait se résoudre instantanément, contrairement à ce que semble croire Armance, à condition de se rappeler l’un des topoi qui régentent nos conduites érotiques et qui les transforment en un « programme » prévisible : celui des « cinq degrés » de l’amour (quinque lineae). On en trouve notamment la formule dans un commentaire de Donat sur Térence (à propos de L’Eunuque) : quinque lineae sunt amoris, scilicet visus, allocutio, tactus, osculum sive suavium, coitus. Comme le souligne Curtius, le topos informe largement l’érotique du Moyen Âge et de la Renaissance, et au-delà. On le retrouve dans les Carmina Burana (Visu, colloquio/Contactu, basio/Frui virgo dederat ;/Sed aberat/Linea posterior/Et melior/Amori) comme dans l’érotique du xvie siècle :
Les nobles poëtes disent que cinq lignes y a en amours, c’est-à-dire cinq poinctz ou cinq degrez especiaux, c’est asavoir le regard, le parler, l’attouchement, le baiser et le dernier qui est le plus désiré.88
41Marot puis Ronsard (sous le nom de « cinq pas ») évoquent cette suite d’actions dans leurs poèmes89. Où s’arrête Octave dans le déroulement de la séquence « obligée » ? Apparemment, pas exactement au « point-milieu ». Il suffit de noter le déséquilibre numérique qui oppose les deux verbes mentionnés (voir, parler) aux trois actions tues. À cette objection purement quantitative, on peut répondre que la suite topique se contente parfois de quatre phases seulement – et que Stendhal connaît bien cette version écourtée. De l’amour, qui théorise l’algorithme amoureux, mentionne ce topos dans un souci comparatiste et s’intéresse à l’érotologie d’André le chapelain qui réduit la séquence à « quatre degrés » (ces quatuor gradus sont traduits dans la note finale du livre II). Cependant, dans cette version, c’est la séquence /parler + voir/ qui est fondue en une seule : Primus [gradus] : in spei datione consistit = « Le premier [degré] consiste à donner des espérances90 ». Apparemment, le fait même qu’il soit possible de « condenser » les deux premières actions accentue encore le déséquilibre de part et d’autre de la « césure » entre hémiphrase91 proférée (décidément trop « courte ») et hémiphrase censurée (le rapport un/quatre étant plus désavantageux que le rapport deux/cinq). Sans compter que le véritable déséquilibre n’est pas numérique, mais sémantique : dans le premier plateau de la balance, les sociopratiques /voir + parler/, dans l’autre, les éropratiques /toucher + embrasser + coïter/. Cependant, la locution « à toute heure », prononcée in extremis, fait basculer dans la sphère de l’intimité et mord déjà sur la suite érotique. De sorte que le « mais », qui opère comme une « conjonction de désordination », prend un sens plein. C’est ce sens plein que souligne aussi, à sa façon, la reprise du mot, qui bascule, par autonymie, de l’« usage » (« mais ») à la « mention » (« ce mais »), en passant par une phase « intermédiaire » (« Mais quoi92 ? »). Sans compter que l’« usage » même était déjà lourd de signification, comme le montre le rôle ambigu joué par les italiques. Leur double apparition indique, s’il en était besoin, que le code typographique est surdéterminé, et que la première occurrence ne se contente peut-être pas d’une fonction mimophonique : la seconde occurrence des italiques condense des valeurs tonales et citationnelles (« ce mais affreux »), mais c’est peut-être déjà le cas de la première qui « cite » l’algorithme actionnel. Si la parole tronquée d’Octave laisse entendre « tout » (et au-delà), c’est parce qu’elle s’est interrompue à l’acmé, à l’exact mi-lieu de la séquence topique. Il faut ajouter, d’ailleurs, que la référence à un topos « extrinsèque » – à un « script » extérieur – n’est pas nécessaire à l’élucidation de l’énigme : il suffit de prendre au sérieux le « mais » et de le considérer comme un « inverseur de polarité ». Dans cette perspective, l’hémiphrase : « je pourrai vous voir et vous parler, mais… », appelle comme complément obligé : « je ne pourrai (pas) », qui suffit à dire, « à la lettre », l’impuissance. A fortiori si on ajoute le pronom complément « je ne pourrai (pas) vous… », ou un infinitif, même et surtout « vague », et vicaire : « je ne pourrai (pas) vous faire X ». Il est à peine besoin de rappeler le sens pornographique (et insistant) que prend la locution « faire cela » en langage beyliste : locution qui ne signifie pas seulement, comme « faire catleya » chez Proust, faire l’amour, mais qui sert, plus précisément, au comput (souvent dissymétrique) des jouissances. Elle est utilisée très régulièrement dans ce sens dans le Journal93, avec quelques variations brachygraphiques (« faire ça94 »), polyglottiques (« make », « do », « facere »/« that95 », « questo96 », « he97 »), ou elliptiques98. De fait, il est bien question ici, sous le masque du « pouvoir » (et du « non-pouvoir »), de « devoir » (conjugal). Et l’on sait que, pour le vicomte, il n’y a pas de « petit devoir99 ». Et que le « devoir », comme tout ce qui donne une « raison de vivre », peut donner aussi une bonne raison pour mourir. On le voit : qu’il s’agisse de « script » intertextuel ou d’aveu que le cotexte éclaire, la formulation d’Octave s’arrête à un juste mi-dit, dans une lumière totale (aveuglante). Ainsi, par une espèce de ruse rhétorique, la révélation suspendue est une révélation intégrale. Au signifiant partiel répond un signifié total. Comment comprendre alors la surdité d’Armance ? D’abord, cette incompréhension sert le récit (qui ne doit pas s’achever trop tôt100). Ensuite, il faut reconnaître à la réticence le pouvoir d’embarrasser son destinataire : le message tronqué menace d’un sens que l’on peut soupçonner – que l’on ne peut que soupçonner. Comme le remarque justement Laharpe, l’aposiopèse n’interdit pas l’interprétation, elle interdit seulement d’en faire état : « Car comment répondre à ce qui n’a pas été énoncé101 ?» La « réticence » d’Octave dramatise cet instant ténu où l’aphasie tend à se déplacer – du destinateur au destinataire, du texte à l’exégète. Jamais le secret n’a tant manqué d’être dit, jamais il n’a mieux obligé à se taire : c’est au moment le plus proche de la divulgation que l’interprétation est condamnée au silence.
42Cependant, l’analyse de la réticence, dans Armance, invite à distinguer deux types de « contagion ». À la contagion « interdiscursive » (de destinateur à destinataire), aux limites de la pragmatique et du « psychologique102 », s’ajoute une contagion « intradiscursive », au sens où la figure tend à s’étendre, et à informer (à déformer, à désinformer), de proche en proche, tout le roman. Comme si la scène du « mais » constituait une sorte d’épicentre, et pouvait servir à « modéliser » l’ensemble du texte. Tout semble toujours tout dit, à tout moment, dans Armance, et dès le titre (dont le décentrement éponymique efface le nom « masculin »). Le « mais » d’Octave confirmerait alors (s’il en était besoin) qu’une dialectique s’instaure entre réticence « locale » et texte global, entre la figure « microstructurale » et son déploiement « macrostructural », bref que la figure appartient à la classe des figures « extensibles » (comme l’ironie, par exemple103). Reste, pour mieux mesurer cette « extensibilité », à démonter plus précisément, d’abord, les mécanismes de la figure traditionnelle.
43La réticence, on l’a dit, est un /vouloir (pouvoir)/ mi-dire. Encore faudrait-il adjoindre à cette définition rudimentaire, indûment centrée sur le destinateur, les formes réciproques du /vouloir (pouvoir)/ mientendre. C’est qu’il existe, comme on sait, une « réticence du destinataire » (« Ah ! cruel, tu m’as trop entendue… ») qui consiste, quelle qu’en soit la raison, à ne pas comprendre un silence criant (on reviendra sur cette symétrisation de la figure). Ne retenons, pour l’instant, que le côté du destinateur. La rhétorique du (de la) suspens(ion) condense des enjeux sémantiques et herméneutiques que le code typographique peut, à sa manière, « symboliser ». Historiquement, les points « de suspension » appellent une restitution, une reconstitution (à la différence de la « suspension » au sens rhétorique du mot104). Le ponctuant typique de la réticence marque à la fois une coupure et une continuité. Le signe indique une coupure forte – la triplication est un intensif absolu (un indice d’infinitisation105) – et pourtant, c’est un signe pseudo-disruptif. Tout pousse donc à considérer le suspens comme un cryptogramme. Pour le déchiffrer, il faut élaborer la grille la plus fine possible, même si quelques difficultés surgissent, dont la première (et peut-être la principale) est d’ordre terminologique : il n’est pas sûr que l’on doive considérer, comme on l’a fait ici jusqu’à présent, la « réticence » et l’« aposiopèse » comme des synonymes. Des obstacles s’opposent à cette assimilation, depuis la fluctuation des désignations, au gré de l’Histoire, jusqu’aux théories qui, en synchronie, systématisent les différences entre les deux figures. Retenons deux exemples significatifs. Le premier, que l’on doit à Joëlle Gardes-Tamine, définit l’« aposiopèse » comme l’« interruption d’un locuteur par un autre » (ce qui l’oppose à la « réticence ») :
Quant à la réticence, avec laquelle on la confond parfois à tort, elle consiste dans un refus de parler ou dans une suspension de paroles du fait du personnage lui-même, sans que son interlocuteur l’interrompe.106
44Ici, l’opposition est génétique, fondée sur l’origine (subjective ou objective) de l’interruption. Empruntons le second exemple à Gilles Ernst, qui définit l’« aposiopèse » comme un « émoi » qui aboutit à « l’impossibilité de parler clairement ». Dès lors, « le sens s’interrompt », et c’est l’« intrusion du silence ». De là, le distinguo suivant :
L’aposiopèse ne se confond évidemment pas avec la simple réticence […]. La réticence ne cache le sens qu’à demi en finissant toujours par s’éclairer grâce au contexte immédiat ou plus large, et elle n’est donc qu’une forme plus déguisée de l’allusion.107
45Ici, la différence est herméneutique, et repose sur la relative « clarté » des figures – face à l’aposiopèse, opaque, la réticence, transparente (le contexte aidant). Ce qui frappe, ce n’est pas seulement la variation des critères, c’est aussi – malgré le (ou à cause du) ton dogmatique employé – les contradictions qu’elle entraîne. L’aposiopèse est tantôt de l’ordre de l’interruption objective, tantôt du côté de l’émotion subjective. De telles contradictions dissuadent de multiplier les théories « différenciantes » (il s’agit d’éviter une compilation cacophonique, non de méconnaître les traits oppositifs des définitions). Nous proposons ici de neutraliser l’opposition aposiopèse/réticence, à la fois pour des raisons historiques (chez Quintilien, par exemple, « réticence » est un équivalent possible d’« aposiopèse108 »), pour des raisons synchroniques (les dictionnaires de rhétorique actuels ne marquent pas, le plus souvent, de différences109), et pour des raisons étymologiques110. En revanche, nous proposons de retenir (quitte à les modifier) certains des traits censés opposer les deux figures pour démonter les mécanismes de l’aposiopèse-réticence. Certes, le critère herméneutique (opacité vs transparence) ne peut être ici conservé tel quel, puisque l’hémiphasie a été reconnue pour un mode de la signification « totale », mais le souci du sens peut servir à distinguer une réticence « absolue » (sans complément officiel ultérieur) et une réticence « provisoire » (objet d’une élucidation intratextuelle). Quant au critère génétique (auto-interruption vs interruption extérieure), il représente un paramètre que l’on gagne évidemment, pour des raisons pragmatico-sémantiques, à prendre en compte.
46On peut dès lors commencer à esquisser une typologie, en tirant, à la manière de Genette, le cortège de néologismes que l’opération entraîne, d’un paradigme grec élémentaire : « -lipse » < leipo = je laisse/« lepse » < lambano = je prends, ou je surprends111. De là, une série d’alternatives : ou bien l’interruption (réticence ou aposiopèse, désormais c’est tout un) est le fait du sujet parlant, et l’on parlera alors d’« autolipse », ou bien l’interruption est imposée par l’extérieur, quels que soient l’élément ou l’événement perturbateurs, et l’on parlera d’« exolipse ». Ou bien l’interruption est « absolue » (n’est pas complétée ultérieurement par le texte), et il s’agira d’« hyperlipse », ou bien la réticence n’est que « provisoire », formant un système en-deux-temps : sens éludé-sens élucidé, et il s’agira d’« hypolipse ». Dans le cas où la réticence est « hypoliptique », ou bien elle est complétée par son destinateur même, par « autolepse », ou par son destinataire, par « exolepse » (« c’est toi qui l’as nommé »). Enfin, quel que soit l’actant qui « complète » la réticence : ou bien le complément proposé est le « bon » : « ortholepse » (« Hippolyte, grands dieux »), ou bien il s’agit d’une « erreur », d’une diversion destinée à donner le change, d’un plus ou moins pieux mensonge (« pseudolepse112 »).
47Le jeu des quatre critères d’opposition : autolipse /exolipse, hyperlipse/ hypolipse, autolepse /exolepse, ortholepse/ pseudolepse permet une classification des réticences qui en favorise l’interprétation. Le Quos ego…, par exemple, est à la fois autoliptique (Neptune s’interrompt lui-même) et hyperliptique (il ne complète pas ultérieurement son hémiphrase). Le cumul des deux paramètres donne à la réticence une intensité maximale (il marque une toute-puissance autocratique). Cependant, la terminologie proposée ici sert aussi (et surtout) à mettre en évidence des fonctionnements ambigus. L’interruption de Neptune relève, certes, de l’autolipse, mais le cotexte des « flots démontés » donne à la figure une coloration exoliptique : la maîtrise de soi est rendue nécessaire par (et équivaut symboliquement à) la maîtrise des éléments113. On pourrait nommer cette hésitation entre autolipse et exolipse : « archilipse ». Le « mais » d’Octave de Malivert, quant à lui, n’est pas exempt, non plus, d’ambiguïté. Il relève, lui aussi, apparemment, de l’auto-interruption, mais le silence d’Octave est en quelque sorte encouragé (et comme rétroactivement justifié) par la réaction de son allocutaire. C’est que la maïeutique d’Armance, par son insistance, est d’une maladresse catastrophique : « dites-moi tout » (alors que « tout », d’une certaine façon, a été dit). À la réticence du destinateur (autolipse) répond la réticence du destinataire, qui ne peut ou ne veut « tout » entendre. Convenons d’appeler « antilipse » cette réticence en écho, comme on dit « antérotique » par exemple (en dépit ou plutôt à cause du sens ambigu du préfixe114). Ce glissement réticentiel n’a rien d’étonnant, si l’on suppose qu’Armance est un « double » d’Octave (comme le signale le titre même du roman, qui fait de l’héroïne un « équivalent » du héros). Quant au caractère « absolu » de la réticence, le roman, on le sait, adopte là-dessus une position perverse. Ce qui est une hyperlipse pour le lecteur, est une hypolipse pour Armance : elle, et elle seule (ou à peu près115), apprend, à la fin, le secret d’Octave, qu’il lui divulgue dans une lettre (ou deux). Le lecteur sait bien qu’Armance finit par connaître le secret, mais il ignore sa teneur : l’autolepse est pour lui un fait sans contenu. Dans une sorte de comble, le moment de la révélation coïncide avec la forme la plus aiguë de la réticence (dans le langage adopté ici : ortholepse et hyperlipse se confondent scandaleusement).
48On le voit : les « catégories » taxinomiques proposées servent moins à figer ou fixer l’analyse des réticences (la rigidité n’est pas la rigueur) qu’à rendre compte de fonctionnements spécifiques. Ces « catégories », en outre, restent relatives : l’opposition hyperlipse/hypolipse, par exemple, ne concerne que la question des compléments « officiels » (alors que l’interruption au point-milieu permet, en un sens, de « tout » dire). Notons, enfin, que la liste des « catégories » reste modulable : aux compléments donnés « officiellement » (par auto-ou exolepse) peuvent s’ajouter des compléments « disséminés », ici ou là, dans le texte (dialepse). Et c’est justement de cette rhétorique « dialeptique » qu’Armance use et abuse.
49On l’a vu : il faut un renversement pervers – il faut recourir au silence, à la sublimation, au suicide – pour que le texte soit érotisé. La censure et la mort deviennent des conditions d’apparition de la sexualité. Comme le sexe n’est nulle part, il peut être précisément partout. Il semble bien, en fait, qu’Armance ne renonce jamais à l’allusion, et c’est même ce tour de force qui définirait le mieux le roman : Armance ne serait jamais qu’une allusion continuée – et continuellement discutable. Il n’est pas impossible, dans cette perspective, que le roman s’empare des discours les plus insoupçonnables, les plus sublimants, et qu’il réussisse à les surdéterminer sans les compromettre. Sa tâche majeure consisterait alors à user de tous les discours spécialisés, aussi éloignés soient-ils (disances scientifiques, idéologiques ou métaphysiques), sans jamais interdire (ni bien entendu encourager) l’hypothèse d’une double entente. Les « preuves » que l’on pourrait donner de cette écriture amphibologique seraient donc, par essence, très précaires, voire inexistantes, et le roman interdirait les interprétations « à coup sûr116 ».
50Il faudrait alors se contenter d’indices, et d’indices qui tiendraient moins à la plausibilité de chaque « aveu » qu’à la possibilité d’en multiplier les occurrences. C’est ce que signifie, à sa façon, la prolifération des « clés » dans Armance. À commencer par la clé conjugale du Mariage de raison, les clés claustratrices d’Octave, sans compter la « clé des échecs117 », et jusqu’à Mme de Claix118, qui en vient à putiphariser le héros119. Comme le dit bien Laure Lévêque, la clé
est la marque d’une certaine confiance interprétative – elle ne demande qu’à jouer – […]. Le jeu de clés d’Armance engrène toute une kleidomancie qui stimule la lecture en invitant à dépasser les apparences.120
51La clé rendue dans le Mariage de raison peut faire songer à la clé donnée dans La Podestà delle chiavi (Fresco di Pietro Perugino), gravure qui est insérée dans Brulard, et qui représente le pouvoir (la puissance) des clés, la remise des clés à saint Pierre121. Les clés sont souvent, de fait, chez Stendhal, une promesse (métaphorique ou métonymique) de Paradis. On sait que le paradis stendhalien est le lieu futur (symbolise l’espoir) de retrouvailles effusives, érotisées : avec Henriette Gagnon122, avec Clélia123, avec Métilde ou Alexandrine124 ; tout est permis aux amants pour être sûrs de se retrouver au paradis, même de ruser et de changer de religion125. Et ce n’est pas pour rien (pas simplement à cause d’une contingence postale126) que Stendhal dit d’Octave, dans la lettre à Mérimée, qu’« il a bravement consommé son mariage, rue du Paradis127 », programme actionnel qui condense résurrection du héros et revoyure érotique (même si elle est, il est vrai, un peu artificielle).
52Outre les clés du paradis, ou des échecs, de nombreux indices « dévoilants » scandent l’intrigue. Fourniraient les allusions les plus célèbres, la vocation mathématique (on sait, depuis Rousseau, les liens de cette discipline, qu’Octave veut enseigner sous le « beau nom » de Lenoir128, avec l’impuissance : lascia le Donne e studia la matematica129), et le discours littéraire : la référence à Abailard. Ce nom, Flaubert n’a pas manqué de le souligner, fonctionne comme un stimulus et déclenche immanquablement des discours clichéiques. C’est d’ailleurs l’article « Abélard » qui ouvre le Dictionnaire des idées reçues. Rapproché d’Armance, le contenu en est particulièrement éclairant :
– Inutile d’avoir la moindre idée de sa philosophie, ni même de connaître le titre de ses ouvrages. Faire une allusion discrète à la mutilation opérée sur lui par Fulbert. Tombeau d’Héloïse et d’Abélard : si l’on vous prouve qu’il est faux, s’écrier : vous m’ôtez mes illusions.
53Il n’est pas indifférent que le roman prenne l’exact contre-pied de tous ces topoi. Octave ne dit rien, évidemment, de la fameuse castration, mais s’intéresse de près, en revanche, à la correspondance d’Héloïse et d’Abélard (il consulte les manuscrits médiévaux que les savants négligent), et à l’histoire de leur tombeau (il en sait la translation du « Musée français » au Père-Lachaise130). Pourquoi un tel renversement de la doxa ? Chez Flaubert, on ne veut rien savoir d’Abélard sauf sa « mutilation », chez Stendhal on veut tout savoir sauf cette mutilation. Curieusement le roman travaille à faire d’un topos un tabou, et c’est en cela qu’il finit par désigner ce qu’il tait (ce qui conduit à nuancer l’opinion de P. Barbéris selon laquelle nous ne comprendrions l’allusion à Abélard que « parce que nous disposons de la clé majeure » : la lettre de Stendhal à Mérimée131). Barbéris, par ailleurs, annexe aux figures du dévoilement l’allusion (de fait contiguë) à l’obélisque de Masséna : « On visita le monument d’Abailard, l’obélisque de Masséna132. » L’interprétation est d’autant plus soutenable que Flaubert (encore) a rappelé la sexualisation obsessionnelle des objets oblongs :
Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des routes avaient la signification de phallus, et pour Bouvard et Pécuchet tout devint phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient : /–À quoi trouvez-vous que cela ressemble ?/Puis confiaient le mystère, et, si l’on se récriait, ils levaient de pitié les épaules.133
54Curieusement, l’obsession farcesque précède la théorie (psychanalytique), la théorie est galvaudée avant d’être scientifiquement énoncée. La littérature, ici, précède la science deux fois : elle anticipe sur la doctrine et sur ses limites.
55Au-delà des allusions que représenteraient les mathématiques et la symbolique littéraire, il faudrait soupçonner – tant l’hypothèse permettrait de fédérer des champs hétéroclites – les discours politiques, philosophiques, théologiques ou nosographiques. Ainsi, par exemple, la machine, dans Armance, sanctionne l’impuissance de la noblesse, « désobligée » par l’Industrie : « Depuis que la machine à vapeur est la reine du monde, un titre est une absurdité, mais enfin je suis affublé de cette absurdité134. » La machine remplace la virtus aristocratique, et le vicomte rêve d’en commander une, incognito. Ailleurs (dans ses Chroniques pour l’Angleterre), Stendhal signale que « la puissance de la machine à vapeur a succédé à celle des foudres du Vatican135 ». Et il n’est sans doute pas indifférent qu’il utilise le mot « puissance », mot physico-politique. De fait, outre sa fonction politique, et son fonctionnement mécanique, rien n’empêche la « machine à vapeur » de prendre un sens sexuel – ce serait commettre une erreur (un anachronisme), en tout cas, que de refuser cette interprétation : la révolution industrielle a aussi des conséquences rhétoriques, et l’époque a tendance à « mécaniser » le vivant. Bien avant Zola et sa Bête humaine, Balzac use du topos dans sa Théorie de la démarche (à peu près contemporaine d’Armance136):
Que direz-vous de la marche de ces femmes bien corsées, qui, ayant des hanches un peu fortes, les font monter, descendre alternativement, en temps bien égaux, comme les leviers d’une machine à vapeur, et qui mettent une sorte de prétention à ce mouvement systématique. Ne doivent-elles pas scander l’amour avec une détestable précision ?137
56Cette même isotopie sexuelle se poursuit, en sous-main, si l’on passe du discours politique à la philosophie. Quand Octave, notamment, « avoue », finit par avouer, à Mme de Bonnivet qu’il n’a pas de « sens intime », on est fondé à reconnaître aussi bien la phraséologie de Schlegel ou de Maine de Biran (comme le rappelle Henri Martineau138) qu’une amphibologie à valeur érotique139. De même dans la discussion théologique qui l’oppose à Mme de Malivert, lorsqu’il déclare être obligé « d’ajouter foi au rapport des organes » que Dieu lui a donnés140 (selon l’analyse d’Armand Hoog141). À ce dossier pourraient être joints, comme le propose Pierre-Louis Rey, des jeux sur l’intertexte littéraire (la clef dans le Mariage de raison de Scribe142) ou sur le sens d’un adjectif (« l’impassible Octave143 »). Ou encore, si l’on suit Yves Ansel, l’érotisation du nom (Malivert « paragrammatise » Olivier), du « titre absurde » (« vicomte » contenant « vit » et « con144 ») et du décor (le plafond écrasé, les tilleuls taillés145). Ou l’interprétation érotique de certains épisodes, notamment celui où Armance échoue à « faire feu » avec un pistolet, c’est-à-dire à « tirer un coup » selon Françoise Gaillard146. L’article du New Monthly Magazine que L[e] P[etit] N[eveu] D[e] G[rimm] consacre à Olivier, attribué à la duchesse de Duras, confirmerait cette interprétation : « En vertu de la théorie métaphysique de l’association des idées, le nom de l’auteur évoque un mot désagréable147. » Du moins, si l’on accepte le sens que Renée Dénier donne à cette allusion sibylline :
Duras – rat – rater. L’expression figurée « prendre un rat » (attestée dès 1650) en parlant d’une arme à feu qui « rate », dont le coup ne part pas, nous semble fournir une explication possible à l’allusion de Stendhal. La duchesse a écrit son ouvrage, chose regrettable, en ayant présente à l’esprit l’idée de « rater » (synonyme de « manquer », utilisé par Stendhal pour ses fiascos), « rater » par suite de motifs bien précis dans le cas d’Olivier.148
57Au dossier des épisodes « érotisés », sans doute faudrait-il ajouter le moment où Octave avoue ne tirer « aucun plaisir » quand il monte à cheval149, celui où il enterre sa bourse150, sans compter les indices paratextuels, comme l’épigraphe du chapitre premier qui affiche l’innocence of love (à en croire F. Y. Uchida151), etc., etc. Tout se passe comme si l’impuissance, symptôme du manque (ou du « manqué »), était un mal qui ne peut s’écrire, dans une espèce de compensation (ou d’obligation) quantitative, qu’à partir d’une prolifération d’indices, d’un réseau ou d’un faisceau de présomptions, comme l’a bien montré, mutatis mutandis, Alain Roger, à propos du narrateur proustien152. Ainsi, de proche en proche, Armance serait le lieu d’un aveu généralisé. À ce compte, le roman ne proposerait jamais de fausse piste et le moindre propos, fût-il le plus digressif, servirait à une divulgation obsédante153 : le roman serait, comme la conversation du chevalier de Bonnivet, une « allusion perpétuelle154 ». Loin d’être subversivement absente, l’élucidation serait perversement omniprésente. Perverse, l’élucidation le serait d’être à la fois répétée et improuvable. On ne saurait alors souscrire sans réserve à la formule de Madeleine Anjubault Simons : « L’impuissance d’Octave est beaucoup plus qu’une impuissance sexuelle. Elle est encore impuissance à nommer l’impuissance155. » Ni à l’analyse de Shoshanna Felman, qui a insisté sur l’aphasie apparente, sur le secret manifesté « négativement par une impuissance à parler » –« impuissance à parler » dramatisée « par la béance de cette bouche muette, dont les lèvres contractées, agitées, n’arrivent pas à articuler une parole, à libérer un sens tant attendu par l’autre156 ». Ce curieux diagnostic (ou fantasme) lyrique confond l’« hémiphasie » (rhétorique) avec l’aphasie (clinique), et oublie d’ailleurs que le silence, dans Armance, est aussi une affaire de plaisir : « Il y eut des soirées où Octave se livra au suprême bonheur de ne pas parler157. » En fait, le roman n’aurait pas pour enjeu l’impuissance (à dire), mais, à l’inverse, une maîtrise impeccable du langage. Armance ne « rime » pas (seulement) avec impuissance, ni même avec silence, comme le veut la critique158, mais aussi avec jouissance : Octave (ou le texte) passe son temps à avouer impunément. Le titre même du roman illustre le principe de cette rhétorique retorse. D’un côté, grâce à un homéotéleute in absentia, Arm/ance fait écho à impuiss/ance – et l’on sait, par ailleurs, que Stendhal a tendance à couper ce mot, qu’il écrit parfois « impuiss » (sous l’alibi de la langue anglaise159). Mais, d’un autre côté, la « base » du nom-titre, Arm(e), renvoie à la puissance. D’autre part, le « tout » forme un prénom féminin, mais qui « remplace » un prénom masculin, etc. Le titre, gros de sens en puissance, condamne à l’incertitude. On peut « tout » comprendre, dans Armance160, sans rien pouvoir prouver161. Armance est une « réticence généralisée » et une révélation disséminée (dialeptique) : tout semble indiquer que le héros se livre à des jeux allusifs et amphibologiques qui lui permettent d’avouer constamment et impunément. En ce sens, Les Liaisons dangereuses pourraient passer pour le modèle secret d’Armance (sa valeur de modèle y est d’ailleurs l’objet d’un débat162), et spécialement la fameuse lettre XLVIII de Valmont à la Présidente de Tourvel : hors des clés contextuelles qui en assurent le sens pornographique comment pourrait-on décider à coup sûr de sa double isotopie ?
58Dans Armance, l’indicible n’est pas le sexe, mais le non-sexe (le fiasco). Le sexe, dans un discours, pour peu que l’on tende l’oreille, est toujours sous-entendu (on sait à quoi s’en tenir), il est toujours surdit. C’est le non-sexe qui provoque les lacunes du discours, l’entraîne vers le « sous-dit ». Cependant, ce distinguo même est à nuancer. Aux mythologies psychanalytiques (métaphysiques) qui voudraient qu’on ne puisse « tout dire », s’opposent des dispositifs rhétoriques qui tendent à montrer le contraire : le texte dit peut-être « tout », même et surtout quand il « mi-dit ». Avec le « mais… » d’Octave, ce qui est en jeu, ce n’est pas l’incomplétude du discours, c’est la défaillance du métadiscours. Comme si la surcharge sémiotique due à la « réticence » impliquait un ratage herméneutique. On gagne alors à risquer (au moins à titre heuristique) le principe suivant lequel le discours est toujours total, c’est son interprétation qui est (désespérément) incomplète – et qui, le plus souvent, et curieusement, s’en vante (combien de fois la démission critique n’est-elle pas retournée en marque du « sérieux », voire de la science ?). Pourtant, la « réticence » invite à une science de l’interruption, une science « du singulier » qui tienne compte de la « précision » de chaque figure – praecisio renvoie, à l’origine, à l’« action de couper, de retrancher, châtrer », à la « séparation brutale », et à la « réticence », à l’« aposiopèse ». La « précision » est un défi et un déclencheur herméneutique. Ce qui n’a pas été dit peut pourtant s’entendre, et la réticence accomplit, à sa manière, un programme « dévoilant » : Quidquid latet apparebit : tout ce qui est caché sera révélé. En cela, elle est une petite apocalypse du sens. Son fonctionnement rhétorique invite à renverser un axiome de Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, il est impossible de le taire », et même : on ne cesse de le dire – mais obliquement.
59Doit-on considérer les discours sublimants d’Armance comme des pièges herméneutiques ? Nous ne le saurons positivement jamais. Armance est bien le lieu où se joue un sens intime : « Ce sens intime, comme son nom l’indique, ne peut se manifester par aucun signe extérieur163. » Armance procède à une neutralisation pour le moins équivoque du sexe. Et le roman lui-même, dans une sorte d’avertissement discret, passe son temps à déplorer l’absence de preuves « décisives164 ». Si l’on veut des réponses plus fermes, il faut interroger des « anomalies » indubitables, il faut ajouter à l’éventuelle surdétermination des discours des truquages sémantiques plus visibles.
Inversions
60Partons d’un usage particulier du langage, d’un truquage morphologique ou d’un « écart » rhétorique. Partons de cette altération qui fait d’Armance « un ami ».
61Qu’est-ce qui neutralise la sexualité du couple ? C’est d’abord une substitution euphémique : l’acharnement avec lequel Octave confine sa relation avec l’héroïne dans le domaine asexué de l’amitié : « D’ailleurs, l’ancienne amitié qui nous unit devait suffire, ce me semble, pour s’opposer à la naissance de l’amour165. » Visiblement, le héros aura accordé une confiance démesurée au langage, au système antonymique (ou cru tel) de la langue : ancien vs nouveau, amitié vs amour ; le souci d’asexuer ses relations à Armance l’aura forcé à exagérer les dichotomies idéologiques du lexique. Cette confiance accordée au langage est l’indice de la « mauvaise foi » d’Octave (au sens sartrien). Il est frappant que, parmi toutes les conduites sexuelles de « mauvaise foi » analysées par Sartre, celle qui se rapproche le plus de la position d’Octave soit spécifiquement féminine. C’est l’exemple de la « femme qui s’est rendue à un premier rendez-vous » qui « attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu’elle envisage comme des qualités objectives », qui « désarme » chaque phrase de son « arrière-fond sexuel » et qui « ne veut pas voir les possibilités de développement temporel de cette conduite166 ». On pourrait voir dans la distinction arrangeante de l’amitié et de la sexualité, dans cette minauderie sérieuse soucieuse de suspendre le temps et d’ajourner les conséquences, un indice de la féminisation du héros stendhalien. La mauvaise foi d’Octave s’étaye sur la « logique » apparente de la langue. Évidemment le roman conteste cette taxinomie du Tendre, dément les étanchéités sémantiques, et l’amitié s’y substitue à l’amour non seulement comme un euphémisme mais comme une litote. L’emploi qu’Armance fait du mot est particulièrement révélateur de ce cumul des significations, comme le confirme son regard (naturellement mésinterprété par Octave) : « Jamais […] je ne cesserai d’avoir pour vous l’amitié la plus dévouée et la plus exclusive. Mais pendant qu’elle prononçait rapidement ces mots, il y avait tant de bonheur dans ses yeux167…» et comme le confirme encore le jeu substitutif des parasynonymes : « Mais Armance me permettra-t-elle de lui parler de mon amour ? – Ce sera le nom que vous donnerez à notre amitié, dit Armance avec un regard enchanteur168. » Entre « amitié » et « amour » la substitution fonctionne dans les deux sens, c’est dire que la neutralisation ne suffit pas. De fait, le texte renchérit sur elle et lui en ajoute une autre. Tandis qu’Armance se pense comme l’« amie » d’Octave169, Octave (ou le narrateur) tronque le trop féminin « amie », le remplace par un strict masculin : « Il songeait à Armance, mais comme à un seul ami170. » Et, plus loin : il « éprouvait simplement la crainte d’avoir condamné trop légèrement un ami171 ». Le roman, après un instant d’« oubli » (« Il perdait son unique amie172 »), insiste manifestement sur cette substitution : « Il allait perdre le seul ami qu’il eût au monde173. » Cette figure, qui s’apparente à une syllepse174, est d’une interprétation délicate. L’écart générique est, à la fois, souligné et relativisé parce que le texte ne conserve pas indéfiniment la version masculine du mot. Il proposera, plus loin, un retour du féminin, incidemment et sur un mode négatif d’abord (« Qui eut jamais la sottise de choisir pour amie intime une jeune fille de dix-huit ans ? »/« J’étais un enfant de choisir une jeune fille pour amie175 »), puis, positivement, un peu plus loin176, et à la fin : Octave voudra « confier par écrit à son amie » le secret qu’il lui doit177, projet qu’il remplira finalement, et au-delà : « Chaque jour il se donnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie178. » D’« ami », Armance devient progressivement « amie », si bien que cette variation, aussi infime soit-elle, pourrait servir à résumer l’intrigue : « ami », « amie » (-), « amie » (+) ; tout le roman pourrait se lire comme la dramatisation de ce polyptote. Mais quelle valeur donner à cette variation grammaticale ?
62Il faut admettre la possibilité de deux lectures concurrentes qui tiennent à la double vocation du masculin dans la langue : ou bien on fait de la syllepse un signe qui confirme l’effacement du sexe (« ami » devient un neutre qui renchérit sur le sens platonique d’« amitié »), ou bien on y lit une masculinisation de l’héroïne, et la syllepse pose alors la question de l’inversion des sexes dans Armance. Que vaut la seconde hypothèse ? La portée peut en paraître limitée. Les trois apparitions de la figure, accompagnée de fréquentes annulations – hésitations auxquelles s’ajoutent les ambiguïtés du pluriel : « amis179 » – ne suffisent pas, à elles seules, à justifier la prise à la lettre du masculin. D’autant que le remplacement de l’amour par l’amitié doit se rattacher, comme l’a montré M. Crouzet, à des pratiques linguistiques plus générales : l’escamotage renvoie à la doctrine stendhalienne du « mot fatal180 ». Comme le mot « amour », dès qu’il est prononcé, menace d’un destin, tout substitut est bon qui en suspend l’accomplissement. Pourtant, il n’est pas sûr que la stratégie discursive tienne intégralement dans « l’euphémisme de l’amitié181 ». D’abord parce que cette « amitié », on l’a vu, vaut autant pour un euphémisme que pour une litote, ensuite parce que l’hypothèse de l’évitement du « mot fatal » rend compte du substitué (l’amour), mais non du substitut (l’ami). Pourquoi précisément ce mot-écran ? La substitution, comme toute opération de ce type, mérite une double analyse, elle appelle ce que Stendhal théorise dans le roman sous le nom de « double attention182 ».
