IV. L’écriture mortelle : l’a-roman, l’a-discours, l’a-langue
p. 91-111
Texte intégral
1Au reste, la lecture « immanente » du roman confirme les liens troublants que la fiction établit avec le monde ; elle montre qu’entre le « texte » et le « réel » la frontière est mouvante. Pourtant, apparemment, une barrière nette sépare le monde des personnages de celui des lecteurs. Et le roman insiste parfois, d’ailleurs, sur la séparation des mondes, en soulignant – sadiquement, ironiquement – l’impossibilité de toute « identification ». (« Le lecteur n’a peut-être pas le bonheur de se trouver à trois pas d’une cousine charmante qui le méprise de tout son cœur et dont il brûle de reconquérir l’amitié1. ») Et, de fait, il faut, comme l’a souligné Jean-Marie Gleize, distinguer le « dénouement diégétique » (la révélation faite à Armance) de l’« inachèvement discursif » (l’ignorance persistante du lecteur2). Mais autant on aurait tort de croire que le secret n’est pas dévoilé (puisqu’Armance en hérite), autant il serait hâtif d’opposer la frustration du lecteur à l’omniscience de l’héroïne. Un clivage radical ne sépare pas, ici, les deux univers de signification. Postuler, comme le fait J.-M. Gleize, que « tout est dit » (à Armance) tandis que « rien n’est dit » (au lecteur), c’est éviter la confusion des niveaux d’analyse au risque d’une imprécision. Car entre Armance et le lecteur, le jeu ne consiste pas à posséder ou non un savoir, mais à échanger deux soupçons et deux certitudes : si, en effet, le lecteur en est réduit aux conjectures quant au contenu de la lettre, il sait du moins avec certitude qu’Octave s’est suicidé. Armance se trouve, pour sa part, dans la situation inverse et doit, quant au suicide, se contenter d’une intuition : « Le genre de sa mort ne fut soupçonné en France que de la seule Armance3. » Et le texte insiste sur cette rétention d’information : « Excepté le genre de sa mort, il s’accorda le bonheur de tout dire4. » L’histoire, décidément, retient toujours du sens. Ainsi, le roman, comme un miroir, donne du réel une image inversée : Armance sait le secret et devine le suicide. Le lecteur connaît le suicide et soupçonne le secret : en un sens, c’est la même chose. Car le discours ne cache peut-être rien d’autre que le suicide du discours, et le genre « romanesque » ne rêve sans doute qu’à sa propre mort. Pour réussir son entrée dans le monde, le roman doit imiter Octave : il doit sortir de son enfermement rituel, et il doit en mourir5. C’est que tout concourt, dans Armance, à rendre l’écriture suicidaire (et à différer le suicide6).
2Où s’arrête l’écriture ? La population romanesque répond qu’elle ne s’arrête pas à une matérialité orthodoxe. Les supports traditionnels de l’écriture sont abandonnés : Octave grave un cryptogramme sur la garniture d’un de ses pistolets7, il a « l’enfantillage d’écrire avec son sang8 » une lettre puis un testament, quoique « la qualité de l’encre » lui donne « quelques doutes sur la validité d’un tel acte9 ». Et s’il faut d’abord rendre à ces doutes un sens juridique (« acte » renvoie au testament olographe), rien n’empêche, au-delà, de donner à cet « acte » une plus large portée et de le tenir pour la métaphore des pratiques signifiantes déviantes qui luttent pour la reconnaissance, la légalisation. Le vœu désespérément « contradictoire » de l’écriture serait de faire reconnaître une transgression. En substituant à l’encre et au papier du sang et un pistolet, Octave met en crise l’espace du langage, il refuse l’hiatus des Signes et des Choses. L’écriture stendhalienne peut choisir, comme on sait, les supports les plus inattendus. La manie d’écrire sur autre chose que sur du papier : sur des pistolets (Octave), sur un cadran de montre (Fabrice), « la cendre du foyer » (Lamiel), la poussière10, une ceinture11, des bretelles12, des pantoufles13, un poudrier, des reliures de livres, etc. pourrait s’interpréter comme un désir de forcer l’écriture à entrer dans le monde, à se « concrétiser ». Si le Monde est un Texte à déchiffrer, le Texte, lui, peut investir n’importe quel objet du Monde ; le livre n’est qu’un médiateur, un substrat parmi d’autres – ce qui peut aboutir à sa revalorisation ambiguë. Selon les éditions d’Armance, le livre, au volume paramétrique, prend un sens différent. Après Urbain Canel, quelques éditeurs ont travaillé à « intégrer » la plus grande quantité possible de langage stendhalien (marginales, autocritique, correspondance). Pris dans le jeu simoniaque du trafic des signes, le livre devient le lieu, entre Texte et Hors-Texte, où l’écriture et le monde viennent réciproquement se compromettre. Stendhal, en un sens, est un contempteur du livre conçu comme un objet fétiche, autosuffisant, support privilégié et exclusif de l’écriture.
3Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’insistance sur les « reliures », sur les frontières du livre, s’accompagne, dans Armance, d’une certaine ambivalence – qui n’est pas sans rappeler, en partie, La Bruyère. Dans Les Caractères (« De la mode »), l’intérêt pour le livre-objet – la bibliophilie – passe pour une « curiosité » digne d’être satirisée : pour La Bruyère, et pour toute une tradition, l’honnête homme ne doit s’intéresser qu’à « l’essence de ce qu’il lit14 ». Mais Stendhal, en brouillant les frontières qui séparent le livre et le monde, inaugure un jeu plus complexe et plus subtil. Chez Stendhal, la bibliophilie, qui témoigne apparemment (et classiquement) d’un fétichisme de la clôture, sert aussi, et même d’abord, à dissimuler des messages et des pièges. Quand Mme de Bonnivet, par exemple, fait parvenir en secret à Octave « un magnifique exemplaire de la Bible, relié par Thouvenin », l’envoi peut prendre une signification érotique (« Les dévotes ne donnent pas la Bible, dit Octave en ouvrant la lettre d’envoi15 »), comme un sens religieux, voire macabre : le volume est, par ailleurs, « enveloppé avec beaucoup de soin dans du papier vélin d’Angleterre » et l’empreinte du cachet « supérieurement gravée » figure un « objet peu attrayant » –« deux os en sautoir16 ». Il n’est pas indifférent qu’Octave admire « la vérité du dessin de ces deux tibias17 »: la gravure parfaite fait aussi office de memento mori. De son côté, le chevalier de Bonnivet se sert d’une « reliure superbe » de Thouvenin pour attirer l’attention du commandeur (qui ne lit pas) et « fabriquer » un piège finalement mortifère :
Le commandeur ne lisait guère, mais il avait adoré les belles reliures. Le chevalier se résolut à tenter un dernier essai […]. Un ouvrier de Thouvenin magnifiquement payé travailla nuit et jour et revêtit d’une reliure superbe le roman où l’on employait l’artifice de fabriquer des lettres.18
4Les reliures servent moins à manifester un souci esthétique qu’à multiplier des « signes » d’autant plus secrets qu’ils s’affichent19. Ainsi, le support a pour vocation de recueillir et d’absorber le lisible, le support s’assimile à un message. Les « frontières » du livre sont faites pour être interrogées, et transgressées.
