7. Verba hermetica
p. 147-170
Texte intégral
Sémiotique vs herméneutique
1Vue d’aujourd’hui, la querelle Barthes-Picard1, à propos de Racine, a le charme des choses obsolètes. Son utilité, désormais toute pédagogique, consiste à mesurer le chemin parcouru depuis ce qu’on appelait naguère, avec le sentiment de fouler des terres interdites ou étrangères, la « nouvelle critique ». Il est donc admis, apparemment, que la lecture d’un texte littéraire, quel qu’il soit, ne doit pas être restreinte au nom de la vérité historique – dans ce cas, l’intention présumable de l’auteur ou les interprétations de ses contemporains. D’une part, cette limitation conduirait à réduire la lecture, cet ensemble complexe de phénomènes psychiques, à la fois cognitifs et sensibles, à un pur acte d’érudition ; d’autre part et surtout, elle imposerait d’accorder une place prééminente à un moment particulier de la réception du texte : or, aux yeux de l’Histoire, qui enregistre des faits, toutes les lectures se valent.
2D’un point de vue strictement littéraire, il semble falloir mettre au crédit de l’œuvre son aptitude à engendrer des interprétations diverses, voire contradictoires : en somme, la succession des lectures expliquerait, dans le temps de la diachronie, la complexité des significations impliquées dans le réseau synchrone du texte. J’appellerai ici lecture sémiotique toute représentation du texte comme un système complexe de signes, que chaque analyse ordonne à sa manière, en sélectionnant et en évaluant arbitrairement les innombrables indices fournis par le texte lui-même. Ce type de lecture concilie ainsi l’intangibilité de la source et la liberté de l’interprétation, seulement limitée par des modes de régulation méthodologiques : elle s’inscrit à cet égard dans la tradition médiévale de la glose, la science sémiotique succédant seulement, dans son rôle normatif, au discours théologique. Enfin, il est inutile de préciser que toutes les techniques d’analyse textuelle, élaborées, enseignées et pratiquées à quelque niveau que ce soit, relèvent, de facto, de cette lecture sémiotique.
3Pourtant, le débat a été abandonné plutôt que tranché. Il s’est d’ailleurs déplacé sur le terrain institutionnel, comme le montrent la concurrence renforcée et la division du travail opérée, au moins dans l’Université française, entre l’enseignement de la stylistique et la sacrosainte répartition séculaire, des « seiziémistes » aux « vingtiémistes », qui présuppose, en matière littéraire, l’existence d’une compétence autre que textuelle. En outre, tout critique sent bien intuitivement que, même s’il revendique, à l’égard des commentaires reçus, sa liberté d’analyse, il espère bien, in fine, accéder à une vérité du texte, entrevoir, mieux que d’autres, comment le texte est fait et pourquoi le scripteur l’a fait comme il est. Suivant une terminologie empruntée à la philologie allemande, je nommerai lecture herméneutique le geste proprement interprétatif, qui consiste à considérer le texte non seulement comme un ensemble de signes disponibles pour le critique, mais comme le produit historique d’un travail d’écriture, dont la compréhension passe par celle d’une époque et d’un auteur. La distinction entre la sémiotique et l’herméneutique, telles qu’elles sont ici définies, peut se résumer par cette formule de Schleiermacher : « Je ne comprends rien que je ne considère comme nécessaire et que je ne puisse construire2.»
4Schleiermacher fixe ainsi pour but à la « critique esthétique » « une compréhension élevée de la démarche intérieure du poète et d’autres artistes du langage dans le cours tout entier de la composition, de la première ébauche jusqu’au dernier développement3 ». Cependant, la première visée de l’herméneutique, d’ordre théologique, était de pouvoir lire et interpréter les textes bibliques en évitant la question de l’origine, de contourner le double écueil, également réducteur, de la soumission à l’Autorité et du relativisme historique. De Heidegger à Habermas, à peu près tous les théoriciens de l’herméneutique – à l’exception notable de Peter Szondi – ont tendu à récuser la figure de l’auteur, ancien ou moderne. De l’herméneutique, je retiens donc le mot et ses vertus sémantiques, plutôt que l’appareil théorique qui le sous-tend généralement, dans la tradition allemande.
5Quoi qu’il en soit, la lecture herméneutique, telle que je l’entends ici, subsiste peu ou prou sur le mode résiduel. Mais elle est souvent clandestine, et d’autant plus inavouée qu’elle a paru être condamnée par les écrivains eux-mêmes. En effet, en même temps que la sémiotique était introduite dans les études littéraires, l’intérêt se concentrait sur les grands ancêtres de notre « modernité » qui, tous, semblaient contraindre à rejeter l’univocité du sens et, surtout, l’autorité de l’auteur. La « disparition élocutoire du poète » de Mallarmé, le « je est un autre » de Rimbaud auraient ainsi coupé tout lien, légal sinon naturel, entre le texte et son origine auctoriale ; le lecteur, en revendiquant la pluralité des interprétations, ne ferait ainsi que tirer les conséquences de la polysémie, consubstantielle à la littérature nouvelle. La discussion théorique se doubla donc d’une réorganisation du corpus des œuvres étudiées, qui tendit à s’articuler autour des grands modernes, dont la place fut réévaluée (Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Flaubert, Lautréamont…), et de quelques précurseurs (Rabelais, Diderot, Sade…) – au détriment de toutes les œuvres apparemment plus univoques. On s’accorda, sans toujours le dire clairement, sur cette vulgate historique. Tous les textes littéraires seraient, par nature, polysémiques ; mais certains le seraient malgré eux (les « classiques ») ; les autres, au contraire, auraient pris conscience de leur disponibilité sémantique (les « modernes »).
6Encore faut-il s’entendre sur la vraie nature des œuvres inaugurales de la modernité. Il est vrai que celles-ci n’offrent pas de sens clair ; cependant, l’opacité de la signification originelle ne permet pas de conclure à son illégitimité ou, encore moins, à son absence. Au contraire, l’objet de ces quelques pages consistera à montrer, par l’analyse d’œuvres de Hugo et de Rimbaud, que l’obscurité de ces textes résulte d’un travail, conscient et volontaire, d’opacification et de cryptage qui contraint le lecteur à une entreprise, hasardeuse mais nécessaire, d’élucidation. Il aurait été facile de prendre pour exemples d’autres auteurs et d’autres poétiques : on trouvera d’ailleurs plus loin une étude systématiquement menée de l’hermétisme mallarméen4. D’autre part, mon objet n’est pas, prioritairement, de faire des hypothèses interprétatives sur Hugo ou Rimbaud, même si, chemin faisant, le repérage des procédés d’hermétisme permettra d’éclairer la compréhension des œuvres et d’en retirer, je l’espère, un surcroît de légitimité.