63La question de l’inversion des sexes se poserait sans doute avec moins d’acuité si, dès le début, l’héroïne ne s’arrogeait pas un privilège « masculin » : c’est elle qui laisse son nom à l’intrigue, aux dépens d’Octave et en dépit des conventions narratives. Le roman n’infirme pas cette impression et construit, par à-coups, l’image d’une jeune fille qui n’est pas comme les autres. Outre les signaux narratologique (l’éponymie) et linguistique (la syllepse), de nombreux indices le montrent, prosopographiques (Armance ne répond pas « exactement à l’idée qu’on se fait en France de la beauté qui convient à une jeune fille183 » ; elle a une prédilection « pour les cheveux courts » qui la fait accuser de ne pas vouloir « sacrifier trop de temps à sa toilette184 ») ou psychologiques (elle refuse les techniques féminines de séduction et ne profite pas de la petite chaise pour exhiber ses épaules185 ; elle s’intéresse aux armes à feu186, etc.). Encore l’interprétation du titre devrait-elle tenir compte des informations que fournit la critique génétique, et qui déplacent ou prolongent les enjeux. C’est que le titre primitif a subi une double transformation. D’un côté, Armance a remplacé l’éponyme masculin : le héros> Armance. D’un autre côté, le héros a changé de nom : Olivier > Octave.
64C’est donc le jeu total des substitutions, d’Olivier à Armance, qu’il faudrait évaluer selon son effet sexuel. Notons d’abord qu’Octave est le prénom de l’infra-pouvoir. Certes, Octave porte le prénom d’un empereur romain, ce qui tire le héros du côté de la grande histoire et du théâtre classique. Mais, d’un autre côté, « Octave », justement, n’est pas « Auguste », il est (il n’est qu’) une « promesse de pouvoir ». Et il n’est peut-être pas indifférent, symboliquement, qu’Octave teste son pouvoir (sexuel) chez une Mme Augusta : « Le protagoniste est troublé et enragé, parce qu’il se sent impuissant, ce dont il s’est assuré en allant chez Madame Augusta avec ses amis, puis seul, etc.187 » Le jeu onomastique semble instaurer une espèce de corrélation entre l’impuissance et l’impouvoir. On sait que le vicomte, promis à de grandes choses par un « brillant horoscope188 », ne réussira pas à aller ad augusta per angusta (pour reprendre ici le mot de passe d’Hernani). Pire encore, le (nouveau) prénom du héros se charge d’une féminité virtuelle. De même que le remplacement d’Octave par Armance peut suggérer une masculinisation de l’héroïne, de même celui d’Olivier par Octave (parmi d’autres interprétations) pourrait mettre sur la piste d’une féminisation du héros, par l’association des prénoms aux genres de leurs homonymes lexicaux : un olivier, une octave. Un tel « effet de sexuel » ne serait pas possible avec Octavien (on sait que l’un des premiers pseudonymes de Beyle a été : Octavien-Henri Fair Monfort). Ajoutons que le substantif féminin « octave » revient souvent sous la plume de Beyle, qu’il renvoie à la musique ou à la poésie, et particulièrement aux strophes du Roland furieux ou de la Jérusalem délivrée. Il est arrivé à Stendhal de commenter une « belle octave du Tasse189 », de même qu’il lui est arrivé de recevoir une octave avec des « louanges exagérées » et de répondre au poète amateur qui la lui avait envoyée : « Je conserverai précieusement cette jolie octave190. » L’hypothèse paraît évidemment fragile191, mais, aussi bien, il n’est pas nécessaire de s’y tenir pour diagnostiquer la féminisation d’Octave tant le roman en dissémine les signes.
65Qu’est-ce qui fait Octave féminin ? C’est d’abord, à l’occasion, quelques traits obliques. Telle comparaison du narrateur :
C’était un de ces esprits que leur fierté met dans la position d’une jeune femme qui arrive sans rouge dans un salon où l’usage du rouge est général ; pendant quelques instants sa pâleur la fait paraître plus triste.192
66Ou encore telle citation d’Octave :
Mais tout cela est inutile désormais, disait Octave en souriant tristement et s’interrompant : ma vie est finie. Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi.*193
67Octave-femme s’identifie finalement et tragiquement à Didon « abandonnée par Énée ». Tous ces traits (qu’il est inutile de multiplier) convergent et confirment ce que J. Kristeva découvre dans l’Éros stendhalien : « L’amour stendhalien est une affaire de femmes : se souvient-on que le premier regard de Mme de Rênal sur Julien le fit prendre pour une fille ? L’amant stendhalien est un lesbien secret194. »
68On le voit : la recherche d’une « sexualité secrète » dans Armance n’est pas une activité aussi réductrice (monosémique) que la critique l’a parfois suggéré et l’impuissance d’Octave est loin d’y représenter la seule élucidation possible.
69Mais si le roman permet, dans les termes de l’analyse kristévienne, d’ajouter au babilanisme le « lesbianisme », il admet aussi l’adjonction d’une tierce hypothèse (émise d’ailleurs par ses premiers lecteurs) : celle de l’homosexualité masculine.
70Bien que le double destinateur d’Armance (l’auteur et son correcteur) s’interdise et interdise les « applications » – mais l’on sait à quel point ce genre d’interdiction, surtout formulée par un auteur anonyme, peut s’entendre comme une dénégation, voire comme une épitrope inversée195 –, les contemporains de Stendhal, aussi bien que la critique ultérieure, ont cherché des « clés ». Parmi elles, et d’après l’analyse de Philippe Sénart196, le marquis de Custine, homosexuel notoire du temps. On ne proposera pas de rouvrir les dossiers biographiques (quoique les pièces ne manquent pas197), mais de réexaminer l’hypothèse en termes d’écriture, en suspendant la question de la « vie » sexuelle « cohérente » de l’auteur ou de l’acteur, ce qui permettra de contourner l’objection de Pierre-Louis Rey, qui oppose à la thèse de l’homosexualité le désir soudain qu’éprouve Octave à l’égard d’Armance198 : le texte peut très bien se contredire, ou mettre sur une fausse piste199.
71De tous les romans de Stendhal, Armance, celui qui pratique le plus l’élision sexuelle, est peut-être le seul qui incite à poser avec une apparence de raison la question de l’homosexualité. Car chez Stendhal, à la différence de Balzac, il n’y a pas d’homosexualité patente, pas de Vautrin ; cette érotique reste soumise, quand elle existe, au même régime de silence que le babilanisme. C’est le cas pour Lord Link, « personnage sardonique » que les annotations des manuscrits de Lucien Leuwen révèlent homosexuel200 : « Milord Link est un évêque de Clogher, mais ne pas le dire. » Tout cela confirmé par une note redondante, à l’allure d’équation mathématique ou « rapporteuse » : « Lord Link = évêque de Clogher. Mais cela ne peut pas se dire. » On notera ici que le silence s’étend, par une espèce de contagion, à la dénonciation même, qui préfère l’antonomase à l’emploi du mot « direct ». Cette antonomase renvoie à un procès scandaleux de 1822 qui a impliqué l’évêque anglican et un soldat anglais. Elle revient souvent chez Stendhal : on la trouve en 1830, dans la correspondance, appliquée à Custine : « a member of the clergy of the R.R. bishop of Klogher201 ». On la retrouve dans l’autobiographie, lorsque Brulard évoque le cours qu’il suivit avec un certain « Benoît, bon enfant qui se croyait sincèrement un Platon parce que le médecin Clapier lui avait enseigné l’amour (de l’évêque de Clogher)202 ». C’est au point que le mot « évêque » peut suffire à jouer le rôle de stimulus allusif, comme c’est le cas, dans Le Rouge, pour l’« évêque d’Agde » : « Les beaux yeux de Julien firent leur effet203. » Reste à noter que la langue d’alors n’est pas prodigue en mots directs pour dire « cela ». Balzac, par exemple, a bien montré l’oscillation entre les parlures triviales – celles, argotiques, des « reclus » et des « surveillants » (« c’est le quartier des tantes »… « Hao, fit Lord Durham, et qu’est-ce ? ») et leur traduction euphémisante : « C’est le troisième sexe, Milord204. » Entre trivialismes et périphrases peu de place est laissée aux mots « neutres » – sans compter les fluctuations du sens : chez Fourier, le « troisième sexe » renvoie tantôt à l’enfance et tantôt à un fantasme androgynal205. En 1873, l’appareil judiciaire recourt encore à des classifications douteuses (« On dit sodomite, Monsieur, répondait Verlaine au juge qui lui demandait s’il était vrai qu’il fût sodomiste »). Le silence (relatif) des textes, au xixe siècle, est d’abord celui du lexique. De fait, « homosexuel » n’est enregistré par Larousse qu’en 1906,« inverti » qu’en 1907, et les substantifs qui leur correspondent sont entrés dans la langue à peine plus tôt : « homosexualité » n’est proposé qu’en 1869 par le médecin hongrois Karoly Maria Benkert, « sexualité contraire », en 1870, par Westphal (Charcot et Magnan traduiront « sexualité contraire » par « inversion » en 1882). Très vite, ces termes ont impliqué une taxinomie complexe (la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing distingue divers degrés de la « sexualité contraire », classe l’« homosexualité » après l’« hermaphrodisme » ou « bisexualité » et avant l’« efféminement » et l’« androgynie »). Après les traités spécialisés, les textes littéraires ont rivalisé en subtilité (Proust oppose « homosexuel » à « inverti », distingue « l’homme-femme » de la « femme-homme », Gide conteste, etc.). Mais avant ? L’« inversion », dans son acception sexuelle, au temps d’Armance n’existe pas, et la langue résiste encore aux classifications « logiques ». Mais ce que la science n’a pas encore « dit », la littérature peut l’avoir déjà « écrit », en des mises en scène souvent subtiles. Ici, passer de la langue aux discours, c’est passer d’une absence des mots à la profusion du thème. À l’époque d’Armance l’androgyne est partout : comme héros bisexué, dans Fragoletta de Latouche (1829) et Séraphîta de Balzac (1834) ; comme monstre asexué dans Sarrasine (1830) ; comme héroïne invertie dans La Fille aux yeux d’or (1834) ; comme héroïne travestie dans Mademoiselle de Maupin (1835), etc. Cependant, le sens d’une telle insistance n’est pas sûr. On sait que la figure de l’androgyne peut, sur le mode de l’alternance ou du cumul, condenser une symbolique hétéroclite : érotique, sociale, politique, religieuse ou mystique206. Il faut donc nuancer, à tout le moins, l’impression d’une « auto-censure » de l’« inversion » dans Leuwen. D’autant que, dans ce même texte, le silence de l’auteur, apparemment au service de la censure, est redoublé par le silence des acteurs qui en dévoile l’autre face ; le silence est, là encore, un adjuvant de la sexualité, il est cette potentialité du sens qui favorise l’installation des hypothèses, des ambiguïtés et des malentendus :
Lucien fait de grandes promenades avec Lord Link parce qu’il aime à voir les mouvements de son cheval. Le silence de Link lui convient admirablement. La vanité féminine de Link se persuade que Leuwen garde le silence pour lui faire la cour ; et comme il voit Lucien fort jasant chez Mme d’Hocquincourt et ailleurs, il est charmé de l’effet que lui, Link, produit sur ce jeune Français (dont il voit les belles cuisses avec plaisir, comme je voyais les beaux bras de lady Clémentine).
Au bout de six semaines, lord Link a vraiment de l’estime pour Lucien, et dans le monde, et non dans leurs promenades, dont il respecte le silence (source de demi-comique), il lui communique toutes ses plaisanteries méphistophéliques.207
72Le roman stendhalien, tel qu’il est prémédité, parie donc largement sur le mutisme pour ouvrir au sexe un espace d’indécision. Il reste que l’on peut croire déceler l’inversion chez Octave dans la relation problématique qu’il entretient avec les hommes et dans les effets qu’il produit sur eux.
73La relation avec les hommes, placée sous le signe de l’interdit, ou du moins de l’impossible, par le thème alcestien de la « misanthropie », pourrait dévoiler sa composante hystérique dans la conduite du vicomte avec Pierre Gerlat. Mais la mise en scène spectaculaire d’un Octave cyclothymique qui passe de la « violence extrême » aux « complaisances excessives208 » accepte mal une interprétation univoque, dès lors que la défenestration du domestique est récupérée – et peut-être « rationalisée209 » – par une explication socio-politique. L’inversion désigne d’abord l’inversion voire l’égalisation des rôles sociaux : le « peu de mal » infligé à Gerlat permet à Octave de « se constitu[er] le domestique du blessé210 ». Et quand le héros avoue, plus tard, que « le plus beau de ses projets » (le plus extrême, « inversif211 ») est de prendre « le nom et l’existence » de Pierre Gerlat, il rêve à un monde à l’envers, carnavalesque, à des sortes de Saturnales : « Pierre Gerlat serait porteur d’excellents certificats du vicomte de Malivert qu’il a servi avec fidélité pendant six ans212. » Octave compte, alors, sur la lutte physique pour régler la dialectique du maître et du valet : « Quand il [mon maître] me jetterait par la fenêtre, j’ai prévu cette objection. Je me défendrai, et le lendemain je demanderai mon congé, et ne lui en voudrait nullement213. » C’est qu’Octave, au moment même de sa crise, a soumis son domestique à une épreuve d’« énergie » (« Qui es-tu pour t’opposer à moi ! Si tu es fort, fais preuve de ta force214 ») qui n’est pas sans préfigurer la morale de Baudelaire : Assommons les pauvres215 dont on connaît le mot d’ordre démonique et le « brevet de folie » qu’il mérite : « Celui-là seul est l’égal de l’autre, qui le prouve » (par l’échange des coups). Scène qui anticipe elle-même sur la tentation mallarméenne d’« illustrer sur le gazon la lutte des classes216 ». D’un autre côté, « l’épreuve » stendhalienne n’est pas non plus sans rappeler l’énergie « classique » :
Vous souvient-il que le cardinal de Retz, qui avait le cœur si haut, l’homme de France auquel on a vu peut-être le plus de courage, un homme comparable aux anciens, ayant donné d’impatience un coup de pied au cul à son écuyer qui faisait quelque sottise pommée, fut accablé de coups de canne et rossé d’importance par cet homme, qui se trouva beaucoup plus fort que lui ?217
74La « crise » d’Octave, on le voit, malgré (ou à cause de) son aspect paroxystique ne peut se réduire à un sens exclusif et flagrant. Mais elle ne peut pas, non plus, masquer les autres signes d’ambivalence du héros. En voici quelques-uns :
75D’un côté, il entre parfois dans les apologues d’Octave des traits d’androphobie : « Est-ce la faute d’un homme s’il a les cheveux noirs ? disait-il à Armance. Mais c’est à moi de fuir cet homme, si la couleur de ses cheveux me fait mal218. » D’un autre côté, Octave ressasse son désir frustré d’avoir des « amis ». Une métaphore cynégétique, empruntée à Saint-Simon, transforme même ces amis en gibier d’une « chasse au bonheur » déçue :
Je ne puis vous voir en tiers [dit-il à sa cousine] quand je monte à cheval au bois de Boulogne avec un de mes amis. Bientôt après la première connaissance, il n’en est aucun que mes discours n’étrangent de moi. Quand enfin au bout d’un an, et bien malgré moi, ils me comprennent tout à fait, ils s’enveloppent dans la réserve la plus sévère […]. Je ne voudrais pas jurer que plusieurs ne me prennent pas pour Lucifer lui-même, comme dit M. de Soubirane dont c’est un des bons mots, incarné tout exprès pour leur mettre martel en tête.219
76La tentative de sédution change les hommes en « êtres de fuite ». L’explication de ce fiasco tient aux « discours » (étrangeants) que tient Octave. C’est qu’il y a un sexe-du-discours. Et Stendhal s’est intéressé de près à cette « sexuation » : y a-t-il un discours spécifiquement masculin ? féminin ? Nombre de marginales de Leuwen, par exemple, se préoccupent de la « féminisation » du discours : « Est-ce assez féminin ? Réponse : mais le féminin en conversation engendre cette funeste convulsion nommée bâillement. 6 février 35220. »/« Féminiser ce mot de Mme Leuwen221. »/« Et moins ignoble, mais cependant peu noble. D’un autre côté, les sots, les Villemain, diront : peu féminin222. »/« For me. A Paris, prier lady Menti ou lady Kas[tellane] de juger ces lettres de femmes. Probablement, ces dames le feront, et j’aurai le plaisir d’entendre dire : Elles ne sont pas féminines223. » On le voit : le désir de restituer la parole féminine dans sa « singularité » (ce que Balzac appelle les « gunaïsmes de l’idiome224 ») est une obsession stendhalienne. Même et surtout si cette « reconstitution » suppose une certaine « sévérité » (misogyne) à l’égard du discours féminin : « Absorbé par ces idées sévères, le peu qu’il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin225. » D’un côté les gunaïsmes, de l’autre, les « andrismes ». Mais le sexe-du-discours n’est pas (seulement) affaire d’émission. Ce qui compte, aussi, c’est la réception, l’écoute (l’« écouteurisme »). Comme lorsqu’il s’agit de raconter (dans une scène de séduction paradoxale) une chute de cheval « devant des dames » :
J’augure bien de ce petit prêtre, dit le marquis à l’académicien ; un provincial simple en pareille occurrence ! c’est ce qui n’est jamais vu et ne se verra plus ; et encore il raconte son malheur devant des dames !226
77C’est cette question de l’oreille sexuée que pose le premier roman de Stendhal. Tandis que certaines théories linguistiques pensent les rapports du sexe et du discours en termes d’origine (masculin vs féminin), Armance déplace ou complique l’hypothèse en instituant une parole sexualisée, non selon le destinateur, mais selon le destinataire. Et le véritable objet du désir, pour Octave, au-delà d’Armance (qui se révèle de ce fait un mezzo termine, un partenaire entre-deux-sexes) est bien « d’oser parler » à un homme : « C’est mon exécrable orgueil qui fait que je mourrais plutôt mille fois que d’oser dire à un homme ce que je confie à mademoiselle de Zohiloff227. » Il est des discours qu’Octave peut tenir à Armance, non à un homme, et il en est qu’il peut tenir à des hommes mais difficilement à Armance : telle est la particularité du « secret fatal » qu’il confie sans hésiter à son ami Dolier, et qu’il aurait même confessé volontiers « au père et au tuteur d’Armance228 ». Aucun de ces traits n’est évidemment décisif, ou, en tout cas, définitif – comme le montre Armance en devenant le destinataire androgyne des deux types de discours.
78De même que ne sont pas décisifs ou définitifs les effets qu’Octave produit sur les hommes qui tantôt le détestent ou le fuient, tantôt déclarent leur amour (fût-ce sous le couvert d’une boutade229) ou admirent sa beauté, fût-ce sous la forme d’une jalousie médisante230 ou à l’occasion d’un spectacle funèbre : « Sa rare beauté frappa jusqu’aux matelots chargés de l’ensevelir231. » Le corps sans vie et désirable d’Octave rappelle, comme l’écho d’une autre scène à l’érotisme funèbre, le corps inanimé d’Armance, cet évanouissement qui lui a donné l’apparence d’une morte et qui a permis d’apprécier « toute la rare perfection de ce corps délicat232 ».
79En somme, l’« inversion » dans Armance concerne moins l’homo-sexualité masculine que la permutation, l’interversion de certains traits sexuels : il y a une féminisation partielle d’Octave, qui correspond, parfois, à une masculinisation d’Armance. Et, sous l’emprise de ce chiasme, Armance peut admirer (désirer ?) des femmes, qu’elles appartiennent à une autre « classe » politique (« Leurs femmes me semblent bien jolies […] Quand je vois les dames banquières dans leurs loges, au Théâtre Italien, je meurs d’envie d’entendre ce qu’elles disent, et de me mêler à la conversation. Si j’en aperçois une jolie, et il y en a de charmantes, je meurs d’envie de lui sauter au cou233 »), ou qu’elles appartiennent à la noblesse, comme Mme d’Aumale : « Comment Octave ne lui donnerait-il pas la préférence ? […] moi-même, je sens qu’elle est adorable234. » Rappelons qu’auparavant, en proie « à toutes les angoisses des passions », la présence de Mme d’Aumale en était venue « à la troubler plus que celle d’Octave lui-même235 ». Armance, comme Octave, finit par devenir un héros androgyne. Mais quelle est la signification de ce symbolisme (d’ailleurs fréquent dans l’écriture du xixe siècle236)? Quelle est sa fonction exacte dans le roman ?
Assimilations
80Qu’Armance et Octave soient, tous les deux, l’objet d’interversions ou de neutralisations sexuelles met sur la voie d’une hypothèse plus large qui intègre ces figures et les réduit à des cas particuliers : l’hypothèse de l’osmose.
Corps
81Entre Octave et Armance, en effet, les points communs ne manquent pas237. À commencer par la parenté des portraits physiques. Certes, les prosopographies varient : Octave a « de grands yeux noirs », sa cousine « de grands yeux bleus foncés » ; Octave a vingt ans, Armance en a dix-huit. Cependant les dissemblances ne suffisent pas à masquer les similitudes. L’âge des héros diffère, mais il est présenté selon le même modèle rhétorique de mise en relief des destins : Octave est « à peine âgé de vingt ans », Armance « à peine âgée de dix-huit ans ». Apparemment, et même si le retour de la locution provoque un effet de « vies parallèles », le sens ne doit pas être forcé : le chevalier de Bonnivet aussi est « à peine âgé de vingt ans238 ». De fait, dans l’œuvre, curieusement, les premiers mots du roman stendhalien se retrouvent partout (aux nombres affichés près). « Vingt », bien sûr, paraît un nombre privilégié (comme le laisse croire, dans De l’amour, l’exemple-type de la plus jolie femme « à peine âgée de vingt ans239 »). Mais en fait la locution – ou l’une de ses variantes – s’applique à tous les âges : Mlle Caroline « quoique âgée seulement de quatre ans », joue déjà la tragédie240. Dans L’Abbesse de Castro, Hélène est « à peine âgée de dix-sept ans », Béatrix, dans Les Cenci, « de quatorze ». San Francesco a Ripa oppose la Campobasso « à peine âgée de vingt-trois ans » au jeune Sénecé qui, à « à peine vingt-deux ans », est déjà colonel. On comprendra que la formule justifie son apparition par des motivations très diverses. Dans Le Rose et le Vert, l’alibi est nécrologique pour Pierre Wanghen (il meurt « à peine âgé de cinquante ans ») et érotique pour Mme Wanghen qui est « à peine âgée de quarante-six ans » et paraît encore jeune ; tandis que, dans Lucien Leuwen, Mme d’Hocquincourt « à peine âgée de vingt-cinq ou vingt-six ans » a de l’embonpoint. Tous les motifs sont bons qui permettent l’itération de la formule : Lamiel « à peine âgée de douze ans » connaît déjà l’ennui, le chevalier de Saint-Ismier, « à peine âgé de vingt-cinq » fait preuve de courage militaire, Fabrice del Dongo, « à peine âgé de seize ans », représente fort bien le chef de la maison, Laurent de Médicis meurt « à peine âgé de quarante-quatre ans », Mozart, « à peine âgé de trente-six ans241 », etc. L’insistance de la formule montre bien que la quantification (la notation biométrique) compte moins que la qualification (la valeur « climatérique ») : il s’agit d’une formule qui « dramatise » les vies et, en quelque sorte, les égalise. De sorte que l’on ne sait trop si Octave et Armance se ressemblent parce qu’ils sont pris dans l’idiolecte stendhalien ou parce qu’ils font l’objet d’une symbolique fusionnelle spécifique au roman. Mais, dans tous les cas, le « à peine » est une espèce de formule rituelle qui (au-delà de l’héroïsation du personnage et de la captatio du lecteur) lance ou relance l’écriture, qui donne l’énergie ou le courage d’écrire – comme le montrent non seulement sa répétition et parfois sa place (incipit, seuils narratifs), mais aussi son double usage, puisqu’elle sert autant à scander le temps qu’à découper l’espace. Le Rouge est plein de ces franchissements de frontières : « À peine entre-t-on », « À peine entrée sous le vestibule », « À peine hors de la vue de son terrible père ». « À peine » est une formule « horologique », c’est la locution des seuils et des traversées. En cela, dans l’incipit d’Armance, l’effet du « venait de » redouble celui du « à peine ». Octave vient de sortir de Polytechnique comme dans Lamiel fera le duc de Miossens, dans Le Rose le duc de Montenotte, comme Leuwen vient d’en être chassé, ou comme, dans La Chartreuse, une certaine armée « venait de passer le pont de Lodi ». Un indice, cependant (ou du moins un signe) invite à prendre au sérieux l’assimilation des héros d’Armance que permet le « à peine ». C’est que le roman travaille à dénier la différence des âges : Armance est « à peu près de l’âge d’Octave242 » ; Armance est (à la fin) « une jeune fille de vingt ans243 », comme Octave a (au début) « toute l’impatience d’un jeune homme de vingt ans244 ».
82Mais c’est dans l’étrangeté du regard que se devine immédiatement la proximité des destins. C’est elle qui est le premier signe de la singularité d’Octave, et qui surgit dès la physiognomonie liminaire :
De grands yeux noirs les plus beaux du monde auraient marqué la place d’Octave parmi les jeunes gens les plus distingués de la société, si quelque chose de sombre, empreint dans ces yeux si doux, n’eût porté à le plaindre plus qu’à l’envier.245
83De cette marque distinctive, la présentation de l’héroïne garde la trace :
La seule prise réelle que pût donner à ses ennemis l’expression de la physionomie d’Armance, c’était un regard singulier qu’elle avait quelquefois lorsqu’elle y songeait le moins. Ce regard fixe et profond était celui de l’extrême attention.246
84Les yeux d’Octave et d’Armance n’ont pas la même couleur, mais leurs regards se ressemblent étrangement : le bleu foncé247 et le noir se confondent. Dans les deux cas, les yeux sont attirants (« grands », « les plus beaux du monde » ou « enchanteurs »), et dans les deux cas les regards (« sombres » ou « profonds ») éloignent. Les examens « ophtalmoscopiques248 » débouchent sur des diagnostics comparables. La « marque » d’élection que reçoit traditionnellement le héros est ici dédoublée : Octave et Armance sont mis à l’écart des mortels. Et c’est ce double mouvement de sécession et de fusion actantielle que repère justement (fût-ce en termes pseudo-mystifiants) Mme de Malivert :
C’est avec ces yeux-là […] que deux anges exilés parmi les hommes, et obligés de se cacher sous des formes mortelles, se regarderaient entre eux pour se reconnaître.249
85Tout fait donc des « cousins » deux êtres à part, semblables physiquement jusque dans les détails (capillaires, par exemple250), « rares » par leur beauté et leur étrangeté251. Ce n’est pas que les portraits physiques « annoncent » exactement le caractère des personnages (physiognomonie), c’est qu’ils contiennent en un sens – au sens où ils sont « superposables » – leur destin.
86Cette ressemblance, pour se justifier, n’a d’ailleurs pas besoin de l’alibi suprême de l’« angélisme » et de l’ordre céleste. Pour qu’Armance et Octave trouvent difficilement leur place sur la terre (et dans la société), il suffit d’une explication ethnologique : il suffit d’en faire des êtres insituables, « frontaliers ». De là l’importance du biographème de l’origine. Armance tire son originalité d’être « née sur les confins de l’empire russe vers les frontières du Caucase252 ». C’est un sujet mixte : on trouve « quelque chose d’asiatique » à Armance253. En elle, une « réunion de traits » qui offrent « un singulier mélange de la beauté circassienne […] et de quelques formes allemandes254 ». De même Octave est un héros hybride : en lui, on retrouve du « mysticisme allemand255 » ou une « physionomie anglaise256 ». De fait, le jeune vicomte joue un jeu dangereux avec les frontières – qu’elles soient géographiques257 (quand il est tenté par l’étrangeté anglaise258, américaine259, brésilienne260, grecque261) ou métaphoriques. Ce jeu est pathologique, ou pathogène, quand il se mène « sur la ligne de la raison » : « Votre neveu sera toujours sur la ligne de la raison. – Mais jamais en deçà ou au-delà, reprit le commandeur262. » Pour faire un bon mot, dans cette stichomythie, le commandeur n’a pas tort de prendre à la lettre la métaphore mathématique de son neveu. C’est qu’Octave se bat constamment pour rester sur la ligne de démarcation entre raison et passion (ou folie). De tous les personnages stendhaliens, le vicomte est sans doute celui qui s’approche le plus de l’internement : « Sans doute, s’il n’eût été qu’un pauvre étudiant en droit, sans parents ni protection, on l’eût enfermé comme fou263. » Octave s’installe aux limites et aux frontières de la folie, il est celui qui « manque » devenir fou. Entre déraison et sur-rationalité (polytechnicienne), le héros s’en tient à, ou plutôt se tient (dangereusement) sur l’étroite « ligne de la raison ». Ici, la métaphore du destin laisse une marge fort mince (il s’agit d’une « ligne »), ailleurs l’espace métaphorique s’élargit : Mme d’Aumale parle des « routes à suivre pour arriver au bonheur264 » – et rejoint en cela l’imaginaire hodologique de Stendhal (« route de la folie », « de l’art de se faire lire265 », etc.). Mais il n’y a pas de folie déclarée chez Stendhal, pas de Louis Lambert. Pourquoi ? Peut-être parce que, comme l’indique la métaphore de la « ligne », la folie n’exclut pas la « raison » ou le « devoir ». Parce que rien n’empêche la folie d’être l’objet d’un calcul. Si bien que l’on peut décider d’être fou – à des fins satiriques par exemple : Beyle remarque que le meilleur moyen de blesser un tyran est le « rire fou », qu’il faut donc préméditer266. De même que l’on peut décider, avant de devenir réellement fou, de la thérapie qui ramènera à la raison : « Avec des sens et des facultés intérieures si mobiles et si sensibles, il est très possible que je devienne fou. En ce cas je prie ici qu’on me mène à Claix267 », etc. Dans l’univers imaginaire de Stendhal, la folie laisse l’impression d’être perpétuellement contrôlée ou contrariée268. Et les contemporains n’ont pas manqué d’être déroutés par l’ethos d’un écrivain sur la corde raide. Combien, malmenés par son style (digressif, allusif, ironique), n’ont-ils pas conclu, comme Lenoir à propos de l’Histoire de la peinture : « Cet auteur est fou269 »?
87Le combat mené sur la « frontière » est un combat mortel : Octave meurt en vue des côtes de la Grèce. Et c’est un combat subversif, social et linguistique. Octave veut passer en Angleterre pour mieux revenir en France et entrer dans les salons libéraux270, mener une autre vie en France pour « jouer la langue étrangère271 », écrire en français au moyen de l’alphabet grec272 : il veut être et n’être pas dans son pays, dans sa classe et dans sa langue. Rien d’étonnant à ce que sa cousine, parée, de son côté, de vertus cosmopolites, ait vocation exclusive à le comprendre, comme le souligne la morale finale (« le genre de sa mort ne fut soupçonné en France que de la seule Armance ») qui rattache l’héroïne au pays (par l’homéotéleute) mais l’en détache comme un être d’exception. Chacun des héros est atopos, insituable, et les hésitations géographiques ou biologiques (Armance a du « sang sarmate273 ») ne disent peut-être rien d’autre que cela.
88Significativement, les deux corps échappent à l’analyse, aux grilles médicales de la nosographie ou aux grilles sociales du béhaviorisme de salon. Dans Armance, le corps romanesque est en crise ; le visage s’empourpre, les larmes coulent, le corps défaille. Mais le symptôme le plus remarquable reste le dédoublement de tous ces signes : les deux héros parcourent le même cycle des réactions, le narrateur les dote des mêmes troubles, des mêmes cénesthésies. Ainsi, les deux corps sont soumis au régime identique de la fièvre, et le délire fébrile qui s’empare d’eux ne relève jamais purement et exclusivement de la science médicale. Celui d’Octave – qu’il soit authentique274 ou simulé275 – trompe toujours les médecins, et sert toujours de « prétexte » (à l’aveu érotique, à la mort). Celui d’Armance, de nature magique ou « psychosomatique276 », assume plus ouvertement encore sa fonction métaphorique. Le délire fébrile est le symbole commun de la fièvre (ou de la folie) amoureuse. De même, les corps sont promis tous deux aux larmes277, aux rougissements et aux évanouissements (« contre un arbre » pour Octave278, « près d’un oranger » pour Armance279). Dans les deux cas le corps « parle », le discours prend corps, mais dans les deux cas aussi les rapports du corps et du langage conduisent à de violentes ambivalences. Comment en serait-il autrement dès lors que le langage fait l’objet d’un surinvestissement, qu’à tout moment éclate l’hypersensibilité des héros à son égard ?
89Face aux mots, le couple semble en état d’hyperesthésie : il montre une aptitude rare à convertir le langage en jouissance et en souffrances. Les preuves de cet éréthisme commun sont nombreuses. Isolons celle-ci, frappante : les seuls « coups de foudre » que connaît le roman sont de nature linguistique. C’est sous l’effet d’un « mot trop vrai » qu’Octave se découvre (devient) amoureux :
Vous êtes amoureux de cette belle cousine, ne vous en défendez pas, je m’y connais. […] Le mot de madame d’Aumale fut un coup de foudre pour lui, car il portait sa preuve avec lui, il se sentit frappé./Cette voix frivole lui sembla comme un arrêt du destin qui tombait d’en haut.280
90Mais le choc du coup de foudre linguistique, ici funeste, peut aussi être heureux :
Il s’était, grâce à Dieu, interdit toute admiration exclusive jusqu’à l’âge de vingt-six ans. Ce mot imprévu frappa Armance comme un coup de foudre ; de sa vie elle n’avait été aussi heureuse.281
91Dans Armance, le langage secoue les deux héros et peut être l’occasion de jouissances quasi physiques :
L’accent qui accompagnait ces mots si flatteurs, que je croyais si belle, frappa Octave comme un coup de foudre ; il resta immobile. […] Armance remarqua l’expression de ses regards ; ils s’arrêtaient sur elle avec cette sorte d’attendrissement et de fatigue qui, après les grandes joies, rend les yeux comme incapables de mouvements trop rapides.282
92Les mots d’Armance procurent donc des sensations intenses, secousses tragiques ou orgastiques. Ce que confirmerait l’effet que produit sur Octave la lecture des lettres d’amour :
Elle cacha sa première lettre dans la caisse de cet oranger qu’Octave devait bien connaître./Elle le lui dit d’un mot un matin comme on se mettait à table pour déjeuner. Il disparut sous prétexte d’un ordre à donner, et Armance eut le plaisir inexprimable, lorsqu’il rentra un quart d’heure après, de trouver dans ses yeux l’expression du bonheur le plus vif et de la plus douce reconnaissance.283
93Il existe, indéniable, une jouissance physique, « corporelle » du langage. Le langage n’est pas tout entier (comme on l’a souvent soutenu, au nom du « thème ») du côté du silence, de l’impuissance et de la sublimation : la réception des messages peut procurer du plaisir. Et il en va de même pour leur émission. À preuve l’écriture épistolaire continue à laquelle se livre Armance : « Elle prit l’habitude d’écrire tous les soirs à l’homme qui allait devenir son époux284 », qui anticipe sur les pratiques d’Octave : « Chaque jour, il se donnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie285. » Mais, écrit ou oral, le plaisir du texte reste soumis à une condition : le discours doit préférer le jaillissement de l’énonciation aux contenus prémédités de l’énoncé. C’est en découvrant le primat de l’improvisation sur les contenus qu’Octave soigne (au double sens) son langage : « Prenant souvent la parole sans savoir comment il finirait sa phrase, il parlait beaucoup mieux286. » Que l’invention du discours donne du plaisir, le texte ne peut en donner de meilleure preuve qu’en situant métonyniquement ou métaphoriquement ces performances linguistiques dans un lieu de plaisir :
Non seulement vous vous trouvez environné de femmes dont la vue est une tache, mais vous parlez, vous tenez le dé dans leur conversation. L’on est allé jusqu’à dire que vous brillez en ces lieux et par des plaisanteries dont le mauvais goût passe toute croyance. Les gens qui s’intéressent à vous, car il s’en est rencontré même dans ces salons, vous ont d’abord fait l’honneur de prendre ces mots pour de l’esprit appris. Le vicomte de Malivert est jeune, se sont-ils dit, il aura vu employer ces plaisanteries dans quelque réunion vulgaire pour raviver l’attention et faire briller le plaisir dans les yeux de quelques hommes grossiers. Mais vos amis ont remarqué que vous vous donniez la peine d’inventer sur place vos mots les plus révoltants.287
94On trouve ici, bien sûr, la énième confirmation de ce que « l’esprit appris », les citations, les redites, constituent pour Octave l’ennemi juré du dicible et du désirable. Mais l’on touche aussi aux raisons exactes qui rendent son aveu difficile. Qu’est-ce, après tout, qu’avouer un secret ? C’est devoir renoncer à l’improvisation et aux surprises du sens. Prémédité, « répété », l’aveu renvoie à un message en quelque sorte préécrit. Que le contenu préexiste à l’énonciation (de quelque nature que soit ce contenu), voilà qui suffit à paralyser la parole, à enrayer le discours. Tout devient d’un ennui mortel quand le sujet parlant (ne) sait (que) trop ce qu’il a à dire288. Le discours prémédité peut conduire au fiasco. Tandis que le jaillissement du discours en garantit le plaisir, quitte à provoquer la délation des « amis » et la juste colère d’Armance. Car Armance ne se trompe pas sur les plaisirs que trouve Octave « chez les filles » (ce qui confirme son propre rapport érotique au langage) : avec une sûre intuition, elle fait porter sa censure non sur le sexe, mais sur le discours.