5De façon générale, tous les codes d’intelligibilité sont menacés dans Armance, ceux du discours, ceux du roman, ceux de la langue. À la topique figée des discours s’oppose la vérité d’un « regard » ou le « ton » d’une voix, au « roman vulgaire », le texte énigmatique, aux contraintes de la langue, la tentation cryptographique. C’est que le bon message, pour Octave, est un message qui résiste à la reproductibilité. Car il ne s’agit jamais que de cela : dénier le texte et sa répétition.
6À l’évidence, d’abord, le narrateur refuse, et avec insistance, d’assumer la fonction-auteur. Ce rejet, en fait, s’affiche dès l’« Avant-propos », dès lors qu’il y est immédiatement question de réduire le roman à une « correction de style », sur le mode du non sum dignus. Une déclaration liminaire minimise la performance scripturale en la limitant à une transtylisation de valeur douteuse : « Une femme d’esprit, qui n’a pas des idées bien arrêtées sur les mérites littéraires, m’a prié, moi indigne, de corriger le style de ce roman20. » Le rejet de la responsabilité scripturale s’épanouit ensuite, quand le narrateur en vient à galvauder l’adjectif « romanesque », dans un déni homéopathique des écritures conventionnelles – c’est le cas, par exemple, quand est dénoncée « l’espérance romanesque » qu’Octave caresse « d’être tué par un enfant21 » –, ou encore quand il évoque, en abyme, un livre-modèle répulsif pour user de l’artifice « vulgaire » de la lettre supposée : « Heureusement le chevalier se souvint d’un roman vulgaire où le personnage méchant fait imiter l’écriture des amants et fabrique de fausses lettres22. » Il ne s’agit pas là (comme la critique l’a parfois assuré) d’accomplir la littérature à moindres risques, sous le manteau de la distanciation ou de la dénégation. Il s’agit de refuser le scriptible de 1826. Les ellipses, les cryptogrammes, le semi-silence final sont des dénis d’écriture « citable ». Dans un tel univers de signification, la répétition figure l’ennemie déclarée. C’est à partir d’elle – plutôt que des avatars de la « pulsion scopique23 » – que se construit la phobie des espions qui règne dans le monde stendhalien (dont « Caroline-Zénaïde B…, rapporteuse » constitue pour Brulard l’épicentre24). Les paroles, chez Stendhal, ne s’envolent pas, elles tendent à « rester » (elles compromettent). Mais cette rémanence, qui vaut le plus souvent pour une menace, peut jouer comme une protection, dans le domaine politique, par exemple, comme c’est le cas pour Lucien au moment de l’affaire Kortis :
Je ferai dresser un bout de procès-verbal de ce qui sera dit, et je le porterai à M. le ministre de l’Intérieur. […] – Mais, monsieur, j’ai vu Kortis ce matin, dit d’un air résolu une petite figure sèche et avare. C’est un homme mort ; à quoi bon une consultation ? / – Monsieur, je placerai votre observation au commencement du procèsverbal. / – Mais, monsieur, je ne parlais pas dans l’intention que mon observation fût répétée…/ – Répétée, monsieur, vous vous oubliez ! J’ai l’honneur de vous donner ma parole que tout ce qui est dit ici sera fidèlement reproduit dans le procès-verbal. Votre dire, monsieur, comme ma réponse.25
7Dans Armance, tout peut se comprendre, mais rien ne peut être « rapporté » ou « répété ». De l’amour avait donné la formule exacte de cette aversion pour la lettre : « On peut tout dire avec un regard, et cependant on peut toujours nier un regard car il ne peut pas être répété textuellement26. » Le silence, chez Stendhal, mais le silence travaillé, le « beau silence », est ce qui déjoue la censure :
Ce qu’il y a de plus dangereux pour un Italien, c’est de parler./ Voilà le grand trait moral de ce peuple. Voici un de leurs proverbes : Un bel tacer non fù mai scritto (un silence de bon goût ne fut jamais noté) ; ajoutez : par un espion.27
8Tout le travail d’écriture d’Armance porte les traces de cette résistance à la citation, à commencer par les deux épisodes cryptographiques du roman. C’est que l’écriture secrète d’Octave diffère radicalement des pratiques du chiffrage stendhalien. En quoi ? Certes, les techniques de brouillage ne varient pas et le jeune Malivert recourt à des procédés qui ne lui sont pas réservés (très souvent l’abrégement, et parfois l’alphabet grec sont utilisés dans les écrits intimes de Stendhal). Ce n’est pas même la présence ou l’absence d’une traduction qui marque la différence : il arrive aux cryptogrammes stendhaliens d’être accompagnés de leur déchiffrement. Mais les messages romanesques ont ceci de spécial que le narrateur se met dans la situation de ne jamais les produire littéralement. Si Octave grave un message « en caractères abrégés » sur son pistolet, le narrateur n’en restitue pas la segmentation :
Tout à coup il aperçoit ces mots gravés en caractères abrégés sur la garniture d’un des pistolets : Armance essaye de faire feu avec cette arme, le 3 septembre 182.28
9Et si le narrateur restitue le code abréviatif (dans le cas du mémento), c’est encore pour éluder la reproduction littérale, en ajoutant qu’il est noté « en caractères grecs » :
Il écrivit sur un petit mémento caché dans le secret de son bureau : 14 décembre 182… Agréable effet de deux m. – Redoublement d’amitié. – Envie chez Ar. – Finir. – Je serai plus grand que lui. – Glaces de Saint-Gobain./ Cette amère réflexion était notée en caractères grecs.29
10Que le texte se dérobe sans cesse dans Armance, l’écriture des cryptogrammes le montre assez : ne seront (re)produites ni les abréviations du message sur le pistolet, ni la translittération en caractères grecs sur le mémento. Ce genre de cryptage, d’ailleurs, ne va pas forcément de soi – à une lettre française ne correspond pas toujours une lettre grecque – et l’on peut supposer que Beyle n’a pas essayé de translittérer. À l’auteur, on peut toujours reprocher son inadvertance, voire, à la suite de V. Del Litto, ses insuffisances : dans son apprentissage du grec, en mars 1803, Beyle s’est arrêté à l’alphabet et à la déclinaison de l’article30. L’alphabet grec joue d’ailleurs un rôle très restreint dans les cryptogrammes beylistes (contrairement à la part qu’il prend chez Benjamin Constant). Dans l’œuvre, une espèce de fatalité (ou de symptôme) lie l’usage du grec à l’intransmissible ou l’intranscriptible. Tantôt cette évanescence est assumée par un narrateur désinvolte (c’est le cas dans Lucien Leuwen :« Et Lucien répéta les mots grecs que j’ignore31 »), tantôt elle est motivée par la censure des acteurs : dans La Chartreuse, Fabrice détruit « sur le champ », après les avoir découpées, deux formules jugées brûlantes, écrites en grec, d’une lettre envoyée par l’archevêque – « bel exemple », selon M. Crouzet, d’une communication dont « la lettre » est « escamotée à volonté32 ». Tout se passe comme si le grec rendait impossible ce que Stendhal appelle ailleurs le « procès-verbal » des discours : leur restitution littérale33. Le narrateur d’Armance, quant à lui, joue un rôle spécial : il rapporte une performance scripturale, il en assure l’existence en même temps qu’il en censure la trace. Comme si l’écriture secrète inaugurait alors la tentation de la grécité (le mot apparaît en 1808) et en anticipait les limites. Dans l’espace romanesque, la Grèce sera littéralement inaccessible, comme une utopie mortelle (Octave se tuera en vue de ses rivages).
