1. Révolutions politiques et extinctions de voix
p. 27-40
Texte intégral
1Il est habituel de reprocher à la révolution de 1848 d’avoir été une révolution politique faite avec les moyens de la littérature – d’où un importun mélange des genres vouant à l’échec une révolution qui, d’emblée, aurait pris ses modèles en dehors de sa sphère propre. Plus précisément, les révolutionnaires de 1848 auraient, par mimétisme littéraire, commis une double erreur. D’une part, sur le plan des modalités de l’action, ils n’auraient cessé de confondre la réalité de l’action et l’illusion du théâtre : obsédés par le modèle de 1789 et de 1793, ils auraient fait une révolution en croyant qu’ils n’avaient qu’à jouer un rôle de composition ; d’où cette dramatisation de chaque instant, le recours à l’éloquence forcée (« boursouflée », dit Tocqueville) de la scène, et, plus généralement, l’artificialité des hauts gestes révolutionnaires, guindés, jusqu’au ridicule, dans l’effort d’imitation et la référence à un passé glorieux mais révolu. D’autre part, les idéologues de la révolution auraient, à la manière de poètes, confondu ce que devrait être le monde et ce qu’il est, pris le virtuel ou le souhaitable pour de la réalité effective : on sait le succès qu’a connu, très tôt, l’expression d’« illusion lyrique ».
2Le révolutionnaire de 1848 est donc poétique dans ses principes, théâtral pour les moyens qu’il met en œuvre. Il est frappant que ces accusations renvoient à deux formes génériques qui accordent une place prépondérante à la parole : parole polyphonique et ritualisée de la scène, parole monologique (et utopique) de l’expression lyrique. Aussi est-il étonnant de constater que les adversaires de la république nouvelle aient si souvent attribué au roman (au roman-feuilleton et aux désirs irréalisables qu’il ferait naître chez le lecteur) une influence prépondérante sur le mouvement de contestation sociale qui naît et s’affermit dans les années 1840. La révolution de 1848 est, d’abord, une explosion de parole : avant les revendications concrètes qu’elle véhicule, la parole révolutionnaire est, ipso facto, affirmation du droit à parler – notamment de la part de personnes exclues des lieux publics où prend forme le discours du politique.
3Cette importance concédée à la parole empêche de voir là seulement un phénomène incident, conférant à l’événement même cet habillage superflu de grandiloquence burlesque dont, par exemple, un Flaubert se moque dans L’Éducation sentimentale. Tout nous convainc, au contraire, que la révolution de 1848 fut, au sens plein du terme, une révolution littéraire – non une révolution politique avec les moyens de la littérature, mais une révolution littéraire avec les moyens de la politique. Bien sûr, il serait absurde d’imaginer que les républicains et les socialistes de février ou de juin aient eu en l’esprit le devenir du théâtre, de la poésie ou du roman. En revanche, il apparaît clairement que 1848 est un événement politique où se joue une certaine conception de la littérature, et que cette conception avait besoin pour s’affirmer de l’action révolutionnaire – précisément à cause de la place singulière que toute révolution, en son principe même, est amenée à accorder à la parole (à toute parole en général, et à celle de l’écrivain en particulier).
Littérature et politique mêlées
4Ce qui est vrai de 1848 l’est d’ailleurs aussi de toutes les révolutions qu’a connues la France depuis 1789 – qui sont littéraires, non pas tant par le rôle qu’ont pu y tenir des écrivains, que par les étapes qu’elles constituent dans la mutation et la crise de la littérature à cette époque. Commençons par le plus simple et le plus évident, par caractériser l’avant et l’après. Avant 1789, sous l’Ancien Régime, les formes génériques reproduisent, esthétisées suivant les codes propres aux belles lettres, les catégories de l’éloquence publique ou privée – avec une préférence marquée pour l’éloquence privée, puisque l’espace public de la parole est sous le contrôle de l’autorité. La littérature est alors un fait d’essence rhétorique – le meilleur de l’intersubjectivité langagière, structurée conformément à l’organisation de la société aristocratique. Après 1848, la littérature nouvelle, incarnée dans les deux œuvres siamoises de Baudelaire et de Flaubert, se signale très évidemment – et de façon ostentatoirement provocatrice chez les deux auteurs cités – par son renoncement à la rhétorique. Ou, du moins, par la volonté affichée d’y renoncer. C’est d’abord un fait d’histoire et de sociologie de la littérature. La littérature est devenue un objet manufacturé offert à la vente pour un public anonyme. Cette mutation impose littéralement silence à la littérature, qui apprend, sous le Second Empire, à faire le deuil de sa parole.