95Les plaisirs de l’anti-citation sont donc évidents, et risqués : refuser de citer, c’est s’exposer à l’être. Mais cela ne signifie pas que la citation elle-même soit toujours investie d’une valeur négative. Elle n’est pas toujours blessante ou mortelle, exclusivement affectée à l’ennui, à la dénonciation ou à la falsification. Certes, la dénonciation peut empoisonner deux expériences : l’érotique et la politique (comme l’indique assez la célèbre métaphore du « coup de pistolet au milieu du concert289 »). Et la phobie politique de la citation, telle qu’elle apparaît quand Octave envisage d’être présenté au banquier Martigny, en dit long :
Mais de mon côté, quelque modéré, quelque modeste, quelque silencieux, que je cherche à me faire, je finirai par exprimer mon avis sur quelque chose ou sur quelqu’un. Une seconde après, la porte du salon s’ouvre avec fracas ; on annonce monsieur un tel, fabricant à…, qui d’une voix de stentor s’écrie, dès la porte : Croiriez-vous, mon cher Martigny, qu’il y a des ultras assez bêtes, assez plats, assez stupides pour dire que… Et là-dessus, ce brave fabricant répète, mot pour mot, le petit bout d’opinion que je viens d’énoncer en toute modestie.290
96Il s’agit ici d’un fantasme auquel l’échange verbal et le jeu des temps grammaticaux (le récit commence au futur et finit au présent) donnent l’intense précision d’une scène dramatique, voire l’allure d’un compte rendu de ce qui aurait déjà eu lieu. Ici, pourtant, dans une espèce d’exorcisme, rien n’est répété « mot pour mot » : ni les paroles authentiques d’Octave – dont on ignore le contenu – ni les paroles du fabricant, qui restent fantasmatiques. C’est dire que la citation (même « feinte ») est l’objet d’une violente ambivalence : passionnément redoutée. De même, la « fausse citation » joue un rôle ambigu dans Armance. C’est que, indépendemment de ses effets (catastrophiques), on peut recourir à la falsification pour des motifs opposés : tantôt pour contrarier le mariage (comme dans la « lettre supposée »), tantôt pour le hâter (comme pour le « mot supposé » d’Octave inventé par Mme de Malivert291). Comme tout ce qui touche à la langue dans Armance, la citation est la pire, et elle peut être la meilleure des choses : la citation, par laquelle les discours s’appellent, se répondent, est aussi un mode privilégié de l’éros. Comment le devient-elle ? En renonçant, là encore, à accorder trop d’importance aux contenus des messages, en préférant les signifiants au sens. Comme le montre un symptôme heureux (qui mêle l’érotisme à la pathologie) : l’écholalie d’Octave :
Si Octave avait à répondre à une question il se servait de tel mot qu’Armance venait d’employer, et elle voyait que le plaisir de répéter ce mot lui faisait oublier l’intérêt qu’il pouvait prendre à ce qu’il disait.292
97Octave et Armance finissent donc par parler, à la lettre, le même langage. Et le couple d’amants jouit manifestement de l’entrelacs, de la fusion et de la confusion des discours. Ce plaisir « corporel » du discours, Armance va même jusqu’à l’étendre à la langue :
Ah ! reprit-elle dans son délire, il faut peut-être aller prendre le voile en Italie ; le prétexte serait la santé. – Oh ! non. Du moins ne pas quitter la patrie d’Octave, du moins entendre toujours parler sa langue.293
98La langue elle-même devient une métonymie charnelle, un succédané du corps ; elle cite le corps à comparaître. La velléité, le revirement d’Armance font ici écho à l’impuissance d’Octave à quitter vraiment sa langue et son pays : l’impossible Italie, l’Italie en français rappellent l’utopie anglaise, la Grèce inaccessible, ou le grec en français du cryptogramme294. De son côté, Octave confond aussi l’être aimé et le langage :
Sa folie allait au point de ne pouvoir apercevoir à la tête d’une affiche ou sur une enseigne de boutique un A ou un Z, sans être violemment entraîné à penser à cette Armance de Zohiloff qu’il s’était juré d’oublier.295
99A et Z sont des métonymies d’Armance, mais Armance est peut-être aussi une métaphore de la langue : à travers Armance, c’est toute la langue (de A à Z) qu’Octave tente d’aimer296.
100En matière de langage, donc, tout peut être érotisé : une lettre de l’alphabet qui revient, un mot que l’on reprend, un prénom que l’on répète297, voire la langue que l’on entend. Mais la « répétition », la « citation » des discours (ou la langue vécue comme une citation généralisée) n’entretiennent pas toujours une relation idyllique avec le corps. Il y a la bonne transformation (érotique) du texte en corps et il y a la mauvaise transformation du corps en texte, du corps devenu interprétable, citable :
Qui sait même si, dans son empressement pour ce mariage, elle ne citera pas mes larmes à son fils, comme une preuve que je réponds à sa prétendue tendresse ?298
101L’eudémonisme suppose donc deux opérations simultanées : les personnages peuvent jouir de certains « bonheurs d’expression », mais leur corps ne doit jamais trahir l’expression du désir (larmes, rougissements, évanouissements). Il importe alors, contradictoirement, à la survie – à la durée narrative des personnages – que le langage puisse prendre corps, et que le corps ne puisse se lire.
Théâtre des passions
102Comment brouiller la lisibilité du corps ? Les signes du corps sont nombreux, irrépressibles et patents. Et maintes fois leurs destinateurs tentent de les censurer, par la fuite299, par la mise en avant d’un alibi300, voire par la subornation de témoin301. Mais c’est là peine perdue. Car si le langage du corps n’est pas décrypté, c’est qu’il se heurte – malgré sa terrible clarté – au plus têtu des obstacles : l’incompréhension de son destinataire. Ainsi, selon T. Todorov, le dénouement tragique de la relation amoureuse ne serait « pas dû, comme on l’a souvent dit, à l’impuissance, mais à l’inconnaissance302 »: Octave croit qu’Armance ne l’aime pas. De fait, le héros d’Armance est celui qui ne peut ou ne veut lire l’autre. C’est un héros « prévenu », et cette « prévention » le pousse perpétuellement à l’aveuglement. Encore cet aveuglement prend-il une forme spéciale : le partenaire enregistre parfaitement tous les signes (il ne s’agit pas d’une censure par scotomisation ou minimisation), mais il en inverse systématiquement le sens, au point qu’on pourrait parler d’une censure par inversion. On surprend ce sabotage herméneutique dans les méandres du langage intérieur. Ce langage est toujours un langage clivé : ce qui fait qu’en un sens, il n’y a pas de « monologue » intérieur chez Stendhal. Quand les personnages amoureux d’Armance s’abandonnent à l’endophasie, ils n’expriment pas seulement leur « subjectivité » : leur imaginaire est immédiatement intersubjectif. Il y a un dialogisme ou un « diabolicisme » (c’est le mot qui caractérise Octave de Malivert303) du discours intérieur. L’endophasie est hantée, de fait, par la figure du « diable », du diabolos, qui renvoie, au plus près de l’étymologie, à l’adversaire dans un procès. Et nombreuses sont les métaphores stendhaliennes qui « diabolicisent » les auto-analyses et les transforment en psychomachie : « le parti de la tentation304 », « le parti Méphistophélès305 », « l’avocat du diable306 », « l’avocat Contre307 », « l’avocat contraire308 », « le parti contraire309 », « ma partie adverse310 », « le parti du dégoût311 », etc.
103Ainsi, tous les discours intérieurs mettent en scène, à travers les excès de la ratiocination, un « système de l’erreur ». Il suffit qu’un signe soit positif (amoureusement) pour qu’il soit aussitôt radicalement inversé. Toutes les interrogations amoureuses accomplissent si bien ce schéma que la pureté du système confine au binarisme. Le début du chapitre VII est, sur ce point, d’une clarté exemplaire. La vocation pessimiste du système y est illustrée, en deux temps. D’abord, évocation du signe amoureux : « Que veulent dire ces paroles si brèves : Vous avez toute mon estime ? » (prononcées précédemment avec la transparence larmoyante d’une litote312), ensuite déflation défaitiste : « Peut-on rien voir de plus froid ? » Le héros s’abuse résolument selon cette articulation : « Le départ d’Armance, si brusque » (elle a brisé l’entretien pour réprimer visiblement l’aveu amoureux)/« lui semblait surtout de bien mauvais augure313 ». Stendhal donne en spectacle, à intervalles réguliers, une stylisation du fourvoiement, le moment où l’apogée de la signification est ruiné par la dévaluation de l’interprète. Cette prévention négative, moteur de l’imaginaire amoureux, est dénoncée complaisamment par le narrateur révélant qu’Octave « tremblait, au milieu de ses efforts pour raisonner juste, d’arriver tout à coup à quelque découverte décisive qui finît toute incertitude en lui prouvant que sa cousine le trouvait indigne de son estime314 ». Dans sa forme la plus exacerbée, le système affiche un cartésianisme paranoïaque : « Elle était fort agitée il y a quelques jours, elle est maintenant fort heureuse. J’ignore la cause de ce changement, donc il ne peut être que contre moi315. » Pourquoi une telle persévérance dans l’erreur316 ? On pourrait répondre en invoquant l’économie narrative (les personnages doivent se tromper pour que l’histoire ne se termine pas trop tôt) ou l’économie libidinale : le roman met en scène le jeu de l’éloignement et du rapprochement, et confesse une certaine jouissance du quiproquo ; dans Armance, un peu du jeu du Fort-Da : « Il ne songeait pas encore aux moyens à employer pour regagner l’estime de sa cousine ; il jouissait avec délices du bonheur de l’avoir perdue317. » Les deux explications (narrative et libidinale) sont évidemment cumulables. Comme l’a bien établi R. Barthes dans S/Z : « Le personnage et le discours sont complices l’un de l’autre318. » Mais on doit aussi se rappeler la définition que donne R. Barthes de l’amoureux. Car c’est un portrait de l’amoureux qui est proposé ici, et ce portrait tient d’abord à une situation linguistique ; c’est une « place de la parole » qui est donnée à lire, la place de quelqu’un qui parle, l’amoureux, face à quelqu’un qui ne parle pas. D’où les efforts pour suppléer au silence (réglementés, ici, par un strict mécanisme « d’échec devant le succès » : tout est mis, invariablement, au pire).
104Comme tout bon système, celui-là inclut sa propre inversion. Aux préventions négatives s’opposent alors ce que le roman appelle des « suppositions romanesques319 », non moins illusoires ou risquées, et qui jouent tantôt comme des « suppositions dangereuses320 », tantôt comme des « suppositions consolantes321 » – ce qui arrive quand Armance s’emploie à transformer « l’apparence d’un tort » en « excès de vertu322 ». Mais le principe reste, on le voit, fondamentalement identique. Si l’on veut bien revenir aux classements rhétoriques, on dira que cette manie interprétative rappelle l’argument du corax : elle prend prétexte de la trop grande évidence des signes pour en inverser le sens323. C’est justement parce qu’Octave semble très immoral qu’Armance le crédite des plus hautes vertus. C’est justement parce qu’Armance paraît très amoureuse qu’Octave lui trouve de la froideur. Et c’est justement quand Octave ne comprend rien qu’Armance croit qu’il comprend tout. Car Stendhal construit en miroir le discours intérieur d’Armance, et au moment même où Octave prête à sa cousine une froideur hyperbolique, Armance exagère dans l’autre sens et pense s’être « perdue d’honneur » aux yeux de son cousin. Examinons de près l’apparition de ce contresens :
Grand Dieu, se disait-elle dans l’excès de sa confusion, qu’est-ce qu’Octave va penser de l’état où il m’a vue ? A-t-il compris mes larmes ? Hélas, puis-je en douter ? Depuis quand une simple confidence de l’amitié fait-elle répandre des pleurs à une fille de mon âge ? Ô Dieu ! après une telle honte comment oser paraître devant lui ? Il manquait à l’horreur de ma situation d’avoir mérité ses mépris. Mais se dit Armance, ce n’est pas aussi une simple confidence ; il y a trois mois que j’évitais de lui parler ; c’est une sorte de réconciliation entre amis qui étaient brouillés, et l’on dit que l’on pleure dans ces sortes de réconciliation ; – oui, mais on ne prend pas la fuite, mais on n’est pas jeté dans le trouble le plus extrême.
[…] Oui, se dit Armance, je dois retourner au jardin […]. En se levant elle se regarda dans une glace et vit qu’elle était hors d’état de paraître devant Octave. Ah ! s’écria-t-elle en se laissant tomber de désespoir sur une chaise, je suis une malheureuse perdue d’honneur et perdue aux yeux de qui ? aux yeux d’Octave.324
105Le monologue de l’héroïne prend naturellement une forme dialogique. Mais comment fonctionne ce dialogue intérieur ? Tout se passe en fait comme si la seconde voix, qui est la voix des objections (« Depuis quand… », « – oui, mais… »), mais qui est aussi la voix de l’objectivation (celle d’un témoin extérieur), pouvait coïncider partiellement avec celle d’Octave – un Octave à la clairvoyance « méphistophélique » ou cynique. La frontière qui sépare la délibération intérieure (le sermo intimus) du dialogue avec un alter ego est éminemment poreuse. Il faudrait rapprocher ici (pour mieux en marquer la spécificité) « l’objection intérieure », qui gouverne les rapports fantasmatiques des personnages entre eux, d’un autre artifice dialogique que Stendhal affectionne : la « prolepse » (au sens restreint que lui donne Lamy d’anticipation d’une objection). Cette seconde figure donne un avantage éristique, une certaine « autorité », et reste surtout l’apanage de l’auteur ou du narrateur. On en trouve des traces dans l’avant-propos d’Armance, sous la forme de questions au lecteur : « Imputerez-vous à… », « Exigerez-vous que…325 », et la deuxième préface de Leuwen fonctionne clairement sur ce schéma rhétorique : dans un premier temps la prolepse (du type : « Le lecteur se dit »), puis l’hypobole : l’auteur répond à la question simulée. Ce vieux mécanisme rhétorique (que Fontanier appelle « occupation », « antéoccupation » ou « préoccupation ») permet de fantasmer le discours de l’allocutaire en postulant son assentiment. Tandis que la prolepse, objection « extériorisée », prêtée sans ambiguïté à l’autre, assure un triomphe argumentatif (celui, le plus souvent, de l’auteur sur le lecteur), l’objection intérieure ou « intériorisée » tend à marquer l’échec ou l’incertitude du personnage face au double qu’il a créé326. Ici, l’objection « intérieure » tend à fondre ou à confondre les voix (d’Octave et d’Armance). Et ce mirage « phonique » semble trouver une sorte de confirmation dans un brouillage « optique » : ne suffit-il pas à Armance de se regarder « dans une glace » pour affirmer qu’elle s’est perdue « aux yeux d’Octave » ? Comme si l’objectivité naissait de la confusion de deux subjectivités, de la coïncidence possible des visions et des voix.
106Quoi qu’il en soit, le recours à la « délibération327 » suppose une théâtralisation de la conscience. C’est encore au théâtre, d’ailleurs, que le dialogue intérieur emprunte sa rhétorique (« Grand Dieu », « Hélas », « Ô Dieu », « Ah ! », « Quoi ! »328), aussi bien que sa thématique (tout tourne autour de l’« estime » et de l’« honneur » qui ne sont pas loin de la « gloire » classique). Mais ce qui rapproche le plus Armance de l’univers théâtral, ce sont tous les effets de symétrie qui régissent l’aventure amoureuse. De l’écriture dramatique, le roman récupère l’esthétique du dédoublement et de l’intrigue en miroir : l’écho des monologues erronés, la série des quiproquos, le jeu du mensonge et du malentendu. Les deux héros sont victimes des mêmes obstacles à l’amour, des mêmes apparences fallacieuses. À cause de ce que le roman marivaudant appelle une « fausse confidence329 », Octave croit qu’Armance veut épouser le chevalier de Bonnivet ; Armance, elle, s’imagine Octave amoureux de Mme d’Aumale. Tout est symétrique, non seulement l’illusion du rival (faux sigisbée, fausse égérie), mais encore sa disparition synchrone et caricaturale :
Est-il possible, dit-il à Armance, que vous n’aimiez pas le chevalier de Bonnivet et qu’il ne soit pas cet époux mystérieux dont vous m’avez parlé autrefois ?/– Le chevalier me fait horreur.// Mais vous, Octave, n’aimez-vous pas madame d’Aumale ?/– De ma vie je ne la reverrai ni ne penserai à elle, dit Octave.330
107En outre, le roman paraît adopter la convention théâtrale du « changement de fortune331 » (metabasis) ou du kaïros. Car les événements extérieurs changent la situation précisément quand il le faut332. À la limite, Armance et Octave connaissent les mêmes accidents biographiques : dans les deux cas, l’argent surgit à l’envi (le texte exploite la polysémie de « fortune », qui renvoie autant à la fortuna virgilienne333 qu’au sens pécuniaire334) grâce à une « loi d’indemnité », grâce à un héritage. Et, comme le dit à chaque fois le texte, il surgit « fort à propos », autant pour les personnages que pour l’intrigue : le roman tient à souligner le principe de la coïncidence fatidique, du cum… tum… Mais ces remarques, qui sont mises dans la bouche d’un personnage (« ses oncles russes sont morts fort à propos pour elle335 ») ou du narrateur (« l’indemnité s’était présentée fort à propos336 »), rien n’empêche de les mettre au compte d’une écriture « distanciée », d’un auteur ironique, soucieux de doubler l’histoire de commentaires qui la dédouanent de ses invraisemblances en les signalant337.
108Armance hérite en somme des procédés de la dramaturgie traditionnelle – on a vu que les effets de restriction du temps, de l’espace et de l’action donnent de la justesse au sous-titre « charlatan » du libraire – comme des expériences théâtrales de Stendhal. Comme l’a suggéré justement M. Crouzet : « Peut-être dans son premier roman Stendhal s’est-il souvenu de ses essais dramatiques : nul autre ne rappelle les accidents de l’entretien qui font l’action du théâtre338. » Ajoutons, pour renforcer l’hypothèse, que le rapprochement ne vaut pas seulement pour les « accidents de l’entretien », que « les essais dramatiques » ne sont pas qu’un souvenir au moment où Stendhal écrit Armance339 (et que, d’ailleurs, l’aventure théâtrale, au-delà de l’écriture, a exercé une séduction totale chez Stendhal340). Armance, au prénom étrange, est (aussi) un indice d’intertextualité, de théâtralité (Araminte dans Les Fausses confidences, Armande dans Les Femmes savantes).
109Mais autant que ces expériences multiples et hétérogènes compte ici la transformation générique qu’elles subissent. Il est clair qu’Armance ne se conforme pas à la poétique théâtrale, mais qu’elle la déforme. Tout se passe comme si Stendhal « récupérait » l’écriture dramatique pour la mettre au service de la symbolique romanesque – d’une symbolique qui ne peut être que romanesque. Comme si la fusion d’Octave et d’Armance était si intense et si complexe qu’elle ne pouvait s’accomplir, hors de toute « représentation », que dans l’écriture341. Dès lors que sont en jeu, au-delà des symétries de la machinerie dramatique, l’identité subtile des corps, la confusion des jouissances, Octave et Armance semblent condamnés à rester des « êtres de papier ».
110Outre les similitudes des biographies et des situations, la parenté des corps et des jouissances, c’est surtout à la description des « âmes » ou des caractères – c’est à l’éthopée que l’on doit la naissance de cette chimère bicéphale.
111Le texte attribue aux deux personnages la même idiosyncrasie (ce sont deux caractères « singuliers », « sombres342 », dotés de la même « bizarrerie343 ») et jusqu’aux sautes d’humeur dans les moments de désespoir. Octave veut-il se suicider ? Voilà qu’il s’intéresse au « tarif des glaces de Saint-Gobain344 ». Armance veut-elle se faire religieuse ? Voilà qu’elle s’interroge sur le papier des murs de sa cellule345. Les personnages coïncident donc jusque dans leur cyclothymie. On s’étonnera moins, dès lors, qu’Armance et Octave soient inéluctablement dotés des mêmes fantasmes et des mêmes réflexes. Comme Octave, Armance peut se retrouver dans une « position fausse » (politique, ou érotique346). Comme lui347, elle peut passer des journées « agitées » (« je serai malheureuse et agitée encore toute cette journée348 »). Comme lui349, elle peut se hâter « de se renfermer dans sa chambre350 ». Comme lui351, elle peut rêver d’un enfermement religieux, d’une « cellule352 ». Comme lui, elle peut souhaiter mourir353. Comme lui354, elle peut faire le serment de ne pas se marier355. Comme lui, elle peut soumettre sa conduite aux rigueurs du « devoir356 ». Comme lui357, elle peut tomber dans un état « voisin de la folie358 ». Comme lui, elle peut connaître l’extase que procure un objet partiel : le bras359. Comme lui360, elle peut être prise du désir de « sauter au coup » d’une personne du même sexe361. Comme lui, elle peut avoir le fantasme romanesque d’un exil en Amérique362. Comme lui363, elle peut porter un amour hyperbolique aux animaux364. Comme lui, elle peut pratiquer l’écriture épistolaire continue365. Comme lui, elle peut ne pas se résigner à détruire totalement une lettre (Octave déchire mais garde sa première lettre d’aveu366, Armance brûle une lettre d’Octave, mais la recopie d’abord et en conserve les cendres367). Comme lui, elle peut taire un « fatal secret368 ». Et elle pourrait bien, comme lui, devenir un monstre : « – J’ai quelquefois des idées de commettre un crime égal au tien369. » Et, de fait, prises dans des circonstances particulières, d’intenses souffrances, les « figures » des héros ont de quoi « effrayer » – celle d’Octave, comme celle d’Armance : « Il n’y avait pas un an qu’un jeune laquais, effrayé de la figure d’Octave…370 »/« Mme de Malivert […] fut effrayée par la figure d’Armance371. »
112Reconnaissons-le : le narrateur ne nous trompe pas quand il signale entre les héros une « sympathie sans bornes372 », et le père d’Octave ne s’y trompe pas qui trouve entre eux « une funeste analogie de caractère373 ». Tout se passe comme si le roman travaillait à exaucer le désir de dédoublement d’Octave : « J’éprouve un besoin impérieux de voir agir un autre vicomte de Malivert374. »
Indices secrets
113Pour opérer la fusion des personnages, tout est bon : de la prosopographie à l’éthopée, des vies parallèles à la communion des âmes. Mais tout est bon aussi (au-delà des commentaires éclairants du narrateur et des témoins) pour signaler cette fusion. Quels seraient les indices que le roman dissémine ?
114Ce pourrait être la manie du narrateur d’appeler « singulier » le caractère d’Octave et celui d’Armance375, comme si, par un triomphe de la lettre, les deux héros se perdaient dans la même singularité : « Il s’établit entre eux une intimité fort singulière376. »
115Ce pourrait être la tentative d’explication par la pathologie ou la tératologie, comme si le diagnostic de « monomanie » ou l’auto-accusation de « monstruosité » abritaient une part de vérité littérale. Le mot de « monomanie », dans Armance, est utilisé par des médecins « gens d’esprit » ; ce mot, dont le narrateur se désolidarise, peut tout expliquer, et ne rien dire, s’afficher comme un diagnostic suffisant, à la fois total et vain. Cependant, malgré ses erreurs flagrantes, ses pronostics infirmés, le discours médical n’est pas tout entier du côté de l’impéritie « moliéresque » :
Les médecins pensaient que cette monomanie était tout à fait morale, c’était leur mot, et devait provenir non point d’une cause physique, mais de l’influence de quelque idée singulière.377
116Il n’y a pas loin ici de l’étiologie vague, que le narrateur met à distance critique (« c’était leur mot ») au symptôme authentique ; il n’y a pas loin de l’obsession singulière à l’obsession du singulier. On peut d’abord prendre le diagnostic de « monomanie » dans son sens médical (un délire qui n’a qu’un objet) avant d’y découvrir une vérité littérale : un délire qui a le « un » pour objet. Car, à n’en pas douter, Octave (ou le texte) a la folie de l’unique. Pour lui, l’homme et la femme peuvent ou doivent revenir au même. De même le couple que forment Octave et Armance tend obstinément vers l’Un, l’Indifférencié. Et c’est ce que confirme peut-être l’usage du mot « monstre ». On sait qu’Octave se prétend monstrum horrendum et la triple apparition de « monstre » au chapitre XXIX (dont deux italiquées) livre évidemment le mot à l’analyse. Cette insistance ne propose peut-être rien d’autre que de prendre le mot à la lettre ; Octave et Armance sont chacun des êtres composites, et ils forment à eux deux un être double. Ils ont cette forma duplex qu’Ovide prête, dans le style de l’énigme, à Salmacis et Hermaphrodite au livre IV des Métamorphoses : « Ils ne sont plus deux, pourtant ils ont une double forme. Ce n’est pas une femme, ce n’est pas un homme, ils sont à la fois l’un et l’autre et ni l’un ni l’autre. » On remarquera, en outre, les circonstances qui président à l’apparition de « monstre », car il semble que ce mot puisse s’appliquer autant à Armance qu’à Octave :
En disant ces mots articulés, les traits d’Octave se contractèrent, il y avait de l’égarement dans ses yeux ; on eût dit qu’il ne voyait plus Armance. […] Octave était arrêté droit devant elle comme frappé d’horreur et n’osant continuer. Ses yeux effrayés regardaient fixement devant lui comme s’il eût eu la vision d’un monstre. […] – Oui, chère Amie, lui dit-il en la regardant enfin, je t’adore […] mais quel est l’homme qui t’adore ? c’est un monstre.378
117Un autre indice de la « fusion » des acteurs pourrait être la promesse de divulgation d’Octave à Armance : « je vous parlerai comme à moi-même379 » qui devrait s’entendre dans l’exactitude de sa lettre : on sait bien que lorsqu’il se parle Octave ne nous livre jamais le contenu de son secret. Genette, on l’a vu, donne à ce scandale le nom de « paralipse » (la quantité d’informations est inférieure à ce que laisse espérer un discours intérieur). En fait, le héros parle à Armance exactement comme il pense, analogie dont le roman nous avait averti ; le narrateur nous alerte dès le début sur le statut « intermédiaire » d’Armance, placée entre extériorité et intériorité : « C’était seulement en présence de sa cousine qu’Octave osait parfois penser tout haut380. » L’union indissoluble des deux héros, leur superposition absolue se scelle dans le partage d’un secret qui exclut les lecteurs et tous les autres acteurs (mis à part le « confident » Dolier, qui incarne la conscience d’Octave). En cela, Armance met en scène une intra-communication, une communication per se et inter se (qui n’est pas sans rappeler ce surprenant « onanisme de l’âme » dont parle J.-P. Richard381).
118Parmi les signes ténus (ou subtils) de l’osmose des acteurs, il faudrait peut-être compter aussi la phraséologie plate des conventions ou des convenances sociales, comme si était surmotivé le discours d’état civil qui fait d’Armance « madame Octave de Malivert ». Nom qui vient in fine sous la plume d’Octave dans son testament382. Rappelons que le roman est très sensible à la sémantique des appellations, comme le montre une remarque satirique de Mme de Claix de retour d’un bal chez les libéraux : « Vous savez bien que le soir elle nous a fait rire en prétendant qu’ils aiment tant les titres qu’elle avait entendu prononcer : madame la colonelle383. » Rappelons surtout que, pour Octave, « changer de nom » sert de périphrase à « se marier384 », comme si le mariage avait justement pour enjeu voire pour objet unique cette transmutation-là. Il n’est pas impossible que la rhétorique du testament permette d’avouer impunément l’existence de ce monstre : madame/Octave de Malivert. Et c’est peut-être, d’ailleurs, de la même « surdétermination » qu’est l’objet la déontologie de la bru : en appelant (bien avant son mariage) la mère d’Octave « chère maman », Armance précipite par là un peu plus la fusion actorielle. L’appellatif « maman » est normalement et fréquemment utilisé par Octave385. Mais Armance s’en empare très tôt, dès que Mme de Malivert lui annonce son « désir passionné » de lui faire épouser son fils386, et il revient souvent à ses lèvres387. Une exception à cela, le « madame » régressif qu’Armance utilise quand elle est soupçonnée de relations sexuelles avec Octave388. C’est que « maman » tend à confondre les deux héros au prix de leur désexualisation. De son côté le texte (et la mère), à intervalles réguliers, appellent Octave et Armance « enfants » (quand il s’agit d’évoquer, par exemple, « deux enfants charmants, mais un peu fiers389 »).
119Ajoutons enfin, à la liste des marqueurs d’assimilation, la révélation d’un « attachement parfait390 », l’aveu de l’impossibilité radicale de toute « séparation » – opération qui ne conduirait littéralement qu’au malheur (« Armance avait bien de la peine à lui cacher combien elle eût été malheureuse de se figurer qu’un instant dans sa vie elle pourrait être séparée de lui391 ») et qu’à la mort (« Être séparé de vous serait la mort pour moi et cent fois pis que la mort392 »). Et toute cette rhétorique faussement « littéraire » – l’attachement parfait, la séparation impossible fût-ce un seul instant dans la vie, la séparation comme la mort – avertirait en vain, et viendrait éclairer la formule finale : « Enfin il fallut se séparer393 », d’un éclat tragique et funèbre. Que la séparation entraîne la mort pouvait (aussi) se lire dans l’épisode où Octave, qui a choisi de quitter sa cousine, décide d’enterrer la bourse dont elle lui a fait cadeau. Comme si la séparation impliquait (par métaphore ou métonymie) l’enterrement de l’un ou l’autre des héros : « Il se permit de donner un baiser à la bourse, présent d’Armance […]. Adieu, adieu pour la vie, chère Armance ! Dieu sait si je t’ai aimée394 !» Le cadeau, qui est un objet statistique du don féminin (comme le rappelle La Bourse de Balzac) est pris ici dans une alternative violente : en renonçant à la bourse, Octave croit pouvoir rester en vie, grâce à ce qui ressemble à une mort symbolique d’Armance : le cérémonial de l’enterrement rend pathétique et dérisoire cette vaine conjuration. La séparation du couple est, figurément et concrètement, mortifère.
120Telle qu’elle vient d’être évoquée, la liste des indices symbiotiques n’est pas forcément close, mais il n’est pas nécessaire qu’elle le soit pour formuler quelques-uns des principes qui légitiment son apparition. On en retiendra trois, qui supposent trois propriétés ou, si l’on préfère, trois usages du langage. Il y a d’abord un usage que l’on dira « prophétique » : quand les amants chantent l’impossible séparation, on croit avoir affaire à un certain pathos, à un lyrisme amoureux de convention, et l’on surprend cette « littérature » à décrire très précisément la dynamique du roman, et à anticiper très exactement sur sa fin. Octave et Armance étaient littérairement et littéralement « inséparables » ; séparer Octave d’Armance c’est le tuer et tuer le récit (qui ne lui survit que d’une phrase).
121Cette récupération de la rhétorique amoureuse permet de mettre l’accent sur un deuxième usage du langage, que l’on dira « égocentrique ». On voit ici réapparaître ce qui était déjà une hypothèse (à propos de l’impuissance du héros) et qui reste une hypothèse (par sa définition même) quand elle concerne l’union monstrueuse des héros : l’hypothèse selon laquelle le texte utilise les discours constitués (la lyrique amoureuse, la phraséologie d’état civil, les convenances familiales, les disances médicales) à son profit, pour son propre compte sémantique et symbolique, sans en changer une seule lettre. Ce n’est pas, encore une fois, que le détournement des discours figés ou fixés soit insoupçonnable, c’est qu’il n’est que soupçonnable, qu’il reste, au sens plein, indémontrable. Le texte laisse ouverte la possibilité d’une perversion impunie. Cette espèce de palimpseste où tout se « réécrirait littéralement » fait songer à la fable borgésienne de Pierre Ménard auteur du Quichotte. Mais là où il s’agit, pour Ménard, d’une affaire de temps (le temps écoulé garantit à la « copie » un sens nouveau), il s’agirait, ici, d’une affaire d’ego : Stendhal ferait un usage privé des discours préécrits. Ménard n’est jamais qu’un apologue sur le travail habituel de la citation, il joue sur la distorsion d’un idiolecte, Armance sur la « privatisation » des sociolectes.
122Quant au troisième usage du langage, on l’appellera, pour parler comme Stendhal, « a-rhétorique ». Ce troisième usage recouvre largement les deux premiers. Tous les exemples cités – l’adjectif « singulier », les mots « monomanie » ou « monstre », telle expression d’Octave, quelques fragments de sociolectes, tels clichés amoureux sur la « séparation » – ont en effet ceci de commun qu’ils supposent, au risque de l’oxymore, une « rhétorique littérale ». C’est en ramenant à leur lettre des mots ou des expressions figurés que se dégage la possibilité d’une cohérence symbolique, et, peut-être, l’ironie d’une divulgation perpétuelle. Divulgation qui commencerait donc dès le premier mot, dès le titre : en montrant qu’« Armance » peut remplacer impunément « Octave », qu’elle en est le synonyme, l’hypostase absolus. En ce sens, Octave aura toujours eu raison de voir en Armance « le maître de [sa] destinée395 ».