11Pour conjurer la reproductibilité, donc, l’écriture se prête à cette étrange performance : elle veut bien donner les signifiés (les « traductions »), mais elle se réserve une part du signifiant. Par là, Stendhal impose sa vision manichéenne du signe : il y a le bon signifiant, « singulier », intranscriptible, et le mauvais, perdu par la citation – ennuyeuse ou dangereuse – annulé par le psittacisme, les sycophantes ou les faussaires (dans le roman, recourir à un « calqueur », c’est tuer).
12Le « soupçon » qui pèse sur la citation ne doit pas être sous-estimé. De fait, dans une espèce de « brouillage généralisé », c’est, de proche en proche, tout le système énonciatif qu’Armance met à mal. Certes, le discours rapporté en style direct bénéficie des démarcations classiques, qu’il s’agisse de tirets, d’incises (« lui dit-elle34 ») ou de segments introducteurs (« elle lui dit enfin35 » / « Il dit à sa mère36 »). Et c’est le même souci de variation que l’on retrouve quand on passe de l’interlocution à l’intralocution : d’un côté, les incises (« se dit-il37 » / « se disait-il38 »/« pensait-il39 » / « se dit-il enfin40 » / « se dit-il froidement41 »), de l’autre, les marqueurs liminaires (« mais il se dit42 » / « Il se disait43 »). Cependant, comme l’a bien souligné Marie-Christine Lala, l’endophasie, dans Armance, est le lieu et l’enjeu de truquages manifestes44. Il faut être sensible ici à un symptôme majeur : la mise en crise du verbe de parole (verbum dicendi), dès qu’il s’agit de « discours intérieur ». Le signe récurrent de cette crise est l’épanorthose (le « ou plutôt ») : « Il sentait plutôt qu’il ne se le disait45 » / « pensait ou plutôt sentait Octave46 ».
13Une telle rectification ne va pas de soi, dès lors qu’elle est quand même, qu’elle est malgré tout accompagnée d’un discours direct. Nous avons affaire ici à une « chimère énonciative » dont une autre apparition peut servir à préciser le caractère scandaleux :
Elle ne se disait pas, elle sentait (le dire en détail eût été comme en douter), elle sentait cette vérité : du moment que j’ai aperçu le devoir, ne pas le suivre à l’instant, en aveugle, sans débats, c’est agir comme une âme vulgaire, c’est être indigne d’Octave. Que de fois ne m’a-t-il pas dit que tel est le signe secret auquel on reconnaît les âmes nobles ! Ah ! je me soumettrai à votre arrêt, mon noble ami, mon cher Octave ! La fièvre lui donnait l’audace de prononcer ce nom à demi-voix.47
14À croire le narrateur sur parole, il s’agit ici d’un discours « monstrueux », mi-authentique, mi-reconstitué (et d’autant plus authentique qu’il est reconstitué). Ce discours – malgré les clauses inaugurales qui en nient ou dénient la littéralité – multiplie pourtant les signes de « l’originellité », à commencer par les deux points qui l’inaugurent, à finir par la prononciation « à demi-voix » de son dernier mot, et en passant par les modalisations multiples qui l’informent (mise en italique, interjection, exclamation). Tout l’enjeu se condense dans des énonciations, des actions mi-performées : le discours intérieur est à demi rapporté, il est proféré « à demi-voix », de même qu’Armance est « à demi méprisable48 » (et que le passage du bonheur au malheur s’est joué, significativement, en « une demi-heure49 »). Toute une scénographie travaille au « partage » des discours, des actes et du temps. Le truquage de l’énonciation, en un sens, reste « classique » : le narrateur lafontainien ne fait pas autre chose quand il dit : « lui tint à peu près ce langage50 ». Il n’en reste pas moins que le texte stendhalien est l’objet d’un brouillage vertigineux, de l’ordre du double bind. Je suis reconstitution, rien n’est « pensé », je suis « senti », tout est vrai. Cette énonciation « monstrueuse » (hybride) propose un signifiant restitué littéralement et pourtant (partiellement) faux, ou feint. Et l’absence de guillemets (dans la tradition typographique du xviiie siècle), qu’il faudrait verser au dossier du « mélange » des voix, n’arrange rien. Jacques Dürrenmatt a bien souligné la plasticité (voire la perversité) de la ponctuation stendhalienne, qui tend à « favoriser la souplesse et par là éventuellement l’ambiguïté de l’énoncé en aidant […] les glissements énonciatifs51 ». Le discours direct (semi-)reconstitué permet la reproduction littérale d’un discours qui n’existe pas (ou qu’à « moitié »), il exhibe un pseudo-signifiant. Dans Armance, la question est bien celle de la censure partielle de la lettre : on n’y parle jamais totalement « en propres termes52 ». Confrontée à l’impensable, à l’impensé, l’endophasie se transforme en « pseudophasie ». Dès lors que le « discours intérieur » n’est qu’un leurre, le diagnostic de Genette qui fait du silence « intérieur » d’Octave un scandale (une paralipse) est à nuancer. Nous ne saurons jamais « à coup sûr » quelle est la part de littéralité du sermo intimus. Tout est fait, dans Armance, pour que le discours rapporté ne puisse être « rapporté » (au sens où Zénaïde-Caroline est une « rapporteuse »). Le degré variable de l’intériorité est signifié autant par une hésitation génétique (qui parle ?) que par une variation décibélique, symbolisée par le « à demi-voix » ou le « à haute voix53 ». Quand il s’agit de « se dire » (au sens réflexif), Armance oscille entre parole silencieuse et parole proférée. Et cela, jusqu’au bout, comme le montrent les novissima verba d’Octave : « Je te salue, se dit-il, ô terre des héros ! » S’agit-il d’une apostrophe silencieuse ? d’une hémiphémie ? d’un cri ? Les derniers mots hésitent entre profération et secret (de même, sémantiquement, le « Je te salue » condense deux sens contraires, c’est un énantiosème qui dit, en même temps, la première vue et la dernière fois). « Se dire », visiblement, n’est pas (seulement) du côté de la parole « intérieure », et évidente. Dans Armance, l’autolocution n’est pas une garantie d’intralocution, et l’intralocution n’est pas une garantie de locution.