7L’hypothèse qui sous-tendra ces analyses peut se traduire en quelques idées simples. Le texte traditionnel, clair et explicite, libère le critique du souci de comprendre le message littéral, et l’autorise à l’enrichir autant qu’il le peut ; le texte obscur, lui, impose une alternative simple : comprendre tout ou rien – à moins d’admettre ce moyen terme que constituerait le n’importe quoi. En d’autres termes, l’écriture hermétique implique la lecture herméneutique. André Breton, dont la poétique semble pourtant appeler la lecture sémiotique, le dit dès le Premier Manifeste du surréalisme :
Ces lignes (il s’agit des poèmes hermétiques de Mont de piété) étaient l’œil fermé sur des opérations de pensée que je croyais dérober au lecteur. Ce n’était pas tricherie de ma part, mais amour de brusquer. J’obtenais l’illusion d’une complicité possible, dont je me passais de moins en moins.
8À ce point, il convient de ne pas se méprendre sur le phénomène : si l’obscurité s’observe au niveau du texte, l’hermétisme regarde l’auteur, et désigne, exclusivement, l’emploi volontaire de codes dont ni la tradition ni l’œuvre même ne fournissent la clé au lecteur. Celui-ci passe ainsi, s’il veut avancer dans la compréhension de l’œuvre, de la question générale « qu’est-ce que ça veut dire ? » à « qu’est-ce qu’il veut dire ? » Il va de soi, enfin, que la mise au jour de ces codes hermétiques – j’en distinguerai cinq – n’épuise absolument pas la question de l’obscurité ou de la polysémie littéraires. Un fois mené à son terme ce travail concret d’élucidation, il sera bien temps de revenir à l’interrogation initiale et de se demander dans quelle mesure, en effet, la lecture de la littérature relève de l’herméneutique.
Codes hermétiques
L’hermétisme inter-linguistique
9L’un des textes qui servira de support à la démonstration est l’une des pièces des Illuminations de Rimbaud, « Aube ». On devine l’intérêt stratégique d’un tel choix. On s’accorde en effet à voir dans chacune de ses Illuminations une suite d’images instantanées qui, essayant de saisir des sensations ou des perceptions brutes, ne sont liées par aucune cohérence syntagmatique – sinon celle, labyrinthique, d’une imagination dont le poète lui-même aurait renoncé à garder la maîtrise5. En outre, de cette libre pratique de l’image est née une grande partie des poétiques du XIXe siècle – à commencer par le surréalisme et sa vaste périphérie. Corrélativement, elle a encouragé la critique à considérer que le texte poétique constituait un magma paradigmatique, dont le sens devait se construire a posteriori, par la relation, subjective et révocable, que le lecteur instaure avec le poème.
10Voici donc « Aube », assorti de quelques gloses.
Aube
J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
11Le poème, dont la compréhension globale et approximative ne pose pas de problèmes particuliers, se présente sous la forme d’un récit simple, dont l’argument est donné dès la première phrase (« J’ai embrassé l’aube d’été ») ; plus précisément, il est construit sur deux schémas narratifs parallèles. Le premier, épico-religieux, évoque une expédition militaire (« camps », « entreprise »), où interviennent des motifs divins (« déesse ») et féeriques (« palais », « dôme », « quais de marbre ») ; le deuxième nous fait assister au lever du jour, dont les différentes étapes sont suggérées de manière métaphorique. Tout est encore dans l’ombre ; aucun rayon de lumière n’anime le paysage (« rien ne bougeait », « l’eau était morte », « les camps d’ombre »). Puis l’enfant, en marchant à travers bois, dérange les animaux, dont il voit la respiration (« les haleines »), les yeux ouverts (« les pierreries ») ou l’envol (« les ailes »). Sur le sentier, plus dégagé que l’intérieur du bois, la lumière commence à pénétrer (« de frais et blêmes éclats »), une fleur dit son nom : faut-il comprendre qu’elle s’est ouverte, dégageant le parfum qui l’identifie ? En outre, le soleil, passant à travers les arbres et illuminant les brumes matinales qui stagnent dans les branches, ressemble à une cascade dorée (« wasserfall blond ») ou argentée (« cime argentée »). L’enfant se met alors à courir à travers le brouillard qu’il s’amuse à battre de ses bras, comme s’il pouvait le dissiper lui-même (« Alors je levai un à un les voiles »). Quant au dénouement de cette aventure, il est évidemment problématique, et il faudra y revenir plus loin.
12Toutes ces conjectures n’ont d’ailleurs pas d’autre fonction que de proposer une interprétation réaliste possible et vraisemblable du poème des Illuminations. Il va de soi que nous n’avons pas le droit de substituer à l’univers fantastique de Rimbaud une simple description de la nature, d’autant que le poème annonce d’emblée le récit d’une embrassade mystérieuse (un accouplement ?) entre l’aube et l’enfant : la lecture herméneutique ne consiste pas à traduire les textes, mais à proposer des hypothèses sur les vrais enjeux qui déterminent chaque choix d’écriture. En revanche, la « traduction » réaliste du poème permet d’isoler les points qui restent obscurs et doivent attirer l’attention de l’herméneute, dont la tâche première et fondamentale consiste à repérer tous les énoncés qui, non seulement sont en rupture ou en contradiction avec leur contexte immédiat ou lointain, mais encore, même s’ils offrent un sens non problématique, paraissent immotivés :
- S’il ne s’agit que de l’éveil matinal de la nature, pourquoi le style adopte-t-il d’emblée cette allure épique ? De quelles entreprises héroïques s’agit-il donc ?
- Que sont ces « camps d’ombres » ? Il faut ici s’arrêter à la bizarrerie de l’expression, que gomme involontairement la signification approximative que lui donne habituellement le lecteur (grosso modo, des zones d’ombre) ?
- Que viennent faire là les clochers, les dômes et les quais de marbre, qui viennent rompre l’apparence champêtre du décor ?
- Pourquoi le « je » a-t-il senti, « un peu » seulement, l’immense corps de l’aube ?