123Ce recours à la littéralité s’opposerait moins qu’on ne pourrait croire à une dernière utilisation du langage (plus attendue chez StenStendhal) : l’utilisation cryptographique. Il n’est pas exclu, en effet, que la complication « cryptographique » vise le même but que la simplification « a-rhétorique » (on pourrait même tenir l’écriture a-rhétorique pour le comble de la cryptographie). Le secret, dans cette perspective, serait autant à chercher à la surface de la lettre que dans les profondeurs du sens. Il semblerait que l’onomastique confirme ce point de vue : le nom de l’héroïne, « Zohiloff » (qui n’apparaît sur aucune table onomastique de la Russie, comme le signale Armand Hoog396) est aussi l’anagramme de ce « philosophe » que le désordre des passions empêche Octave d’incarner. Il n’est pas sûr, comme le pense François Yoshikita Uchida, que « Zohiloff » soit l’anagramme imparfaite de « philosophe397 ». Il s’agirait plutôt d’une anagramme dans le style de Stendhal, mi-phonétique, mi-graphique (Stendhal écrit parfois philosophie : filosofia). Le texte même, d’ailleurs, manifeste une tendance à l’auto-élucidation quand il met quasi en contact, à plusieurs reprises, le patronyme et le mot398. Cependant, même si l’on admet sans réserve que le nom d’Armance est une anagramme, l’enquête demande, de toute façon, à être prolongée. Comme toute anagramme, celle-là doit être interrogée non seulement sur le(s) nom(s) dissimulé(s) – la « philosophie » d’Octave, et « sa folie399 » –, mais aussi sur la fonction de la figure (qui révèle une analogie en même temps qu’elle la détruit : « J’avais la folie de me croire philosophe400 »), et sur le nom dissimulant. Pourquoi cette combinaison de lettres et non une autre ? Pourquoi précisément ce nom-écran ? Dans « Zohiloff », peut-être, un rêve d’auteur : celui de se débarrasser, par un jeu d’annomination, de la mauvaise critique : zoïle-off. Stendhal connaît bien, de fait, le nom du critique d’Homère et son usage antonomastique, il sait et note (en 1803) que « tout grand homme produit nécessairement son Zoïle401 ». Et le souci d’élimination des critiques envieux et incompétents insiste chez Dominique. Il fait tout le sujet de Letellier, la pièce à laquelle il a travaillé le plus et le plus longtemps, et qui admet pour « clés » « les Geoffroy, les La Harpe, etc. » (on sait que Letellier devait finir par « contenir » sa critique : Beyle projetait de rajouter dans la bouche de ses personnages, à la fin, tout le mal qu’auraient dit les véritables critiques de sa pièce402). Selon cette hypothèse, dans un double mouvement, Armance tendrait à exclure les critiques malévoles et à inclure sa propre critique. Enfin, dans la fiction, « zoïle-off » pourrait servir de programme narratif à Octave. N’est-il pas ce critique injuste qui réagit mal à une pièce de Scribe403 et, par extension, ce contempteur du monde qui devrait renoncer à sa vision fausse ? De même, Octave ne devrait pas croire qu’Armance soit un critique envieux, un juge médisant et sévère (comme le laissent penser les propos qu’on lui attribue).
124Si l’on souscrit à l’une ou l’autre de ces hypothèses, « Armance de Zohiloff » remplacerait Octave à la fois littéralement (option a-rhétorique) et figurément (option cryptographique). Cette fusion des acteurs, et le prénom même de l’héroïne éponyme, seraient une façon d’afficher, d’exhiber l’enjeu majeur du roman, et qui serait « l’amour » (fût-ce sous une forme étouffante). On sait que Mérimée aurait conseillé à Stendhal : 1°/ de changer le titre primitif (Olivier) ; 2°/ d’inclure dans le nouveau titre le mot « amour » (pour donner l’impression publicitaire d’une suite de De l’amour404). Tout se passe comme si, d’une certaine manière, Stendhal avait suivi ces deux avis. Peu importent, ici, la « réalité » de cette influence, et l’ordre chronologique des opérations. Ce qui frappe, c’est que Mérimée ait eu l’intuition des « continuités » (ou des obsessions) du corpus. Comme suffiraient à le montrer quelques maillons de la chaîne titulaire en amont et en aval : SELMOURS – ROMAN – DE L’AMOUR – ARMANCE – L’AMARANTE – PARME – LAMIEL. Stendhal, par là, accomplirait la définition du grand écrivain selon Proust : il écrirait toujours le même livre (et presque sous le même titre405). Serait ainsi confirmé que « la grande affaire », pour Dominique, « ou plutôt la seule », serait l’amour406. Une chose est sûre, c’est que, comme à son habitude, Stendhal met ici l’écriture (à peine) chiffrée en position d’auto-élucidation, selon le principe du « déchiffrement contigu », qui associe au plus près le crypté et le décryptage. De là, la paronomase qui lie Armance à l’amour : « Notre philosophe n’eut pas la moindre idée qu’il aimait Armance d’amour407 »/« Je puis me dire qu’Armance a de l’amour pour moi408 »/« L’amitié a ses illusions non moins que l’amour, dit-il à Armance409 ». Armance, cependant, résiste à la lisibilité « pure ». Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’auto-déchiffrement entre dans un jeu de complexification, de polyparonomase : le prénom-vedette est non seulement mis en contact avec « amour », mais aussi avec « âme » (« Cette seconde possibilité jeta beaucoup de sombre dans l’âme d’Armance410 »), ou avec « arme » (« Armance essaye de faire feu avec cette arme411 »). De même qu’il peut être rapproché des « larmes » (« les larmes d’Armance412 »), ou du « charme » : « Le bruissement léger des feuilles […] semblait prêter un nouveau charme à leur silence. Octave regardait les grands yeux d’Armance413… » L’amour d’Armance oscille entre l’âme et les armes – en passant par le « charme » et les « larmes » – c’est dire qu’il peut être sublime (sublimé) ou mortifère.
125De fait, comme le montre le fonctionnement éponymique du titre, l’héroïne n’est pas seulement la confidente ou « l’âme sœur » du héros : en insistant un peu sur le sens des actions, on dira plutôt qu’Armance comprend Octave, qu’elle l’embrasse. Et il semble bien, en effet, que l’essence d’Armance soit d’accueillir dans ses bras : « En disant ces mots, madame de Malivert se jeta dans les bras d’Armance414. » Dans le cas du couple amoureux, prendre le bras ou « embrasser » est un acte hautement signifiant (et ambivalent). Armance embrasse son cousin, mais ce peut être pour l’étouffer : « Tout à coup il devint comme furieux, se dégagea des bras d’Armance qui essaya en vain de le retenir, et prit la fuite415. » Parmi les nombreux sens que le texte semble « essayer » sur le prénom-titre – par le biais de la segmentation cryptographique (Ar/mance), de la bloconymie (amarante + garance) ou des paronomases (avec « amour », « âme », « arme », etc.) – l’homéotéleute en [ãs], très fréquent, fraye une piste insistante. Citons, presque au hasard (outre le charme du « silence » déjà rencontré) : « la pauvre petite existence d’Armance416 »/« Armance avait mis une constance parfaite417 »/« en présence d’Armance418 »/« la confiance qu’Armance lui témoignait419 »/« Pour donner du courage à sa méfiance, Armance420…»/« Après le premier moment de bonheur et de profonde reconnaissance, Armance421…»/« Armance eût pu être trompée par ces avances422 »/« Depuis l’inconstance d’Armance423 »/« Le genre de sa mort ne fut soupçonné en France que de la seule Armance424 ». Tous ces homéotéleutes in praesentia posent évidemment la question de l’homéotéleute in absentia avec « impuissance » (question sur laquelle, fatalement, on reviendra). De même que tous ces jeux échoïques peuvent signifier le secret désir d’une réception heureuse : « La revue de M. Jullien […] parle d’Armance avec bienveillance425. » Cependant, l’homéotéleute propose un découpage du nom qui, en isolant le « suffixe » -ance, met indirectement en vedette le « radical » Arm. On le sait, le morphème -ance (issu du latin -antia) sert à former des substantifs déverbaux, qui marquent l’action et/ou son résultat (du type : souffrance, attirance, etc.). À ce compte, « armance » renverrait au « fait d’armer », ou « d’être armé(e) », et à ses conséquences. Avec ce néologisme (ou cet hapax) Stendhal anticiperait sur le grand succès du suffixe dans le champ littéraire, notamment à l’époque symboliste426. Mais, d’un autre côté, rien ne dit que le « radical » Arm ait simplement (ou seulement) un sens en français. Si l’on s’en tient à sa stricte orthographe, « arm » prend un sens dans le sabir franco-anglais : le bras. Le bras est, en tout cas, la synecdoque privilégiée d’Armance, l’objet partiel du désir d’Octave. Le héros se trouve « si troublé par le beau bras d’Armance à peine voilé d’une gaze légère » qu’il tient « contre sa poitrine », qu’il n’a « d’attention pour rien427 ». Et ce « beau bras » reviendra, à deux reprises, procurer de l’« ivresse » au vicomte428. Naturellement, on l’a vu, l’héroïne doit avoir les mêmes fétiches, les mêmes plaisirs : « Elle s’appuyait sur le bras d’Octave et l’écoutait comme ravie en extase429. » Armance met obstinément, obsessionnellement en scène le rêve (ou le cauchemar) de l’embrassement. Et l’enjeu final reste bien la fusion des corps, comme le montre « la divine beauté d’Armance enivrée de bonheur, et se pâmant dans ses bras la veille de son départ430 » (on sait que certains commentateurs, frappés de l’effusion finale, ont pu interpréter l’épisode comme un signe de la « guérison » d’Octave, délivré de son impuissance431). En un certain sens, l’objet du désir est « affiché » au tout début de l’histoire (Arm) et le destin (le code « heimarménique ») semble contenu dans la « promesse de blason » du titre432. De fait, le bras devient rapidement pour Octave le symbole de la jouissance et de sa censure. Le héros reçoit « une blessure grave au bras droit433 », et cette blessure paraît d’autant plus « symbolique » que le texte tient à la faire durer. Elle fragilise (féminise) Octave par le jeu incertain de sa cicatrisation, elle est entretenue par un « acte manqué » : « Un jour, en poursuivant un perdreau blessé, il sauta un fossé et se heurta le bras contre un arbre, ce qui lui redonna la fièvre434. » Mais, d’un autre côté, le bras reste un symbole de virilité : « Monsieur, j’ai encore un bon bras s’écria Octave en se levant tout à coup et se précipitant sur lui [le commandeur]435. » Le commandeur, saisi par le bras, qui sera fortement serré, se souviendra opportunément de Pierre Gerlat, « saisi à bras-le-corps » et défenestré436. On le voit : le bras mêle l’agression virile (c’est une arme) à la défaillance ou à l’effusion amoureuse. « Arm » fait d’Armance un prénom mixte437.
126Convenons que l’hypothèse cryptographique, qui repose sur une problématique « intention de l’auteur », est aléatoire, mais convenons aussi qu’elle reste accessoire : l’onomastique « cratylienne » n’est que l’indice révocable d’une symbolique que tout, par ailleurs, semble attester.
127Dans ce qui est une auto-critique du Rouge, D. Gruffot Papera théorise ainsi la réconciliation finale de Mme de Rênal et de Julien : « Asinus asinum fricat438. » Mais la loi romanesque de l’attraction et de la séparation, dans Armance, est moins triviale, ou, si l’on préfère, moins courante : l’assimilation des héros l’emporte sur les simples similitudes, la confusion sur l’effusion. Cette confusion est sans doute l’un des pires risques pris par l’écriture. C’est par sa scénographie insistante des échos et des reflets, par ses répétitions incessantes plus que par ses silences, que le récit herméneutique s’oppose à l’esthétique. Nombreux sont les amis de Stendhal, et nombreux les lecteurs ultérieurs qui ont trouvé le roman mal écrit : « Tous mes amis le trouvent détestable ; moi, je les trouve grossiers439. » Ne faudrait-il pas, au contraire, appeler « esthétique » cette écriture éludante-élucidante, qui joue sur les « sensations440 » du lecteur, et parie sur sa « logique441 »? Et prendre au sérieux ce projet d’Octave de donner des leçons de « géométrie appliquée aux arts442 »?
128La fusion des héros (la fission du héros) est-elle affichée comme une « lettre volée » ou cachée comme une « image dans le tapis » ? Le procédé, en tout cas, n’est pas neuf, et la psychanalyse s’est intéressée de près à la bipartition du sujet en littérature. Quand Freud s’interroge sur « ceux qui échouent devant le succès », il aborde ainsi le Macbeth de Shakespeare :
Ludwig Jekels, dans une récente étude sur Shakespeare, croit avoir deviné toute une partie de la technique du poète, et ce qu’il en dit pourrait s’appliquer également à Macbeth. Il pense que Shakespeare partage souvent un seul caractère en deux personnages, dont chacun paraît imparfaitement compréhensible tant qu’en le rapprochant de l’autre on n’a pas rétabli l’unité originelle.443
129Ajoutons que l’opération n’est pas neuve pour Stendhal : parmi les procédés cryptographiques du Journal, on trouve cette technique qui consiste à scinder en deux un personnage unique. Quand Beyle, par exemple, consigne cet aveu d’apparence fruste et directe : « Je ne me sentais pas de goût à enfiler P. ni Mme S. », il ne vise, de façon assez retorse, qu’Angela Pietragrua444, désignée, comme le signale V. Del Litto, « par l’initiale de son nom et par celle de son pseudonyme (Simonetta) ». Nous ne sommes pas loin, ici, de Rabelais par exemple, qui parle de « Nason et Ovide » à propos de nez énormes (dans le premier chapitre du livre II de Pantagruel). Stendhal est sensible au jeu des dédoublements illicites, comme le montre l’anecdote insistante du savant qui traduisit Jupiter Feretrius par : « Jupiter et le roi Feretrius445 ». Beyle est d’ailleurs significativement prêt à pardonner le dédoublement indu, erroné, des personnages : il y a d’un côté l’histoire telle que l’écrit Guizot (« C’est de l’histoire faite avec conscience, mais c’est lourd et ennuyeux »), et de l’autre celle qu’écrit Villemain :
M. Villemain fait de ses évêques anglais des personnages différents suivant que les auteurs dont il tire ses matériaux les désignent par leur nom propre ou par celui de leur évêché. Mais M. de Villemain a un style agréable et ses analyses des sentiments ne dépassent jamais quatre à cinq lignes.446
130Et l’habitué des cryptogrammes remarque bien que « dédoubler une personne pour mieux la cacher » est un « alibi courant sous la plume de Stendhal447 ». Mentionnons, à titre de confirmation et d’illustration du principe, le « dégoût for the B. and K. [= pour le ou les Bourbon et le Roi]448 », le dédoublement de Mante en Gripoli + Mante449, ou celui de Crozet en Percevant + Crozet450. L’alibi peut concerner « Stendhal » lui-même, qu’un même texte, une même phrase peuvent désigner sous deux identités différentes : « Dominique et je451 », « Machiavel B. et moi », « Banti et je452 ». Ce genre de dédoublement, d’ailleurs, ne se limite pas à la cryptographie, mais ressortit aussi aux techniques de la poétique stendhalienne : « Suivant la pratique des grands maîtres, lorsque tout un caractère ne se peut pas montrer dans un seul homme il faut en présenter deux453. » De même, dans la vie, Stendhal fantasme un cumul des mérites, une hybridation des êtres (« Ne pourrait-on pas avoir la science sans bornes de mon grand-père et l’amabilité si gaie et si gentille de M. de Barral454 »). De même encore, quand il s’agit de concilier « style » et « idées », Stendhal imagine la coopération et la fusion de deux écrivains (Lemercier et Viennet455, Lemercier et Baour456, Delavigne et Hugo457, etc.). Comme si Beyle retrouvait (mais sur un mode polémique ou utopique) ce rêve du romantisme allemand, que Friedrich Schlegel appelle « symphilosophie » et « sympoésie » (Schlegel soutient, par exemple, que « Weiand et Bürger feraient ensemble un bon poète », etc.). On pourrait considérer comme une variante de ces truquages ou de ces techniques les désirs métamorphiques tels qu’ils se manifestent chez Stendhal (Stendhal, on le sait, a aimé Les Métamorphoses d’Ovide458, et est allé jusqu’à inventer le mot grec d’« amorphose » pour désigner ce deuxième corps que nous impose la vieillesse459). Du fantasme de l’incarnation double, les Privilèges du 10 avril 1840 portent la trace, notamment à l’article 7 : « Ainsi le privilégié pourra quatre fois par an et pour un temps illimité chaque fois occuper deux corps à la fois460. » Ces vœux d’incarnation double, qui sont réitérés dans le texte (à l’article 12461), forment une part importante de ce « complexe de Protée » que les Privilèges s’emploient à satisfaire. Plus spécialement, ce « complexe » peut servir à connaître les deux sexes, et ressembler à un « complexe de Tirésias » : Stendhal a avoué, ailleurs, vouloir s’incarner dans un corps (à peine) masculin (« un long Allemand blond462 »), ou avoir un corps déjà féminin463 ; Stendhal a une « âme compréhensive » qui le rend capable de s’imaginer en « femme » (devant lord Byron464), voire en « femme de » (à côté d’un officier russe465). (De même Mérimée, par le jeu des pseudonymes, est doté des deux sexes : nommé d’abord « Clara », puis « Académus466 ».) Plus généralement, God accorde au privilégié le pouvoir de se transformer « en l’être qu’il voudra » (art. 3), « en l’animal qu’il voudra », « en l’homme qu’il voudra » (art. 7). Et ce qui ressemble ici à des fantasmes incongrus n’est peut-être rien d’autre qu’une description réaliste de l’activité d’écriture. C’est ce que Flaubert rappelle, quand il rend compte d’un épisode de Madame Bovary :
C’est une délicieuse chose que d’écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour.467
131Cette confidence de Flaubert, comparée au trop fameux : « Madame Bovary, c’est moi468 », peut servir à distinguer deux niveaux de lecture, utiles à l’analyse d’Armance.
132Le premier niveau s’intéresse à l’impression référentielle et au repérage « locatif » de l’auteur (soit dans un personnage, soit absent), le second, au brouillage de la mimésis (dès lors qu’on retrouve l’auteur partout). Du premier niveau, on limitera méthodologiquement l’exploration. D’abord parce que l’existence même du second relativise sa crédibilité. Une fois dénoncée, la projection exclusive de l’auteur dans un « personnage » perd de sa force. Nous sommes à un moment théorique où il est possible de récuser le préjugé anthropocentrique (l’auteur n’est pas condamné à s’incarner, à son image, dans des personnages) sans renoncer à l’illusion référentielle : l’auteur reste dans l’univers mimétique, il franchit seulement les frontières des « règnes » de la nature. En tant que trouble « moyen », ce brouillage retient moins l’attention que l’opposition flagrante des choses et des mots : je suis hypotypose, voyez les choses, je suis discours, vive les mots (un auteur peut facilement déclarer, fût-ce dans une boutade, qu’il s’est « identifié » aux adverbes de son roman, comme U. Eco dans son Apostille au Nom de la Rose). Ce qui est intéressant, chez Flaubert, ce n’est pas le phénomène d’« identification » lui-même, c’est l’aveu qui en est fait. Car la valeur transgressive de la confidence reste évidemment tributaire d’un contrat générique : ce qui ne s’avoue pas dans un roman s’affiche constamment dans le discours poétique. Dans l’écriture poétique du xixe siècle, la réification des auteurs est partout. Le « je suis » y tolère des prédicats très hétéroclites : « un cimetière abhorré de la lune », un « escalier ténèbres ». Même Sainte-Beuve (dans les Poésies de Joseph Delorme) sacrifie à cette rhétorique : « Mon âme est ce lac même où le soleil qui penche… » Le pacte générique encourage ces métamorphoses et l’aveu qui en est fait : en régime poétique, la réification du sujet (en escalier, cimetière, lac, boudoir, etc.) se confie aux bons soins d’une rhétorique à la fois criante et rassurante (là tout n’est qu’harmonie symbolique, licence préétablie, charme de la prosopopée). De là vient que la métempsycose du poète paraît contradictoire, à la fois subjective, audacieuse, et encouragée par un code qui en édicte la possibilité. La métempsycose du romancier, en revanche, inverse le paradoxe : à la fois discrète, censurée par la mimésis réaliste, et directe, sauvage : aucun code ne la prend en charge, rien ne la garantit.
133S’il faut, de toute façon, renoncer aux phénomènes de projection « restreinte » (anthropocentrée), c’est que les critères qui permettraient de décider de l’assimilation de l’auteur à un acteur sont loin d’être clairement établis ; ils ne tiennent pas, en tout cas, à la coïncidence des « contenus » (biographiques, idéologiques, etc.). D’ailleurs, quand elle est (parce qu’elle est ?) pensée en termes de contenus, l’assimilation d’un personnage à l’auteur n’est pas simple. Tantôt la critique assimile Octave à Beyle469,« modèle : Dominique himself470 » – pour sa claustrophilie, ses cryptogrammes, la multiplication des testaments471, son mutisme dans les salons472 ou sa « belle main473 » –, tantôt elle l’en distingue : Beyle ne fréquente pas les salons du faubourg Saint-Germain, Beyle n’est pas impuissant474. L’assimilation est une opération qui porte si mal son nom que R. Barthes, par exemple, a dû rappeler que la relation essentielle entre un auteur et son personnage pouvait être d’inversion. Barthes a théorisé, en fait, deux types d’inversion. Le premier est exemplifié par Racine :
Il n’y a pas beaucoup d’audace à imaginer que, dans la création, les phénomènes de dénégation et de compensation sont aussi féconds que les phénomènes d’imitation […]. Titus fidèle peut en fin de compte signifier Racine infidèle.475
134C’est le type d’inversion qui nous occupe ici. La seconde inversion, illustrée par Sade, porte, quant à elle, sur l’origine de la translation :
Il suffit de lire la biographie du marquis après avoir lu son œuvre pour être persuadé que c’est un peu de son œuvre qu’il a mis dans sa vie – et non le contraire, comme la prétendue science littéraire voulait nous le faire croire.476
135Notons simplement que ces deux types d’inversion, thématique et génétique, ne s’intéressent qu’aux contenus de la fiction et de la vie. C’est toujours le « contenu » qui prime, qu’il soit renversé dans l’œuvre ou reversé dans la vie (mais le sens de la vie, fictionnelle ou réelle, tient peut-être davantage à sa « forme »). L’inversion thématique, on le sait, n’est pas un postulat tardif de l’herméneutique littéraire, mais un argument fréquent du discours théorique des écrivains du xixe siècle. Balzac, dans sa Préface à La Peau de chagrin, en 1831, ne dit pas autre chose : « Il n’existe aucune règle positive pour reconnaître les divers degrés d’affinité qui se trouvent entre les pensées favorites d’un artiste et les fantaisies de ses compositions. » Suit une longue liste d’auteurs dont les œuvres contredisent la vie : Rabelais, Brillat-Savarin, Maturin, Boileau, Schiller, Ducis, Favart, et Balzac lui-même. Théophile Gautier, en 1834, rajoute des noms à cette liste. La Préface à Mademoiselle de Maupin s’insurge contre la substitution « de l’auteur à l’ouvrage », en commençant par défendre les auteurs du « roman-charogne » (comme Jules Janin, Pétrus Borel, Roger de Beauvoir) éreintés par les « feuilletonistes », puis en dénonçant, plus généralement, le principe :
Il est aussi absurde de dire qu’un homme est un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché parce qu’il raconte une débauche que de prétendre qu’un homme est vertueux parce qu’il a fait un livre de morale ; tous les jours on voit le contraire. – C’est le personnage qui parle et non l’auteur. […] C’est une des manies de ces petits grimauds à cervelle étroite que de substituer toujours l’auteur à l’ouvrage et de recourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rapsodies.477
136Stendhal, en 1836, continue ce combat dans sa deuxième préface à Lucien Leuwen :
Racine était un hypocrite lâche et sournois, car il a peint Néron ; tout comme Richarson, cet imprimeur puritain et envieux, était sans doute un admirable séducteur de femmes, car il a fait Lovelace.478
137De même, Baudelaire « avouera » avoir remplacé l’autobiographie par l’« antibiographie » dans un projet de préface pour Les Fleurs du Mal :
Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin.479
138Etc., etc. La critique inversive, évidemment, ne joue pas toujours en faveur de l’auteur. Paul Morand, par exemple, accuse Stendhal de doter ses personnages, Fabrice, Mosca, Julien, d’une énergie que lui-même n’aurait pas, et Léon Blum parle de « biographie chimérique ». Reconnaissons-le : l’assimilation de l’auteur à un acteur, telle qu’elle est souvent pratiquée, suppose des distorsions si variées – entre la copie pure et simple et l’inversion, on retrouve tous les grands mécanismes de la rhétorique : répétitions, adjonctions, suppressions, permutations – que ce type d’analyse sauve ses théories à coups d’ajustements complexes et contradictoires. Pour mettre en rapport les « contenus » (biographiques, idéologiques, etc.), on risque de multiplier dangereusement les « procédés » (réduplication, compensation, dénégation, distanciation, etc.).
139Restent, pour interpréter Armance, les modes de lecture qui s’intéressent essentiellement aux troubles de la mimésis. On peut hésiter entre une analyse qui arrête le brouillage de la mimésis au piège éponymique, à la fusion des deux héros, et une autre qui s’étend à toute l’écriture, qui cherche et qui trouve l’auteur partout. La première lecture, parce qu’elle est soutenue par toute une mythologie érotique, se tient à l’extrême limite de « l’illusion référentielle », la seconde commence au moment même où cette illusion se défait radicalement. Cette seconde lecture est un « dangereux complément » que le texte semble imposer ici à la première. C’est que tous les monologues d’Armance et tous ses dialogues reviennent souvent au même : ils sont tous « un peu parents » pour reprendre une revendication insistante des personnages du roman. C’est en ces termes (douteux) que le commandeur revendique un lien de parenté avec la « comtesse de *** » : « J’ai un peu négligé la comtesse […] mais enfin nous sommes un peu parents480 », et que le narrateur signale la parenté d’Octave avec la « duchesse de *** », « dont il avait l’honneur d’être un peu parent481 ». Même Dolier est présenté comme un « parent » : « Il se souvint enfin d’un M. Dolier, officier à demi-solde, qu’il voyait fort peu, mais qui était son parent482. » On se souvient des liens de « cousinage » qui unissent Mmes de Malivert et de Bonnivet, et, évidemment, Octave et Armance. De telles « parentés » peuvent autoriser ou « couvrir » la confusion des sentiments ou des discours. Et les généalogies peuvent servir ici d’alibi, recouvrir et justifier les parentés rhétoriques. Il faudrait alors souligner l’importance, pour les places d’énonciation, des déplacements et des substitutions.
140Armance, au sujet d’un secret : « Quoi ! se dit-elle, […] si tranquille, si heureuse même, malgré mon fatal secret » ; et, plus loin : « car enfin je n’ai pas avoué en propres termes mon fatal secret483 » ou Mme de Bonnivet, au sujet d’un serment : « Je vous le déclare par Jehovah, oui, je garderai ce secret484 » tiennent des propos que pourrait tenir Octave. Octave, quant à lui, restaure et soutient le discours que devrait tenir son père : dans Armance, les rapports traditionnels du père et du fils sont inversés (c’est le fils qui doit rappeler la généalogie, et qui doit se mandater lui-même : « – Mon père, lui dit-il d’une voix ferme, noblesse oblige ! J’ai vingt ans passés, je me suis assez occupé de livres. » Le marquis, quant à lui, reste interdit485). Le commandeur, de son côté, parle d’Octave à Armance comme il suppose qu’elle-même pourrait le faire486. Mme de Malivert, avant Armance, s’égare dans des « suppositions romanesques » au sujet d’Octave487. Octave est inséparable d’Armance, mais il est d’abord « désigné comme l’inséparable » de la marquise de Bonnivet488. Armance est, pour finir, l’« amie » d’Octave489, mais la mère d’Octave est pour son fils une « tendre amie490 » comme elle est pour Armance « une amie » qu’elle aime « si tendrement491 ». Souvent, ce qui se dit dans le texte paraît, au double sens, déplacé. À maintes reprises, dans Armance, ce que devrait dire X (ou ce qui devrait être dit de X) est dit par (ou dit de) Y. On pourrait appeler ces glissements des hypallages de discours. La facilité avec laquelle s’opèrent ces déplacements annonce, et en quelque sorte autorise le goût dangereux des imitations. Tout le monde est tenté par l’artefact : il y a, bien sûr, la duchesse d’Ancre et ses traductions calomnieuses du silence d’Armance, le chevalier de Bonnivet et le commandeur avec leur « lettre supposée », mais aussi Mme de Malivert et son « mot qu’on supposait prononcé par Octave », ou encore Octave lui-même et ses imitations du salon Martigny. Le roman ne se laisse donc pas réduire à la seule dénonciation d’une « copie » ou d’un « calque », mais il oblige à une défiance généralisée à l’égard de l’origine des discours. Tous ces déplacements malheureux, hypocrites ou piégeants, qui font du texte une sorte de continuum indifférencié, servent de toile de fond, et peut-être de voile, aux répétitions heureuses (qui culminent avec l’écholalie d’Octave). Et c’est au moment où le plaisir de la répétition l’emporte sur le contenu du discours, au moment où le discours renonce à l’alibi du sens, que le sens, comme on sait, apparaît le mieux. Armance et Octave parlent le même langage parce qu’ils sont, d’une certaine façon, le même personnage.
Une figure du destin
141Dans son Journal, le jeune Beyle (nous sommes en 1804) éreinte une pièce de Destouches parce que le dramaturge tarde à faire révéler un secret :
Le degré de mauvais des Deux Pages est rare. Destouches avait déjà la manie de l’esprit. Le prot[agoniste] dit à son ami qu’il va lui faire une confidence et se reproche d’avoir gardé le secret si longtemps ; l’autre lui répond par une tirade qu’on applaudit./D[estouches] nunquam ad eventum festinat.492
142On serait tenté de retrouver dans Armance le même paradoxe théâtral de la révélation annoncée et différée, et de lui appliquer la même critique. Mais en réalité la dilation théâtrale sert en même temps d’anti-modèle à l’écriture romanesque : Armance pourrait bien dévoiler son secret tout le temps et dès le début. Ainsi, le roman fait songer au titre d’un tableau de Magritte, Le Double Secret (titre à deux sens, selon la place du substantif et de l’adjectif) : Armance est le double secret d’Octave, Armance aussi a un « fatal secret » et médite un « crime égal » à celui de son cousin. Ce qui revient peut-être à dire que le secret de la fusion des héros, à lui seul, n’est pas tout le secret. Que signifie-t-il, après tout ? Pourquoi cette fusion ? À quoi sert-elle ? Un tel artifice en tout cas, et Stendhal le sait bien, ne peut que brouiller l’« enchaînement des faits493 ».
143Pour reconstituer le « crime » d’Armance (s’il existe), il faudrait surveiller l’enchaînement des actions jusqu’au télos. De l’incipit romanesque : « À peine âgé de vingt ans, Octave venait de sortir de l’école polytechnique » à la clausule : « Armance et madame de Malivert prirent le voile dans le même couvent », qu’est-ce qui a changé ? Sur le plan des actions et des situations, les deux extrémités du récit sont en fait étroitement corrélées. La fin s’oppose au début comme l’action d’entrer à un « venir de sortir », comme une résolution définitive (le couvent) à des sentiments velléitaires (le fantasme du monastère), et comme un enfermement religieux finalement assumé à une religiosité d’abord symbolique (la « petite cellule » de l’école polytechnique) :
Il regrettait vivement sa petite cellule de l’école polytechnique. Le séjour de cette école lui avait été cher, parce qu’il lui offrait l’image de la retraite et de la tranquillité d’un monastère. Pendant longtemps Octave avait pensé à se retirer du monde et à consacrer sa vie à Dieu.494
144D’une certaine façon, le dédoublement du héros permet un redoublement de l’action : l’un des héros (Armance) accomplit ce que l’autre (Octave) avait projeté. Armance n’est pas seulement le double essentiel d’Octave, elle en est aussi le double fonctionnel. Octave et Armance épuisent à eux deux les possibilités du code des actions comme le feraient deux parties détachées d’une unique individualité textuelle. Mais entrer dans les ordres n’est pas un « crime » (ce serait même le contraire). Où est le crime ? Il se commet peut-être en même temps que (ou sous l’apparence de) l’expiation. C’est que la clausule n’accomplit pas seulement un désir d’Octave, mais qu’elle en condense deux, radicalement incompatibles. Octave au début est en effet déchiré par une alternative violente : ou bien entrer dans les ordres (ou dans l’artillerie), c’est-à-dire se séparer de ses parents (et surtout de sa mère), ou bien rester avec eux :
Son père, le marquis de Malivert, souhaita retenir son fils unique à Paris. Une fois qu’Octave se fut assuré que tel était le désir constant d’un père qu’il respectait et de sa mère qu’il aimait avec une sorte de passion, il renonça au projet d’entrer dans l’artillerie.495
145À la fin, Armance et la mère d’Octave s’enferment dans un couvent. Pour Armance, le « crime égal » à celui de son cousin est-il de rester avec sa mère (rapprochement de femmes que le texte, on l’a vu, a toujours favorisé, et en quelque sorte annoncé) ? Dans cette hypothèse, de type œdipien496, le roman pousserait à l’extrême sa tendance à faire coïncider le comble du mystère avec son élucidation. Ses derniers mots, « le voile dans le même couvent », seraient la métaphore d’un secret définitivement enseveli (« le voile ») en même temps que son dévoilement le plus brutal (« dans le même couvent »). À sa manière, Armance tiendrait la promesse faite par Octave à sa mère : « Il lui promit que, si elle l’exigeait, douze mois après le jour de son débarquement en Grèce, il viendrait passer quinze jours avec elle497. »
146En fait, le système des personnages oscille entre deux assimilations opposées – Armance = Octave, d’un côté ; Armance = mère, de l’autre – et renvoie dos à dos les interprétations univoques. Ce dispositif romanesque ne coïncide ni avec l’explication œdipienne, ni avec la symbiose conjugale ; il est, au contraire, ce qui permet à chaque « fusion » de contredire l’autre498. De là les renversements sentimentaux – au sens de la metabasis aristotélicienne – auxquels procède souvent Armance. D’un côté, le texte peut « confondre » Armance et Mme de Malivert, au point que le seul passage à l’acte érotique (manifeste) du héros, qui consiste à couvrir de baisers la main d’Armance499, a pour pendant la scène d’amour filial où il prend la main de sa mère et la presse contre ses lèvres500. D’un autre côté, Octave peut se livrer à des dissociations blasphématoires : « Il voyait avec horreur qu’il n’aimait plus sa mère car elle n’entrait pour rien dans les raisons qu’il se donnait pour revoir Andilly501. » À l’égard d’Œdipe, Stendhal nourrit, de toute façon, des sentiments ambivalents. À l’époque d’Armance, il se proclame las de la tragédie grecque :
Les malheurs d’Œdipe et des Atrides commencent à être hors de mode en France, notre tragédie ne s’occupe plus que rarement des Grecs et des Romains. On répète souvent un vers de Berchoux qui est devenu proverbe : /Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ?/ Cette révolution dans notre littérature, commencée par M. de Chateaubriand et Mme de Staël, s’appelle la querelle des classiques et des romantiques.502
147Mais le romantisme consiste peut-être à « réécrire » (à rédupliquer secrètement et à contester officiellement) Œdipe. D’autant que, une vingtaine d’années plus tôt, Stendhal a trouvé le « sujet » d’Œdipe « magnifique503 » – en rendant à César (en retirant à Voltaire) tout le mérite de la chose : « Cette tragédie a de grandes beautés, mais je les crois du poète grec504. » Stendhal est allé jusqu’à jouer (« mal ») Œdipe, en 1805, chez Dugazon : « Il me dit que je n’ai point de noblesse dans ma position, et moi qui me croyais si sûr505 !» Les liens qui l’attachent à la tragédie, on le voit, sont plus nombreux, et étroits, que le désaveu « romantique » le laisse croire. Dominique est, d’ailleurs, le théoricien de l’intertexte invisible, ce que dit bien la célèbre métaphore (d’allure vénitienne) des « pilotis », qui désigne la part cachée de l’écriture, et ce que dit encore mieux l’apologue pictural du « carré blanc » :
Mais tout cela [les « beaux traits connus » tirés de : Helvétius, Montesquieu, etc., et appliqués à Letellier] fondu dans le caractère. C’est le peintre à qui on dit : « Vous mettrez ce petit carré de papier blanc sur votre tableau », il le mettra sur un front, mais tellement fondu qu’il ne fera pas tache.506
148Comparer les textes copiés à du « papier blanc » est un déni génétique (comme si les prédécesseurs étaient effacés). Placer ce papier sur un front est un défi herméneutique : c’est, selon le principe de la lettre volée, rendre invisible un signe archi-visible. Et les hypotextes les plus inattendus peuvent être « récupérés » par les aventures stendhaliennes. Ainsi, par exemple, en 1803, l’étrange désir de réécrire secrètement la Bible a effleuré Stendhal). Et il en va sans doute de même pour le théâtre « grec ». De fait, en 1803, Dominique a (aussi) l’intention de réécrire Œdipe : « Transporter sur la scène française l’Œdipe-roi de Sophocle ; cette tragédie avec toute sa pompe et des chœurs chantés ferait beaucoup d’effet à l’opéra507. » Même si Stendhal sait très bien (ou saura très vite) que ce genre de réécriture ne va pas de soi, et que les « grandes beautés » de l’Œdipe de Voltaire (ne) viennent (que) du « poète grec508 ». Cependant, la maxime stendhalienne selon laquelle « la mélancolie vague est donnée par la fatalité, comme dans Œdipe509 », pourrait s’appliquer à Octave. L’intrigue même d’Armance semble informée par un destin « œdipien », comme semble le confirmer la mort brutale du père, tué peut-être par le fils (par la nouvelle de sa disparition510), tandis que la mère, de son côté, profite d’une survie « scandaleuse » : condamnée dès le début par les médecins511, elle veut assister à l’exécution de son testament « de [s] on vivant ». Si la mère finit par s’enterrer vivante, c’est parce qu’elle a voulu, dans une sorte d’hystérologie512, vivre sa mort :
– « Voilà mon testament, dit-elle ; je te donnais mes diamants, mais sous une condition expresse, c’est que tant que durerait le produit de leur vente, tu aurais un cheval que tu monterais quelquefois par mon ordre. J’ai fait vendre en secret deux de ces diamants pour avoir le bonheur de te voir un joli cheval de mon vivant. »513
149Beyle, dans la vie, a connu la même tentation : « Par mon testament, je donne mon buste de Tibère […] à M. le Comte Molé […] y aurait-il moyen honnête de le faire accepter à M. Molé, moi vivant514 ?» Le testament stendhalien, on le voit, ne se résigne pas à être un « performatif à retardement », selon le mot de Martine Reid515. Entre présent et futur, annulation et exécution, oblation et injonction, les rapports sont retors. Et l’injonction s’avère vite perverse (pathogène) : Mme de Malivert « oblige » Octave à avoir du plaisir, à « monter par [s]on ordre » (on sait la valeur symbolico-sexuelle du cheval en littérature, et particulièrement chez Stendhal). La mère, qui décide de « vivre sa mort », impose sa trouble présence, entend être la cause et le témoin (voyeuriste) du plaisir du fils. Dans une sorte de paradoxe (ou d’injonction paradoxale) elle somme le fils de jouir, en lui offrant un cheval, en le jetant dans les bras d’Armance. En confondant le plaisir intime et l’ordre intimé, la mère mortifère veut (s’approprie) le « bonheur » du fils : elle met un « mur de diamants » entre lui et le monde.