15Ainsi, Armance n’est pas le roman du signifié disparu, mais, selon un défi sémiotique plus radical, le roman du signifié maintenu en l’absence du signifiant. De sorte que le plus grand scandale que produise la lecture n’est pas que l’on puisse, à la fin, comme di Fiori, n’avoir « rien trouvé rien, absolument rien dans ce roman54 », mais plutôt que l’on puisse – comme devant un regard selon Stendhal – avoir tout compris sans qu’aucun trait citable ne vienne garantir l’authenticité de l’interprétation : le roman postule l’existence, violemment paradoxale, de signes « non répétables55 ». De là, peut-être, les errements d’une critique attachée à confirmer, à infirmer, ou à relativiser la thématique de l’impuissance à partir de quelque trait certain, d’un « signe sûr », d’un tekmérion dont le repérage serait autorisé par les métalangages constitués (cliniques, historiques, idéologiques). C’est oublier que le roman satirise constamment – de la médecine à la métaphysique – ce type de prétention. Cet oubli, comme souvent, s’expliquerait par les enjeux déplaisants qu’il voile : l’impuissance d’Armance serait contagieuse, elle gagnerait le monde du lecteur. À la malice sémiotique de l’auteur, qui ferait tout entendre sans rien dire, répondrait le malaise herméneutique du lecteur, qui pourrait tout comprendre sans rien prouver.
16Si donc l’on tient à pratiquer une lecture « immanente » d’Armance, il faut convenir que le roman engage une lutte à mort avec la répétition, menée au risque de dissociations impossibles. En ce sens, écrire serait vouloir la scription sans l’inscription, le discours sans la langue, le roman sans le « romanesque », l’aveu sans son contenu. Cette figure insistante informe naturellement le destin d’Octave. Le héros travaillera constamment à séparer ce que la thématique, érotique et politique, donne pour « inséparables » : l’amour filial et l’amour conjugal56, la noblesse et l’idéologie nobiliaire57. On pourrait appeler cette figure, au risque du néologisme, une « schizologie58 ». Ce néologisme, cependant, pourrait sembler superflu, puisque Stendhal lui-même, et les stylisticiens en général, assimilent ce type de figure à une « réunion de contraires » (à un oxymore). Comme le montre bien l’une des définitions stendhaliennes du bonheur :
Le bonheur tel qu’on le souhaite est la réunion de tous les contraires. Pour les individus, c’est l’espoir sans la crainte, l’activité sans l’inquiétude, la gloire sans la calomnie, l’amour sans l’inconstance, l’imagination qui embellirait à nos yeux ce qu’on possède et ne ferait pas regretter ce qu’on aurait perdu. Voilà le bonheur impossible que l’on désire.59
17Stendhal dira aussi, pour dénoncer des goûts impossibles : vouloir « avoir les fruits sans l’arbre60 ». Cette façon de classer la figure parmi les oxymores, les théoriciens de la rhétorique l’ont adoptée, et Gérard Genette illustre un mode d’analyse courant quand il commente ainsi un titre de Mendelssohn : « romance sans paroles, lied sans poème, comme on dit “obscure clarté” ou “glorieuse bassesse”61 ». Ici, l’« alliance » sert de modèle fort et l’emporte sur la dissociation. Parfois, aussi, le rapport de force s’inverse (ce qui ne règle pas la question du distinguo). Quand C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca classent le mot de Cocteau : « écrire sans être écrivain » dans la catégorie des « énoncés incitant à la dissociation », ils rangent dans la même rubrique (parmi d’autres figures) le « paradoxisme » de Baron et l’« oxymoron » de Vico62. Pourtant, l’oxymore (figure de la conjonction) gagne à être distingué de la « schizologie » (figure de la disjonction). Et il faut peut-être préférer ce terme « barbare » à un nom immédiatement parlant (comme « découplage », « dissociation » ou « désunion »), à cause de sa construction et de ses connotations : d’un côté, la prétention « logique » (dite par le suffixe), de l’autre, la coupure « folle » ; de sorte que le mot évoque, à sa manière, des « désirs contradictoires », l’impossibilité (utopique ou tragique) de l’opération. Stendhal parle à ce sujet, on l’a vu, de « bonheur impossible ». De fait, la « schizologie » ne peut être tout à fait assimilée à un oxymore même et surtout si les deux mécanismes restent analysables en termes de réciprocité. L’oxymore joint deux éléments que tout oppose (bourgeois / gentilhomme), la schizologie disjoint deux éléments que tout rapproche, comme le noble / sans idéologie nobiliaire d’Armance, la « république sans républicains » de Ferrante Palla63, ou « l’ardeur sans femmes » de Beyle à Milan :
J’ai donc passé sans femmes les deux ou trois ans où mon tempérament a été le plus vif. […] On dit que de dix-neuf à vingt-deux ans nous jouissons d’une ardeur qui nous quitte bientôt après. Étant né en 1783, j’ai passé à Milan et en Lombardie mes dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième années.64
18Là où l’oxymore propose une « alliance » inespérée, la schizologie, figure de la séparation impossible, semble souvent un travail désespéré65. Peut-être parce que, dans un syntagme comme dans la vie, il est plus facile de souscrire à la rencontre des opposés qu’à la séparation de l’inséparable. L’oxymore surgit souvent dans la brillance ou l’exubérance des discours – que l’on pense à V. Jankélévitch – tandis que la schizologie semble hanter plus volontiers les discours « sérieux », marqués par la matité, la neutralité ; ainsi, ceux de Barthes et de Blanchot fascinés par la possibilité d’un « auteur sans livre », d’un « écrivain sans écrit66 ». Nous ne sommes pas loin, ici, de paradoxes de type « kantien » : que l’on pense à la « finalité sans fin » ou à l’« universel sans concept ». Stendhal, qui n’aimait pas Kant, recourait souvent à cette figure (il dénonçait, par exemple, les « comédies qui ne sont pas comiques67 ») et pouvait défendre ceux qui l’utilisaient, comme le colonel Touquet auteur audacieux d’un Évangile sans les miracles68. Et quand le héros stendhalien se coupe du réel, comme c’est le cas pour Julien lorsqu’il entend sonner la lourde cloche de la cathédrale de Besançon, c’est une schizologie qui rend compte de cette coupure : « Son œil regardait sans voir69. »
19Octave, lui, est, par excellence, le héros (tragique) des « séparations impossibles ». Longtemps, le jeune Malivert tente de quitter la langue maternelle, le biotope maternel, sa « classe » de naissance. Mais le narrateur propose des cryptogrammes intracés, Octave se contente de rêver ses voyages (en Angleterre, au Brésil, en Amérique) ou se refuse à conclure, par l’accostage, l’aventure grecque. Octave ne sortira pas davantage de sa classe, il ne s’appellera jamais « Gerlat ». Parmi tous les fantasmes pseudonymico-biographiques qui agitent Octave – il s’imagine en « Martin », en « Lenoir », commandant un canon, une machine à vapeur, chimiste attaché à une manufacture70 – « le plus beau de [s] es projets » consiste à prendre le nom et l’état de son valet : « Pierre Gerlat71 ». Mais la velléité pseudonymique évoque moins un « alter ego » qu’elle n’exaspère une différence.