13Pour la clarté de la démonstration, commençons par les « camps d’ombres ». Ils paraissent appartenir, à première vue, à l’isotopie guerrière qu’on retrouve à plusieurs endroits du texte : les commentateurs ont donc compris que les zones d’ombre étaient métaphoriquement assimilées à des soldats, dont le campement nocturne n’aurait pas encore été levé. Mais l’expression de « camps d’ombre » recèle sans aucun doute une tout autre signification pour l’ancien lycéen nourri de culture latine qu’est Rimbaud : je fais ici l’hypothèse que les « camps d’ombres » sont les campi umbrarum des Romains, les champs habités par les ombres, autrement dit les champs Élysées ou encore les enfers, et je propose d’appeler hermétisme inter-linguistique le mécanisme par lequel le décryptage du texte est alors perturbé par l’intrusion, inégalement repérable, de faits lexicaux ou syntaxiques étrangers à la langue utilisée (anglicismes, germanismes, latinismes, figures étymologiques, etc.).
L’hermétisme intertextuel
14Bien sûr, la ressemblance entre les expressions française et latine (« camps d’ombres » et campi umbrarum) ne suffit pas à prouver la réalité de l’hermétisme inter-linguistique : en bonne démarche herméneutique, la présence d’indices convergents – d’au moins deux indices situés dans des séquences textuelles distinctes – est indispensable pour corroborer quelque hypothèse que ce soit. Or la preuve que le jeu étymologique sur les « camps d’ombre » fait bien basculer tout le poème, et constitue sa « clé herméneutique » se trouve dans l’usage que fait Virgile des campi umbrarum, dans L’Énéide. Au livre VI, Énée, qui désire descendre aux enfers, doit au préalable cueillir le rameau d’or. Heureusement, il est guidé dans sa quête par deux colombes où il reconnaît les envoyées de sa mère Vénus, et celles-ci le conduisent jusqu’à un arbre « où le reflet de l’or éclate et tranche sur le feuillage6 ». On aura repéré trois éléments du poème de Rimbaud : la fleur qui dit son nom, la reconnaissance de la déesse, le reflet doré dans le feuillage. Cette multiplicité et cette densité d’éléments communs à « Aube » et à l’Énéide rendent impossible, me semble-t-il, une simple coïncidence ; nous avons sans doute affaire à une application du principe de l’hermétisme intertextuel, dont on peut seulement soupçonner l’importance réelle en littérature : aux quelques allusions explicites à des œuvres du passé trouvées au détour d’une œuvre ou aux rares rapprochements que l’érudition permet accidentellement, comme ici, de faire, on imagine la multitude des signes de connivence que, par le choix d’un mot ou d’une image, l’écrivain adresse à la tradition littéraire, instaurant un dialogue virtuel dont il exclut, malicieusement ou agressivement, son lecteur7.
15Presque tous les morceaux du puzzle sont à présent réunis : en plaçant sa promenade matinale sous l’autorité de l’épopée virgilienne, Rimbaud convoque dans son poème, ipso facto et sans qu’il soit besoin de le signifier explicitement, l’exaltation païenne et naturiste de l’épanouissement des sens et des plaisirs que procure le sentiment intense de se sentir présent au monde. À l’opposé exact du récit d’Une saison en enfer, dont les troubles perversités évoquaient inévitablement, sur fond de vertus chrétiennes, le mal et le péché, la descente aux enfers d’« Aube », dans le pur matin d’été, est toute exultation enfantine de jouir de son corps. Ce ressourcement dans le paganisme ancestral de l’Occident méritait bien le ton épique du texte, annulant des siècles de pudeur mortifiée.
L’hermétisme intra-textuel
16Mais honte de quoi, au juste ? Pour décrypter ce que le poème laisse dans l’implicite, il faut maintenant se tourner vers les autres poèmes de Rimbaud. L’« aube d’été » intervient à deux autres reprises dans les Illuminations. Dans « Ornières », on peut lire :
L’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide.
17Cette description réaliste précise le référent probable des premiers paragraphes d’« Aube ». Surtout, « Bottom » nous rapporte la mésaventure d’un « je » (Rimbaud ?) condamné, une nuit durant, à contempler une beauté inaccessible sans en jouir sexuellement :
Au matin, aube de juin batailleuse, je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail.
18La course matinale dénote clairement l’urgence du désir physique, qui trouve finalement à s’assouvir sans discernement. Ce détour par d’autres textes de Rimbaud relève de l’hermétisme intra-textuel. Alors que l’intertextualité est, d’après la définition de Gérard Genette, « une relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes » par le recours à l’imitation, à la citation ou à l’allusion, l’intra-textualité recouvre l’ensemble des cas où un texte (ou l’œuvre entière d’un auteur, considérée comme un tout), suivant ces mêmes procédés, fait référence à lui-même. Le recueil poétique, ensemble clos d’éléments fortement individualisés, se prête particulièrement à cette pratique littéraire où les mots et les images se font écho d’une pièce à l’autre. L’hermétisme intra-textuel constitue un des aspects majeurs de la poétique moderne, lié à l’esthétique du blanc et de la fragmentation. D’une part, l’auteur, dialoguant avec lui-même, laisse apparaître, par le jeu souvent involontaire des reprises et des variations, les figures obsessionnelles de son imaginaire ; d’autre part, le lecteur doit construire le sens par un constant aller et retour entre le poème et le reste de l’œuvre : à ce titre, elle condamne d’ailleurs l’explication de texte, telle qu’elle est conçue dans l’enseignement français, à de stériles exercices d’école – traditionnels ou modernisés.
19Il reste à saisir pourquoi l’enfant sent « un peu » le corps immense de l’aube. Je suggère ici, mais sans disposer d’autre indice probant, un autre trait d’hermétisme intra-textuel, auquel invite la référence aux « voiles amassés ». Dans « Les poètes de sept ans », Rimbaud évoque les frustrations littéraires et sexuelles d’un enfant, qui n’a pas d’autre plaisir que de rêver,
En bas, – seul, et couché sur des pièces de toile
Ecrue, et pressentant violemment la voile. (v. 63-64)
20Ici, l’oxymore « pressentant violemment » peut s’interpréter diversement, selon le sens qu’on attribue au mot « voile ». Littéralement, il s’agit de la voile du bateau : Rimbaud désire violemment s’embarquer (cf. « Le bateau ivre »), mais, enfermé chez lui, il ne peut que pressentir l’appel du large. Cependant, la voile désigne métaphoriquement la pièce de toile, le drap sur lequel s’est allongé l’enfant, qui se livre à des pratiques sexuelles solitaires. Il est alors tentant de suggérer que « pressentant » recèle un calembour obscène : non pas pressentant, mais pressant tant violemment, si violemment la voile. On peut alors imaginer que, par une sorte d’extension comique, le verbe pressentir – et non plus le participe « pressentant » – a fini par signifier, dans le lexique personnel de Rimbaud, « presser tant ». « Pressentir », c’est « sentir un peu » : ce calembour intra-textuel éclairerait le « j’ai senti un peu » d’« Aube », apparemment incompatible avec le dénouement assez évidemment sexuel du récit.