150Cependant, les signes qui tirent Armance du côté du « complexe d’Œdipe », même les plus criants, restent toujours ambigus. Quand, par exemple, Octave décide de ne pas se marier avant « l’âge de vingt-six ans516 », parce que c’est l’âge auquel son père s’est marié, on ne sait trop s’il s’agit symboliquement de remplacer le père (auprès de la mère), ou de renouer avec les pratiques du « figurisme » biblique, de « remplir » la figure du père (comme il prétend remplir celle d’Enguerrand). Ici, le principe « typologique » (sur lequel on reviendra) ne fait que « coïncider », de façon indécidable, avec le schème psychanalytique.
151De toute façon, il n’y a pas, dans le roman, une seule voie ou « voix du destin » : celle de Dolier517, celle de la « douleur » et du « deuil518 ». Il y a, en même temps, la place laissée au plaisir : Mme d’Aumale est aussi la « voix du destin519 ». En cela, Armance est (au moins) autant une affaire de jouissance que d’impuissance, comme le montrent, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, le suicide final, son décorum nocturne, sa douceur érotisée. Et la dernière épigraphe du roman offre une image forte, condensée, de ce plaisir funèbre : « If he be turn’d to earth, let me but give him one hearty kiss, and you shall put us both into one coffin./WEBSTER520 » Entendu au sens littéral, ce programme érotico-funèbre constitue une fausse annonce, c’est un leurre herméneutique ; Armance ne partagera pas le cercueil d’Octave. Symboliquement, en revanche, l’héroïne quitte le « monde » comme Octave dans ce même chapitre (« Il était mort au monde521 ») et se fait, elle aussi, « ensevelir » – au sens juste – sous un voile-linceul. Armance, on le voit, épouse étroitement le destin d’Octave. Du héros, elle est la conjointe absolue. Dimidium animae. Enfin, deux personnages viennent bien, à la fin, occuper un tombeau métaphorique, « both into one coffin » : « Armance et madame de Malivert/prirent le voile dans le même couvent. » Mais Armance est aussi « madame de Malivert » et l’expression peut, en un sens, se lire comme un dédoublement cryptographique, une sorte d’hendiadys (on a vu que la formule de l’« Avant-propos » : « l’aimable auteur et moi » pouvait aussi s’entendre comme une figure de la dissociation perverse). Le texte stendhalien est résolument équivoque : il est ce qui provoque (pour mieux la récuser) la tentation d’un seul diagnostic.
152De fait, le crime d’Armance est surtout un crime contre la logique narrative522. Dans la clausule, le dilemme d’Octave trouve sa solution idéale. La scène finale autorise au héros, par le truchement d’Armance, le cumul de vies incompatibles : Octave à la fois entre dans les ordres et ne se sépare pas de sa mère. L’action relayée, si l’on en admet l’existence, permet aux « désirs contradictoires » de se satisfaire. Sous l’apparence d’une tragédie, Armance construirait une utopie. À la tragédie des séparations impossibles523 (celle d’Armance et d’Octave, celle d’Octave et de sa mère) répondrait l’utopie du redoublement résolutif. En unissant l’épouse et la mère, la fin scellerait l’alliance du sexe et de la sublimation, de dieu et du crime, de l’ailleurs et de l’intime. Comme si surgissaient en même temps, dans ce premier roman, un problème insoluble et sa solution.
153L’hypothèse de « l’action relayée » est parfois encouragée (illustrée) par de micro-scénographies. C’est d’Octave que le texte commence par dire que « les larmes tremblaient dans ses yeux », mais c’est d’Armance qu’il dit ensuite : « Ses larmes la gagnèrent, et elle pleura ouvertement524. » Cependant cette hypothèse demande à être confrontée aux figures générales (si elles existent) qui informent l’écriture stendhalienne. Qu’est-ce qu’interpréter Armance ? C’est être confronté à deux risques majeurs : le silence et la surinterprétation. Mais que l’on pense que le roman garde son ou ses secrets, ou que l’on pense, au contraire, qu’il se mette en position d’auto-élucidation constante, le dispositif condamne, dans les deux cas, à l’auscultation aiguë des signes. Si interpréter Armance c’est (si l’on tolère cette métaphore heuristique) repérer des formes et les « remplir » d’un contenu, alors il faut admettre que les contenus, toujours variables ou révocables, s’opposent à la permanence des formes. Ici comme chez Zola, pour reprendre une formule de P. Hamon, « le schème prime […] le thème525 ». Mais il reste, évidemment, que cette métaphore du « remplissage » (à laquelle Stendhal n’est pas étranger526) demande à être interrogée avec précision. Il reste à se demander, comme J.-P. Sartre à propos de Hugo, si oui ou non les formes, ici, « exige[nt] certains contenus et en exclu[en]t d’autres527 ».
154Sur quoi s’appuie ici l’hypothèse du relais actionnel ? Elle repose, schématiquement, sur la conjonction de trois principes. D’abord sur le principe osmotique qui permet d’assimiler les deux héros et qui s’oppose à la lecture mimétique traditionnelle de leur aventure. Car ce n’est pas l’écriture qui est, à coup sûr, « réaliste », mimétique, c’est la lecture qui choisit de l’être. La lecture est ce que l’on peut décider d’arrêter (avec des « résultats » divers) à n’importe quelle strate du texte : mimétique, dysmimétique, amimétique. L’osmose s’oppose autant à la lecture mimétique, qui ferait d’Octave et d’Armance « deux êtres » distincts, qu’à la lecture amimétique qui rappellerait qu’ils ne sont que des « mots » ; elle se situe à ce niveau intermédiaire, dysmimétique, qui brouille les frontières entre les êtres, entre les lieux, dont Stendhal a souvent souligné l’existence.
155L’osmose des personnages n’est pas seulement essentielle, elle peut devenir fonctionnelle. Ici, l’interprétation finale s’appuie sur le principe « hypertélique » qui confond le bout et le but du récit : elle devient finaliste. Nul doute que l’application d’autres règles exégétiques donnerait d’autres « motivations » à la fusion des personnages. Une manière de réinterpréter la fusion finale serait de la renvoyer à une tendance générale de l’écriture. Le Rouge, par exemple, n’oppose Louise de Rênal à Mathilde de La Mole que pour mieux, à la fin, confondre les destins : « Emmène-les dans la même voiture528. » Mieux encore, Julien fait de Mme de Rênal la mère du fils qu’il attend : « Julien avait exigé de madame de Rênal le serment qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde529. » Comme si l’écriture renonçait, finalement, aux dissociations violentes, tentée par un retour à l’inorganique. Mais il s’agissait moins, ici, de proposer un relevé intégral des interprétations que de tenter une interprétation de l’intégralité du texte. Non que la seconde tâche soit plus aisée (en elle, le même caractère utopique que la première), mais elle reste le souci essentiel d’une théorie du destin.
156Les « aventures » stendhaliennes (aussi « dé-liées », bifurcantes, erratiques qu’elles puissent paraître) renouent avec leur étymologie fatale : ce sont des adventura, des « choses qui doivent advenir ». Cependant, l’analyse destinale semble reposer sur une pétition de principe. Ne découvre-t-elle pas, en fait de destin, celui que le principe finaliste impose au texte ? Autant il semble que l’on puisse contester, dans le réel, que la mort soit le « but » de la vie (comme l’a fait Montaigne), autant il semble que, dans la fiction, une vie achevée gagne aisément, fût-ce par rétrolecture, l’intelligibilité d’un destin. Où s’arrête la « concurrence à l’état civil » ? La vie fictionnelle transforme-t-elle plus facilement que « la vie réelle » les aventures en adventura ?
157C’est ici qu’intervient un dernier principe (qui vaudrait, lui, pour la fiction et pour la vie) : le principe diphasique. L’interprétation qui veut qu’Armance finisse par accomplir ce qu’Octave avait projeté doit beaucoup, en effet, aux fréquentes actions redoublées auxquelles le roman accorde une fonction résolutive. C’est le principe peut-être le moins contestable, celui qui s’attache le plus aux « formes ». Car le redoublement d’action est partout : cette figure touche l’aventure dans ses données internes et externes.
158Externes, quand il s’agit d’écriture ou de la tendance à la réécriture et aux révélations ultérieures. Ainsi, le roman a été publié, puis, dans un deuxième temps seulement, accompagné de la signature de son auteur (de l’édition de Canel à la fausse « seconde édition » de Boulant, Beyle est passé de l’anonymat au pseudonymat530). Ainsi, encore, Beyle a fait relier, juste après la parution d’Armance, un exemplaire interfolié de papier blanc, destiné à une « seconde édition531 ». Ainsi, surtout, Beyle a d’abord publié un roman énigmatique, puis en a donné l’« explication », qui tient à un « godmiché en gomme élastique532 ». Bien que ce scandale soit notoire (ou parce qu’il l’est) sa singularité a été surestimée. Il s’agit là, en fait, d’une manière habituelle de Stendhal. Quand Bathilde, tentée par un acting out (baiser la main de Lucien), se demande « d’où de telles horreurs peuv[ent] [lui] venir », une marginale lui répond : « de la matrice, ma petite533 ». De même la frigidité de Mathilde est diagnostiquée en marge du Rouge (dans un projet d’article) : « Elle est jeune et n’a pas de… tempérament – in francese io metterai una allusion, onestate la cosa534. » Déjà, en 1804, quand Stendhal entreprend d’écrire des alexandrins pompeux : « Il m’abuse peut-être, et dans sa longue absence/L’art affreux de tromper remplaça l’innocence », l’apprenti-dramaturge traduit aussitôt : « Oui, dira Suard ou quelque froid, elle craint qu’il n’ait perdu son pucelage535. » Comme l’indique assez la pratique des notes marginales (ou des exemplaires interfoliés) Stendhal écrit au plus près du texte « officiel », dans une espèce de dialogue immédiat. Comme si l’écriture était condamnée à un schème diphasique : sens éludé-sens élucidé.
159D’autre part, Beyle a écrit Armance en deux temps, séparés par un « nécessaire » (à la fois inévitable et indispensable) dead blank :
18 octobre 1826… Travaillé à Olivier du 31 janvier au 8 février 1826. Je quitte cet ouvrage par la nécessaire impuiss of making. Repris comme remède le 17 septembre 1826, terminé le 10 octobre.536
160Tout semble tenir dans ce protocole poïétique : l’aspect obligé, comme fatal, de l’échec du premier jet, et la réédition de la tentative qui tient la promesse de sa réparation. Il arrive d’ailleurs à Octave, quand il écrit à sa « chère cousine », d’être, lui aussi, victime de la « nécessaire impuiss of making » (alors assimilée aux conséquences d’une blessure) :
Je viens de m’évanouir, c’est l’effet naturel et nullement dangereux de l’hémorragie […]. Vous avez été ma dernière pensée en perdant connaissance, et ma première en revenant à la vie.537
161De façon générale, les écrits d’Octave entrent dans la fatalité du recommencement, ce que soulignent assez les deux lettres d’aveu. La première version d’Armance a été détruite : « Je déchire l’original fait en neuf jours. » Peut-être l’avant-texte mentionnait-il le secret, mais il a subi le même sort que la première lettre d’aveu d’Octave. On le voit : les conditions « externes », qui impliquent l’art ou l’acte d’écrire « en-deux-temps », se doublent de représentations « internes », qui mettent en scène, au cœur de l’intrigue, une lettre interrompue puis achevée, ou le redoublement de l’aveu épistolaire (alors que l’annulation du premier surprend autant que le maintien du second). Tout insiste, dans Armance, pour être écrit (en) deux fois et ce rituel peut informer jusqu’à l’écriture testamentaire. Pourtant, quoi de plus justifié, de plus « fonctionnel », qu’un testament quand le testateur va mourir ? Ainsi, dans Armance, les testaments du jeune Octave de Malivert semblent motivés par l’imminence de la mort : la première fois, parce qu’il est grièvement blessé à l’issue d’un duel538, la seconde, parce qu’il s’empoisonne539. Mais il s’agit moins, ici, d’un souci pragmatique que de redoublements « symboliques », et l’écriture testamentaire excède manifestement le cadre « raisonnable » (orthodoxe) de ses fonctions. Le premier testament, Octave l’écrit avec son sang (cet « enfantillage » lui donne d’ailleurs des doutes sur « la validité d’un tel acte »). Quant au second, il contient une « condition bizarre ». En outre, ce second testament est lui-même l’objet d’un redoublement précautionneux, Octave ayant pris soin d’en déposer un semblable « chez un notaire de Marseille ». Visiblement, le testament se signale par ses singularités, il joue avec son annulation et tend à la réduplication540 : il appelle toujours un supplément de sens.
162Il n’est pas indifférent que des révélations sur le « secret » et le « plan » d’Armance figurent dans l’exemplaire interfolié de papier blanc. Car ce qui complique l’aveu stendhalien, ce n’est pas exactement la question genettienne de l’ailleurs (« il le dit, mais il le dit ailleurs, et c’est tout le point »), c’est, plus essentiellement peut-être, la question de l’après. L’exemplaire interfolié destine le texte à ne trouver d’accomplissement que dans un second temps. En rendant à une problématique « spatiale » la dimension du temps, en ramenant le texte à ses conditions de production, on unifie le champ de la recherche : un même rituel conditionne alors l’aveu à l’intérieur et à l’extérieur d’Armance. À l’extérieur, les révélations s’effectuent en deux temps – et c’est le dispositif du roman interfolié, le dévoilement retardé du nom d’auteur, la révélation différée du « secret » d’Octave – de même que, dans Armance, les textes s’écrivent rituellement en deux phases.
163Tout n’arrive, dans Armance, que parce que tout a, d’abord, échoué. Ainsi prend place, parmi les mécanismes de l’annonce, un jeu dont la règle est donnée dès le début du roman, sur le mode (herméneutique par excellence) de l’enquête, de la filature policières :
Saint-Jean, un vieux valet de chambre curieux, qui avait suivi ses maîtres dans l’émigration, voulut savoir quel était l’homme que plusieurs fois madame de Malivert avait amené chez elle. Le premier jour, Saint-Jean perdit l’inconnu dans une foule ; à la seconde tentative, la curiosité de cet homme eut plus de succès.541
164Tout se passe comme si la mala curiositas de Saint-Jean n’était satisfaite que pour avoir d’abord été frustrée ; comme si la lettre d’Octave ne parvenait à destination que pour avoir d’abord été déchirée ; comme si Octave ne mourait que d’avoir, d’abord, échappé à la mort.
165Ce genre de redoublement ne participe pas de la simple répétition, il s’agit de reconduire une scène qui, physiquement, éthiquement, disons : statistiquement, ne devrait pas se reproduire. On a proposé ailleurs542, en prenant appui sur la rhétorique de la phrase, d’appeler ce schème : « hendiadys » – littéralement, en grec : « un au moyen de deux » (hen dia dyoin). Ce mot grec (et ses variantes) sert à décrire une tournure syntaxique courante dans la poésie latine (au ive siècle, Servius Honoratus, commentateur de Virgile, l’utilise). La figure est ancienne, même si sa désignation en français peut sembler (à tort) très récente. Notons, au-delà des fluctuations de la nomenclature, que Stendhal a dû croiser précocement de nombreux hendiadys, notamment en tant que lecteur et « traducteur » de Virgile : le jeune Henri « écorch[ait] » le second livre des Géorgiques – tout en cachant aux « lieux » une traduction de l’abbé Desfontaines543. De même, Stendhal a peut-être entendu nommer la figure par un « pédant » : « Je voudrais voir la mine de Virgile entendant ses vers commentés par un M. Lemaire (1813) » (professeur de poésie latine, suppléant de Delille au Collège de France544).
166Postuler l’existence d’un hendiadys « narratif » revient à effacer l’ancienne frontière rhétorique qui sépare taxis et lexis, « plan » et « figures » (en vigueur chez Quintilien par exemple). Cependant, bien que les traités de rhétorique au xviie et au xviiie siècle (et jusque vers 1830) séparent généralement la lexis de la taxis, ces deux volets ont toujours été sentis comme complémentaires545. De façon générale, et à l’évidence, le télescopage des niveaux, la « taxilexie », s’inscrit dans toute une série de recherches. Les théoriciens du récit, par exemple, ont affirmé ou suggéré que le récit pouvait être tenu pour une « grande phrase » et la phrase pour un « petit récit546 ». Mais en fait l’hypothèse analogique a plutôt privilégié la morpho-syntaxe547, aux dépens de l’analyse rhétorique. Cependant, P. Hamon a postulé l’existence de « grandes “figures” rhétoriques » qui informent, avec des extensions diverses, la description (la métaphore, l’ironie, la métonymie et la synecdoque548). Mais lorsque R. Debray-Genette parle, plus généralement, de « figures du récit549 », les tropes (métonymies, synecdoques, métaphores) tendent encore à l’emporter sur les figures de syntaxe. En somme, les « figures de récit » paraissent parfois enfermées dans une « rhétorique restreinte », même si la transgression de la frontière qui sépare « figures » et « actions » est aussi vieille, en un sens, que la rhétorique elle-même550.
167L’hendiadys classique consiste à « dissocier en deux éléments coordonnés, une formulation qu’on aurait attendue normalement en un seul syntagme dans lequel l’un des éléments aurait été subordonné à l’autre551 ». C’est donc bien d’une « répétition » qu’il s’agit, mais d’une répétition incongrue. De fait, l’hendiadys, comme figure de la superfluité, a été classé très tôt parmi les « anomalies sémantiques » vouées à déclencher l’interprétation – au premier siècle, l’exégèse biblique de Philon d’Alexandrie affirme la nécessité d’interpréter un syntagme tel que : « la verdure des champs et toute l’herbe552 ». Ajoutons que Stendhal use parfois de cette figure, aussi bien, par exemple, dans son Histoire de la peinture (« Bianca trouva l’ambition et ses fureurs553 »), dans Ernestine (« elle a quitté Paris et le couvent le plus à la mode du faubourg Saint-Germain554 »), ou dans Armance (« Que me fait le monde et ses vains jugements555 »), que dans ses Chroniques (« il fut le maître de mon cœur et de moi556 »/« le Tasse, dont les contemporains croyaient fermement à Lucifer et à ses cornes557 »), dans A-imagination (« la fortune et ses plaisirs558 »), dans Le Rose et le Vert (« abandonner les affaires et le monde559 »), dans Lamiel (« M. le docteur et sa bosse560 »), ou dans sa correspondance (« L’absolu et son histoire sont divins561 »/« Il [l’auteur] supplie […] de le traiter lui et ses théories avec la dernière rigueur562 »).
168Arrêtons-nous devant le diable de Stendhal. Ici, la figure dédouble le monolithe du Nom : les « cornes » re-présentent en partie (mais « extrêmement ») « Lucifer ». Les deux éléments, dans un rapport logique d’inclusion, sont donnés dans leur amusante (ou inquiétante) coordination : la formule substitue au rapport hiérarchique d’appartenance le scandale du corps scindé. Que devient cette transgression appliquée à l’échelle du récit ? Pour appréhender efficacement l’hendiadys (qu’il soit phrastique ou narratif), il faut le démarquer de la simple répétition. Retenons deux divergences essentielles, l’une qui porte sur la quantité, l’autre sur la nature du signifiant « répété ».
169À la différence de la répétition, en théorie infiniment réitérable, l’hendiadys se contente (en principe) de deux occurrences563. En ce sens, il s’oppose aux répétitions « éternelles564 », machinales ou machiniques, et l’on sait l’ambivalence de Stendhal à l’égard des « machines565 ».
170À la différence de la répétition, encore, l’hendiadys implique le retour d’un signifiant modifié, altéré, dans une sorte d’enchâssement rhétorique. On tient ici l’hendiadys, comme le proposent aussi D. Bergez, V. Géraud et J.-J. Robrieux, pour une hyperfigure : « Lorsque l’hendiadyn coordonne deux entités en relation de contiguïté ou d’inclusion, on peut l’analyser comme une métonymie ou une synecdoque in præsentia566. » Il y a, dans l’exemple tiré de Stendhal, sortie incongrue d’un sème qui « appartient », logiquement et tacitement, à un acteur (Lucifer « contient » ses cornes). Ici, la seconde apparition du signifiant se fait sous forme de synecdoque :
171La synecdoque n’est évidemment pas la seule figure qui puisse composer avec l’hendiadys (des figures comme la métonymie ou la métalepse entrent aussi dans sa composition). Contrairement aux apparences, l’hendiadys n’est pas qu’une figure « spatiale » ; il peut opérer une disjonction temporelle ou causale, dissocier l’action des circonstances qui l’entourent ou qu’elle implique. Ainsi, par exemple, quand Corneille parle d’un « supplice avec ses cruautés567 », le dramaturge « tend à dissocier le fait (le châtiment) des états ou sensations qui l’accompagnent », comme si « les éléments se mettaient à vivre isolément, se démultipliaient, se fragmentaient568 ». Convenons ici, pour simplifier l’analyse, et regrouper les données spatiales et temporelles, que l’hendiadys de récit qui dissocie une « partie » de l’action et sa « totalité » recourt à la synecdoque. Cependant, la rhétorique classique distingue, parmi d’autres, deux sortes de synecdoque : celle qui substitue la partie au tout, dite : « croissante », et sa réciproque, « décroissante », qui remplace la partie par le tout569. Que reste-t-il de ce classement quand la figure s’inscrit dans un hendiadys ?
172Distinguons deux espèces d’hendiadys. Si l’on désigne par A le tout (« Lucifer ») et par a la partie (« ses cornes »), l’hendiadys : « Lucifer et ses cornes » se transcrit par le binôme : A + a. Choisissons de nommer cette figure hendiadys décroissant (avec tous les effets de sens que l’on voudra : satire fétichiste, fixation obsessionnelle, perception comico-horrifique du diable570). On pourrait, analogiquement, transcrire la figure réciproque, croissante (comme dans : « il fut le maître de mon cœur et de moi »), sur le modèle : a + A. C’est à ce second type, transposé à la syntaxe du récit, que se rattache la technique stendhalienne. Il reste à convoquer, en guise de repoussoir, l’idée d’une syntaxe des actions telles qu’elles s’accomplissent dans le texte du xixe siècle. Ce que le texte « lisible » affiche, comme l’a bien dit R. Barthes, ce sont « des actions très naturelles ». Dans la phrase proaïrétique, les actions se soumettent « à une certaine logique571 », à un naturel logico-temporel. Ainsi, dans la rhétorique du récit « réaliste », on admettra que la séquence /écrire une lettre d’aveu ⇒ l’envoyer/ forme un tout. Chez Stendhal, la suite des actions est frappée de singularité : on écrit, puis on récrit et on envoie. On reconnaîtra là, dans cette structure insistante, la forme a + A de l’hendiadys croissant. Tout se passe donc comme si l’hendiadys « classique » (phrastique) trouvait parfois un écho dans le grand système du récit572. Mais la place accordée au « naturel » dans la poétique stendhalienne est si importante, et avec elle le rejet (apparent) des figures, qu’on pourrait interpréter l’hendiadys de récit comme un retour du refoulé stylistique : il ne faut pas s’attendre à débusquer, dans les phrases de Stendhal, de nombreux hendiadys « classiques ».
173Les hendiadys « narratifs », en revanche, ont tendance à proliférer : les redoublements d’action, en Armancie, ne touchent pas seulement l’écriture (celle d’Octave, celle de Beyle), ils frappent des aventures hétéroclites – qu’elles soient accessoires (comme la filature de Saint-Jean), ou « dramatisées », comme le duel d’Octave. De fait, quand le vicomte de Malivert se bat contre M. de Crêveroche, au bois de Meudon, le scénario tend visiblement à se singulariser ; Octave tient à transformer son duel en diptyque :
– Quel est donc votre projet ? dit M. Dolier. – De continuer, reprit Octave, je ne me sens point faible [il a été blessé au premier feu], j’ai autant de force qu’en arrivant ; je finirais toute autre affaire, pourquoi ne pas terminer celle-ci ? – Mais elle me semble plus que terminée, dit M. Dolier.573
174Souvent, le duel au pistolet est une scène semelfactive, tout tend à s’y jouer au premier coup (c’est le cas pour le duel de Julien avec le chevalier de Beauvoisis574). Et ce « premier coup » est si décisif que le tirage au sort fait parfois l’objet de truquages575. La réduplication des actions est d’ailleurs nettement dénoncée par le texte : « Les témoins, après s’être parlé, s’opposèrent nettement à un nouveau feu. » Mais il faut un deuxième coup pour que le héros tue, comme par enchantement, son adversaire. Car la performance, ici, est hautement improbable et fait songer au duel « magique » de Raphaël de Valentin dans La Peau de chagrin. C’est que s’additionnent nombre de circonstances défavorables : le manque d’entraînement d’Octave (il n’est pas entré dans une salle d’armes depuis « trois ou quatre ans576 », n’a pas tiré au pistolet depuis « six mois577 »), son bras qui tremble toujours « comme la feuille578 », la « blessure grave » qu’il vient de recevoir « au bras droit579 », l’escamotage du moment où il devrait « viser » l’adversaire580, et jusqu’au nom de « Crêveroche », nom de l’adynaton épique, de l’ennemi invincible. Tout concourt à donner à la scène les allures d’un rituel de mise à mort magique. Les amateurs de psychologie dénonceront sans doute les tendances suicidaires d’Octave, mais ce genre de « motivation » ressemble d’assez près à une rationalisation et donne une apparence d’explication logique à une action dont les enjeux sont mal aperçus. Car, avec Stendhal, les exécutions (au sens large ou étroit) tendent systématiquement à s’accomplir en deux temps. C’est le cas des deux célébrissimes coups de pistolet tirés sur Mme de Rênal : « Il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua ; il tira un second coup elle tomba581. »
175Si le rituel diphasique, cependant, reste secret (ou discret), c’est qu’il pactise avec les codes de l’écriture « réaliste ». À quel abus se livre l’hendiadys de récit ? à celui du cumul des actions, mais du cumul « acceptable ». Quelqu’un tire sur quelqu’un, quelles sont les conséquences du tir ? À ce moment, le récit peut puiser dans le paradigme actionnel suivant :
- manquer
- blesser
- tuer
176où chaque « possible » exclut logiquement les autres. Cependant, ces choix exclusifs, le discours stendhalien les récuse : Stendhal choisit de projeter indûment sur l’histoire deux possibles narratifs. Une telle « reconstitution » du paradigme actionnel ne renvoie pas simplement aux « logiques » des théories contemporaines582 mais aux soucis mêmes de Beyle. L’écriture de Letellier, par exemple, manifeste cette obsession de la logique actionnelle : « Il faut faire une liste de toutes les actions de mon pervertisseur pour que je puisse choisir entre elles toutes583. » Naturellement, plus la liste augmente plus le choix se paralyse, et le dramaturge, à la recherche d’une problématique « unité d’action » se heurte aux dyslogies internes : « Il faudra choisir, parmi les scènes trouvées précédemment et les suivantes, les meilleures. Car elles s’excluent entre elles584. » Devant l’incompatibilité des scènes possibles, l’écriture tend à l’inachèvement. Cependant, à l’aporie violente des « choix » dramaturgiques, succède, et peut-être répond, le mezzo termine discret du « cumul » romanesque. Alors que Stendhal dramaturge se perd dans ses « plans », transforme l’algorithme des actions en impossible imbroglio, le roman, davantage voué à la disinvoltura ou au flippant, échappe mieux au comput serré des possibles. La structure du roman (si elle existe) paraît toujours plus lâche qu’une intrigue dramatique, et c’est dans le lieu où elle paraît le plus refusée qu’une structure, comme on sait, a toutes les chances de se manifester. Quand le « destin » se décide-t-il ? Au moment « proaïrétique » par excellence où le héros (ou l’intrigue) « délibère » avant un choix : c’est le sens premier de proaïresis. Et dès le début, le « problème » des disjonctions de l’intrigue a obnubilé Stendhal : « Quel est le problème ?/Velson épousera-t-il ou n’épousera-t-il pas Pauline ? » (en 1801, dans son esquisse du Ménage à la mode585). Même hésitation, en 1802, quand il ébauche la tragédie d’Ulysse : « Quel est le problème ?/Ulysse rentrera-t-il, ou ne rentrera-t-il pas en possession de son trône586 ?», etc., etc. Alors que le futur se joue à la croisée des chemins, l’aventure romanesque convertit le « ou » en « et » : le héros se destine à ceci et (puis) à cela. Mais si le récit « réaliste » se laisse tenter par le cumul des options opposées, ce cumul paraît toujours « justifiable », contrairement aux artifices flagrants du théâtre ou du conte, par exemple587. De là, certaines difficultés de repérage. Si l’on revient aux conséquences du tir au pistolet, il semble que le rite diphasique tende à exclure les redoublements « décroissants », du type : /blesser puis manquer/, ou les répétitions « inutiles », du type : /manquer puis manquer/. Ce n’est pas, bien entendu, que ces redoublements soient moins réalistes ou moins « réels » que les autres, au contraire, comme le montrent les deux « modèles » de Julien. Notre héros tire deux fois sur Mme de Rênal (il la manque, puis la blesse), tandis qu’Antoine Berthet atteint du premier coup Mme Michoud, puis tente de se suicider588. Quant à Adrien Lafargue, il joue décidément de malchance : « Alors je lui tire un coup de pistolet et la manque ; je la saisis par le bras et lui dis : “retourne-toi”. En même temps je lui tire mon second coup, elle tombe. » Cependant, le second coup n’aura pas non plus tué, ni même touché, Thérèse : Lafargue finira par l’égorger589. Résumons : Lafargue tire deux coups mais sans toucher sa victime, Berthet, lui, l’atteint du premier coup. La spécificité de Stendhal se précise : la fiction travaille pour son propre compte « symbolique ». De fait, l’aventure stendhalienne recourt presque toujours à l’hendiadys « croissant », qui est une figure d’accomplissement.
177Dès lors, trois redoublements résolutifs sont logiquement concevables : /manquer puis tuer/, /manquer puis blesser/, /blesser puis tuer/. De ces trois séquences d’accomplissement, le récit stendhalien retient surtout les deux dernières. Et la quasi-exclusion de la première s’explique sans doute parce que l’écart entre ses résultats (manquer/tuer) est le plus important, le plus flagrant, tandis que les deux séquences-types, dont les options se situent à une distance moindre, proposent des « oscillations » moins radicales. Ou bien il y a fiasco complet au premier coup, et l’on n’arrive le plus souvent, au second, qu’à un résultat « moyen », c’est l’hendiadys vulnérant : /tirer-manquer/ + /tirer-blesser/ (on parlera ici de « forme faible ») ; ou bien l’on parvient dès le premier coup à blesser la victime, et le second permet alors, le plus souvent, de l’achever, c’est l’hendiadys mortifère : /tirer-blesser/ + /tirer-tuer/ (« forme forte »). Comme la figure tend à ne retenir que des scénarios à variation minimale (manquer/blesser ; blesser/tuer), il est toujours possible à l’acteur, au narrateur, ou à l’auteur, d’en mésestimer le rôle. Le texte est appelé à méconnaître son propre symptôme à la faveur de son aspect « logique », raisonnable, ou de sa rationalisation toujours possible. Quand on est suffisamment adroit pour avoir estropié une première fois sa victime, n’a-t-on pas raisonnablement une chance de l’achever à la seconde tentative ? C’est le risque que court Octave avec Crêveroche (mais il renverse le scénario à son profit). Quand on est, en revanche, suffisamment maladroit, ému, etc., pour manquer totalement sa cible une première fois, ne doit-on pas s’attendre, au mieux, à blesser sa victime au second essai ? Ce sont les coups de feu essuyés par Mme de Rênal. Mesuré au risque des statistiques, l’hendiadys devient acceptable, et le symptôme compose avec les contraintes génériques et historiques de l’écriture « réaliste ».
178Et pourtant, le « réalisme » de Stendhal est, parfois, à l’opposé du réel. À la différence de Louise de Rênal, Thérèse est morte, et Mme Michoud est comme morte : La Gazette la dit, non sans ambiguïté, « mortellement blessée » (de fait, Mme Michoud a reçu en juillet l’extrême-onction, tant son état inspirait d’inquiétude, et, plus tard, en décembre, même totalement rétablie, elle n’a pas assisté au procès de Berthet590). Dans Le Rouge, le scénario actionnel qui frappe Mme de Rênal, manquée, puis légèrement blessée, inverse le discours alarmiste de La Gazette : « Madame de Rênal n’était pas blessée mortellement591. » Comme s’il fallait signifier immédiatement la non-mort, la forme « faible » du scénario : Louise est manquée, puis (donc ?) légèrement blessée. Il s’agit moins, ici, de la déformation accidentelle de « faits divers » que d’une anamorphose, tant le nouveau type d’exécution revient, chez Stendhal, avec la régularité d’une loi.
179Pensons, par exemple, au cardinal Carafa dans La Duchesse de Palliano : « Le bourreau l’étrangla avec un cordon de soie qui se rompit ; il fallut y revenir à deux fois. Le cardinal regarda le bourreau sans daigner prononcer un mot592. »Tout cela relèverait encore de l’anecdote funèbre si justement la duchesse n’avait connu, elle aussi, une mort en deux temps :
Le comte lui mit la corde au cou ; mais comme elle n’allait pas bien, le comte la lui ôta et s’éloigna de quelques pas ; la duchesse, l’entendant marcher, s’ôta le mouchoir de dessus les yeux, et dit :
– Eh bien donc ! que faisons-nous ?
Le comte répondit :
– La corde n’allait pas bien, je vais en prendre une autre pour ne pas vous faire souffrir.