20La mort d’Octave signe-t-elle, à la fin, le triomphe du monde ? Apparemment, l’ordre du monde, un instant ébranlé, se réaffirme. Une certaine morale, compromise pour un temps par la littérature, revient sauve ; les partitions, les classifications classiques retrouvent leur stabilité. Octave jouit de sa mort, sa mort nous rassure sur le monde : la monstruosité n’est pas longtemps viable. Si donc, chez Stendhal, le roman fait « concurrence à l’état civil », cela ne doit pas seulement s’entendre du côté démiurgique, comme une volonté de « faire naître », mais aussi comme nécessité de la mise à mort du personnage, de la résorption du scandale de son apparition. Ainsi, Armance serait le contraire d’un roman déceptif qui viendrait nous frustrer du sens : le sens y serait, au contraire, trop bien rétabli, les oppositions trop réaffirmées. On avait cru, le temps d’un roman, à la « désirable étrangeté » : à la langue étrangère, aux pays étrangers, aux classes subverties, à la sexualité détournée. De la mort enchantée d’Octave viendrait notre désenchantement : la langue, la société, le monde auraient raison. L’eu/thanasie, la jouissance mortelle d’Octave, constitueraient alors un suprême effort pour « dissocier » des éléments (ou des moments) proches, baignant dans une scénographie du mixte, de la douceur « neutralisante » : le héros meurt la nuit, mais au seuil d’un jour nouveau, tué par un « mélange » (d’opium et de digitale), en mer, mais en vue du « sol de la Grèce », entre langue française et nom étranger, entre féminin et masculin, quand « la lune » se lève derrière « le mont Kalos ». La marine-paysage, in articulo mortis, orchestrant, enfin, l’approche ou le rapprochement au plus près des moments-éléments, l’installation utopique sur une frontière.
21Mais la mort, dans Armance, n’est pas seulement un événement final, et Octave, en un sens, passe son temps à mourir : le roman met en scène la manipulation heureuse du désir de mort. Le temps même de l’aventure est un temps mort qui sépare une velléité (je voudrais mourir) d’une volonté (je me suicide). Stendhal donne à rêver sur la différence de deux empoisonnements, celle qui éloigne un projet de suicide (« quelques gouttes d’acide prussique72 ») de son exécution (« un mélange d’opium et de digitale préparé par lui73 »). Du fantasme à sa réalisation, tout change : les états de la matière : la mesquinerie liquide (« quelques gouttes ») contre la densité heureuse (« un mélange ») ; ses propriétés : l’agressivité, la violence rapide de l’acide contre la douceur lente, les vertus dormitives de l’opium ; ses origines : l’effacement du sujet sous le donné brut de l’ordonnance médicale (l’impersonnalité de la recette de suicide) contre la fabrication artisanale de la pharmacopée (« préparé par lui »). Tout nous invite à la bonne mort et l’eudémonisme conduit comme naturellement à l’euthanasie. Le roman aura donc construit, au risque de son impossibilité, l’image d’une mort continuée dont le finale offre la confirmation jubilatoire : « Octave continua à languir pendant plus d’une semaine, chaque jour il se donnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie74. »
22La critique suggère parfois qu’Octave aurait pu ne pas se tuer – aurait pu faire son salut par l’écriture75. C’est plutôt le contraire qu’il faudrait dire : c’est peut-être en tant qu’écrivain, et qu’écrivain (de l’) impossible, qu’Octave meurt. Certes, Armance ne met pas en scène le conflit romantique d’une vocation littéraire et des conditions matérielles d’existence, comme celui que règle dans Chatterton la fiole d’opium76 ; il ne s’agit pas ici d’obstacles extérieurs – même si rôde une certaine censure sociale, virtuellement relayée par la figure maternelle (« Empêchez monsieur votre fils d’imprimer, il a trop de naissance pour cela77 »), et même si la « vocation » littéraire est prise dans une mythologie qui la dégrade ou la disqualifie : le commandeur a songé, pendant un moment, dans sa jeunesse (pour satisfaire à une phase de la vie clichéique) à devenir écrivain78. Il s’agit d’une impossibilité essentiellement, spécifiquement littéraire, située au cœur même de l’acte d’écrire. Toute l’écriture est traversée par le rêve des dissociations impossibles, d’une écriture sans trace (« Brûlez ma lettre »). Si Octave se tue – s’il est tué – c’est au nom de la littérature, d’une littérature « anecdotique », c’est-à-dire inédite79, et d’ailleurs à peine éditée, sous le régime de l’anonymat, du supplément indispensable, du malentendu et des protestations.
23Une lecture « immanente » d’Armance n’a pas forcément pour fonction de dénier la révélation que contient la lettre à Mérimée (il faut sans doute en rabattre sur la liberté herméneutique que laisserait escompter son ignorance). Mais, d’un autre côté, la prise en compte de cette lettre ne conduit pas forcément à une confirmation des enjeux du roman estimés en termes positifs de « contenus ». Ce que la lettre confirme d’abord du roman, c’est le régime de circulation des messages : le destin des discours (et non plus seulement dans les discours), tel semble bien l’objet de l’aventure stendhalienne. Mais en quoi consiste exactement ce destin ?
