Troisième interlude : Récit et base de données. Les médias numériques en tant que formes
p. 277-280
Texte intégral
1Comme nous l'avons noté précédemment, Lev Manovich a défini dans Le Langage des nouveaux médias1 le récit et la base de données comme des formes culturelles concurrentes, quoique parfois susceptibles de coopération. Son affirmation selon laquelle les bases de données ont pris aujourd'hui le dessus sur le récit me semble contestable. Je suis d'accord néanmoins sur le fait évident que les bases de données sont largement répandues dans la société contemporaine et que leur croissance se trouve grandement facilitée par les médias numériques. Les bases de données constituent par conséquent un aspect important du cycle techno-génétique entre les humains et la technique.
2Les technologies GPS et SIG constituent l'une des manières dont les bases de données transforment les pratiques humanistes, en particulier dans un domaine tel que l'histoire spatiale. Alors que l'histoire qualitative a généralement fondé ses analyses sur le récit, l'histoire spatiale puise dans les bases de données non seulement pour exprimer mais aussi pour interroger le changement historique. Le chapitre 6 compare la conception processuelle de l'espace prônée par la géographe Doreen Massey aux besoins des projets d'histoire spatiale qui se mettent en place au Stanford Spatial History Project et ailleurs. Tandis que Doreen Massey aspire à une conception « vivante » de l'espace, en nette opposition avec la conception de ce réceptacle inerte que représente la grille cartésienne, les chercheurs en histoire spatiale entendent construire des infrastructures de bases de données susceptibles de servir à d'autres chercheurs, pour qu'ils puissent les intégrer à leurs projets et les prolonger en ajoutant leurs propres fichiers de données. Pour assurer l'interopérabilité, ces projets d'infrastructures utilisent des bases de données relationnelles réglées sur l'« espace absolu », c'est-à-dire géoréférencées à partir de quadrilatères de l'US Geological Survey et/ou de cartes historiques.
3Bien que des événements qui, fondamentalement, ne sont pas susceptibles d'être cartographiés puissent être ajoutés aux tableaux de bases de données relationnelles, cette dépendance à l'égard du géoréférencement signifie que de nombreux projets d'histoire spatiale ne réalisent pas pleinement (et sont peut-être incapables de réaliser) l'espace « vivant » qu'envisage Massey. Puisque l'espace « vivant » présume l'intégration du temps et de l'espace, une possibilité consiste à représenter le mouvement (par opposition aux dates statiques) à l'aide des « bases de données orientées-objet » (object-oriented database). Le chapitre 6 abordera les différentes visions du monde implicites dans les bases de données relationnelles et orientées-objet, montrant que ces dernières sont capables d'intégrer des processus temporels de manière plus complète que les bases de données relationnelles, en dépit du fait que les bases de données relationnelles demeurent la norme dans les projets d'histoire spatiale.
4Le chapitre 7 poursuivra le fil des relations entre récit et base de données en s'appuyant sur une analyse de l’œuvre littéraire de Steven Hall, Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde2. Se présentant d'abord comme un roman imprimé, cette œuvre fait aussi appel à d'autres formes de médias, tels que des fragments publiés sur Internet, des pages ajoutées aux traductions étrangères, etc., et même des emplacements physiques. L’œuvre complète existe donc en tant que système littéraire décentralisé. L'un des méchants du texte, Mycroft Ward, s'est transformé en une subjectivité post-humaine que ses adversaires appellent la « chose-Ward ». En séparant la forme du contenu, un geste qu'Alan Liu identifie au travail de la connaissance dans les sociétés post-industrielles3, la chose-Ward est devenue une immense base de données en ligne, s'appropriant des « corps nodulaires » et agissant à travers eux après qu'il a évacué et absorbé la personnalité de leur occupant d'origine. La chose-Ward autorise ainsi le texte à critiquer la logique des bases de données et à célébrer l'esthétique du récit, particulièrement les actes créateurs de l'imagination qui transforment des marques sur la page en mondes imaginaires. En un sens différent de celui que visait Massey, on peut considérer que la fiction excelle dans sa capacité à rendre l'espace « vivant », processus qui se joue au sein du texte dans le voyage qui conduit le protagoniste de sites très ordinaires de l'Angleterre contemporaine au « non-espace », et finalement à l'espace imaginaire.