Disant ces paroles, il sortit ; peu après il rentra dans la chambre avec une autre corde, il lui arrangea de nouveau le mouchoir sur les yeux, il lui remit la corde au cou, et, faisant pénétrer la baguette dans le nœud, il la fit tourner et l’étrangla.593
180La mort recommencée, qui fait subir à la victime un martyre, rejoint ici un « modèle » hagiographique que Stendhal aimait évoquer. Dans le Voyage dans le Midi de la France, par exemple, il détaille le supplice de sainte Cécile martyrisée deux fois594. De même, les Promenades dans Rome racontent comment sainte Félicité et sainte Perpétue furent conduites deux fois au supplice595. Rappelons encore, pour compléter le martyrologe, le rituel mortifère qui, dans ces mêmes Promenades (à la date du 12 octobre 1828), fascine décidément Stendhal : un mendiant romain avait « un goût particulier qui le portait à empoisonner » :
Ce gueux s’associa une pauvre femme espagnole qui, je crois, mendiait aussi, et, au bout de quelques mois, ne manqua pas de l’empoisonner avec de l’arsenic. La pauvre femme jeta les hauts cris ; mais, à peine soulagée par les soins de quelque médecin charitable, elle protesta qu’elle s’était empoisonnée elle-même, et que son mari n’entrait pour rien dans cet accident./On la revit dans les rues de Rome, estropiée par les effets de l’arsenic ; mais elle aimait plus que jamais son compagnon, qui, au bout de quelques mois, eut de nouveau l’idée de l’empoisonner ; et cette fois la pauvre Espagnole mourut.596
181On ne sera pas surpris que, pour illustrer « les assassinats les plus affreux », Stendhal choisisse « par exemple, l’empoisonnement réitéré d’un mari par sa femme, 1836 » (dans les Mémoires d’un touriste597). La mort diphasique, de fait, est partout. Dans les Chroniques italiennes, la mort frappe deux coups, tantôt pour satisfaire une vengeance de femme à la sophistication sadique (celle de la princesse de Campobasso598), tantôt, au contraire, parce que le mécanisme vendettal se détraque (la sœur Felize n’a pas voulu la mort de Lorenzo et de Pierre-Antoine599) : le schème mortifère tend à travailler indépendamment de son « remplissage » psycho-narratif. La mort est prête à tout pour frapper deux fois dans les récits stendhaliens, y compris à remplacer des pistolets par du poison, une corde ou un cordon, un poignard ou une épée – voire des boulets de canon600, des « clous601 », des « coups de parapluie602 », des « coups de bâton603 » ou des sentences de la cour d’assises604. Et même la mort naturelle, chez Stendhal, tend à se dérouler en deux temps – ainsi, pour Blanès, la vie s’éteint « comme la petite lampe quand l’huile vient à manquer », Come face al mancar dell’alimento605 : la vie commence à s’éteindre, trouve « son complément de bonheur », puis s’éteint tout à fait. Blanès cite ici le premier vers d’un poème de Monti que Stendhal a cité plus longuement en 1822606. Dans les Promenades dans Rome, Stendhal évoque une mort voisine, celle de Léon X, d’abord victime d’une « légère incommodité » ; il se fait alors « transporter à Rome ; le mal semblait peu de chose, lorsque tout à coup il redoubla de violence, et cet homme aimable mourut le 1er décembre [1521]607 ». Il faudrait peut-être, dans cette perspective, considérer la tendance aux « doubles dénouements », bien repérée par Jean Prévost, comme un cas particulier, une forme dérivée et lâche, de la structure : mort évitée, mort consommée.
182De fait, la mort frappe souvent deux coups, mais aussi l’amour. À commencer par les déclencheurs d’histoire d’amour : les chutes de cheval. Le héros, à la lettre, stoops to conquer, chute pour séduire. Et l’avanie hippique frappe les grands romans stendhaliens : Julien, Fabrice, Lucien, Sansfin tombent de cheval (en deux temps). Et même Octave, qui ne tombe jamais – ce qui est, paradoxalement, mauvais signe dans la symbolique stendhalienne – finit par s’inventer une chute :
Si vous ne trouvez pas ma mère à Paris, ayez l’extrême bonté d’aller jusqu’à Andilly ; apprenez-lui, avec tous les ménagements possibles, que j’ai fait une chute de cheval et me suis cassé un os du bras droit. Ne parlez ni de duel ni de balle.608
183Rien d’étonnant, ici, à ce que le pieux mensonge d’Octave donne la « chute de cheval », significativement ou symptomatiquement, pour l’équivalent du duel en deux temps. Mais le redoublement d’actions, dans Armance, n’a pas qu’une fonction mortifère (qu’elle soit ou non adoucie). Au-delà de l’euphémisme de la « chute », l’hendiadys joue pleinement un rôle érotique – même (voire surtout) pour Octave. On sait que les épigraphes stendhaliennes peuvent servir à toute une « psychagogie » : l’épigraphe du chapitre XVIII, attribuée à Schiller (« Sur son sein d’albâtre elle porte une croix brillante où l’enfant de Jacob imprimerait ses lèvres avec respect, et que l’infidèle adorerait609 ») appelle, dans l’exemplaire Bucci, cette « traduction » démythifiante : « Je veux dire par l’épigraphe qu’il regarda avidement sa gorge610 » (on reconnaît ici la manie de l’élucidation hendiadyque). En principe, un choc amoureux, surtout quand l’érotisation passe par un objet spécifique (fétiche), ne se reconduit pas. Pourtant, la « petite croix » d’Armance remplit deux fois son office. Ainsi, au chapitre XVIII,
toute la rare perfection de ce corps délicat se trahissait sous un simple vêtement du matin. Octave remarqua une petite croix de diamants qu’Armance portait ce jour-là pour la première fois.611
184Au reste, l’épigraphe attribuée à Schiller « veu[t] dire qu’il regarda avidement sa gorge » (elle veut le dire, mais elle ne le dit pas). Au chapitre XXIV, l’émotion érotique primitive reparaît :
Il reconnut cette petite croix de diamant qu’Armance avait reçue de Russie et qui était un vœu de sa mère. Elle était cachée ordinairement, elle parut par le mouvement que fit Armance. Octave eut un moment d’égarement.612
185Il faut au moins un hendiadys pour émoustiller Octave613.
186Stendhal, grâce au rituel de l’hendiadys, réinvente l’amour, ou plutôt invente le « réamour ». Comme suffit presque à le montrer sa théorie du fiasco (méthodique, hyperbolique et provisoire) :
Nous parlions ce soir de fiasco à l’état-major du général Michaud, cinq très beaux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans et moi. Il s’est trouvé que, à l’exception d’un fat, qui probablement n’a pas dit vrai, nous avions tous fait fiasco la première fois avec nos maîtresses les plus célèbres.614
187Dans l’univers stendhalien, rien ne pourrait ou ne devrait se jouer « à coup sûr », et cette locution récurrente a le don de cristalliser l’indignation – qu’il s’agisse de vantardises érotiques ou de truquages financiers. Stendhal dénonce régulièrement l’agiotage de ceux qui spéculent en bourse « à coup sûr », Soubirane dans Armance, M. de La Mole dans Le Rouge, Louis-Philippe lui-même dans Lucien Leuwen. La locution, appliquée aux spéculations du commandeur, condamne une conduite doublement fautive : moralement et pratiquement. D’abord dénoncée comme truquage : « L’on pourrait jouer sur la rente à coup sûr. Ce mot à coup sûr fit faire un haut-le-corps à Octave. – Oui, mon ami, dit le commandeur qui prit ce mouvement pour un signe de doute, à coup sûr615 », elle l’est ensuite comme erreur : le commandeur « qui jouait à coup sûr, fit une perte assez considérable616 ». Simple effet d’une justice immanente ? L’insistance de la locution, la réaction excessive et ambiguë d’Octave, le démenti ironique infligé par les faits, réveillent l’étrangeté du syntagme (issu de la rhétorique contournée de la préciosité, cité dans le dictionnaire de Somaize) et invitent à l’interprétation. Le « à coup sûr » est, à la fois, tentant et condamné. Il permet, quand on le renverse (partiellement), de deviner le rituel stendhalien « à (premier) coup manqué ».
188L’amour exige un recommencement. De là, sans doute, l’importance, symbolique et pragmatique, que prennent, en Stendhalie, le pistolet (ou le fusil) « à deux coups » (ou deux pistolets à un coup). Stendhal ne se contente pas d’hériter des vieilles métaphores qui rapprochent l’amour et la guerre, il les réactualise jusqu’à créer ce qu’il faudrait appeler l’« armour ». L’impuissance d’Octave, dans cette hypothèse, ne serait pas précisément signifiée par le dysfonctionnement d’un pistolet : « Armance essaye de faire feu avec cette arme le 3 septembre 182.617. » Armance ne compromettrait pas l’arme dans une symbolique de l’impuissance parce qu’elle est (une première fois) maladroite mais, plus décisivement peut-être, parce qu’elle ne se livre pas à une seconde tentative. Comme tout signe « négatif », l’indice est ici très fragile. Mais l’hypothèse érotique pourrait s’étayer non seulement sur le constat « négatif » de l’absence d’hendiadys (pour un objet qui l’appelle parfois), mais aussi sur une tendance à inverser la figure. Que serait l’inverse de l’hendiadys ? Une figure qui ne proposerait au récit qu’une seule scène, là où la logique narrative voudrait un diptyque – tel serait le cas d’un épisode « reparaissant » et qui ne serait jamais auparavant apparu. Cette anomalie narrative existe dans Armance, et frappe l’épisode en question :
Tout conspirait contre lui ; il aidait le brave Voreppe à emballer des pistolets ; le bavardage de cet homme […] le distrayait un peu. Tout à coup, il aperçoit ces mots gravés en caractères abrégés sur la garniture d’un des pistolets : Armance…
189Le choc de l’énallage temporelle (le présent « dramatique » coupant les imparfaits tristes), le rapport d’étrangeté d’Octave à son propre texte (on attendrait plutôt : « ces mots qu’il avait gravés », et non : « il aperçoit ces mots gravés ») aussi bien qu’à ses propres objets (au lieu de l’indéfini « des » pistolets, on attendrait le possessif « ses »), toutes ces irrégularités concourent à ce moment inédit où le signifiant peut se réinscrire sans avoir vraiment été inscrit. Car le récit ne comble pas simplement ici une de ses lacunes (ce qui ferait de l’épisode une « analepse complétive »), il refuse d’assumer le retour en arrière, il donne un analogon du choc : il « étonne » ; sous couvert de combler une lacune, il la constitue. Le « rappel » ne complète pas le texte tardivement, il l’ampute d’un épisode antérieur. Octave avait justement « oublié » cette scène, il la découvre dans sa radicale étrangeté, comme si elle n’avait jamais eu lieu. Comme si Armance n’avait « essayé » que pour réserver à Octave le traumatisme de l’après coup : le roman se construit sur la négation stricte du rituel propitiatoire. Armance est ce qui refuse le « second bonheur » : « Octave ne devait pas trouver un second bonheur ce jour-là618 ».
190Et la mort ? Elle surgit, on l’a vu, au terme d’un redoublement des actions (au duel suicidaire manqué succède l’empoisonnement heureux). Mais elle survient, aussi, à cause d’un redoublement des acteurs. En partant pour la Grèce, Octave ne fait que « réactiver » le destin d’un lointain ancêtre : « Enguerrand de Malivert619 ». Nombreuses sont, chez Stendhal, les aventures « fatales » (les adventura) qui tiennent à la présence fantomatique d’un prédécesseur. Ces prédécesseurs peuvent être des contemporains, mais qui sont morts : comme « Louis Jenrel » pour Julien Sorel, ou comme le hussard « mort avant-hier » dont Fabrice del Dongo a pris les habits620, de sorte qu’il a « pour ainsi dire succédé à son être621 ». Le prédécesseur contemporain peut aussi bien être un absent, comme le mythique « Thomas Busant de Sicile » dont on rebat les oreilles de Lucien Leuwen. Cependant, le plus souvent, comme on sait, les précurseurs surgissent d’un passé plus lointain. Hormis Jenrel, Julien est « précédé » par Boniface de La Mole, et accompagné par une théorie de personnages étêtés, un martyr de l’église (saint Clément) ou des révolutionnaires (Danton, Robespierre), etc. De même, Fabrice est « précédé » par un archevêque homonyme du xviie siècle. La généalogie, ici, semble contraindre, qu’elle soit fantasmatique (Fabrice n’est pas le fils du marquis del Dongo) ou « réelle » : Mathilde (-Marguerite622), hérite du destin de Marguerite de Navarre, comme Octave renoue avec celui, au xiie siècle, d’« Enguerrand de Malivert ». Le héros semble donc toujours destiné à « remplir » un destin déjà vécu. Le nœud qui associe les vies est si serré, et si magique, qu’il ne s’agit pas simplement de « désir mimétique » (du genre de celui qu’éprouve Don Quichotte à l’égard d’Amadis). La fiction stendhalienne se tient ici au plus près de ce que l’exégèse biblique (parmi les strates de signification qu’elle postule) nomme « sens typologique » ou « figurisme » : une espèce de lien fatal unit un « type » à un « antitype623 ». Comme le rappelle E. Auerbach, l’herméneutique biblique interprète « un événement tel que le sacrifice d’Isaac comme une préfiguration du sacrifice du Christ, de telle sorte que le premier annonce et promet le second, et que le second “accomplit” le premier – figuram implere est l’expression consacrée624 ». Stendhal connaît bien, de son côté, le principe « typologique », comme l’atteste son commentaire de la Madonna del Sacco par André del Sarto :
Saint-Joseph est occupé à lire les Saintes Écritures. Il arrive à un passage d’un Prophète qui annonce clairement la passion du Christ. L’enfant se retourne avec vivacité, et semble dire : c’est moi qui dois accomplir ces choses. […]/Marie réfléchit tristement aux douleurs qui attendent ce Fils si tendrement aimé (Idées italiennes625).
191De même, en passant à l’Histoire profane, Stendhal note que Napoléon a, lui aussi, un prédécesseur, et incontestable, Paoli :
Toute grandeur, toute habileté, fut […] représentée à l’esprit de Napoléon enfant, par ce nom : Pascal Paoli. Et, par un hasard étrange, Paoli fut comme le type et l’image de toute la vie future de Napoléon.626
192Il s’agit, de même, pour les personnages de Stendhal, d’« accomplir » ou de « remplir » une « figure ». Tout se passe comme si le système biblique était importé, dans un curieux effet de « profanation » du modèle, ou de sacralisation de la vie des héros. De fait, l’étrange désir de réécrire (de récupérer) la Bible a parfois effleuré Stendhal, comme en témoigne la Filosofia nova, en 1803 :
Homère a pris la mythologie de son pays mais il se l’est soumise, et ne s’est pas soumis à elle. […]/Je peux introduire de la même manière toutes les belles histoires des livres saints, Joseph et ses frères, peut-être Isaac et Abraham.627
193Stendhal, d’ailleurs, ne se contente pas d’imaginer une intertextualité biblique « secrète » (légitimée par le goût des « belles histoires »), il projette, en 1808, une Histoire de la religion catholique, de Jésus à nos jours, en « cinq cents pages » et « de la plus parfaite impartialité » : « Ce serait bien là far suo i temi gia prima trattati » [= « Ce serait bien là s’approprier les thèmes déjà traités » (Stendhal cite ici Alfieri628)]. Tout se passe comme si la religion était, par excellence, ce qu’il s’agirait (plus ou moins secrètement) de « faire sien ». Ainsi, il peut arriver à Brulard, évoquant l’agonie du « pauvre Lambert », de se comparer à saint Jean devant le Christ crucifié629, il peut même arriver à Stendhal de devenir l’antitype du Christ lui-même, en citant saint Jean (1, 11) : « … et venit et sui/non receperunt./Mét[ilde] in Milan 1819 : la plus grande douleur630. » De même Lucien Leuwen, face à son père, peut citer le « Pater meus, transeat a me calix iste !631 », etc. Le Christ, qui surgit aux moments les plus inattendus, est l’un des mystères du corpus Dominique : Beyle entretient peut-être des rapports plus étranges (et plus étroits) qu’on ne croit avec « les livres saints ». De fait, Enguerrand est bien la « figure » qui détermine le destin d’Octave : « Enguerrand de Malivert partit en 1147 pour la croisade avec son roi632 », à peu près au même âge qu’Octave (à « dix-neuf ans »). Le « noblesse oblige » est aussi un « typologie oblige ». Dans cette répétition fatale de l’Histoire, Octave représente l’antitype d’Enguerrand.
194Quant à Armance, au « regard enchanteur633 », le rôle qu’elle joue auprès d’Octave, en « se pâmant dans ses bras la veille de son départ634 », peut faire songer à celui que joue Armide, au chant XVI de la Jérusalem délivrée : on sait qu’Armide veut retenir Renaud loin de l’armée des Croisés, dans son « jardin » enchanté. Ajoutons qu’il peut y avoir (et qu’il y a effectivement dans Armance) plusieurs « candidats » au titre de « figure » : le suicide d’Octave est comme « encouragé » par la présence de Napoléon. On le sait : tous les héros stendhaliens, Julien, Lucien, Fabrice, l’admirent. Et il arrive à Napoléon d’entrer dans l’univers romanesque à la faveur des détours les plus insolites. Comment Lucien le rencontre-t-il ? en imaginant un « dialogue des morts » : dans l’autre monde, son âme est présentée au Général635. De même, curieusement, dans Armance, l’Empereur surgit in extremis, et vient aider Octave à mourir :
Le vaisseau se trouvait par le travers de l’île de Corse. Le souvenir d’un grand homme mort si malheureux apparut à Octave et vint lui rendre de la fermeté. Comme il pensait à lui sans cesse, il l’eut presque pour témoin de sa conduite.636
195Napoléon est, incongrûment, l’ange tutélaire qui pousse à la fin Octave au suicide (tandis que, dans Le Rouge, Julien, en prison, se sert de l’Empereur pour repousser la tentation du suicide637). Mais Octave est aussi poussé à la mort par le voisinage du « beau » (idéal) : par l’oronyme « Kalos », qui renvoie, à sa façon, à Platon et à Winckelmann (même et surtout s’ils sont ailleurs décriés), sans compter le souvenir de Byron, la mort-sacrifice du poète, au service d’une « noble cause », à Missolonghi (en 1824), n’ayant pas manqué de frapper Stendhal638.
196Une « figure » peut, ici, en condenser plusieurs, comme le montrent Enguerrand-Napoléon-(Platon-Byron). De même que le mot de « figure » cristallise plusieurs sens. Et c’est même cette polysémie qui favorise le rôle destinal dévolu à la « figure ». À ce principe de surdétermination, il n’est peut-être pas de meilleure illustration que M. de Soubirane. Son surgissement, dans Armance, marque un revirement décisif de l’action (l’obligation de mariage). Une mise en scène dramatique assure alors la matérialisation progressive du personnage :
En s’avançant dans le corridor, elle aperçut dans l’ombre, à la fenêtre près de l’escalier, une figure qui se dessinait sur le ciel, elle reconnut bientôt M. de Soubirane. Il attendait son domestique qui lui apportait une bougie, et au moment où Armance immobile regardait la figure du commandeur qu’elle venait de reconnaître, la lumière de la bougie qui commençait à monter l’escalier parut au plafond du corridor.639
197Tout se passe comme si l’héroïne n’apercevait d’abord qu’une « figure », dans le sens global (et anglais) de silhouette, puis comme si « figure » prenait le sens de visage, en même temps qu’il garde, pendant toute la scène, un sens évidemment symbolique : le roman a déjà signalé, une première fois, une « sotte apparition du commandeur640 », ce qui confirme, parmi d’autres allusions, le rapport ironico-mythique qu’Armance entretient avec Don Juan. Chez Stendhal, quand un personnage tend à se transformer en « figure », et se met à « réapparaître », il peut devenir une menace de mort.
198Si l’on s’intéresse aux figures du destin, c’est aux schèmes du recommencement qu’il faut revenir, comme l’indiquait, dès le début, l’aventure du « vieux valet de chambre curieux ». Thématiquement, le redoublement, dans Armance, n’est pas forcément lié à une aventure prestigieuse (sexuelle, destinale), il peut concerner une anecdote accessoire. C’est l’une des raisons pour lesquelles le redoublement stendhalien ne saurait être confondu avec la « duplication » des sémioticiens, figure de l’« emphase » servant à marquer le « caractère extrême de la tâche ». Il suffit de prononcer une phrase, puis d’en commencer une autre : « Mais ses sanglots, que dès la seconde phrase elle ne fut plus maîtresse de retenir641…». En outre, la même action (ici l’acte de pleurer) peut, on l’a vu, être l’objet d’un hendiadys « relayé ». Le narrateur commence par dire d’Octave que « les larmes tremblaient dans ses yeux », mais c’est d’Armance qu’il dit ensuite :
199« Ses larmes la gagnèrent, et elle pleura ouvertement642. » La figure relayée est parfois utilisée ailleurs par Stendhal, et cette façon de brouiller la « lisibilité » du mécanisme demande une interprétation particulière. Dans Le Rouge, par exemple, quand on tire sur Julien, l’important est bien qu’on le touche ou qu’on le manque. L’accessoire est qu’on atteigne un chien en lui tirant dessus. Négligeable apparemment pour l’intrigue, le détail du chien blessé, par sa superfluité même, en dit long sur le rituel diphasique :
Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitôt le bruit d’un coup de fusil.
Ce n’est pas M. de Rênal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence à ses côtés, un second coup cassa apparemment la patte à un chien, car il se mit à pousser des cris lamentables.643
200Le chien semble ici une victime substitutive (comparable, dans une certaine mesure, à la biche dans le sacrifice d’Iphigénie), comme s’il fallait que le « second coup » atteignît quelque victime, mais aussi que Julien allât au bout de son destin narratif644. De même, dans Armance, pour revenir à « l’ossature inconsciente » qui l’informe, le relais actionnel est l’indice d’une résistance très vive à (et d’une attirance très forte pour) une tentation « fatale ». De façon générale, l’hendiadys commande le fiasco et le « succès » – ou : la censure et l’accomplissement – d’une même action. Ce schème réapparaît avec une grande constance dans le reste du corpus (ultérieur et antérieur). Le premier roman se retrouve partout, et l’œuvre de Stendhal, aussi « polygraphique » soit-elle, forme bien un continuum « indéchirable », non pour des raisons « thématiques », mais figurales. L’hendiadys est l’une des figures privilégiées du destin stendhalien : l’écriture, l’amour, la mort « en-deux-temps » d’Armance sont les manifestations singulières d’un destin général.
201En ce sens, le secret d’Octave (connu d’Armance, soupçonné par le lecteur) ressemble à la mort d’Octave (connue du lecteur, soupçonnée par Armance) : ce qui importe, ici, ce n’est pas le contenu « à coup sûr », ce n’est pas la « cause » (même plurielle). Certes, dans Armance règnent la polysémie, la poly-étiologie : qu’il s’agisse d’impuissance (de défaillance sexuelle) ou d’impouvoir (de faillite socio-politique), qu’il soit question d’homosexualité, de crime, de folie, de philosophie, ou de « lo-gique ». Et c’est, peut-être, cette complexité que promet, à sa façon, dès les premiers mots du roman, l’école Poly/technique. Mais la « forme » que prend le destin tend à l’emporter sur son remplissage hétérogène. Ici, la manière prime la matière. Le « sujet » même et surtout s’il est mis en vedette (« D’ailleurs, un tel sujet ! ») importe moins que son traitement particulier. C’est que, pour Stendhal, « le sujet ne fait rien au mérite du peintre ; c’est un peu comme les paroles d’un libretto pour la musique. Tout le monde s’est moqué de cette idée645 ». Ce qui tend à prévaloir, c’est la « formule », la figure du destin qui frappe les aventures. Le rite diphasique vaut mieux, vaut plus que sa motivation, sa « rationalisation ». Ce que montre bien un projet de « plan général » pour Lucien Leuwen :
1° Lucien se souvient de Mme de Chasteller, ce qui lui donne l’idée de la revoir. – 2° Il est retenu par son amitié pour ses parents. – 3° M. Leuwen lui fait la sotte confidence […] du marché fait avec Mme Grandet. – 4° […] Enfin, sur une seconde et petite tentation (à trouver), [il] quitte Paris et vole à Nancy.646
202Dans ce « plan », on le voit, le schème précède partiellement sa motivation : la « seconde tentation » reste « à trouver ». Le schème devance le thème, prévaut sur lui.
203« Tous ceux qui l’ont connu savent qu’il avait un secret et qu’il ne l’a jamais voulu dire », cette phrase de Stendhal n’est pas tirée d’Armance, pas plus qu’elle n’y fait allusion. Elle renvoie à Haydn, et ne désigne pas un « contenu » particulier, mais un schème général : une technique de création647. Dans le cas de Stendhal – adepte, lui aussi, des « poétiques secrètes648 » – ce secret pourrait avoir un rapport privilégié avec l’hendiadys, comme c’est peut-être le cas, d’ailleurs, pour Haydn lui-même : on sait que la « phrase » du musicien, bien analysée par Stendhal-Carpani649, a servi de modèle à la trame de Lucien Leuwen : « d’abord l’intrigue d’amour puis les ridicules qui viennent encombrer l’amour, retarder ses jouissances, comme dans une symphonie Haydn retarde la conclusion de la phrase650 ». Dans la phrase-intrigue de Stendhal, l’amour, comme la mort, commence, s’interrompt, et recommence « de plus belle ». Beyle, qui aimait jouer avec la graphie de son « orthonyme », utilisait parfois cette locution : « La fièvre dont j’étais débarrassé m’a repris de plus belle651 »/« Les coups de couteau recommenceront de plus belle652 ». L’hendiadys représente bien, pour Henri Beyle, la « figure » privilégiée du destin. D’où vient le schème destinal ? La question de « l’origine » n’a pas plus de pertinence que celle de la fin. Certes, Henri Beyle est né (en) deux fois, précédé par un frère homonyme mort un an, jour pour jour, avant sa naissance653. Mais Henri Beyle est aussi mort en deux fois, à un an près (le 15 mars 1841 première attaque d’apoplexie, le 22 mars 1842, seconde). De toute façon, la mort en deux temps renvoie à un vieux scénario, comme l’atteste, parmi d’autres traces, une lettre à Félix Faure de juillet 1816. Cette lettre débute ainsi : « J’ai cru avoir l’honneur d’être enterré à Sagan. Il règne ici des fièvres nerveuses, pernicieuses, singulières, qui ont emporté quatre cents personnes depuis quelques mois. » Henri confie alors qu’il a attrapé une de ces fièvres, et qu’il a été victime d’un « accès terrible avec délire des plus complets ». Puis il ajoute :
Je suis encore tout hébété du délire de cette nuit. – J’ai été étonné du peu d’effet du voisinage de la mort ; cela vient, je crois, de la croyance que la dernière douleur n’est pas plus forte que l’avant-dernière. […] J’ai été sur le point de brûler tous (mes vers) pour ne pas prêter à rire à mon second accès.654
204Entre promesse et menace de destin, l’hendiadys est la formule où se cristallisent la logique, l’énergie et la magie – la « petite forme » qui « promet », à ses risques et plaisirs, les bonheurs, ou la mort.
Notes de bas de page
1 Pour reprendre ici – notamment à Plutarque – l’un des mots qui désignent, en grec, le « destin ». On sait que Stendhal admirait les Vies parallèles (dans la traduction d’Amyot ou de Dacier) : « Plutarque est le livre par excellence : qui le lit bien trouve que tous les autres n’en sont que des copies. » (CG1, p. 71)
2 Œuvres complètes, II, p. 690.
3 Œuvres complètes, II, p. 563-564.
4 Claude Brémond et Thomas Pavel, frappés par quelques déclarations de Barthes sur la « banalité », le caractère irréversible, prévisible des suites d’actions, en ont déduit que le « code proaïrétique est le malaimé des codes de S/Z » (De Barthes à Balzac, fiction d’un critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, 1999, p. 109). Mais tous ces « rejets » – l’irréversibilité, la prévisibilité, l’apparence « décevante » – peuvent se lire comme une manière de reconnaître et de dénier le destin : rien de plus signifiant que le banal inévitable.
5 Stendhal ridiculise l’apophétie quand elle entre dans « les grâces affectées d’un style faux », celui du Lascaris de Villemain, par exemple (PLC, p. 599). Pour Stendhal, le roman n’a pas à utiliser cette rhétorique « classique », et pas davantage le théâtre : Léonidas, la tragédie en cinq actes et en vers de Pichat, s’attirera les mêmes critiques (PLC, p. 629). Dans le champ proprement épique, l’artifice reste critiquable, même s’il est, en un sens, justifiable, comme le montre le « Marcellus eris » de Virgile (PR, p. 916).
6 Rhétorique, III, 17, trad. Dufour-Wartelle, Paris, Gallimard, 1998, p. 260.
7 Ibid., II, 24, p. 190.
8 Éléments d’idéologie, Paris, veuve Courcier, 1817-1818, 4e vol., p. 494.
9 A, p. 190 (lettre à Mérimée).
10 A, p. 1428.
11 Selon le principe de La lettre volée. Roland Barthes, dans S/Z, a appelé « faux leurre » cette stratégie de la dissimulation aveuglante.
12 Armand Hoog, Préface à Armance, p. 40-41.
13 Ibid., p. 41.
14 A, p. 25-27.
15 A, p. 1432.
16 Sur le rôle de ce topos chez Stendhal, voir la belle étude de Daniel Sangsue, dans Stendhal et l’empire du récit, p. 75-85.
17 Du moins si l’on en croit l’aveu (à titre posthume) de la seconde édition de 1854 : les Mémoires sont supposés écrits par « M. L*** commis voyageur » qui est « dans les fers » : H.B. entreprend de « corriger son style ».
18 Comme théorie, De l’amour est assumé par un (des) auteur(s)-narrateur(s) masculin(s). Comme « récit » (fiction), Ernestine est attribuée à un narrateur féminin : « Une femme de beaucoup d’esprit et de quelque expérience prétendait un jour que l’amour ne naît pas aussi subitement qu’on le dit./[…] Et, pour prouver son dire, elle conta l’anecdote suivante. » (DA, p. 369)
19 A, p. 105.
20 A, p. 151.
21 A, p. 176.
22 CP, p. 33.
23 A, Préface, p. 13.
24 PLC, p. 636-639.
25 PLC, p. 794.
26 Olivier ou le secret, éd. Denise Virieux, Paris, Corti, 1971.
27 Pour reprendre le mot qui a désigné, pour Michael Riffaterre, le lecteur théorique doté des compétences idéales.
28 L’« homme » et la « femme » forment ce que les linguistes appellent une opposition « privative » entre un terme non marqué (« homme ») et un terme marqué (« femme »). Nombreuses sont les enquêtes – parmi lesquelles celle de G. Genette dans Figures II – qui s’intéressent au sexe des mots, au « répartitoire de sexuisemblance », et interrogent les incidences de la langue sur le discours. Au point que Bachelard trouve dans ce jeu matière à science particulière (la « génosanalyse »), au point même que Sartre y découvre la fonction essentielle de la littérature, d’une littérature « désinformatrice » et « déformatrice » qui s’emploierait à brouiller les sexes et les genres (Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1972, p. 92-93).
29 A, p. 97.
30 A, p. 186.
31 Aimetumie ux avoireut rois fem mesoua voir fa itcemanro ? » (à propos de La Chartreuse).
32 SE, p. 505.
33 A, p. 1450.
34 A, p. 1431.
35 La neutralisation, au-delà de son fonctionnement « linguistique », fera aussi écho – au risque d’infléchissements – au rôle que lui donne Philippe Hamon dans la sexualité zolienne (dont le « système » se fonde, pour une large part, sur « le neutre, l’androgynat, l’ambivalence, l’équilibre, la neutralisation »). Voir : Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 1983, p. 188-205.
36 A, p. 133.
37 A, p. 142.
38 A, p. 67.
39 RV, p. 1114-1115.
40 A, p. 77.
41 On sait le mot que Mme de Staël aimait à répéter : « Plus j’ai connu les hommes, plus j’ai aimé les chiens. » Pour une autre interprétation du curieux remords d’Octave, voir l’article « Chien » d’Yves Ansel dans le Dictionnaire de Stendhal.
42 A, p. 30.
43 Cette misanthropie-là provoque un désir d’interprétation, comme elle a provoqué, chez l’auteur, des velléités d’explication. On sait qu’en 1828, dans l’exemplaire Bucci, Stendhal éprouve justement le besoin d’alourdir ce passage de quelques allusions – sans renoncer, pour finir, à la rétention d’information : « Je ne puis trouver la manière de dire cela honnêtement dans l’ouvrage : plutôt dans la préface. » (A, p. 1433)
44 A, p. 186.
45 A, p. 80.
46 A, p. 119-120.
47 A, p. 58. Même rhétorique quand, dans Lucien Leuwen, le héros parle à Mme de Chasteller avec « cette nuance de familiarité délicate qui convient à deux âmes de même portée, lorsqu’elles se rencontrent et se reconnaissent au milieu des masques de cet ignoble bal masqué qu’on appelle le monde. Ainsi des anges se parleraient qui, partis du ciel pour quelque mission, se rencontreraient par hasard ici-bas » (LL, p. 923).
48 A, p. 61.
49 A, p. 178.
50 A, p. 183.
51 « […] les rapports de l’homme avec les anges que croit si fermement M. F[rédér]ic Ancillon, actuel ministre des Affaires étrangères à Berlin […] » (SE, p. 501-502)/« on y est trop accoutumé [en Allemagne] à croire avec enthousiasme à la mode (les anges de M. Ancillon) » (SE, p. 521).
52 Michelet, dans Œuvres complètes, I, p. 334, note 1.
53 La litote, contrairement à l’euphémisme, est une figure de la violence. Violence qui redouble ici d’être « distanciée », citationnelle. En citant Tartuffe, le héros stendhalien dit bien toute la vérité : il trouve le moyen d’avouer qu’il « joue un rôle », qu’il n’est « hypocrite » qu’au sens vrai, originel (acteur). Dans Le Rouge, manifestement, le sexe joue avec les conventions, le préécrit : « On eût pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. » (RN, p. 298)
54 Idées italiennes, cité par F. Ferranti dans Le Musée idéal de Stendhal, p. 206.
55 Ibid., p. 98.
56 PLC, p. 234.
57 Sur Stendhal, p. 41, note 1.
58 On le sait, Stendhal, le plus souvent, ne nie pas la transcendance, il la réduit. À l’emphase, il oppose la déflation, au lyrisme, l’évhémérisme.
59 A, p. 120.
60 A, p. 173.
61 A, p. 165.
62 LL, p. 1031.
63 Mon cœur mis à nu, Œuvres complètes, Paris, Seuil, coll. L’intégrale, 1982, p. 636.
64 Notons, par parenthèse, que « l’absorption du féminin par le masculin » est une loi linguistique d’autant plus naturelle qu’elle semble « universelle » : elle régente, comme le rappelle Patricia Violi, presque « toutes les langues à genre que nous connaissons ». « La seule exception semble être l’iroquois, où le genre qui a la fonction générique est le féminin. Mais cette langue classifie ensuite les femmes parmi les inanimés. » (« Les origines du genre grammatical », Langages, no 85, 1987, p. 30 et note 8)
65 A, p. 45-46.
66 La seconde hypothèse n’est pas invraisemblable, d’autant que les lecteurs d’Armance l’ont formulée dès le début, comme l’a rappelé Roland Barthes : « À l’époque, on a dit qu’Octave était homosexuel et que c’est pour ça qu’il ne pouvait pas épouser Armance ; tout ça c’est de l’ordre de l’argument, du contenu […] alors que tout de même maintenant ça ne serait plus guère possible de parler de l’écriture, en tout cas du texte, en termes de contenu ; maintenant les textes ne sont plus résumables. » (Prétexte : Roland Barthes, p. 29) C’est ici l’occasion de souligner que l’« inversion », que l’on va analyser, est une figure, qu’elle ne renvoie pas forcément à un contenu, mais à une forme (susceptible d’être remplie de divers contenus) et que cette figure a une valeur provisoire, relative (elle s’inscrit dans un réseau).
67 A, p. 140.
68 A, p. 189.
69 A, p. 174.
70 Pour une approche plus complète de cette figure, et une application au Sarrasine de Balzac, voir : G. Kliebenstein, « Remarques sur l’hémiphasie », dans La Réticence, Études réunies et présentées par L. Louvel et C. Rannoux, Presses universitaires de Rennes, coll. La Licorne, 2004.
71 Qu’il s’agisse (selon les rituels ou les contextes pragmatiques) de manifester la désapprobation la plus vive, ou le consentement le plus total (au nom du principe : qui tacet consentire videtur).
72 C’est ici la question du « silence de Dieu », du Verbum absconditum (Verbe caché, Dieu caché). Mais Philon d’Alexandrie, Plutarque, les pères de l’Eglise ont distingué le logos endiathetos (la parole intérieure) et le logos prophorikos (la parole proférée). Moïse, par exemple, est le destinataire d’une réception directe, pré-verbale, tandis que Aaron tient un discours destiné aux oreilles de la foule.