24Sur le plan de la réception, Armance attaque la catégorie du « romanesque », non seulement en malmenant les conventions internes d’un « genre », mais en transgressant les limites qui séparent habituellement la fiction et le monde « réel ». On l’a vu, le roman inquiète parce qu’il oblige à perpétrer les perversions qu’il dénonce chez la population fictionnelle : l’interception (aléatoire) et l’interprétation (problématique). Dans cette perspective, l’écriture stendhalienne supporte mal sa consommation partielle (le roman sans la lettre, sans la cristallisation des discours surnuméraires). Et le paratexte réussit d’autant mieux son entrée dans l’Histoire que le texte en paraît parfois coupé, compromis dans l’anti-ou l’auto-référence.
25Sur le plan de la production du discours, le roman est hanté et tenté par la répétition. D’un côté, il a la phobie du « répétable », du rapportable, du citable – tout ce qui est copie, esprit appris, est d’un ennui mortel, une lettre « calquée » est mortifère –, de là, la fabrication d’un texte-limite, clivé par des séparations impossibles, des « schizologies ». Mais la singularité du texte peut aussi consister à répéter des scènes ou des séquences qui ne devraient pas l’être. Tel est le cas de la lettre d’aveu. Car s’il y a une lettre « en trop », c’est d’abord à l’intérieur même du roman.
26De fait, le héros adresse, comme on sait, deux lettres d’aveu à Armance. Il déchire la première (dissuadé d’une révélation épistolaire par la fausse lettre d’Armance à Méry), mais il tient, curieusement, à ce que la seconde, dans laquelle « tout dire » devient un bonheur, contienne aussi la première. Pourquoi donc inclure dans la seconde lettre les restes de la précédente ? Et même : pourquoi écrire une seconde lettre post matrimonium ?
27À l’évidence, une dimension sacrée est accordée à l’écriture, le moindre de ses restes est fétichisé, sacralisé comme une relique. Dans la tradition rabbinique, par exemple, les « Tables brisées (par Moïse) ont été déposées avec les secondes Tables de la Loi dans l’Arche de l’Alliance80 ». Révélatrice de cette tendance à la sacralisation, l’attitude d’Armance qui reçoit une lettre d’Octave :
À force de relire cette lettre, Armance y vit l’ordre de la brûler./ Jamais sacrifice ne fut plus pénible […]. Malgré ses sanglots, Armance entreprit de copier cette lettre, elle s’interrompait à chaque ligne, pour la presser contre ses lèvres. Enfin, elle eut le courage de la brûler sur le marbre de la petite table ; elle en recueillit les cendres précieusement.81
28Armance résiste décidément à la disparition des lettres : Octave en déchire-t-il une ? il en garde les morceaux ; Armance doit-elle en brûler une autre ? elle la recopie et en conserve les cendres. Quant au désir d’avouer, il est manifestement perverti par des anomalies qui l’apparentent à un cérémonial. Tout se passe en fait comme si, et l’annulation du premier désir, et la réalisation du second, tenaient à des motifs ténus, désémantisés, qui donnent à la suite d’actions les apparences étranges d’un rituel. C’est que la lettre d’Armance qui sert de prétexte à l’interruption de l’aveu paraît deux fois fausse. Fausse, d’abord, pour des raisons intrinsèques : elle contient un message improbable (d’ailleurs mis au point laborieusement82), en rupture avec l’ethos de sa prétendue signataire. Fausse, aussi, par sa dévaluation extrinsèque : le procédé de la « lettre supposée », on l’a vu, est dénoncé comme « vulgaire » par le roman même83. La ruse paraît, en outre, d’autant plus grossière que la population romanesque y a déjà recouru sous une forme à la fois similaire (on a déjà calomnié Armance auprès d’Octave en prétendant s’adresser à quelqu’un d’autre84) et inversée (Octave a rétabli la vérité en interceptant une confidence orale d’Armance à Méry85). Les motifs qui commandent l’annulation de l’aveu sont donc fragiles, et à cette fragilité répond, comme une conséquence, la conduite clivée du héros.
29D’un côté, Octave tombe immédiatement dans le piège de la fausse lettre86, mais de l’autre, il garde une vision paranoïaque du monde et il n’oublie pas que son mariage suscite de nombreux opposants quand il invente un alibi pour le hâter : « Bien des gens voudraient troubler mon bonheur, avait-il ajouté ; j’en ai la certitude87. » Dans le fait, Octave s’en tient à une réaction « moyenne », à une action elle-même déchirée : il déchire sa lettre mais en conserve les morceaux ; il cède « avec rage » à un acting out mais il en modère les effets : la lettre restera lisible et communicable. Mieux : la lettre détruite semblera se reconstituer au fur et à mesure de ses apparitions. D’abord la lettre disparaît, il n’en reste que les « fragments » : « Il la déchira avec rage, et mit les fragments dans sa poche88 » ; puis la « lettre » et les « fragments » coexistent : « Peu s’en fallut qu’il ne lui remît la lettre d’aveu dont il portait toujours les fragments sur lui89. » Enfin, il n’est plus question que de la « lettre » : « Il mit dans sa [seconde] lettre celle qu’il avait eu le courage de lui écrire dans un café de Paris90. » Avouer, pour Octave, c’est annuler la première annulation. Aussi bien, l’annulation du premier aveu obéit à des déclencheurs ténus, que la minceur d’un papier finira par symboliser : « Il sentit le papier plus fin de la prétendue lettre à Méry de Tersan et sa bonne intention fut glacée91. » Chadevelle aussi l’a reconnu d’un mot : la rétention du premier aveu ne tient qu’à « une petite cause92 ». De fait, si la première lettre d’aveu n’est pas envoyée, c’est d’abord pour une raison toute contingente : « En sortant du café, il chercha des yeux une boîte aux lettres, le hasard voulut qu’il n’en vît pas93. »
30De son côté, l’aveu final ne paraît pas mieux justifié. Quel que soit, en effet, le secret d’Octave, on sait qu’il a pour conséquence de frapper d’impossibilité le bonheur conjugal. Cependant, le mariage passé, le texte laisse peu de doutes sur ses corrélats : « Octave lui-même ne pouvant se dissimuler le bonheur d’Armance », d’une Armance « enivrée de bonheur et se pâmant dans ses bras94 ». Ainsi donc, les motifs sont minces qui font annuler le premier aveu et maintenir le second. Entre temps, la destinataire d’Octave est devenue « son Armance95 », et rien n’empêche de reconnaître une valeur totale, hypocoristique et sexuelle, au possessif. Au-delà de toute rationalisation (Octave a différé son premier aveu parce qu’il ne trouvait pas de boîte aux lettres, puis à cause d’un message improbable), au-delà même de toute raison (Octave a différé le second à cause des bonheurs du mariage), Stendhal signifie qu’« une lettre arrive toujours à destination ». Ce sera, plus tard, la leçon d’Edgar Poe dans La Lettre volée, telle du moins que la formule Lacan96. Un trouble vient au discours stendhalien lorsqu’il apparaît que le langage est destiné, pris dans le circuit inflexible d’une destination : habent sua fata libelli97. Ce que montre la lettre d’aveu, c’est que les aventures de la destination comptent au moins autant que le contenu évanescent des messages : le discours vaut pour son parcours, et ce parcours, après qu’il s’est achevé, laisse dans la rémanence de sa trace la figure d’un destin98.