21Qu’on admette ou non cette conjecture, qui ne touche pas au sens général du texte, il ne fait en revanche guère de doute que l’« aube » ne désigne pas seulement l’aurore, mais aussi, par syllepse, l’habit sacerdotal blanc, symbole de pureté – ce qui expliquerait les « voiles amassés ». L’exaltation matinale de l’enfant s’achève par la profanation priapique du vêtement catholique : la chute s’inscrit dans la logique du poème, et de l’ensemble de l’œuvre de Rimbaud. L’exacte antithèse d’« Aube » se trouve en effet dans le poème « Les premières communions », où une fille, à la veille de sa première communion, est poursuivie toute la nuit par les « curiosités vaguement impudiques » qu’a suscitées en elles, sur les images pieuses, le « linge dont Jésus voile ses nudités », et souffre dans son corps partagé entre le désir inassouvi et le sentiment de la faute :
Et l’enfant ne peut plus. Elle s’agite, cambre
Les reins et d’une main ouvre le rideau bleu
Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu.
(v. 77-80)
22Contrairement à l’enfant mâle d’« Aube », le plaisir est ici réprimé, mortifié par la culpabilité religieuse, et ressenti dans l’obscurité honteuse de la nuit. De même, alors que l’enfant des Illuminations levait joyeusement les voiles blancs du matin, la future communiante en est réduite à se lever en secret en pleine nuit pour lever « les spectres noirs des toits » :
Elle eut soif de la nuit forte où le cœur qui saigne
Écoule sans témoin sa révolte sans cris.
Et faisant la victime et la petite épouse,
Son étoile la vit, une chandelle aux doigts,
Descendre dans la cour où séchait une blouse,
Spectre blanc, et lever les spectres noirs des toits.
(v. 91-96)
23Cette vision sinistre et spectrale prépare l’anathème lancé à la face de Dieu, qui clôt le poème par un cri d’une extraordinaire violence :
Christ ! ô Christ, éternel voleur des énergies,
Dieu qui pour mille ans vouas à ta paleur,
Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,
Ou renversés, les fronts des femmes de douleur.
(v. 333-336)
24On le voit, le travail herméneutique n’a pas seulement mis au jour la présence obsédante de la masturbation chez Rimbaud – tant mieux cependant si, chemin faisant, il a servi aussi à cela. Grâce aux mécanismes combinés des hermétismes inter-linguistique, intertextuel et intra-textuel, il a permis de retrouver l’isotopie matricielle de l’imaginaire rimbaldien : au pôle euphorique (nature = épopée = sexualité = paganisme) s’oppose le pôle dysphorique (morale = lyrisme = abstinence = christianisme). Dans son prolongement, il serait facile de montrer comment, autour de ce couple oppositionnel, s’ordonnent les décors et les répliques de ce théâtre poétique où le verbe rimbaldien se donne en spectacle à ses lecteurs.
25Au passage, on aura observé que la présence des dômes et des quais n’a pas été élucidée : il faut admettre provisoirement que ce décor italien ou oriental appartient à une fantasmagorie dont l’origine précise demeure inconnue, ou seulement sujette à hypothèses ; du reste, ce point ne compromet pas l’interprétation générale du poème. De même, l’intrusion d’un mot d’origine allemande (« wasserfall ») surprend : mais il est possible de supposer soit un simple souvenir de Rimbaud, soit un trait inter-linguistique explicite, ayant pour fonction de mettre sur la piste de la clé herméneutique « camps d’ombres ».
L’hermétisme numérique
26Les trois codes repérés jusqu’à présent portent sur la lettre du texte, sur des formations discursives qu’une analyse attentive a les moyens de déceler. En revanche, certaines modalités de l’hermétisme échappent, par nature, à la sphère de lisibilité et d’intelligibilité à laquelle tout lecteur a accès. La première est l’hermétisme numérique : l’auteur organise, d’une manière particulière et en recourant à des régularités arithmétiques, la matière textuelle de son œuvre de telle sorte que cette disposition fondée sur le nombre – et non plus sur la lettre – soit signifiante. Mais signifiante pour lui seulement, puisque, par définition, elle est invisible à la surface littérale du texte : on a ainsi multiplié les hypothèses sur l’ordre donné aux cent poèmes de la première édition des Fleurs du Mal, sans que, faute d’information fournie par Baudelaire lui-même, on puisse jamais disposer de quelque certitude que ce soit. Le plus souvent, les exégèses de l’hermétisme numérique suscitent donc, le plus souvent, un scepticisme amusé : comment prouver, en effet, qu’une tentative de décryptage fondée sur des hypothèses numériques reflète autre chose que la marotte – ou la manie obsessionnelle – du critique lui-même8 ? On dispose cependant, au XIXe siècle, d’un exemple spectaculaire d’hermétisme numérique, avec Les Misérables de Victor Hugo. Exemple spectaculaire, en effet, puisque le code a résisté à plus d’un siècle de gloses hugoliennes et que rien ne prédestinait, assurément, un roman aussi ouvertement didactique et mélodramatique à servir d’illustration aux procédés de cryptage littéraire9.
27En apparence, le roman de Victor Hugo se présente en effet comme une énorme masse textuelle, fragmentée et hiérarchisée en parties, en livres et en chapitres, dont le nombre semble défier tout effort de synthèse : le roman comporte cinq parties, comprenant eux-mêmes de huit à quinze livres et de soixante-sept à soixante-seize livres. D’autre part, la numérotation des chapitres n’est pas continue mais, comme il est logique, recommence au début de chaque livre : par exemple, le seizième chapitre du roman (« La prudence conseillée à la sagesse ») figure comme le chapitre I, II, 2, soit le deuxième chapitre du deuxième livre de la première partie. En revanche, si on choisit d’ignorer cette numérotation à trois niveaux, on constate que les cinq parties de l’œuvre réunissent respectivement 70, 76, 76, 76 et 67 chapitres, soit un total de 365 chapitres.