73 Tenir la réticence pour une coupure « à mi-parcours » exclut que la figure soit élargie à des phénomènes énonciatifs plus lâches, du genre : discours haché par la précipitation (comme le propose Bernard Lamy dans La Rhétorique ou l’art de parler, 3e éd., Paris, Pralard, 1688).
74 Le « mi-dire » lacanien ne présuppose en rien un énoncé coupé « en deux » (comme le Quos ego… virgilien), il suppose à tout discours (à commencer par celui de l’analysant) l’impossibilité de « tout dire », même et surtout la vérité.
75 Il nous faudrait une « mythologie » (au sens barthésien) de la violence « exemplaire ». Il est arrivé à Barthes de réclamer une « psychanalyse » des exemples de grammaire, de se demander pourquoi la transitivité du verbe était souvent illustrée par des exemples du type : « Pierre bat Paul », et de protester contre le remplissage funèbre de la rhétorique du syllogisme (« tous les hommes sont mortels… ») « qui nous redit bizarrement notre mort ». Les normes ne sont pas qu’affaire de formes : tout se passe comme si la violence des thèmes avait pour rôle de « garantir » la vérité des schèmes.
76 Énéide, chant I, v. 135 [= Et ( ?) vous (Quos) moi, je (ego)… mais (sed) il vaut mieux (praestat) apaiser (componere) les flots (fluctus) déchaînés (motos)].
77 Toutes les tentatives pour suppléer le fragment censuré – au nombre desquelles le « ulciscar ou tout autre mot analogue » d’E. Benoist, en 1908, ou le « ulcisci debeo » (= « je devrais vous punir »), de Gaston Cayrou, en 1958 – sont (évidemment) réussies et pourtant décevantes.
78 Au dos de Stendhal, Armance, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1975.
79 Au dos de Molière, L’École des femmes, L’École des maris, La Critique de l’École des femmes, L’Impromptu de Versailles, éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1985.
80 Pour reprendre ici un néologisme de Queneau.
81 Notons, en revanche, qu’à un autre moment du traité (IX. 1.28), Quintilien, qui parle de l’« allusion rapide » (concisa brevitas) puis de la « suggestion » (extenuatio), reconnaît à cette rhétorique le pouvoir de « laisser entendre plus qu’on n’en a dit » (plus ad intelligendum quam dixeris significatio).
82 Œuvres complètes, III, p. 462-463.
83 Pensons, par exemple, à l’auteur de la Rhétorique à Herennius qui considère la réticence – sous les noms de abscisio (IV. 67) ou de praecisio (IV. 41) – comme une « figure qui laisse deviner plus qu’elle n’en dit » (plus in supicione relinquit quam positum est in oratione), « ce que nous avons dit suffisant à éveiller les soupçons » (quod iam diximus, satis relinquitur suspicionis). Selon un principe de proportion inverse, l’orateur gagne en force ce qu’il perd en mots : « Un soupçon implicite acquiert plus de force qu’une explication détaillée » (atrocior tacita suspicio quam diserta explanatio facta est).
84 Ce qui lui permet de restituer sans vergogne et sans peine la part « sous-entendue » du Quos ego : « La construction est, vos quo ego in ditione meâ teneo. “Quoi ! vous que je tiens sous mon empire ; vous, mes sujets, vous que je pourrois punir, vous osez exciter de pareilles tempêtes sans mon aveu ?” » (Des tropes ou des différents sens, Paris, Flammarion, coll. Critiques, 1988, p. 321).
85 Ibid., p. 333.
86 Les Figures du discours, p. 135.
87 Pour reprendre le nom que Barthes donne aux « suites d’actions » (dans S/Z notamment), et qu’il emprunte aux théories aristotéliciennes (la proaïresis correspond à une « délibération » avant un choix).
88 Jean Lemaire de Belges, Illustration de Gaule, I, 25-1510.
89 Voir E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, II, Paris, PUF, coll. Agora, 1986, p. 347-349.
90 DA, p. 330. De façon générale, Stendhal paraît visiblement sensible aux « formalités et cérémonies » de l’amour médiéval sans conclusion sexuelle (Livre II, chap. LI). On sait, par ailleurs, que les « sept époques » que Beyle assigne à la séquence amoureuse (parmi lesquelles la célébrissime « cristallisation ») restent très en deçà du programme érotique classique. Significativement, le nombre d’étapes augmente (sept au lieu de quatre ou cinq) et la consommation sexuelle s’éloigne ; Stendhal se cantonne à « la naissance de l’amour ». On retrouve ailleurs, à l’occasion, cette hypertrophie des épisodes inchoatifs aux dépens du passage à l’acte (pensons à Lucien Leuwen où se subdivise à l’infini la scène de la rencontre), mais ce déséquilibre agit par excellence sur Armance, sublime (impossible) ars amandi.
91 Précisons ici que « hémiphrase » ne désigne pas une moitié de « phrase » (aux sens linguistiques du mot), mais une « élocution », une « parole » coupée en deux (conformément au sens de phrasis).
92 Le « Mais quoi » est un opérateur maïeutique lexicalisé ; il ne « cite » pas forcément le premier « mais ».
93 J1, p. 256, 345, 354, 432, 455, 636, etc. Dans le Journal, « faire cela » au sens sexuel, est utilisé de 1805 (J1, p. 256) à 1839 (J2, p. 358).
94 Voir, notamment : J1, p. 412, 433, 434, 466, 643.
95 Voir, par exemple, J1, p. 386 (« I have done that two times »), 663 (« I make that one or two every day, she five, six and sometimes neuf fois »), 810 (« I have made that a time »), 812 (I made that two times, and for her three or four).
96 I ho made questo four times » (J2, p. 105).
97 Never fac he » (J2, 95).
98 Il y a parfois ellipse de « cela », et il ne reste que le verbe « faire » : « Dum legiebam she faciebat a time with To. » (J2, p. 104) ; et le verbe « faire » lui-même peut disparaître : ne restent alors que des nombres (en français ou en sabir), des times, de simples computs.
99 A, p. 43.
100 Selon la loi de S/Z : « Le personnage et le discours sont complices l’un de l’autre. »
101 Cité par Fontanier, p. 137.
102 Ou du psychanalytique. Freud a postulé qu’il existe une « communication des inconscients », en montrant pourquoi, par exemple, « dans une petite société d’universitaires », l’oubli du titre Ben-Hur par une jeune femme pouvait gagner aussi, par contagion, trois hommes : « Leur inconscient a saisi la véritable signification de l’oubli de la jeune fille… il l’a pour ainsi dire interprété. » (Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973, p. 48-49)
103 Pour une application du principe d’extensibilité à toute figure microstructurale, voir : G. Kliebenstein, Figures du destin stendhalien.
104 Pour l’abbé Batteux, par exemple, la « suspension » (ou « sustentation ») est une figure liée à une bifurcation, un clinamen, une surprise finale : « Elle se fait lorsqu’après un discours de quelque étendue, qui promet quelque chose d’intéressant, on présente un tout autre objet que celui qui était attendu. » (Principes de littérature, t. IV, « Traité des genres en prose », Avignon, F. Chambeau, 1809, 1re partie, chap. IV, p. 86-87)
105 Dans l’Antiquité, les actions répétées trois fois marquent leur caractère absolu : appeler trois fois un mort par son nom (conclamatio), tenter d’étreindre par trois fois un fantôme, voir (ou entendre) trois fois un avertissement du destin.
106 La Stylistique, Paris, Armand Colin, coll. Cursus, 2001, p. 184.
107 Georges Bataille. Analyse du récit de mort, Paris, PUF, 1993, p. 214.
108 Dans Institution oratoire, IX, 2, 54 : « L’aposiôpèsis, que le même Cicéron appelle reticentia, Celse oblicentia, quelques-uns interruptio. »
109 C’est encore le cas du Dictionnaire de rhétorique de Michel Pougeoise, Paris, Armand Colin, 2001.
110 Aposiopèse vient de : apo/siôpaô = « garder le silence » (le préfixe apo insistant sur la séparation – la rupture – et la cessation), tandis que reticentia vient de re/ tacere (le préfixe re étant doté d’une valeur intensive qui renforce le sémantisme de « taire »).
111 Voir le couple « paralipse »/« paralepse » dans Figures III, p. 211-212.
112 De tous les néologismes proposés, le dernier est peut-être le plus discutable. Et il a été, en effet, discuté par Xavier Bonnier qui lui préférerait « hétérolepse » (sur le modèle orthodoxe/hétérodoxe) ou « cacolepse » pour rendre compte du caractère erroné de la complémentation (tandis que « pseudolepse » suppose un mensonge, une feinte). « Pseudolepse » est maintenu pour deux ou trois raisons : c’est un terme qui vaut (à peu près) autant pour l’autolepse (qui est délibérément truquée) que pour l’exolepse (de plus ou moins bonne foi). Il s’agit ici, en outre, de commenter des dialogues fictionnels, dont les « erreurs » sont (subtilement) calculées. Enfin, il n’est pas exclu que, même dans le réel, les mal-entendus, les mésinterprétations des « réticences » soient l’effet d’une (plus ou moins consciente) « mauvaise » volonté.
113 L’adjectif « motos » s’applique aux flots, mais c’est, en même temps, un écho morphologique de « quos » (un accusatif) et un écho sémantique de « ego » : il pourrait aussi se traduire (et a déjà été traduit) par « émus », dans une espèce d’hypallage personnifiante.
114 On sait qu’Antéros est le dieu de l’amour réciproque ou l’adversaire de l’amour selon le sens que prend le préfixe.
115 Sans compter le confident d’Octave, Dolier.
116 Dans le roman, cette locution condamne une conduite (doublement) « fautive ». Elle dénonce d’abord un truquage : « L’on pourrait jouer sur la rente à coup sûr » (A, p. 49), ensuite une erreur : le commandeur « qui jouait à coup sûr, fit une perte assez considérable » (A, p. 146). En fait, la locution honnie en dit long sur l’aventure stendhalienne (nous y reviendrons).
117 C’est par ce raccourci symbolique qu’Armand Hoog, dans sa « Préface », rappelle que le héros demande à Armance « de lui confier la clé du serre-papier » pour y prendre un jeu d’échecs.
118 Comme Armand Hoog l’a noté, il est arrivé au toponyme « Claix » d’être représenté « hiéroglyphiquement », dans un cryptogramme de 1816 : « never worse than », suivi du dessin d’une clé (OI1, p. 960).
119 « […] elle lui faisait un compliment fort vif, lorsque tout à coup les traits d’Octave se couvrirent de rougeur, et il quitta le salon d’un pas dont il cherchait en vain à dissimuler la rapidité. » (A, p. 46)
120 Le Roman de l’histoire, 1780-1850, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 82.
121 HB, p. 791.
122 Elle ne peut s’offenser de la liberté que je prends avec elle en révélant que je l’aimais ; si je la retrouve jamais je le lui dirais encore. » (HB, p. 556)
123 Il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde. » (CP, p. 493)
124 Et, malgré leur modestie de femme et cette horreur d’occuper le public que je leur ai vue, si elles voient ce livre du lieu où elles sont, n’en seront-elles pas bien aises ? » (HB, p. 915)
125 DA, p. 203.
126 La critique se contente souvent de noter que Stendhal a « vraiment » fréquenté la « rue Paradis » à Marseille. Mais c’est sous-estimer le sens symbolique de cette adresse : on sait que les toponymes, les hodonymes jouent un rôle essentiel dans la pseudonymie et la cryptographie beylistes.
127 A, p. 192.
128 A, p. 106. Voir supra, « Le Grand Cryptogramme ».
129 Lucien Leuwen cite ce mot que Zulietta a lancé à Jean-Jacques (LL, p. 835).
130 A, p. 77-78.
131 Sur Stendhal, p. 88.
132 A, p. 78.
133 Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1988, p. 810.
134 A, p. 101.
135 Cité par M. Crouzet, dans sa « Préface » à D’un nouveau complot contre les industriels, p. 20.
136 Cette Théorie a été publiée dans L’Europe littéraire, en août-septembre 1833.
137 La Comédie humaine, t. XII, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1981, p. 289-290.
138 A, p. 64.
139 Il n’est rien absolument chez moi de divin ou d’instinctif […] Octave lui annonçait une victoire mémorable si elle parvenait à réveiller en lui la conscience et le sens intime. » (A, p. 64) Notons que la traduction même de l’allemand peut fonctionner ici comme un révélateur : quand Stendhal cite Schlegel ailleurs (dans HP, p. 276, par exemple), il parle de « sens intérieur » (faculté égocentrée), et non de « sens intime » (dont les connotations peuvent évoquer un rapport érotisé à l’autre).
140 A, p. 34.
141 Dans sa « Préface » à Armance.
142 A, p. 51.
143 Armance, Paris, Press Pocket, 1993.
144 On sait que l’on doit à Stendhal (à en croire une lettre de Mérimée) le glissement du mot « con » du substantif à l’adjectif : « Ainsi ne me croyez pas trop con. Cette expression dont vous êtes l’inventeur me plaît. » (CG4, p. 90) Peut-être faut-il, à ce compte, ranger dans la série des indices cet aveu italiqué : « Je n’ai point de conscience. » (A, p. 64)
145 Voir Y. Ansel, « Armance ou les ruses de la folie », Stendhal Club, no 88, 1980, p. 366-367.
146 De la répétition d’une figure : Armance ou le récit de l’impuissance », Littérature, no 18, 1975.
147 PLC, p. 637.
148 Ibid., note 1.
149 A, p. 33.
150 Ces (mauvais) jeux de mots – quoi qu’on pense ici de leur valeur interprétative – ne sont pas étrangers à l’univers stendhalien. On trouve par exemple dans la correspondance ce conseil de Jean-Antoine Plana à Beyle : « Garde-toi sur des maladies vénériennes. Cela ne vaut rien pour la bourse, ni pour les bourses. » (CG1, p. 166)
151 L’Énigme onomastique, p. 70.
152 Sur la trame signifiante qui traduit ou trahit l’impuissance du narrateur de La Recherche, voir : A. Roger, Proust, les plaisirs et les noms, Paris, Denoël, 1985, p. 95-106.
153 Ce qui relativise les interprétations fondées sur le silence obstiné d’Octave (par exemple « l’analité » du héros diagnostiquée par Pierre Bayard, Symptôme de Stendhal : Armance et l’aveu, Paris, Minard, coll. Archives de lettres modernes, 1979).
154 La conversation du chevalier était une allusion perpétuelle et fort spirituelle aux chefs-d’œuvre des grands écrivains et des grands poètes des littératures française et latine. » (A, p. 155) En 1826, notamment, Stendhal est le théoricien de « l’allusion constante » et de ses risques : « Chacun admire les vers toscans de Niccolini (voir sa tragédie de Nabucco qui est une allusion constante à Napoléon), mais personne ne les lit. Que peut-il certes y avoir de moins intéressant qu’un parallèle entre Napoléon et Nabuchodonosor, étiré à cinq actes mortels ? » (PLC, p. 615)
155 Sémiotisme de Stendhal, Genève, Droz, 1980, p. 277.
156 La « Folie » dans l’œuvre romanesque de Stendhal, Paris, Corti, 1971, p. 174 et 181.
157 A, p. 153.
158 Voir notamment Pierre-Louis Rey, « Le silence d’Armance », dans L’Obsession de la faute, coll. La Licorne, no 20, université de Poitiers, 1991. De façon générale, la critique prend pour point de départ évident (incontesté) le silence d’Octave, et cherche ensuite toutes les façons possibles de le justifier. R. Pearson, par exemple, a pu soutenir que ce silence s’expliquerait par la peur de faire rire, le babilanisme étant considéré comme un thème comique à l’époque (dans Stendhal’s Violin, Oxford University, Clarendon Press, 1988).
159 Stendhal parle de « la nécessaire impuiss of making ».
160 Ce qu’ont montré certains de ses lecteurs immédiats, et notamment une lectrice « di molto spirito ». Pour ses happy few, Stendhal recourt à la rhétorique « économique » du intelligenti pauca.
161 Stendhal a souvent rêvé d’un signifié sans signifiant, comme l’atteste, par exemple, sa définition du « regard » : « On peut tout dire avec un regard, et cependant on peut toujours nier un regard, car il ne peut pas être répété textuellement. » (DA, p. 87-88)
162 « […] votre Laclos n’était qu’un fat. Je ne sais pourquoi vous autres jeunes gens vous en faites un modèle. » (A, p. 181) Il s’agit de savoir si la rhétorique de Laclos peut servir à construire un piège (celui de la fausse lettre à Méry).
163 A, p. 65.
164 Les paroles qu’il venait d’entendre n’étaient pas décisives » (A, p. 53) ; « je ne puis trouver […] d’action prouvant d’une manière décisive que… » (A, p. 54). « J’ai longtemps cherché à me justifier […] non par de vaines paroles mais par des actions. Je n’en vois aucune qui soit décisive. » (A, p. 68)
165 A, p. 119. Ici, le mot relève de l’auto-ironie (tardive), du chleuasme amer. Octave, qui vient d’avoir la révélation qu’il aime Armance (A, p. 112), entreprend de la fuir et lui adresse une anti-déclaration d’amour : le discours s’auto-réfute, il ne « tient » pas, il n’a d’ailleurs jamais tenu. Car le narrateur avait dénoncé dès le début l’amour d’Octave (« notre philosophe n’eut pas la moindre idée qu’il aimait Armance d’amour », A, p. 75), et attiré notre attention sur la mauvaise foi linguistique du héros (« tout le bonheur d’Octave qu’il croyait si ferme et si bien assuré ne tenait cependant qu’à ce seul petit mot amitié qu’il venait de prononcer », A, p. 82).
166 L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 91-92.
167 A, p. 97.
168 A, p. 141.
169 A, p. 69, 79.
170 A, p. 51.
171 A, p. 52. Ici divers signes, morphologique (le masculin), typographique (les italiques de distance ou d’insistance), rhétorique (le modalisateur antiphrastique « simplement »), concourent à l’ambiguïté du jugement. Deux discours se superposent alors dans un palimpseste parfait : l’auto-analyse y coïncide mot pour mot avec sa contestation, que cette contestation émane d’une conscience clivée (la « mauvaise foi » d’Octave), d’une instance omnisciente (l’ironie du narrateur) ou d’un mélange des deux.
172 A, p. 55.
173 A, p. 97.
174 Non au sens de Fontanier (qui appelle syllepses des « tropes mixtes », Les Figures du discours, p. 105-108), mais au sens de Dumarsais : « Il y a syllepse quand on fait la construction selon le sens, et non pas selon les mots : c’est ainsi qu’Horace, l. I, Od. 2, a dit : fatale monstrum quae, parce que ce monstre fatal c’étoit Cléopatre ; ainsi il a dit quae [pronom féminin], relativement à Cléopatre qu’il avait dans l’esprit, et non pas relativement à monstrum [substantif neutre]. » (Article « Figure » de l’Encyclopédie, dans Des tropes, p. 322) Ici, le phénomène déborde la définition stricte de la figure (le primat du sens sur la syntaxe des accords) et pose la question, plus large, de l’inadéquation du genre et du sexe.
175 A, p. 98.
176 Il y avait dans l’accent profond et presque attendri avec lequel Octave disait ces vaines paroles […] un dévouement si passionné pour l’amie à laquelle il se confiait qu’elle n’eut pas le courage de résister au bonheur de se voir aimée ainsi. » (A, p. 110)
177 A, p. 178.
178 A, p. 189.
179 L’usage du pluriel renforce évidemment la perversité du dispositif. Comment comprendre le mot d’Armance : « C’est une sorte de réconciliation entre amis qui s’étaient brouillés » (A, p. 70) ? Le pluriel stendhalien hésite entre /masculin + féminin/ ou /masculin + masculin/. Le texte propose des désambiguïsations où l’emportent tantôt le masculin (« – Ah ! c’est d’amis que j’ai besoin, et non pas de voir la société. Est-ce dans les salons que je trouverai un ami ? – Oui, puisque vous n’avez pas su le trouver à l’École polytechnique », A, p. 48), tantôt, apparemment, le féminin : « Quand on n’a pas d’amis à mon âge peut-on espérer d’en acquérir encore ? Aime-t-on par projet ? » (A, p. 82). Il arrive qu’« amis » soit exclusivement masculinisé : à la chasse (A, p. 118) ou au bordel (A, p. 83).
180 Stendhal et le langage, p. 316-353. Selon M. Crouzet (p. 343, note 3), le silence de Mme de Malivert, qui redoute pour Octave une « affection de poitrine », confirmerait que l’évitement des « mots » relève de la conjuration magique : « Elle pensait que si elle avait le malheur de deviner juste, nommer cette maladie cruelle, ce serait hâter ses progrès. » (A, p. 31) À cette réserve près que, justement, la mère d’Octave se trompe, et que, du même coup, le roman soulève la question des conjurations inutiles ou illusoires.
181 Ibid., p. 335.
182 « La double attention qu’en se permettant une chose ridicule, il donnait malgré lui à l’impertinence qu’il faisait et à la démarche sage dont elle prenait la place. » (A, p. 89)
183 A, p. 58.
184 A, p. 62-63.
185 A, p. 73.
186 A, p. 127.
187 A, p. 1428.
188 A, p. 148-149.
189 HP, p. 369.
190 CG3, p. 96.
191 L’objection majeure consisterait à rappeler, à la suite de P. Barbéris, que « c’est Mérimée qui obtint de changer Olivier en Octave » (Sur Stendhal, p. 89). Mais cette objection ne rend pas pour autant l’hypothèse insoutenable. Outre qu’on ne peut fixer la part respective des deux auteurs (d’Olivier à Octave de Malivert, tout un jeu de paronomase et d’anagramme), ce serait exagérer ici l’importance de l’autographie, ce serait sous-estimer la faculté qu’a l’écriture d’assimiler l’hétérogène. Stendhal, accusé de plagiat, le savait mieux que personne, lui qui militait pour une récupération absolue des discours antérieurs.
192 A, p. 41. Ce trait féminin, évidemment très léger, revient parfois dans le roman stendhalien (par exemple, il caractérise Julien).
193 A, p. 186. Appelée par l’astérisque, une note infrapaginale précise le sujet de l’énonciation et sa situation : « En mourant abandonnée par Énée, Didon s’écrie… » (suit la traduction). Cette sollicitude didactique pourrait être soupçonnée.
194 Histoires d’amour [1983], Paris, Folio-Essais, 1985, p. 448.
195 Selon Fontanier, « l’Épitrope ou Permission, dans la vue même de nous détourner d’un excès […] semble nous inviter à nous y livrer sans retenue » (Les Figures du discours, p. 148). Ici, à l’inverse, le discours semble détourner d’un excès, d’une « horreur », pour mieux inviter à s’y livrer. L’avertissement liminaire se tient au plus près des tactiques préfacielles du xviiie siècle par ses dénégations, et par ses termes mêmes (le mot d’« application » fait songer à la « Déclaration de l’auteur » de Gil Blas : « Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. »)
196 Voir P. Sénart, « Préface » à Aloys, Paris, UGE, coll. 10/18, 1971.
197 La critique a rappelé – ici et là – que la première passion de jeunesse de Beyle, Virginie Kubly, chantait habillée en homme, qu’une lettre de Mareste parle de « ce Sodome de Beyle », qu’au milieu du « cénacle » Beyle soutenait que tous les grands hommes ont eu des goûts anormaux (Alexandre, César, Napoléon, Jésus-Christ), qu’il était lié avec le marquis Astolphe de Custine et avec Théodore Leclercq (qui vivait avec l’étrange Fiévée), qu’avec Lamiel, selon S. de Beauvoir, « il a tenté une entreprise qu’aucun romancier […] ne s’est jamais proposée : il s’est projeté lui-même dans un personnage de femme. Il ne se penche pas sur Lamiel comme Marivaux sur Marianne ou Richardson sur Clarisse Harlow : il en épouse la destinée comme il avait épousé celle de Julien », etc., etc. On pourrait multiplier les exemples qui, évidemment, ne « prouveraient » rien.
198 Voir éd. P.-L. Rey, p. 19.
199 « Arnauld disait de la Phèdre de Racine :… “Mais pourquoi a-t-il fait Hippolyte amoureux ? L’auteur, qui s’était fait cette critique à lui-même, se justifiait en disant : Qu’auraient pensé les petits maîtres d’un Hippolyte ennemi de toutes les femmes ? Quelles mauvaises plaisanteries n’auraient-ils point faites ?” » (FN1, p. 308-309)
200 Dans le carton R 288 des manuscrits de Grenoble, en tête des pages qui deviendront le chapitre XXXI de l’édition de la Pléiade (R2, p. 1534).
201 CG3, p. 743.
202 HB, p. 817.
203 RN, p. 315.
204 Splendeurs et misères des courtisanes, Comédie humaine, t. VI, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, p. 840.
205 Voir R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 124.
206 Voir, pour un très bref rappel, M. Foucault, « Le mystérieux hermaphrodite », Dits et écrits III, Paris, Gallimard, 1994, p. 624-625, et pour une interprétation historiquement centrée de la figure : F. Monneyron, L’Androgyne romantique. Du mythe au mythe littéraire, Grenoble, ELLUG, 1994.
207 LL, p. 1534. De l’équation : Lord Link = évêque de Clogher, Armance semble « retenir » avant la lettre, d’une part, la thématique des promenades à cheval : « Octave prit à son service un valet de pied qui sortait de chez madame d’Aumale ; cet homme, ancien soldat, était intéressé et très fin. Octave le faisait monter à cheval avec lui, dans de grandes promenades de sept ou huit lieues, qu’il faisait dans les bois qui entourent Paris, et il y avait des moments d’ennui apparent où il lui permettait de parler » (A, p. 87) ; sans compter les promenades à cheval au bois de Boulogne, au cours desquelles les propos et l’attitude du héros finissent par éloigner, « étranger », ses « amis » (A, p. 108). Armance, d’autre part, insiste sur le côté ecclésiastique : « Il est évident que ce garçon-là nourrit la secrète ambition de se faire évêque ou cardinal […] mon fils ne voit avec quelque intimité que des ecclésiastiques ou de jeunes savants de même acabit, et […] il montre un dégoût marqué pour les jeunes militaires. – Il y a quelque chose d’étrange dans ce jeune homme » (A, p. 51), etc.
208 A, p. 45-46.
209 Au sens psychanalytique : la crise de fureur d’Octave a eu pour déclencheur (révélé rétroactivement) « une charade en action » avec des « jeunes gens » et des « jeunes personnes » (A, p. 46).
210 A, p. 45.
211 À noter que Stendhal (comme nombre de ses contemporains) a usé de cet adjectif, pour stigmatiser une manie stylistique ridicule (la manie de l’inversion syntaxique) chez le vicomte d’Arlincourt (PLC, p. 690).
212 A, p. 106-107.
213 A, p. 107.
214 A, p. 45.
215 Pour une interprétation (ou plutôt pour plusieurs) de ce « poëme en prose », voir Steve Murphy, Logiques du dernier Baudelaire, Paris, Champion, 2003.
216 Voir G. Kliebenstein, « Lecture de Conflit », dans Mallarmé, textes réunis par Raoul Klein, Mont-de-Marsan, Éditions InterUniversitaires, coll. Dix-neuf/Vingt, 1998.
217 LL, p. 1197. Sur les rapports de l’« énergie » stendhalienne et du « classicisme », voir « Stendhal et la tentation Saint-Simon », art. cité.
218 A, p. 99.
219 A, p. 108.
220 LL, p. 1535.
221 LL, p. 1568.
222 LL, p. 1576.
223 LL, p. 1583.
224 Dans sa Physiologie du mariage, au chapitre « De la Belle-mère », Balzac évoque « les difficultés de tous les gunaïsmes de l’idiome ».
225 RN, p. 271.
226 RN, p. 454.
227 A, p. 98.
228 A, p. 178.
229 Sans doute faudrait-il réévaluer cet aveu du Commandeur à Armance : « Moi aussi j’aime Octave avec passion. » (A, p. 172)
230 Madame de Bonnivet passa en calèche devant Tortoni avec son bel Octave. C’est ainsi que parlèrent les hommes de la société qui les aperçurent. » (A, p. 77)
231 A, p. 189.
232 A, p. 119.
233 A, p. 102-103. Notons qu’Octave est tenté par un passage à l’acte comparable : « Le tourment moral qui le poussait à agir était si atroce, qu’il se sentit l’envie de sauter au coup du coiffeur qui lui coupait les cheveux. » (A, p. 128)
234 A, p. 160.
235 A, p. 109.
236 Au point que cette symbolique a suscité des néologismes critiques. Repérée, par exemple, chez Balzac ou Michelet, la tendance au cumul des sexes s’est appelée « intersexe » (J.-P. Richard) ou « ultra-sexe » (R. Barthes). Mais déjà au xviiie siècle, J. J. Winckelmann (dont on sait le rôle que lui donne « Stendhal ») avait manifesté son intérêt pour l’ambiguïté physique des androgynes vus dans les musées italiens (la galerie de Florence, la villa Borghèse, la villa Albani) : « Toutes les figures de cette nature ont un sein virginal, conjointement avec les membres de la génération de notre sexe. » (Histoire de l’art de l’Antiquité, trad. Huber, Leipzig, 1781, t. 2, livre IV, p. 47)
237 La critique l’a souvent noté, en relevant quelques traits communs erratiques (voir par exemple : Sheila Bell, « La conscience parodique chez Stendhal : le cas d’Armance », dans Stendhal et le comique, textes réunis et présentés par D. Sangsue, Grenoble, ELLUG, 1999, p. 171). Mais le roman n’esquisse pas seulement ici un parallélisme suggestif, il opère une confusion systématique dont il faut tirer les conséquences.
238 A, p. 153.
239 DA, p. 281.
240 J1, p. 63.
241 AM, p. 195.
242 A, p. 40.
243 A, p. 186.
244 A, p. 54.
245 A, p. 29.
246 A, p. 58.
247 Elle devait à ce singulier caractère, et surtout à de grands yeux bleus foncés… » (A, p. 56)
248 Le xviie siècle appelle « ophtalmoscopie » la « connaissance du caractère par l’examen des yeux ». On sait que pour Stendhal, qui « analyse le regard dans une démarche initialement lavatérienne », physiognomonique, « les yeux sont vrais » comme le rappelle M. Crouzet (Stendhal et le langage, p. 397, note 2).
249 A, p. 58.
250 Dans les deux cas, les « grosses boucles » de cheveux deviennent des stimuli qui attirent des compliments ou excitent la jalousie. D’un côté, les cheveux d’Octave « du plus beau blond » qui « retombent en grosses boucles sur le front » lui valent « un compliment fort vif » de Mme de Claix – à qui cela rappelle les modes de Naples (A, p. 46). De l’autre, « la prédilection d’Armance pour les cheveux courts et retombant en fort grosses boucles, comme on les porte à Moscou » lui vaut les sarcasmes de toutes les autres femmes (A, p. 62-63).
251 Le texte parle, on l’a vu, de la « rare beauté » d’Octave et de la « rare perfection » du corps d’Armance, à des moments comparables : d’un côté le corps sans vie du héros, de l’autre Armance « privée de tout sentiment », « profondément évanouie », quasi morte : « Ses yeux si beaux étaient encore à demi ouverts, les contours de cette bouche charmante avaient conservé l’expression d’une douleur profonde. » (A, p. 119)
252 A, p. 56.
253 A, p. 57.
254 A, p. 58.
255 Octave a « l’air d’être à demi converti au mysticisme allemand » (A, p. 86).
256 A, p. 152.
257 On sait que les « frontières », chez Stendhal, matérialisent l’idée de transgression : avec Stendhal les frontières ne se franchissent jamais sans accrochages avec douaniers, policiers ou carabiniers.
258 A, p. 104-105.
259 A, p. 119-120.
260 A, p. 115.
261 Ibid.
262 A, p. 30.
263 A, p. 45.
264 A, p. 110.
265 HB, p. 671, 813.
266 J1, p. 185.
267 J1, p. 182.
268 Voir la notice « Folie » du Dictionnaire de Stendhal.
269 Voir V. Del Litto, « Le premier lecteur de l’Histoire de la peinture en Italie : Alexandre Lenoir », dans Une somme stendhalienne, I, Paris, Champion, 2002, p. 885-943.
270 A, p. 105.
271 A, p. 104.
272 A, p. 44.
273 A, p. 90.
274 A, p. 140.
275 A, p. 188.
276 A, p. 71-73.
277 Il existe même une scène, dans le roman, où, dans une espèce de communion lacrymale, les deux acteurs pleurent en même temps (A, p. 69).
278 A, p. 116.
279 A, p. 119.
280 A, p. 112-113. Le « coup de foudre » (théorisé dans De l’amour) ne se produit pas forcément, chez Stendhal, en présence de l’objet aimé. Dans Lucien Leuwen, il surgit par contumace, il se joue dans un soliloque, dans l’apparition d’un mot : « Aurais-je la sottise d’être amoureux ? » se dit-il enfin à demi-haut ; et il s’arrêta comme frappé par la foudre, au milieu de la rue » (LL, p. 906). C’est dire à quel point la parole joue un rôle « fatal ».
281 A, p. 80.
282 A, p. 53.
283 A, p. 177.
284 Ibid.
285 A, p. 189.
286 A, p. 99.
287 A, p. 83.
288 De même pour Stendhal, face à son ou ses hypotextes, qu’il ne peut « réécrire » qu’en en subvertissant l’économie : les « plans faits d’avance » glacent.
289 A, p. 105.
290 A, p. 101.
291 A, p. 94.
292 A, p. 150.
293 A, p. 72.
294 On sait que le « sabir » stendhalien (les mots ou les syntagmes italiens, anglais ou latins pris dans la syntaxe française) a pu être interprété comme le désir de parler étranger dans sa propre langue.
295 A, p. 127.
296 Comme n’a pas manqué de le relever la critique. À quoi il faudrait ajouter qu’aimer la langue a aussi des enjeux politiques. Dans Armance la langue n’est pas seulement érotisée, elle est aussi politisée, comme le souligne le père d’Octave : « Les jacobins ont tout changé parmi nous, même notre langue. » (A, p. 169)
297 Au dossier de l’érotisation du langage, ajoutons que l’héroïne est sensible aussi au déclencheur onomastique : « Mon cher Octave ! La fièvre lui donnait l’audace de prononcer ce nom à demi-voix, et elle trouvait du plaisir à le répéter. » (A, p. 71) Et ce plaisir doit rester secret : « Comme elle aurait eu quelque honte à prononcer son nom devant la femme de chambre, elle cacha sa première lettre dans la caisse de cet oranger qu’Octave devait bien connaître. » (A, p. 177)
298 A, p. 91.
299 Armance s’enfuit souvent pour cacher son trouble (par exemple p. 69-70, 150, etc.). L’évanouissement est, de ce point de vue, une « conduite magique » (pour parler comme Sartre) très ambiguë : à la fois une fuite, et l’occasion laissée à l’autre de devenir voyeur.
300 Chaque fois qu’il le peut, le corps se transforme en palimpseste et utilise un signe physique pour en cacher un autre : la fièvre dissimule la fièvre amoureuse, une brûlure « en faisant le thé » pourrait servir « d’excuse » au trouble d’Armance (A, p. 122), etc.
301 Octave soudoie un paysan pour qu’il ne parle pas de son évanouissement (A, p. 117).
302 « La lecture comme construction », dans Les Genres du discours, p. 95.
303 « […] aucun soupçon d’intérêt personnel ne venait attaquer la pureté de son diabolicisme » (A, p. 65). Ce diagnostic recoupe parfaitement, on l’a vu, celui du commandeur de Soubirane : « Tu es Lucifer en personne, revenant exprès dans ce monde pour me mettre martel en tête. Que diable es-tu ? » (A, p. 30)
304 A, p. 129.
305 RN, p. 680 ; LL, p. 1076.
306 J1, p. 584, 846 ; SE, p. 513.
307 J1, p. 157.
308 LL, p. 986.
309 HB, p. 887 ; LL, p. 919, 1358.
310 J1, p. 876.
311 RV, p. 1113.
312 A, p. 70. Après avoir dit ces mots, Armance s’est enfuie, en larmes, parce qu’il ne lui était « plus possible de feindre » la simple amitié (A, p. 69).