31Dans Armance, le destin s’énonce sous deux formes essentielles que motive, peut-être, la phobie de la répétition. Car cette phobie semble s’exorciser – comme pour une conjuration classique – dans un geste à la fois imitateur et destructeur. Stendhal conteste deux fois les « unités » de signification : en les scindant ou en les redoublant. La première figure symbolise la tentation d’une énonciation impossible (suicidaire), la seconde esquisse l’utopie d’un énoncé définitif. Comme si, dès le début, le roman affichait le destin qui l’informe :
Saint-Jean […] voulut savoir quel était l’homme que plusieurs fois madame de Malivert avait amené chez elle. Le premier jour, Saint-Jean perdit l’inconnu dans une foule ; à la seconde tentative, la curiosité de cet homme eut plus de succès.99
32Que les actions dépendent de formules « diphasiques » pour atteindre à leur terme, ou « schizologiques » pour dénier leur possibilité, invite l’enquête à l’approfondissement et à l’élargissement. Des deux figures qui règlent le destin d’Armance, la dissociation n’est pas toujours la plus repérable. À quoi tient cette dissymétrie ? À des raisons hybrides qui s’attachent à la fonction et au mode de fonctionnement des mécanismes. Là où l’exécution en deux temps possède des vertus régulatrices et résolutives, la schizologie a pour fonction de produire une impossibilité. Des obstacles s’opposent à son identification, qui tiennent à la fois à sa discrétion rhétorique (elle n’a pas le caractère spectaculaire d’un achèvement) et aux résistances que suscite le repérage d’une monstruosité. Les obstacles, ici, sont d’ordre pathétique ou rhétorique : l’impossibilité discrète retient moins l’attention qu’un succès patent. Parmi les « séparations » impossibles auxquelles le roman travaille, la plus visible est celle d’Octave et d’Armance, ou celle de l’amour et de la sexualité. Comme si Armance résistait désespérément à la séparation des sexes ; comme si le roman déniait au « sexe » son étymologie, refusait la « sexion ».
Notes de bas de page
1 A, p. 65.
2 Dans « Bordure de buis », p. 46.
3 A, p. 189.
4 A, p. 189.
5 Rappelons qu’Octave a décidé de se jeter dans le monde à la suite d’un raisonnement retors : « Il ne faut pas bouder le monde, se dit-il enfin. Il est si méchant qu’il ne daignerait pas s’apercevoir qu’un jeune homme, enfermé à double tour dans un second étage de la rue Saint-Dominique, le hait avec passion. » (A, p. 82) Le paradoxe qui consiste à aller « dehors » pour signifier son choix du « dedans » inaugure un jeu extrême qui rend compte de la tension de l’écriture : comment signifier que l’on se dérobe à la signification ?
6 En un sens, Octave se sauve par l’écriture – il retarde ou érotise sa mort en engageant une longue correspondance avec Armance, dans une espèce de projet « abailardien » – tandis que Beyle, « near of pistolet », prémédite la mort d’un genre, écrit un a-roman.
7 A, p. 127.
8 A, p. 134.
9 A, p. 136.
10 HB, p. 543.
11 HB, p. 533.
12 J1, p. 887.
13 J1, p. 602.
14 Pour parler comme D. Sangsue (Le Récit excentrique, Paris, Corti, 1987, p. 115).
15 A, p. 50.
16 A, p. 49.
17 A, p. 50.
18 A, p. 180.
19 Que l’on pense à Lucien, soucieux de se faire ouvrir les portes des salons aristocratiques de Nancy, recourant à l’artifice de l’eucologe « magniquement relié par Muller » (LL, p. 865).
20 A, p. 25.
21 A, p. 118.
22 A, p. 180.
23 Jean-Pierre Richard, notamment, a rendu compte de l’espionnite qui perturbe le héros stendhalien en diagnostiquant une « obsession du regard » (Stendhal, Flaubert, p. 58).
24 HB, p. 643.
25 LL, p. 1131.
26 DA, p. 87-88.
27 PLC, p. 552.
28 A, p. 127.
29 A, p. 44.
30 OI1, p. 1143.
31 LL, p. 820.
32 Stendhal et l’italianité, Paris, Corti, 1982, p. 368.
33 Sur le rôle de cette langue morte (ou de cette « langue-fantôme ») chez Stendhal, voir G. Kliebenstein, « Stendhal face au grec », dans Stendhal à Cosmopolis, colloque sous la direction de Marie-Rose Corrédor, université Stendhal, déc. 2003 (actes à paraître).
34 A, p. 69.
35 A, p. 85.
36 A, p. 81.
37 A, p. 42, 114, 117, par exemple.
38 A, p. 85.
39 A, p. 51.
40 A, p. 82.
41 A, p. 183.
42 A, p. 114.
43 A, p. 55.
44 Voir M.-C. Lala, « La genèse du style comme écriture de soi : le cas de Armance », dans Stendhal et le style, colloque sous la direction de Philippe Berthier et d’Éric Bordas, université de Paris III, 19-20 mars 2004 (actes à paraître).
45 A, p. 63.
46 A, p. 73.
47 A, p. 71.
48 A, p. 71.
49 A, p. 71.
50 Le « à peu près » étant nié ou contrarié, dans Le Corbeau et le Renard, par toute une série de signes (voir à ce sujet : G. Kliebenstein, « Le cri du phénix », Poétique, no 103, 1995).
51 Notice « Ponctuation » du Dictionnaire de Stendhal, Paris, Champion, 2003.
52 Je ne suis qu’à demi méprisable, car enfin je n’ai pas avoué en propres termes mon fatal amour. » (A, p. 71)
53 Octave se disait à haute voix des choses folles et de mauvais goût, dont il observait curieusement le mauvais goût et la folie. » (A, p. 115) Octave, on le voit, s’abandonne (ou s’adonne) au vertige du dédoublement qu’enregistrent la régularité du chiasme pathologique-sociologique et l’asymétrie de la dérivation (folles / folie).