28365 chapitres, c’est-à-dire autant de chapitres que de jours dans une année non bissextile : la coïncidence est trop improbable pour être attribuée au hasard. Il faut supposer derrière cette forme d’hermétisme numérique un code calendaire : le premier chapitre correspondrait au 1er janvier, le deuxième au 2 janvier, et ainsi de suite jusqu’au dernier, qui jouerait le rôle du 31 décembre. Mais l’essentiel reste à faire : donner sens à cette forme de cryptage et, ainsi, en fournir une confirmation d’ordre herméneutique. Cette nouvelle étape exige d’en passer par une cinquième et dernière forme d’hermétisme.
L’hermétisme autobiographique
29Imaginons que Victor Hugo ait consigné, par ce code calendaire, les dates fondamentales de sa vie : celles-ci correspondraient à des chapitres significatifs du roman, avec lesquels elles entretiendraient un rapport d’analogie. Pour vérifier cette hypothèse, il convient d’abord de partir des événements majeurs de la vie de Hugo – du moins de ceux que nous connaissons : la restriction est d’importance – pour rechercher à quels chapitres ils correspondent, puis, de procéder à la démarche inverse, en allant des chapitres essentiels à la biographie de l’écrivain. Trois exemples, particulièrement significatifs, suffiront à montrer que l’hypothèse calendaire se révèle exacte.
30À un moment du récit, Jean Valjean, qui élève Cosette à Paris et vient de remarquer l’assiduité du jeune Marius au jardin du Luxembourg, décide, autant par jalousie que par prudence, de séparer les deux jeunes gens et de déménager dans une maison discrète de la rue Plumet, qui est entourée d’un jardin. Marius retrouve cependant la trace de la jeune fille, s’introduit dans le jardin et dissimule sous une pierre un manuscrit étrange. Le titre du chapitre où figure cet épisode (IV, 5, 4, « Un cœur sous une pierre ») évoque lui-même plus l’image funèbre de la pierre tombale que les émois adolescents, et le texte de Marius mêle en effet aux réflexions attendues sur l’amour de nombreuses références aux anges et à la mort, dont voici quelques exemples :
La réduction de l’univers à un seul être, la dilatation d’un seul être jusqu’à Dieu, voilà l’amour.
L’amour, c’est la salutation des anges aux astres.
C’est une chose étrange, savez-vous cela ? Je suis dans la nuit. Il y a un être qui s’en allant a emporté le ciel.
Oh ! être couchés côte à côte dans le même tombeau la main dans la main, et de temps en temps dans les ténèbres, nous caresser douce
ment d’un doigt, cela suffirait à mon éternité.
31Au chapitre suivant, Cosette, qui a lu le manuscrit, « entre en rêverie » : Marius, qu’elle croyait perdu pour elle, renaît de l’absence. De fait, ces retrouvailles prennent l’allure d’une résurrection :
Ce manuscrit, où elle voyait plus de clarté encore que d’obscurité, lui faisait l’effet d’un sanctuaire entr’ouvert […] Qu’était-ce que ce manuscrit ? Une lettre. Lettre sans adresse, sans nom, sans date, sans signature, pressante et désintéressée, énigme composée de vérités, message d’amour fait pour être apporté par un ange et lu par une vierge, rendez-vous donné hors de la terre, billet doux d’un fantôme à une ombre […] Cela avait été écrit le pied dans le tombeau et le doigt dans le ciel.
32Or ce chapitre (« Cosette après la lettre ») est le chapitre IV, 5, 5 : soit, selon le code calendaire, le 4 septembre, jour anniversaire de la mort de Léopoldine, fille aînée de Victor Hugo à laquelle était déjà consacré, en 1856, le recueil des Contemplations. Le fantôme de la morte est ainsi inscrit au cœur du roman, et en constitue l’énigme. La coïncidence ainsi que le jeu de mots sur le mot « pierre » confirment le cryptage numérique : le chapitre IV, 5, 5 joue, comme les « camps d’ombres » de Rimbaud, le rôle d’une clé herméneutique qui permet de valider l’hypothèse interprétative.
33Pour la postérité, Hugo n’est pas seulement le père aimant, ni le poète de génie ; il est surtout l’homme qui, contre toutes les tentations – celles du confort, de la notoriété ou du talent –, a choisi, une fois pour toutes, la voie de la morale et de la vérité, qui le pousse à se révolter contre tous les pouvoirs illégitimes. Cette décision, qui soumet irrévocablement l’amour de soi aux devoirs qu’impose l’amour des autres, vient après une longue hésitation, incertaine et pénible comme une gestation. On sait enfin que Hugo opère cette mue intérieure dans les dernières années de la monarchie de Juillet, lorsque la mort de Léopoldine vient remettre en cause la vie désormais bien réglée du poète, académicien et pair de France. Or Jean Valjean est confronté à la même crise de conscience au moment où, devenu M. Madeleine et maire respecté de Montreuil-sur-Mer, il apprend l’arrestation de Champmathieu, qui, accusé d’être le forçat évadé Jean Valjean, risque la condamnation. Il s’ensuit une « tempête sous un crâne », et l’un des chapitres où la délibération intime prend la dimension d’une épopée intellectuelle. Comme l’écrit Victor Hugo dans des termes qui rappellent ceux qu’il emploie habituellement pour parler de lui-même :
Faire le poème de la conscience humaine, ne fût-ce qu’à propos d’un seul homme, ne fût-ce qu’à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre touts les épopées dans une épopée supérieure et définitive.
34Jean Valjean fera finalement, comme Hugo, le choix de la morale supérieure. « Une tempête sous un crâne » apparaît bien comme la vraie naissance de la conscience, et les images du texte prennent soin de souligner cette allégorie enfantine : ainsi est-il écrit que l’ancien forçat « marchait comme un petit enfant qu’on laisse aller seul ». En effet, « Une tempête sous un crâne est le chapitre I, 7, 3, soit le 57e chapitre, ou encore, dans l’ordre du calendrier, le 26 février, jour de naissance de Victor Hugo ».
35Enfin, on sait combien le poète a longtemps ressenti comme un écartèlement son partage entre son désir du bonheur familial, sublimé en la personne de Léopoldine, et sa souffrance d’homme et de citoyen, face aux brutalités et aux injustices du monde : ces deux sentiments ne cessent de se mêler dans son œuvre, lorsqu’ils ne s’expriment pas, à part l’un de l’autre des œuvres séparées et, pour cette raison, complémentaires. À cet égard, le sort de Victor Hugo est allégorisé dans la scène où Jean Valjean, réfugié à Paris et tenant par la main sa chère Cosette, voit passer la cadène des forçats, qui le ramènent à sa condition d’évadé. Le jour se lève, et le père supplétif est tout à sa joie intime :
Il pensait à Cosette, au bonheur possible si rien ne se mettait entre elle et lui, à cette lumière dont elle remplissait sa vie, lumière qui était la respiration de son âme.