5Or, à cette évolution, le fait révolutionnaire prend une part originale et essentielle, selon un processus toujours identique. Chaque spasme révolutionnaire tend à relégitimer et à réactiver l’idéal de la littérature-discours, contre le cours du temps ; chaque échec révolutionnaire marque, par là même, celui du modèle littéraire auquel il a été associé. En conséquence, à chaque épisode révolutionnaire correspond un paradigme littéraire principal, qui cristallise cet idéal, de plus en plus menacé et concurrencé par les nouvelles pratiques culturelles, d’une littérature pleinement esthétique et pleinement discursive. Enfin, l’échec successif des trois entreprises révolutionnaires (celles de 1789, de 1830, de 1848) a, pour cette raison précise, des conséquences directes sur l’histoire littéraire, sans compter tous les phénomènes induits que l’on peut imaginer.
1789, une révolution éloquente
6Le modèle littéraire de 1789, et qui irrigue, plus ou moins clandestinement, tout le romantisme, c’est évidemment l’idéal de l’éloquence, synthèse parfaite, selon Mme de Staël, entre la pensée rationnelle et le domaine de l’émotion et de l’enthousiasme. Si la littérature est bien, suivant la conception romantique, alliance parfaitement harmonieuse de l’intelligible et du sensible, l’éloquence, qui suppose en principe que le pouvoir de convaincre soit mis au service d’un certitude fondée en raison, est le degré suprême de littérarité :
Les progrès de la littérature, c’est-à-dire, le perfectionnement de l’art de penser et de s’exprimer, sont nécessaires à l’établissement et à la conservation de la liberté […] Parmi les divers développements de l’esprit humain, c’est la littérature philosophique, c’est l’éloquence et le raisonnement que je considère comme la véritable garantie de la liberté.1
7D’autant que l’éloquence a pour vocation d’établir cette communauté de langage et de pensée qui est le matériau du contrat social, ce matériau qui, dans le vocabulaire de la rhétorique antique, a le beau nom de « lieu commun ». Au-delà de ces généralités, qu’il fallait rappeler parce qu’elles sont au cœur de la conception romantique de l’éloquence, deux raisons plus précises expliquent la prégnance du modèle rhétorique dans l’idéologie révolutionnaire.
8En premier lieu, il s’agit d’un discours s’adressant au peuple – considéré comme un principe politique, non comme une réalité sociale. L’éloquence révolutionnaire ne suppose pas un groupe sociologiquement déterminé, comme l’aristocratie d’Ancien Régime, mais, au contraire, présume la possibilité d’une universalité du politique. C’est pourquoi le héraut de la Révolution est, pour Hugo, Mirabeau, qui est aussi beau comme orateur révolutionnaire qu’il était laid comme aristocrate (on reconnaît la vertu pédagogique qu’a, chez Hugo, l’antithèse) :
Il était orateur parce qu’il était haï, comme Cicéron parce qu’il était aimé. Il était orateur parce qu’il était laid, comme Hortensius parce qu’il était beau. Il était orateur parce qu’il avait souffert, parce qu’il avait failli, parce qu’il avait été, bien jeune encore […] repoussé, moqué, humilié, méprisé, diffamé, chassé, spolié, interdit, exilé, emprisonné, condamné ; parce que comme le peuple de 1789 dont il était le plus vivant symbole, il avait été tenu en minorité et en tutelle […]2
9L’autre raison qui explique le prestige de la parole révolutionnaire, c’est qu’elle offre le modèle idéal, miraculeusement réalisé par l’Histoire, d’un discours doué d’une absolue performativité. « Que la lumière soit », et la lumière fut, dit Dieu. Coupons-lui la tête, dit le révolutionnaire de 93, et on lui coupa la tête. Évidemment, tout écrivain ne rêve que de voir son œuvre produire, sans autre médiation que le temps de l’écoute ou de la parole, d’aussi indiscutables effets sur la réalité. Et ce n’est pas non plus un hasard si le modèle révolutionnaire est si abondamment sollicité en histoire littéraire. Ce n’est pas affaire d’analogie, ou paresse des littéraires pour construire leurs propres systèmes explicatifs. Mais la révolution, par la confiance qu’elle est, pour ainsi dire structurellement, amenée à accorder à la parole et à sa capacité d’intervention dans l’ordre des réalités matérielles, correspond parfaitement à la manière dont un créateur de formes littéraires imagine son pouvoir paradoxal. L’opposition entre le livre et le discours est très clairement exprimée, par Victor Hugo, à propos de Mirabeau :
Mirabeau qui écrit, c’est quelque chose de moins que Mirabeau […] On sent en le lisant que bien des choses regrettables sont restées dans a tête […] Mirabeau qui parle, c’est Mirabeau. Mirabeau qui parle, c’est l’eau qui coule, c’est le flot qui écume, c’est le feu qui étincelle, c’est l’oiseau qui vole, c’est une chose qui fait son bruit propre, c’est une nature qui accomplit sa loi.3