313 A, p. 70.
314 Ibid.
315 A, p. 97-98.
316 Armance aussi, de son côté, pratique l’inversion des signes, et entre, dès le début, dans l’imaginaire des « sentiments opposés » : Octave « perdait l’amitié et l’estime de la seule personne qui lui semblât digne de la sienne, parce qu’on lui croyait des sentiments opposés à ceux qu’il avait réellement » (A, p. 55).
317 A, p. 53. On notera l’ambiguïté du pronom anaphorique l’, qui renvoie autant, peut-être, à la « cousine » qu’à « l’estime ». Stendhal savait apprécier l’ambiguïté des pronoms. À preuve, ce trait d’esprit de Molière cité en 1826 : « Les sentiments de notre société ne sont pas très différents de ceux du Président qui n’aimait pas le Tartuffe et dont Molière dit en s’adressant au public : “Nous allions vous donner Tartuffe, mais Monsieur le Premier Président ne veut pas qu’on le joue”. » (PLC, p. 706)
318 OC2, p. 675.
319 A, p. 177.
320 A, p. 92.
321 A, p. 126.
322 Ibid.
323 Selon cet argument – qui naît de la rhétorique des procès et qu’exploiteront à satiété les intrigues policières – c’est justement parce que tout accuse X que X est innocent (sur la « Techné de Corax », voir Aristote, Rhétorique, II, 24).
324 A, p. 70.
325 A, p. 25.
326 Il s’agit ici d’une différenciation rudimentaire. On sait que la rhétorique distingue aussi la « prolepse » (l’anticipation d’une objection) de la « subjection » (qui consiste à faire les questions et les réponses). De même qu’elle distingue, intéressée à la théorie des « fausses » questions, la rogatio (ou hypophore), question que l’on se pose à soi-même pour y répondre, de l’interrogatio, question « rhétorique » lancée à l’autre, et qui n’appelle pas de réponse.
327 Selon Fontanier, la « délibération » est cette figure, théâtrale par excellence, qui anticipe sur son résultat (à la différence de la « dubitation »).
328 On reconnaît là tout le matériel linguistique (vocatifs, interjections, anacrouses) de la tragédie classique.
329 A, p. 91, 98.
330 A, p. 166.
331 Expression que Stendhal emploie, par exemple, pour commenter en 1826 le Léonidas de Pichat (PLC, p. 629).
332 Ou quand il ne le faudrait pas (ce qui revient au même) : « Un instant avait renversé l’ouvrage de toute sa vie. » (A, p. 112)
333 A, p. 186.
334 Notamment à la page 49 : « Le marquis ne manquerait pas de mettre à la disposition d’Octave une partie de cette augmentation de fortune. » Parfois, une occurrence peut paraître légèrement ambiguë : « Il avait été si péniblement affecté en trouvant que les sentiments de cette aimable cousine changeaient avec la fortune. » (A, p. 48) Parfois, à l’inverse, un effort de « décondensation » du sens s’enregistre, au moment où Armance hérite « à propos » : « On parla de la fortune que le hasard venait d’envoyer à Armance. » (A, p. 160)
335 A, p. 168.
336 A, p. 171.
337 Ce que confirme la mise en abyme qui fait venir le subterfuge de la lettre calquée d’un « roman vulgaire » (A, p. 180).
338 Stendhal et le langage, p. 189.
339 Après avoir lu dans les Débats du 30 janvier 1826 un article sur Duvergier de Hauranne, Stendhal a encore rédigé l’esquisse d’une pièce de théâtre : La Gloire et la Bosse (voir T3, p. 375-396).
340 Aux aventures de l’apprenti dramaturge, s’ajoutent celles du lecteur, du spectateur, de l’amoureux des actrices, du critique dramatique et de l’acteur amateur (Beyle a fréquenté les cours de La Rive et de Dugazon).
341 De même que serait « infigurable » (à en croire la tentative picturale de Barthes) l’androgyne de Platon ; certaines chimères n’existent que dans et par l’écriture (Fragments d’un discours amoureux, dans Œuvres complètes, III, p. 672).
342 Armance peut avoir l’âme aussi sombre qu’Octave : « « Cette seconde possibilité jeta beaucoup de sombre dans l’âme d’Armance. » (A, p. 91)
343 À maintes reprises, le texte souligne la bizarrerie d’Octave : l’adjectif « bizarre » lui est appliqué sept fois, sa « bizarrerie » est commentée trois fois, lui-même parle de ses « fatales bizarreries » (A, p. 174). À ce compte, le transfert de cette « qualité » à Armance (opéré par M. de Malivert) ne peut qu’alerter : « Notre chère Armance a de la bizarrerie dans la manière de voir. » (A, p. 169)
344 A, p. 44.
345 A, p. 72.
346 Il arrive à Armance de renchérir sur Octave : « Je vois quelque chose de plus faux dans notre position. » (A, p. 104) Et la position « fausse » qui rend compte de la situation politique vaut aussi dans le domaine érotique : « Je porte une juste peine, se dit-elle, de la fausse position dans laquelle je me suis placée. » (A, p. 162)
347 « cette journée si agitée » (A, p. 142).
348 A, p. 174.
349 A, p. 42.
350 A, p. 70.
351 A, p. 32.
352 A, p. 72.
353 La mort est, pour Octave, « le premier des bonheurs » (A, p. 132). Armance, quant à elle, voudrait avoir « le bonheur de mourir » (A, p. 80). Parmi les nombreux souhaits de mort d’Octave (A, p. 42, 43, 118, 132, etc.), notons que celui qui l’assimile à un oiseau (« si quelque enfant maladroit, en tirant un oiseau derrière une haie, pouvait me tuer… ») est immédiatement suivi d’une comparaison qui donne à Armance « la grâce et la légèreté d’un oiseau » (A, p. 118). Comme si le texte reconnaissait aux héros la même vulnérabilité.
354 A, p. 80.
355 A, p. 95-96.
356 Dans les deux cas, le « devoir » dicte sa loi dans le discours intérieur : « Ce mot devoir fut comme un coup de foudre pour Octave. Un petit devoir ! s’écria-t-il en s’arrêtant, un devoir de peu d’importance !… » (A, p. 43) « Cette idée est le devoir, se dit la malheureuse Armance. Dès ce moment le sacrifice fut fait. […] Du moment que j’ai aperçu le devoir, ne pas le suivre à l’instant, c’est agir comme une âme vulgaire, c’est être indigne d’Octave. » (A, p. 71)
357 A, p. 45, etc.
358 A, p. 138.
359 Le bras d’Armance peut donner de l’« ivresse » à Octave (A, p. 111-112), et celui d’Octave peut provoquer l’« extase » d’Armance (A, p. 110).
360 « Le tourment moral qui le poussait à agir était si atroce, qu’il se sentit l’envie de sauter au coup du coiffeur qui lui coupait les cheveux. » (A, p. 128)
361 « Quand je vois les dames banquières dans leurs loges, au Théâtre Italien, je meurs d’envie d’entendre ce qu’elles disent […]. Si j’en aperçois une jolie, et il y en a de charmantes, je meurs d’envie de lui sauter au coup. » (A, p. 102-103)
362 A, p. 176.
363 Octave, après avoir tué Crêveroche, s’inquiète sur le sort de son chien (A, p. 142).
364 Armance saute de joie à l’idée de voir un « jeune éléphant » (A, p. 77).
365 P. 177, pour Armance, p. 189, pour Octave.
366 A, p. 187, 189.
367 A, p. 138.
368 A, p. 71.
369 A, p. 187.
370 A, p. 45.
371 A, p. 165.
372 A, p. 151. En cela, il rejoint Kant et sa définition de la « sympathie complète », telle que la rappelle Lucien Leuwen : « absence totale du sentiment d’être deux » (LL, p. 960). Le déni de « dualité », le rêve de fusion totale concernent évidemment le couple Bathilde-Lucien, et, avec plus ou moins de lisibilité, les grands couples stendhaliens.
373 A, p. 168. Le plus souvent, les ressemblances d’Octave et d’Armance sont réduites à des questions psychologiques ou éthiques. C’est le cas des « Hypothèses jansénistes » que formule H.-F. Imbert « à propos d’Armance » : « Il serait absurde de janséniser Armance et Octave […]. Mais il ne nous est pas interdit de constater […] que l’attitude de nos deux héros rappelle celle des grands réfractaires du vallon. Même ardeur à dissiper les fantômes de soi, à s’isoler dans le mépris face à la comédie du monde, à n’apercevoir la vie que sous l’aspect du devoir, à se libérer dans les risques de l’expérience de cet esprit appris. » (Stendhal et la tentation janséniste, Genève, Droz, 1970, p. 171)
374 A, p. 107.
375 Par exemple, p. 34 ou 45 pour Octave, p. 56 pour Armance. Mais « singulier » est, chez Stendhal en général et dans Armance en particulier, l’adjectif mobile par excellence : il s’applique aussi à Mme de Malivert, dotée de « l’esprit le plus singulier » (A, p. 30).
376 A, p. 81.
377 A, p. 46.
378 A, p. 174-175.
379 A, p. 174.
380 A, p. 48.
381 Pour une autre interprétation de la formule, voir S. Felman qui en fait un signe de la « folie » (La « Folie » dans l’œuvre romanesque de Stendhal, p. 177) ou M. Crouzet qui en fait un mot « inexact » parce qu’il méconnaîtrait le rôle thérapeutique ou psychagogique dévolu à Armance (Stendhal et le langage, p. 187).
382 A, p. 189.
383 A, p. 101.
384 A, p. 97.
385 A, p. 33, 34, 35, 120, 121.
386 A, p. 90.
387 A, p. 93, 123, 184.
388 A, p. 165.
389 A, p. 95.
390 A, p. 150.
391 A, p. 82.
392 A, p. 174.
393 A, p. 188.
394 A, p. 117.
395 « Armance m’a toujours fait peur. Je ne l’ai jamais approchée sans sentir que je paraissais devant le maître de ma destinée. » (A, p. 186)
396 « Préface » à Armance. La remarque d’Octave sur « le nom encore peu connu de Zohiloff » (A, p. 183) joue évidemment sur la frontière qui sépare le monde fictionnel et la vie (ce chevauchement confirmerait la tendance du roman à l’auto-critique).
397 L’Énigme onomastique, p. 19.
398 Par exemple p. 73, 75 ou 82.
399 A, p. 118.
400 A, p. 115.
401 T2, p. 83.
402 T3, p. 125.
403 A, p. 51.
404 C2, p. 829-830.
405 La chaîne proposée ici tend à privilégier « l’attaque » du mot-thème, en séquence directe (LMR, LAM, LAMR) ou anagrammatisée (RM, ARM). Si l’on insistait sur la « finale » en (M)OUR, des titres aussi « éloignés » que LE ROUGE, SOUVENIRS D’ÉGOTISME ou MÉMOIRES D’UN TOURISTE pourraient venir s’y greffer.
406 OI2, p. 767.
407 A, p. 75.
408 A, p. 115.
409 A, p. 172.
410 A, p. 91.
411 A, p. 127.
412 A, p. 71.
413 A, p. 111.
414 A, p. 90.
415 A, p. 175.
416 A, p. 58.
417 A, p. 66.
418 A, p. 67
419 A, p. 80.
420 Ibid.
421 A, p. 91.
422 A, p. 172.
423 A, p. 187.
424 A, p. 189.
425 OI2, p. 100.
426 Comme le rappelle A. François, Gide emploie, par exemple : vagabondance, avisance, bruyance, remémorance, etc. (voir La Désinence « ance » dans le vocabulaire français, Genève-Lille, Droz, 1950).
427 A, p. 111.
428 A, p. 111, 112.
429 A, p. 110.
430 A, p. 188.
431 Voir Grahame C. Jones, « L’emploi du point de vue dans Armance », Stendhal Club, no 70, 1976.
432 Rappelons que, pour Stendhal aussi, le bras est un objet de désir, comme le montre (parmi de nombreuses confirmations) cette anamnèse : « Je fus excessivement touché de la beauté du bras de Mlle Bonne de S[ain]t-Vallier, je pense ; je vois la figure et les beaux bras mais le nom est incertain ; peut-être était-ce Mlle de Lavalette. » (HB, p. 550)
433 A, p. 133.
434 A, p. 159.
435 A, p. 167.
436 A, p. 45.
437 On a vu le rapport phono-référentiel que l’héroïne entretient avec les armes, et particulièrement avec une (qui dysfonctionne). Il y a de la « guerrière » (manquée ?) dans Armance, et ce n’est peut-être pas pour rien que son prénom croise les phonèmes de Bradamante et d’Armide. On sait ce que le Tasse représente pour Dominique : « Quelle tendresse ! quelle mélancolie guerrière ! C’est bien le sublime de la chevalerie. » (PR, p. 970)
438 RN, p. 713.
439 Cité par H. Martineau, L’Œuvre de Stendhal, Paris, Albin Michel, 1951, p. 355.
440 On se rappelle la « chaleur » que doit procurer Armance à son archilectrice.
441 Dans une note du 6 juin 1828, Stendhal insiste beaucoup sur ce point (A, p. 1428-1429).
442 A, p. 106.
443 Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1978, p. 122.
444 J1, p. 935.
445 PR, Divan, I, p. 149 et III, p. 241 ; RN, p. 488.
446 PLC, p. 702.
447 OI1, p. 1574. La pratique du pseudo-clivage n’est qu’un cas particulier (mais l’une des phases privilégiées) de la « multiplication des pseudonymes » (voir notamment B. Didier, « Le secret du journal », L’Arc, no 88, 1983, p. 5-9).
448 Lettre à Sutton Sharpe du 11 juillet 1827 (CG3, p. 641).
449 J1, p. 259.
450 J1, p. 268.
451 J1, p. 461-462.
452 Sur le jeu des allonymes, voir les commentaires de B. Didier, Stendhal autobiographe, Paris, PUF, 1983, p. 85 et 87.
453 T2, p. 81 (Stendhal tâche ici, en 1803, d’écrire Les Deux Hommes).
454 HB, p. 796.
455 « Si M. Lemercier savait écrire comme M. Viennet, nous aurions un grand poète. M. Lemercier est incapable de mettre ses vigoureuses pensées en français ; M. Viennet ne sait quelles pensées habiller de ses beaux vers. » (PLC, p. 542-543)
456 « Tous les mots français employés par M. Lemercier ont un sens nouveau : le livre est incompréhensible et ne tarde pas à tomber des mains du lecteur fatigué. Le poème de M. Baour est tout le contraire de cela : il a le défaut d’être trop clair et trop intelligible, car il ne renferme rien qui vaille la peine d’être compris. […] Si M. Baour entreprenait de mettre en vers le poème de M. Lemercier, la Panhypocrisiade, quelle jolie chose cela pourrait devenir ! » (PLC, p. 671)
457 « Pourquoi M. Delavigne n’a-t-il pas l’imagination de M. Hugo ? Ou pourquoi M. Hugo n’écrit-il pas avec la clarté et l’élégance de M. Delavigne ? » (PLC, p. 823)
458 HB, p. 632, 691, etc. Faut-il rappeler, dans le domaine de la peinture, le goût stendhalien pour les métamorphoses et les conjonctions « indécentes » : les amours peintes par le Corrège de Jupiter-cygne (Le Bain de Léda), ou de Jupiter-nuée (Jupiter et Io), etc.
459 L, p. 908.
460 OI2, p. 984.
461 « Le privilégié montant un cheval ne fera qu’un avec lui » ; « Le privilégié transformé en mouche, par exemple, et monté sur un aigle, ne fera qu’un avec cet aigle » (OI2, p. 985).
462 SE, p. 453. Comme l’âme de Sansfin voudrait pouvoir entrer dans le « corps vacant » d’un « beau jeune homme de cinq pieds six pouces » et « à peine âgé de vingt-cinq ans » qui vient de mourir d’une attaque d’apoplexie (L, p. 901-902). Parfois, à l’inverse, Stendhal peut refuser de mener une autre vie, et notamment celle du comte de Canclaux : « Je ne changerais pas, c’est-à-dire : je ne voudrais pas que mon âme entrât dans son corps./Je ne dois donc pas me plaindre du destin » (HB, p. 948). À noter que la métempsycose sert ici à concrétiser (et non à métaphoriser) l’idée que Stendhal n’aurait pas aimé vivre la vie d’un intrigant. Comme dans le mythe d’Er qui termine La République de Platon, le destin est lié ici à l’« incarnation » de l’âme.
463 « J’ai la peau beaucoup trop fine, une peau de femme […] ; en un mot, la superficie de mon corps est de femme » (HB, p. 687), et, plus loin : « la nature m’a donné les nerfs délicats et la peau sensible d’une femme » (HB, p. 939).
464 « J’étais rempli de timidité et de tendresse. Si j’avais osé, j’aurais baisé la main de lord Byron en fondant en larmes. » (MC, p. 261-262)
465 « J’étais [au théâtre] à côté d’un jeune officier russe […]. Cet aimable officier, si j’avais été sa femme, m’aurait inspiré la passion la plus violente, un amour à l’Hermione. J’en sentais les mouvements naissants ; j’étais déjà timide. Je n’osais le regarder autant que je l’aurais désiré. Si j’avais été sa femme, je l’aurais suivi au bout du monde. » (J1, p. 904)
466 Ce changement de nom ne marque pas seulement le passage de l’admiration (pour Clara Gazul) à une certaine distance critique. Il invite aussi – à cause du latin – à entendre « illustre » dans Clara (dont l’antonyme stendhalien serait bien : « académique ») et à ne pas sous-estimer la substitution du masculin au féminin, comme y incite, dans la cryptographie, l’oscillation entre « Ancillus » et « Ancilla » (selon que le nom désigne Arsène ou Virginie Ancelot). Chez Stendhal, le latin est à interroger, surtout s’il est barbare : « Academus » témoigne d’une certaine ambivalence : c’est le nom d’un héros grec (on eût attendu : « Academicus ») ; et « ancilla » (la servante) n’admet pas, normalement, de masculin.
467 Lettre à Louise Colet (C2, p. 483-484).
468 Mot mythique que Flaubert aurait dit, comme on sait, à Amélie Bosquet. Il est sûr, en revanche, que Flaubert a écrit le contraire (à Leroyer de Chantepie) : « Madame Bovary n’a rien de vrai. C’est une histoire totalement inventée ; je n’y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence […] C’est un de mes principes qu’il ne faut pas s’écrire. » (C2, p. 691)
469 Comme le propose A. Hoog, qui trouve dans « l’être rebelle » de Mme de Bonnivet, « l’être re-Beyle » (Préface, p. 33).
470 LL, p. 1520.
471 Voir la notice « Testaments » du Dictionnaire de Stendhal.
472 À propos du « suprême bonheur de ne pas parler » (A, p. 153), H. Martineau rappelle que « Beyle, certains soirs […] avait grand plaisir à se taire » après avoir « payé son billet d’entrée » (raconté quelque anecdote) dans les salons (A, p. 1452).
473 A, p. 185.
474 La critique s’empresse de rappeler qu’Alberthe de Rubempré a proclamé bien haut que Stendhal n’était pas comme Octave (peut-être en 1829, au moment où elle relisait Armance).
475 Sur Racine, dans Œuvres complètes, I, p. 1100-1101.
476 Sade, Fourier, Loyola, dans Œuvres complètes, II, p. 1166-1167.
477 Mademoiselle de Maupin, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1973, p. 44-48.
478 LL, p. 761. Pour Stendhal, en littérature il n’y a pas de parabase ; la voix de l’auteur ne coïncide jamais avec la voix d’un personnage : « L’auteur du roman que vous allez lire, ô lecteur bénévole […] est un républicain enthousiaste de Robespierre et de Couthon. Mais, en même temps, il désire avec passion le retour de la branche aînée et le règne de Louis XIX. » C’est qu’« il a osé copier, jusque dans les détails, des conversations républicaines et légitimistes […] sans faire de caricatures, parti dangereux qui fera peut-être que chaque parti croira l’auteur un partisan forcené du parti contraire » (LL, p. 761).
479 Quatrième projet de préface.
480 A, p. 49.
481 A, p. 59.
482 A, p. 131.
483 A, p. 71.
484 A, p. 64.
485 A, p. 121-122.
486 « Moi aussi j’aime Octave avec passion. » (A, p. 172)
487 Madame de Malivert, p. 36, Armance, p. 177, par exemple.
488 A, p. 61.
489 A, p. 55, 178, 189.
490 A, p. 121.
491 A, p. 124.
492 J1, p. 154.
493 M. de Sismondi […], dans son Histoire des Français […] ne sait même pas enchaîner les faits, il pousse la négligence jusqu’à écrire le même nom d’homme ou de ville avec une orthographe différente dans deux pages successives de son histoire. » (PLC, p. 165)
494 A, p. 32.
495 A, p. 29. Rappelons que, au début en tout cas, Octave désigne sa mère comme « la personne qu’il aime le plus au monde » (A, p. 33).
496 Pour une réestimation historique de la place d’Œdipe dans les années 1830, voir Pierre Laforgue, L’Œdipe romantique. Le jeune homme, le désir et l’histoire en 1830, Grenoble, ELLUG, 2002.
497 A, p. 121.
498 Il n’est pas sûr, d’ailleurs, qu’Octave, en passant de Mme de Malivert à Armance, échappe à l’emprise de l’inceste. Il convertit peut-être ici un crime « vertical » en crime « horizontal », il glisse vers l’éros philadelphe, du moins si l’on en croit une remarque d’Armance : « Je suis sûre que souvent je l’ennuie, ou je l’intéresse comme une sœur. » (A, p. 109) L’œdipe adelphique serait une manière de légitimer (et d’accomplir) le souhait d’Armance : « J’ai quelquefois des idées de commettre un crime égal au tien. » (A, p. 187)
499 A, p. 119-120.
500 A, p. 33-34.
501 A, p. 129.
502 PLC, p. 474.
503 J1, p. 68.
504 J1, p. 78.
505 J1, p. 320.
506 T3, p. 102.
507 T1, VII.
508 J1, p. 78, 150.
509 SE, p. 497.
510 A, p. 189.
511 A, p. 31.
512 On sait que l’exemple-type de l’hystérologie (tiré de l’Énéide, II, 353) met justement en scène l’inversion séquentielle de la vie et de la mort : « Moriamur et in media arma ruamus » (= Nous mourons, et nous nous jetons sur les armes adverses).
513 A, p. 33.
514 Lettre à Domenico Fiore du 1er novembre 1834 (CG5, p. 292).
515 Les testaments de Stendhal (Apostille au paratexte) », Poétique, no 75, 1988, p. 309.
516 A, p. 80.
517 A, p. 178.
518 Selon l’« étymologie approximative » qu’en propose J. Bellemin-Noël (L’Auteur encombrant, p. 87).
519 A, p. 113.
520 A, p. 187. H. Martineau donne de cette épigraphe, empruntée à une pièce de Webster intitulée Le Diable blanc ou Vittoria Corombona (acte IV), la traduction suivante : « S’il retourne à la terre, laissez-moi seulement lui donner du fond de mon cœur un baiser, et vous pourrez alors nous mettre tous deux dans un même cercueil. » (A, p. 1454)
521 A, p. 187.
522 D’après Claude Brémond, l’accomplissement d’une action dans un récit est soumise à l’alternative : éventualité ⇒ non passage à l’acte vs passage à l’acte (Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 131). En privilégiant l’action en deux temps, en faisant d’Armance le relais actionnel d’Octave, le texte stendhalien enchaîne deux séquences supposées s’exclure.
523 La dissociation impossible forme la figure que nous avons proposé d’appeler « schizologie ». Stendhal de son côté a désigné la séparation entre deux êtres par un mot d’une technicité rare : le chasme (LL, p. 1316). Les linguistes n’ont pas manqué de se demander de quelle lecture il était tiré (voir R.-L. Wagner, « Les valeurs de l’italique. Notes de lecture sur Lucien Leuwen de Stendhal », dans Mélanges offerts à J. Bonnerot, 1954, p. 383). Mais au-delà de son origine, le « chasme » pose la question de son importation même : il témoigne, à sa manière, de l’étrangeté des « séparations » dans l’univers stendhalien.
524 A, p. 69.
525 P. Hamon, « Échos et reflets », Poétique, no 109, 1997, p. 14.
526 Dès ses premiers mots, le Journal recourt à la figure du remplissage et en souligne le caractère « fautif » (mais on sait que les fautes sont désirables chez Stendhal) : « J’entreprends d’écrire l’histoire de ma vie jour par jour. Je ne sais si j’aurai la force de remplir ce projet, déjà commencé à Paris. Voilà déjà une faute de français. » (J1, p. 3) De fait, la faute inaugurale du Journal se retrouve partout (à une variation près : « remplir le but/le projet ») : dans la correspondance, dans Le Rouge (RN, p. 246), dans Lucien Leuwen (LL, p. 775), etc.
527 « Par exemple, ceux qui ont dit : « Victor Hugo, c’est une forme à la recherche de son contenu », oublient que la forme exige certains contenus et en exclut d’autres » (Plaidoyer pour les intellectuels, p. 88).
528 RN, p. 697.
529 RN, p. 698.
530 CG3, p. 690.
531 CG3, p. 650.
532 A, p. 190-191.
533 LL, p. 1533.
534 RN, p. 712.
535 T2, 368.
536 A, p. 1427.
537 A, p. 135.
538 A, p. 136.
539 A, p. 188-189.
540 Beyle, de façon générale, a l’obsession du testament : de 1804 à 1842, une quarantaine de testaments, souvent « pour rien ». Sur la manie de démultiplier les derniers mots, voir les notices « testaments » et « épitaphes » du Dictionnaire de Stendhal.
541 A, p. 30-31.
542 Dans Figures du destin stendhalien.
543 HB, p. 610.
544 J1, p. 1469.
545 Au point qu’un digest de 1806 réunit les deux rhétoriciens les plus célèbres : les figures par Dumarsais, et la construction oratoire par Du Batteux.
546 Notamment Roland Barthes et Philippe Hamon.
547 T. Todorov et G. Genette, par exemple, ont organisé en partie leurs grilles narratologiques à partir des catégories de la morphologie verbale : temps, mode, voix et aspect ; et A.-J. Greimas a construit sa syntaxe actantielle en écho aux fonctions syntaxiques dans la phrase.
548 Dans Expositions. Littérature et architecture au xixe siècle, Paris, Corti, 1989, p. 31.
549 Voir Métamorphoses du récit, Paris, Seuil, 1988, p. 264-265.
550 En particulier pour ce qui touche à des « actions » censurées : ainsi, donner à une technique érotique le nom d’une figure de rhétorique n’est que renouer avec un vaste topos qui, selon Curtius, naîtrait à l’époque de Néron et s’épanouirait au xiie siècle dans la haute littérature médiévale.
551 D’après la définition qu’en donne le Gradus de B. Dupriez (Paris, UGE, coll. 10/18, 1980, p. 231).
552 Comme s’il était impossible à la verdure d’être de l’herbe », Legum allegoriae, I, 24 (cité par T. Todorov, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, 1978, p. 35).
553 HP, p. 53.
554 DA, p. 372.
555 A, p. 137.
556 DA, p. 69. Une note de Stendhal précise qu’il s’agit ici d’une traduction « ad litteram des Mémoires de Bottmer » – Mémoires qui n’ont jamais existé, d’après V. Del Litto. Bien qu’elle ait été apocryphe (ou parce qu’elle l’était) Stendhal a réutilisé la pseudo-citation (et la note) dans un article sur De l’amour (PLC, p. 80).
557 PLC, p. 639.
558 A-I, p. 514.
559 RV, p. 1117.
560 L, p. 895.
561 CG3, p. 88.
562 CG3, p. 154.
563 Même si la tentation de la prolifération est peut-être au cœur de l’hendiadys lui-même (malgré son étymologie). Ce dont témoignerait Montaigne : « On ne peut se vanter de mespriser et combattre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses graces, et ses forces, et sa beauté, plus attrayante. » (Essais, III, 2, « Du repentir »).
564 Comme celles auxquelles se livre le marquis de Sanréal : « Il n’entendait jamais nommer Louis-Philippe sans lancer d’une voix singulière et glapissante ce simple mot : voleur. C’était-là son trait d’esprit […]. Lucien fut choqué de l’éternelle répétition et de l’éternelle gaieté. » (LL, p. 888)
565 L’ouverture du Rouge, par exemple, oppose la fabrique de clous de M. de Rênal, sa « machine bruyante et terrible », ses coups de marteaux répétés (RN, p. 219), à la scierie du père Sorel, plus artisanale, apparemment moins brutale, dont le « double mécanisme » est décrit avec complaisance (RN, p. 231-232).
566 Vocabulaire de l’analyse littéraire, Paris, Dunod, 1996, p. 107.
567 Clitandre, acte II, sc. 1, v. 439.
568 Selon l’analyse que proposent les Commentaires stylistiques de J.-L. de Boissieu et A.-M. Garagnon, Paris, SEDES, 1990, p. 17.
569 On recourt ici à la terminologie de Morier qui appelle « croissante », « expansive » ou « généralisante » la synecdoque de la partie pour le tout – celle de « voiles » pour « navires » – et « décroissante », « restrictive » ou « particularisante » la figure inverse.
570 Selon M. Théron, l’hendiadys serait justiciable d’une lecture psychiatrique : « Il y a […] une variété d’agnosie visuelle, la “prosopagnosie”, ou incapacité de reconnaître des visages (avec obligation de les analyser fragment après fragment), qui est une généralisation de l’hendiadyn. Olivier Sacks a analysé cela [dans L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau]. Effectivement, on commence par dire : “Je vois le chapeau et la femme” ; puis on ne distingue plus la femme du chapeau. » (99 réponses sur les procédés de style, CRDP/CDDP Languedoc-Roussillon, 1993, question 80).
571 S/Z, dans Œuvres complètes, II, p. 589.
572 Il y aurait là une espèce de « loi » du récit (ou du moins une tendance), comme l’a montré Philippe Hamon à propos de l’oxymore zolien : « Nous retrouvons ici […], au niveau du système global, la figure de l’oxymoron si souvent rencontrée localement dans nos analyses. » (Le Système des personnages dans les Rougon-Macquart, p. 196)
573 A, p. 132.
574 Mais le duel qui se réduit au premier échange est décevant, « fini en un instant » : « Julien eut une balle dans le bras. […] Mon Dieu ! un duel, n’est-ce que ça ! » (RN, p. 474)
575 En témoigne une autre marginale de Leuwen : « On dit à Leuwen : une des officines de duels a des écus qui ont tête des deux côtés pour tirer au sort le premier coup de pistolet. » (LL, p. 1497)
576 A, p. 131.
577 A, p. 132.
578 Ibid.
579 A, p. 133.
580 Le texte dit simplement : « Il tira », alors que Crêveroche, lui, « visa longtemps » (A, p. 133).
581 RN, p. 645.
582 Qu’il s’agisse de la « logique » du récit (C. Brémond), ou de celle de son interprétation. Umberto Eco, pour illustrer ses analyses sur les « disjonctions de probabilités » et les « mondes possibles », a pris pour exemple le cas de l’« individu x qui tire sur un individu y » (Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 147).
583 T3, p. 136.
584 T3, p. 212.
585 T1, p. 95.
586 T2, p. 12.
587 Le conte, qui joue essentiellement avec des schèmes actantiels (en nombre limité), court sans cesse le risque d’un cumul voyant des « fonctions », tandis que le roman, diverti dans une mimésis du réel, doublant la strate actantielle d’un infini actionnel, propose au récit une moindre infraction, ou une infraction moins « visible ».
588 Gazette des Tribunaux, décembre 1827.
589 PR, p. 1073-1075.
590 Voir à ce sujet H. Dumolard, « Le véritable Julien Sorel. Une page de l’histoire judiciaire de la Restauration », Pages stendhaliennes, Grenoble, J. Rey, 1928, p. 54-72.
591 RN, p. 645.
592 LDP, p. 732.
593 LDP, p. 729.
594 VMF, p. 700-701.
595 PR, p. 953-954.
596 PR, p. 995.
597 MT, p. 145.
598 SFR, p. 745-746.
599 TFT, p. 790-792.
600 VA, p. 673-674.
601 On pense à l’assassinat de François Cenci : Marzio et Olimpio entrèrent dans sa chambre une première fois mais reculèrent, puis, injuriés par Béatrix, « rentrèrent résolument dans la chambre » et le tuèrent avec deux grands clous, l’un dans la tête, l’autre dans la gorge (LC, p. 694-695).
602 Dans La Chartreuse, le comte Prina est assassiné, en deux temps, à coups de parapluie : « Le malheureux ministre […] même un instant fut abandonné dans le ruisseau, au milieu de la rue. » (CP, p. 41-42) Prina apparaît à plusieurs reprises dans le corpus stendhalien, y compris comme « spectre » (MC, p. 355-363).
603 Dans Don Pardo, le traitement infligé à Tommasso, « pauvre tourneur en poulies », n’est pas mortel, mais la réduplication de la scène implique un crescendo de la violence : « Les employés de l’octroi rossèrent ferme le père des quatorze enfants la première fois […]. À la seconde volée de coups de bâton, Tommasso fut obligé de garder le lit pendant trois jours, ce qui le mit au désespoir. » (DP, p. 564)
604 Comme c’est le cas pour Valbayre, dans le « plan » final de Lamiel : « Valbayre paraît devant la Cour d’assises ; il pouvait être condamné à mort, il n’est condamné qu’aux galères perpétuelles […], il revient à Paris…, trois assassinats au hasard (comme Lacenaire), est condamné… » (L, p. 1032-1033)
605 CP, p. 171.
606 PLC, p. 36.
607 PR, p. 1028.
608 A, p. 134.
609 A, p. 117.
610 A, p. 1450.
611 A, p. 119.
612 A, p. 150.
613 Pour une interprétation psychanalytique de cet épisode, voir J. Bellemin-Noël, L’Auteur encombrant, p. 82.
614 DA, p. 351.
615 A, p. 49.
616 A, p. 146.
617 A, p. 127.
618 A, p. 53.
619 A, p. 121.
620 CP, p. 54.
621 CP, p. 55.
622 « Et remarquez, ajouta l’académicien, que mademoiselle de La Mole s’appelle Mathilde-Marguerite. » (RN, p. 504)
623 Paul appelle Adam le typos du Christ (Romains, 5, 14), et dans la première Épître de Pierre (3, 21), l’immersion du baptême est l’antitypos du sauvetage de l’humanité par Noé.
624 E. Auerbach, Mimésis, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1977, p. 84.
625 Cité par Ferrante Ferranti dans Le Musée idéal de Stendhal, p. 72.
626 N, p. 263.
627 FN1, p. 43.
628 J1, p. 499.
629 HB, p. 676.
630 OI2, p. 101.
631 LL, p. 1161.
632 A, p. 121.
633 A, p. 141.
634 A, p. 188.
635 LL, p. 774.
636 A, p. 188.
637 Me tuer ! ma foi non, se dit-il après quelques jours, Napoléon a vécu… » (RN, p. 651)
638 NC1, p. 19.
639 A, p. 164.
640 A, p. 49.
641 A, p. 139.
642 A, p. 69.
643 RN, p. 431.
644 La scène contribue, en outre, à ridiculiser le cocufié, puisque la substitution du patient (ce n’est pas Julien qui est touché) s’accompagne d’une délégation de l’agent (ce n’est pas M. de Rênal qui tire). Au relais hendiadyque (de dramatisation) s’ajoute la délégation vendettale (de satirisation). Le comble pour un chasseur qui perd sa place, c’est de (faire) tirer sur un de ses chiens.
645 PR, p. 634. De même, l’Histoire de la peinture invite son « lecteur unique », sensible aux tableaux, à « oubli[er] le sujet » pour jouir du « clair-obscur du Guerchin » ou de « la belle couleur de Paris Bordone » (HP, p. 165).
646 LL, Garnier-Flammarion, p. 535, n. 692.
647 AM, p. 69.
648 Rien de bête comme de donner jeune ses principes en littérature. C’est convertir son génie en science pour les autres. » (FN1, p. 64) Et, plus tard : « Est-il de l’intérêt d’un grand écrivain de faire une poétique ? » (FN2, p. 68)
649 AM, p. 73.
650 LL, p. 1531.
651 CG2, p. 427.
652 CG3, p. 300.
653 On peut voir, au musée Stendhal de Grenoble, le balbutiement des actes de baptême : « Le 16 janvier 1782, j’ai baptisé Henri né aujourd’hui fils de noble Chérubin Beyle… »/« Le 24 janvier 1783, j’ai baptisé Marie Henri né hier fils légitime de noble Chérubin Beyle… »
654 CG2, p. 423.
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