36Mais les forçats arrivent, dans la « lueur blafarde » de l’aurore et, rappelant par leur seule présence l’enfer que constitue le monde :
L’aurore accentuait par la noirceur des ombres ces profils lamentables ; pas un de ces êtres qui ne fût difforme à force de misère ; et c’était si monstrueux qu’on eût dit que cela changeait la clarté du soleil en lueur d’éclair […] Dante eût cru voir les sept cercles de l’enfer en marche.
37Or ce chapitre (« La cadène », IV, 3, 8) est le 238e chapitre, et correspond donc au 28 août, jour de naissance de Léopoldine.
38D’autres exemples pourraient corroborer la présence du code calendaire. Mais les trois qui viennent d’être présentés permettent d’ores et déjà de caractériser l’hermétisme autobiographique, qui consiste à faire dépendre la pleine compréhension d’un fait textuel de faits autobiographiques qui ne sont a priori connaissables que de l’écrivain et de ses proches, excluant partiellement le public de la communication littéraire, si bien que l’un des sens de l’œuvre, et peut-être celui qui touche le plus son auteur – est mis hors de portée de ceux à qui elle est, en principe, destinée. Plus d’un siècle après Hugo, le procédé sera d’ailleurs explicité par Georges Perec, qui parle « de l’“encryptage”, de l’inscription complètement cryptée, et qui serait la notation d’éléments de souvenirs dans une fiction […] mais à usage pratiquement interne ». Et Georges Perec précise encore : « Je veux dire qu’il n’y a que moi et quelques personnes qui peuvent y être sensibles10.»
Hermétisme et interprétation littéraire
39On pourra objecter, cependant, que les cas d’hermétisme numérique relevés dans Les Misérables n’intéressent que les spécialistes de Hugo, les curieux ou les érudits, sans rien ajouter à la compréhension de l’œuvre. Mais le décodage des phénomènes hermétiques, indépendamment de sa contribution à la démarche interprétative, permet de mieux comprendre les mécanisme génétiques. De ce point de vue, il est d’une importance capitale de connaître le code calendaire pour analyser concrètement les étapes successives qui, de 1845 jusqu’à la publication de 1862, ont mené à la composition du roman, aux remaniements du manuscrit et à son découpage en chapitres, intervenu très tardivement. Il est aussi essentiel, pour mieux comprendre les processus psychiques à l’œuvre dans le travail de création littéraire, de savoir que Hugo a voulu intégrer à sa fiction l’hermétisme calendaire, puis qu’il ait pris soin d’en gommer toute trace sur les manuscrits qu’il a légués à la Bibliothèque nationale. Réduire l’usage hugolien du code à une anecdote intime reviendrait d’ailleurs à nier le rôle littérairement structurel que joue, tout au long de l’œuvre hugolien et dans Les Misérables en particulier, l’imbrication de l’écriture intime et de l’engagement historique. Enfin et surtout, il existe un phénomène d’hermétisme dont le décryptage est, cette fois, indispensable à la compréhension ultime du roman, et qu’il est temps d’examiner.
40Notons, pour commencer, que le roman, paru en 1862 pendant cet exil que Hugo a consacré à combattre Napoléon le Petit, ne comporte aucune référence explicite au régime impérial : même si l’intrigue s’arrête en 1833, quelques allusions n’auraient posé aucune difficulté et cette apparente abstention est peu conciliable avec le caractère testamentaire que Hugo a voulu donner à son œuvre. En fait, Napoléon III est bien présent, à condition de passer par le code calendaire.
41Après la prise de la barricade de la rue de la Chanvrerie, on se rappelle que Jean Valjean sauve Marius en passant par les égouts de Paris – ces égouts qui, dans l’imaginaire hugolien, représentent le résidu matériel et inerte dont la masse fait obstacle au mouvement du progrès. En V, 3, 8 (« Le pan de l’habit déchiré »), l’ancien bagnard sauve donc Marius et croise Thénardier, qui a fait de l’égout son gagne-pain et qui le rançonne : contre quelques pièces, il ouvre la grille à Valjean, qui s’échappe du sous-sol parisien. Or ce chapitre V, 3, 8 est aussi le 336e, soit, selon le code calendaire, le 2 décembre, le jour de ce coup d’État contre lequel Hugo a vainement lutté et qui l’a contraint à l’exil. Le cryptage permet d’accéder à l’allégorie politique que dissimulait le roman. L’égout est la société bourgeoise du Second Empire, immobile et compromise. Quant à Thénardier, il représente Napoléon III : l’un et l’autre revendiquent l’héritage héroïque du Premier Empire, dont ils ne sont que les spoliateurs, symbolisant, engloutis dans le cloaque de l’égout, la tyrannie de la matière ténébreuse, alors que Napoléon Ier faisait triompher le « règne de la matière splendide » (II, 1, 18, « Recrudescence du droit divin »).
42Du même coup, le décodage de l’hermétisme numérique éclaire le dénouement. On pouvait s’étonner que, après le geste magnifique de Jean Valjean, le roman s’achève par une médiocre histoire de jeune bourgeois borné, mettant à la porte son bagnard de beau-père après avoir joué au révolutionnaire exalté. Mais c’est que Jean Valjean est Victor Hugo, et Marius l’incarnation de la bourgeoisie qui, libérale ou conservatrice, a choisi de se compromettre avec le tyran. Dans l’un des derniers chapitres (V, 9, 4), Thénardier se fera reconnaître par Marius grâce à un pan d’habit arraché dans les égouts. Le jeune marié découvre le désintéressement de Jean Valjean et la vraie nature de Thénardier : de même, la bourgeoisie libérale et républicaine – c’est du moins la prophétie implicite contenue dans le roman – se débarrassera de Napoléon III, grâce au dévouement reconnu de Valjean/Hugo, qui est investi d’un rôle à la fois sacrificiel et politique. En lui se rejoignent désormais l’amour divin et l’espérance républicaine, Léopoldine et l’Histoire, et toute l’intrigue doit être réinterprétée en fonction de l’équivalence Thénardier/Napoléon III : la triade secrète du roman est bien Hugo, Léopoldine, Napoléon III (ou : la poésie, l’amour, l’Histoire). Tels sont les ultima verba que l’écrivain a enfouis dans les plis de son œuvre, en gommant toute trace tangible dans le récit publié ou dans les brouillons des manuscrits. On comprend enfin pourquoi Hugo n’a marqué par aucun signe lisible la place de Napoléon III dans le roman : ce dont il est question au travers du code calendaire, c’est moins en effet de l’imposture impériale – il y eut tous les Châtiments pour en parler –, que du divorce entre le poète et la jeunesse réformatrice ou républicaine qui oublie ou dédaigne le vieil exilé, en ces années 1860, et du sentiment, intime et douloureux, de trahison qu’il doit éprouver, sans vouloir le dire, sur son rocher, face à l’Océan – comme Jean Valjean dans sa chambre glacée.