5Cette transformation, traditionnellement associée à la fiction immersive, n'est pas toujours positive, comme le montre l'autre méchant du texte, le « requin conceptuel ». Le requin en question est un ludovicien, une créature qui dévore la mémoire et dont la chair se compose littéralement de symboles typographiques, d'idées et de concepts. Dans la mesure où il est à la fois représenté par des marques sur la page et composé de ces mêmes marques, le ludovicien incarne l'inverse de l'ontologie de la chose-Ward, autrement dit la fusion complète. La juxtaposition de la chose-Ward et du ludovicien, qui peut être interprétée comme un combat entre le récit et la base de données, ne se termine pas, étonnamment, par le triomphe du récit sur la base de données, mais plutôt par une négociation plus complexe entre les pouvoirs et dangers de la fiction immersive.
6Le chapitre 8 poursuivra cette analyse des rapports entre récit et base de données en s'appuyant sur le roman de Mark Z. Danielewski, Ô Révolutions4. Tandis qu'Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde postule une opposition entre récit et base de données, Ô Révolutions intègre à sa structure littéraire le type d’information qui caractérise les bases de données. Ces deux textes expérimentaux montrent ainsi les effets d'une culture de la base de données sur la littérature contemporaine, et se confrontent aux différents types de réponse que les textes littéraires contemporains sont susceptibles de formuler au déclin putatif du récit et à l'essor des bases de données. Dans Ô Révolutions, l'incorporation d'éléments de bases de données à la surface de la page a pour effet de tirer le texte vers une esthétique spatiale. Semblables à des tables de bases de données relationnelles affichées sur un plan à deux dimensions, les pages d'Ô Révolutions présentent des symétries spatiales complexes qui expriment différentes combinaisons d'une « révolution » à 360 degrés. Les surfaces topographiques du texte sont aussi en interaction dynamique avec ses propriétés volumétriques en tant qu'objet tridimensionnel. Les effets matériels de la spatialité sont étroitement interdépendants des codes bibliographiques du texte, particulièrement la typographie, la disposition du récit et celle des chronologies (en colonne dans les marges intérieures), ainsi qu'avec son contenu narratif et sémantique. Ces éléments aboutissent à un « objet lisible » comportant un grand nombre de chemins de lecture potentiels, et donc une forte « dimensionnalité », qui excède de loin les deux et trois dimensions de sa spatialité au sens classique du terme.
7Outre son esthétique spatiale, Ô Révolutions est écrit selon une série de contraintes rigoureuses qui font du texte le reflet inversé du précédent best-seller de Danielewski, La Maison des feuilles5. En raison des contraintes, Ô Révolutions témoigne d'une structuration profonde de récits parallèles et autres dispositifs. Il se prête par conséquent à l'analyse par la machine, qui excelle dans la détection de formes. La lecture machinique, examinée dans les chapitres 2 et 3, est appliquée ici au texte tuteur d'Ô Révolutions. L'analyse, cosignée avec Allen Beye Riddell et présentée dans l'« épilogue » du chapitre 8, révèle toute l'étendue de la création de formes. Elle permet aussi de découvrir quels mots (par opposition aux concepts généraux) n'ont pas le droit d'apparaître dans le texte. L'épilogue justifie par conséquent l'appel à un répertoire élargi de pratiques de lecture formulé dans le chapitre 3, ainsi qu'à une approche d'études de médias comparés qui permet d'étayer la comparaison entre récit et base de données dans la fiction contemporaine.
Notes de bas de page
Auteur
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