54 J2, p. 94, sans compter la variante : « M. Fiori dit qu’il n’y a rien absolument rien de bon. » (J2, p. 105)
55 Quand Barthes a esquissé une théorie sémiotique du regard, il a pris pour point de départ un paradoxe stendhalien : « Un signe, c’est ce qui se répète. Sans répétition, pas de signe, car on ne pourrait le reconnaître, et la reconnaissance, c’est ce qui fonde tout signe. Or, note Stendhal, le regard peut tout dire, mais il ne peut se répéter textuellement. Donc le regard n’est pas un signe, et cependant il signifie. Quel est ce mystère ? » (« Droit dans les yeux » [1977], dans Œuvres complètes, III, Paris, Seuil, 1995, p. 737)
56 Comme le rappelle la fusion finale : « Armance et madame de Malivert prirent le voile dans le même couvent. » (A, p. 189)
57 Ma démarche […] n’aura point l’air d’une désertion des idées que l’on peut croire inséparables de mon nom. » (A, p. 105)
58 Sur le rôle que joue cette figure ailleurs, chez Barthes ou Baudelaire par exemple, voir : G. Kliebenstein, « Barthes avait lu Stendhal », L’Année Stendhal, no 4, 2000 et « Parler la langue », dans Lectures de Baudelaire, dir. Steve Murphy, Presses universitaires de Rennes, 2002.
59 J1, p. 406-407.
60 HP, p. 476.
61 Figures IV, Paris, Seuil, 1999, p. 113.
62 Traité de l’argumentation, Bruxelles, 5e éd., 1988, p. 589-590.
63 CP, p. 419.
64 J1, p. 737.
65 Mais la schizologie peut être aussi une figure heureuse, et rendre compte de la passion pour l’Italie : « C’est comme de l’amour ; et cependant je ne suis amoureux de personne. » (RNF17, p. 98)
66 Ce souci travaille autant les derniers cours de Barthes que les anciens livres de Blanchot (voir Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 63 et suiv.).
67 PLC, p. 440.
68 PLC, p. 761.
69 RN, p. 400.
70 A, p. 104, 106.
71 A, p. 106-107.
72 A, p. 82.
73 A, p. 189.
74 A, p. 189.
75 Cette vocation salvatrice de l’écriture est affirmée au prix de certaines confusions : l’artifice de l’uchronie dénie une chaîne d’actions achevée, le préjugé biographique assimile l’acteur à l’auteur « near of pistolet » qui se sauve en écrivant Armance. Mais, dans la fiction, Octave s’est déjà sauvé par l’écriture (autant qu’il l’a pu), jusqu’à entretenir in fine avec Armance une correspondance qui retarde et érotise sa mort.
76 Le drame de Vigny (1835) tient, évidemment, du réquisitoire. La mort, ici, n’est que trop réelle, celle du « modèle » (à dix-sept ans, en 1770), comme celle des suicidés ultérieurs (parmi lesquels, en 1833, Escousse et Le Bras). Beyle, de son côté, à l’époque d’Armance, a songé au suicide. Que faire de ce biographème ? Tantôt les « vies » de l’auteur et de l’acteur se ressemblent (la même tentation du suicide, la même manie des cryptogrammes, voire la même tendance aux fiascos), tantôt elles diffèrent ou s’inversent. Beyle ne se tue pas. Armance veut retenir Octave, Beyle est quitté par « Menti ». Beyle connaît des déboires financiers, Octave bénéficie de la loi d’indemnité. Octave appartient à l’aristocratie, Beyle n’est pas reçu dans les salons du faubourg Saint-Germain. Si l’on tient à ce que le « fait » biographique commande l’interprétation, alors il faut tenir la fiction tantôt pour une « autobiographie », tantôt pour une « antibiographie », tantôt pour une « parabiographie », selon les distorsions et les anamorphoses imposées à la « vraie vie », c’est-à-dire imaginer un « système » qui fonctionne au prix d’opérations contradictoires.
77 A, p. 148. C’est le seul interdit (« je ne vous demande qu’une chose ») que formule le prince de R*** consulté sur l’avenir d’Octave par Mme de Malivert.
78 Comme de coutume encore, le commandeur avait voulu être successivement homme de lettres, intrigant politique et dilettante de l’opéra italien. » (A, p. 171)
79 Parmi les avant-titres du roman (après abandon d’Olivier) figurent Armance, ou le Faubourg Saint-Germain et Armance, anecdote du xixe siècle. Ce dernier sous-titre affiche une vérité littérale : l’« anecdote » est ici une histoire à la pointe ultime de la singularité, elle est, au plus près de son étymon, la chose inédite par excellence, celle qui demande et résiste à être « publiée » (à la fois éditée et divulguée).
80 Baba Batra, 14b, cité par D. Banon, La Lecture infinie, Paris, Seuil, 1987, p. 29, n. 4.
81 A, p. 138.
82 Le stratagème épistolaire est le fait de deux faussaires : le chevalier et le commandeur, et ce dédoublement des opposants permet de mettre en scène tout le ridicule du procédé. Manifestement la ruse se trouve dévaluée par le déploiement d’efforts qu’elle demande au chevalier pour obtenir le ralliement du commandeur, acolyte obtus à la stérilité d’invention comique. Le chevalier n’en obtient la participation active qu’avec des trésors d’ingénuosité, des manipulations patientes et des stimuli incongrus : une belle reliure attire l’attention du commandeur sur un mauvais livre, une tache de café lui en désigne une page – ainsi débute une maïeutique dégradée pour un piège de pacotille (A, p. 179-181).
83 A, p. 180.
84 A, p. 41.
85 A, p. 53.
86 A, p. 183.
87 A, p. 184.
88 A, p. 183.
89 A, p. 187.
90 A, p. 189.
91 A, p. 187.
92 CG3, p. 599.
93 A, p. 179.
94 A, p. 188.
95 A, p. 189.
96 Voir à ce sujet : Écrits I, Paris, Seuil, coll. Points, 1971, p. 19-75 et Le Séminaire, Livre II, Paris, Seuil, coll. Le champ freudien, 1978, p. 225-240.
97 C’est le poète-grammairien Terentianus Maurus qui est l’inventeur de ce « destin des écrits ». Il est aussi un bon exemple d’autoprophétie : il ne reste que cela de lui, attribué souvent à d’autres.
98 Gide a insisté avec une sûre intuition sur la notion de parcours dans Armance : « Tandis que Marivaux (et c’est par là qu’il m’exaspère) promène ses héros, dépersonnalisés jusqu’à l’abstrait, dans un pays du Tendre dont la carte puisse servir indifféremment à n’importe qui, l’itinéraire d’Octave ne saurait être suivi que par lui seul. » (Préface à Stendhal, Œuvres complètes, III, Cercle du bibliophile, 1925, p. 81) La mère d’Octave, dès le début, ne s’intéresse pas à autre chose : « Cher Octave, c’est la violence de tes passions qui m’alarme, et surtout le chemin qu’elles font en secret dans ton cœur. » (A, p. 35) Qu’il s’agisse d’« itinéraire », de « chemin », ou des « onze points » de l’autocommentaire stendhalien, la question est bien celle de l’intrigue « singulière ».
99 A, p. 30-31.
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