43On le voit, l’hypothèse d’un codage hermétique ne conduit nullement à faire l’économie du travail interprétatif de l’œuvre même, appliqué à la lettre du texte, à ses structures sémantiques aussi bien qu’à son organisation syntagmatique. On le vérifiera une dernière fois en retrouvant l’univers duel de Rimbaud, partagé entre obscurité et lumière, l’enfer et le bonheur terrestre – cette fois à partir de l’analyse de la pièce qui ouvre Une saison en enfer :
Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère.
– Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié !
Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot.
Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !
« Tu resteras hyène, etc. », se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »
Ah ! j’en ai trop pris : – Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.
44Le début du texte offre une représentation à peu près transparente, et cette fois encore sur le mode épique, de l’itinéraire biographique de Rimbaud, de la croyance enfantine en un monde de félicité et de jouissance jusqu’à l’expérience presque suicidaire de la marginalité sociale et de la folie, en passant par la révolte contre la justice, la religion et toutes les formes d’autorité. Mais le récit devient plus obscur et plus complexe avec l’évocation du dernier « couac », derrière lequel on peut deviner à la fois une dernière recherche de discordance poétique et le coup de feu tiré par Verlaine à Bruxelles, le mot couac attirant avec lui, par paronomase, l’onomatopée couic. Puis l’évocation du « festin ancien » ramène aux illusions du début. Puisque la « charité » en est la clef, il faut croire que Rimbaud a, pour un temps, conçu la possibilité d’une vie enfin complètement épanouie, où, grâce au principe de charité, les deux principes antagonistes de l’univers rimbaldien – l’esprit et le corps, Dieu et la nature – seraient enfin réconciliés et apporteraient enfin à l’homme le bonheur11 hic et nunc. Rimbaud, qui est conséquent avec son athéisme – ce qui, bien entendu, n’empêche nullement un imaginaire mystique profondément enraciné : cela est une tout autre affaire –, conclut logiquement contre la charité, qui est l’une des trois vertus théologales : « La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! »
45À ce moment du récit autobiographique, voilà qu’intervient curieusement un « démon » : « “Tu resteras hyène, etc.”, se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. “Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux.” » Ce démon est-il un vrai « démon », tout droit venu de l’enfer catholique, ou, comme le « Satan » du paragraphe suivant, Verlaine lui-même, comme l’ont suggéré de nombreux commentateurs qui soupçonnent ici un trait d’hermétisme autobiographique ? La question serait tranchée d’elle-même, si l’on pouvait partager le point de vue de Louis Forestier :
On a pensé que ce Satan était Verlaine. C’est improbable. En tout cas, cela n’apporte rien à la compréhension du passage.12
46Il faut y regarder de plus près. Les « pavots » dont le « démon » a couronné Rimbaud – désignons ainsi, pour simplifier, le je du poème – ne peuvent être, d’après le contexte, que les doux rêves nés de la croyance en la charité retrouvée. Or on ne voit pas quel intérêt le diable aurait eu à le convertir au bien et à Dieu. En revanche, on sait que, dès 1873, Verlaine a essayé de ramener son amant à la foi religieuse ; ici, l’énigme biographique permet d’élucider la lettre du texte : Verlaine, constatant l’irréligiosité persistante de Rimbaud, le condamne à retourner à sa vie de péchés, jusqu’à ce que mort s’en suive.
47Continuons. « Ah ! j’en ai trop pris », répond Rimbaud. De quoi ? J’ai trop souffert de mes « péchés capitaux », pense-t-on généralement, et la lassitude qui en résulterait expliquerait le refus de revenir en enfer : Rimbaud se contenterait donc de donner au diable « quelques hideux feuillets de [s] on carnet de damné ». Mais on ne « prend » pas de péchés capitaux : l’expression n’est admissible en ce sens qu’au prix d’une très forte impropriété lexicale. La seule hypothèse acceptable, et la plus intéressante, est que Rimbaud a trop pris de « pavots », a tiré trop de plaisirs de ses rêves de festin et de charité pour se résoudre, à nouveau, à la souffrance de l’enfer. Il se trouve donc dans une impasse totale – celle-là même qui concluait « Le bateau ivre » : d’un côté, il n’a plus le courage de continuer son expérience, terriblement éprouvante, de « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » ; de l’autre, il sait bien que le bonheur, de nouveau si intensément éprouvé, n’est qu’illusion.
48Cette interprétation permet enfin de comprendre les « quelques petites lâchetés en retard » qu’il promet à son « Cher Satan » – disons maintenant Verlaine – : ces lâchetés ne peuvent être que des textes qui témoigneront du temps où Rimbaud a eu la lâcheté de croire au festin ancien, qu’il renie désormais mais pour lesquels il éprouve encore, pour le plaisir naguère éprouvé, une sorte de nostalgique bienveillance. Ces textes, qu’illumine l’espoir caressé du bonheur terrestre, sont, selon toute probabilité, ceux des Illuminations. Ainsi se trouverait résolue, à suivre l’enchevêtrement subtil des indices autobiographiques et des données textuelles, l’une des principales énigmes de l’œuvre rimbaldienne, à savoir le lien entre Une saison en enfer et les Illuminations. Une saison en enfer est le récit d’une expérience existentielle, et celle-ci se termine par un renoncement et un échec, que rien ne permet de surmonter, sauf à se contenter des consolations mensongères d’une quelconque illusion – mystique, par exemple – ; cependant, parvenu presque au terme de ce parcours littéralement désespérant et avant le renoncement total qu’on devine entre les lignes et que la biographie confirmera, Rimbaud s’est accordé une parenthèse heureuse, assez séduisante pour qu’il ait le désir d’en faire connaître les fruits poétiques. Les Illuminations viendront donc chronologiquement après la Saison – au moins pour une part d’entre elles –, mais le prologue de la Saison en aura par avance dénoncé la vanité, comme une dernière tentation mise sur le route d’Arthur, saint et martyr de la poésie.
Épilogue : herméneutique et histoire littéraire
49Les cas de Hugo et de Rimbaud le prouvent : l’herméneutique intéresse prioritairement l’histoire littéraire. Le critique, en toute conscience, pourrait estimer qu’il n’a pas à se plier aux jeux imposés par l’auteur, et que son seul objet est le texte. En revanche, il importe à l’historien de comprendre dans quelles circonstances la littérature s’est mise en retrait de la communication sociale et des systèmes de signification qu’elle induit, pour y substituer ses propres codes, hermétiques au public.
50Rappelons une nouvelle fois que, jusqu’au XIXe siècle, la littérature relève de la communication interpersonnelle. Idéalement, l’écrit littéraire est un espace d’intelligibilité entre deux consciences, celles du parleur-scripteur et de son auditeur-lecteur ; sa clarté est gage de l’intimité d’un échange qui, pour s’accomplir pleinement, a besoin de transparence. Mais, avec l’effondrement post-révolutionnaire des structures sociales, de fait aristocratiques, qui assuraient à la littérature ses lieux de parole, il s’instaure une situation aporétique : dès le moment où les écrivains et, après eux, les spécialistes de la littérature identifient l’acte de production littéraire à la relation duelle auteur/public, il est impossible d’y intégrer cette partie immergée du système littéraire que les sociologues étudient en termes d’institutions, les poéticiens en s’interrogeant sur l’intertextualité ou sur les limites de la notion de genre, les généticiens par le biais des brouillons, carnets ou ébauches, et l’herméneute en décelant des codes hermétiques. Tout se passe comme si l’écrivain, intégré malgré lui dans le système de la communication publique, s’en absentait par son refus de signifier. Quant au discours moderniste qui, par le détour de lectures sémiotiques, parvient à redonner un sens culturel à ce refus, il apparaît comme cette idéologie retorse qui réintroduit la littérature dans le jeu social qu’elle a résolu de quitter.
51Cependant, l’écriture serait une entreprise bien futile si elle n’était que bouderie continuelle à l’égard de la culture. En réalité, ce que l’énoncé perd en intelligibilité exhausse d’autant la figure de l’énonciateur : c’est lui qui piège le lecteur par ses ruses hermétiques et le force à conjecturer sa biographie. Toute démarche herméneutique remontant nécessairement jusqu’au scripteur, l’œuvre littéraire réinstalle de l’humain et une voix là où le système de communication ne donnait que la page blanche et les signes imprimés. Cette présence rémanente de la parole au travers d’un texte opaque explique les deux traits communs à tout énoncé obscur. Aucun signal, repérable par sa répétition, n’y laisse deviner le code : autrement dit, le principe de récurrence, qui est à la base des techniques d’analyse textuelle, y est très inégalement appliqué. À la limite – franchie par Rimbaud et Mallarmé –, la clé n’est donnée qu’en un seul point du texte et aucun autre ne prépare à le repérer : c’est pourquoi l’herméneute doit être homme d’intuition et de soupçon. En revanche, l’ethos hermétique appelle le rire, celui de l’ironie, de la parodie ou, surtout, du calembour. Car le rire appartient à la sphère de l’énonciateur, non de l’énoncé. Le lecteur perçoit le comique parce qu’il imagine le scripteur jeter un œil narquois, ébaucher un sourire ou rire à gorge déployée. Le risible, comme le lyrisme qui lui est symétrique, suppose un je, un homme qui parle et fait partager un rire : il est acte de discours avant d’être phénomène textuel.
52La vraie modernité est donc une parade humaniste à la réification sociale ; son obscurité n’est pas celle du Livre et du texte clos, mais l’opacité de surface que tout être vivant oppose au regard de l’autre, pour retenir son attention tout en détournant sa curiosité. Dans la mesure où les individualités de l’auteur et de son lecteur sont fondues dans la masse publique et séparées par la médiation uniforme du livre, l’humanité semble se rétracter dans le texte dont, paradoxalement, l’inintelligibilité est promesse de vie et d’intelligence. Les idéologies et les sociétés ont changé, sans modifier le principe du geste littéraire : du point de vue de l’écriture, la clarté et l’artifice de composition sont, à l’époque classique, ce que représentent, pour le XIXe siècle finissant, l’obscurité et le refus des conventions, à savoir les conditions formelles d’une prise de parole.
Notes de bas de page
1 Voir Raymond Picard, Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, Paris, Pauvert, 1965.
2 Cité par Peter Szondi, Introduction à l’herméneutique littéraire, Paris, Cerf, 1989, p. 115.
3 Ibid., p. 121.
4 Voir, ci-dessous, le chapitre 18, « Mallarmé ou la boîte de Pandore ».
5 De cette interprétation des Illuminations, l’ouvrage de Tzvetan Todorov (Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, 1978) est parfaitement exemplaire.
6 Cité d’après la traduction d’André Bellessort, Paris, Les Belles Lettres, 1936.
7 Je rejoins là, quoique sur des bases théoriques très différentes, la perspective critique de Michaël Riffaterre (voir, notamment, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979).
8 On sait pourtant l’usage systématique et codifié que les membres de l’Oulipo – et tout particulièrement Georges Perec et Jacques Roubaud – ont fait de toute les formes d’encodage numérique.
9 On ne retrouvera ici que les grandes lignes d’une analyse des Misérables et de son code mystérieux, qui a déjà fait l’objet d’une publication en volume : cf. L’Amour-fiction. Poétique du roman et discours amoureux à l’époque moderne, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2002, p. 200-212.
10 Georges Perec, Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 86. Je remercie Christelle Reggiani de m’avoir signalé cette réflexion de Perec.
11 Malgré son anticléricalisme, il est remarquable que le principe de charité est toujours positivement caractérisé par Rimbaud. C’est précisément le reproche qu’il adresse aux femmes, dans « Les sœurs de charité », d’en rester à la « pitié » et de ne pouvoir accéder à la vraie charité, qui constitue le centre de l’idéal rimbaldien, où hommes et femmes, corps et âmes communieraient dans une harmonie enfin effective : « Mais, ô Femme, monceau d’entrailles, pitié douce,/Tu n’es jamais la sœur de charité, jamais » (v. 13-14). De même, Rimbaud aspire, selon la formule finale d’Une saison en enfer, à « posséder la vérité dans une âme et un corps » (en italiques dans le texte).
12 Ce jugement péremptoire figure en note de l’édition des poésies de Rimbaud dans la collection de Poésie/Gallimard, Paris, 1973, p. 268.
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