10Il n’empêche que le discours révolutionnaire risque toujours de dégénérer en fanatisme et en démagogie : cette dégradation, Mme de Staël la souligne très explicitement dans son De la littérature, l’attribuant seulement à une imperfection transitoire qui, suivant sa théorie de l’infinie perfectibilité humaine, doit s’atténuer puis disparaître au cours de l’Histoire. Il est vrai que des circonstances particulières expliquent les dérèglements de l’éloquence de 1793. Mais cette violence a sa logique, qui relève de bien autre chose que d’écarts de langage. L’orateur révolutionnaire tire son autorité de son statut de représentant – représentant du peuple, élu dans les assemblées de la République – et, pourtant, sa parole a toujours vocation à atteindre le peuple, à franchir et à abolir la frontière de la représentation politique. Représentant du peuple et présent au peuple, jouant de cette présence contre sa propre représentativité, l’orateur révolutionnaire transgresse ainsi ce qui sépare, en principe, le signe et le réel qu’il désigne, et c’est pourquoi il peut à tout moment laisser la violence brute faire irruption dans l’ordre du discours. La violence n’est pas la forme dégénérée de la rhétorique révolutionnaire, elle en est l’aboutissement logique, et la preuve de son efficacité.
1830, une révolution théâtrale
11Mme de Staël, et avec elle tous les romantiques, sont donc amenés à penser un modèle littéraire qui préserve la force du Verbe politique tout en le cantonnant dans sa nature discursive. Nous en arrivons au deuxième paradigme romantique de la littérature-discours, le théâtre. Le théâtre est le genre littéraire qui concentre l’attention théorique de Mme de Staël à partir du moment où elle prend acte de l’échec de la Révolution, et Corinne ou l’Italie est en soi une allégorie du théâtre, puisqu’elle nous montre une femme, sensible et sincère, qui est au plus près de son intime nature dès lors qu’elle se met en scène, sous le regard de l’autre. Comme si la représentation théâtrale de soi-même était gage d’authenticité et de sincérité. Or ceci s’explique très bien. En se donnant en spectacle, le héros romantique (Corinne ou tout autre) se montre pour ce qu’il est sans vouloir passer de l’autre côté du miroir, et agir directement sur le spectateur : la théâtralité romantique est une sorte d’éloquence qui renonce, par une sorte d’ascèse, à sa fonction illocutoire. Cette théâtralité-là, qui fait à son public l’hommage de son impuissance consentie, est celle qu’on trouve, également tragique chez l’un comme chez l’autre, dans les œuvres de Mme de Staël ou de Musset. Et, pour la même raison, Hugo, dans la Préface de Cromwell, ne veut pas renoncer au vers. Le vers ne s’oppose pas à la vérité ou au naturel, mais il les exhibe justement parce qu’ils sont insérés dans la forme artificielle du vers syllabique (autrement dit, le vers hugolien résulte d’un choix politique) :
Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque […] Il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.4
12Il y a une parfaite homologie entre la relation poésie / prose, théâtre / réalité, expression littéraire / expression politique : toujours deux objets connexes et presque semblables, que quelque chose, qui relève de la littérature, permet de distinguer sans ambiguïté.
13Mais le théâtre, pour illusoire qu’il accepte d’être, n’en a pas moins un public réel, effectivement réuni en un lieu. Le théâtre, on ne l’a pas assez noté, est le seul genre où la notion de public ne repose pas sur une vague analogie – comme lorsqu’on parle du public d’un livre –, mais offre un équivalent du peuple politique, un équivalent assez inquiétant pour justifier le maintien, tout au long du siècle, de la censure. Et c’est pourquoi il revient prioritairement au théâtre de faire entendre les voix, diverses et discordantes, du peuple. La doctrine hugolienne du mélange des genres (tragédie et comédie) n’est que la conséquence esthétique de ce souci de démocratie du discours.
14Ce paradigme théâtral se met en place dès l’Empire et en partie à cause de l’influence anglaise et allemande, mais on le voit s’imposer progressivement sous la Restauration, où il semble accéder à la reconnaissance par l’épisode, considérablement amplifié à cause de la proximité des Trois Glorieuses, de la « bataille d’Hernani » : ici, la théâtralisation mélodramatique précède l’événement révolutionnaire. Cependant, la vraie révolution arrive, et on sait que le drame romantique – qu’il serait beaucoup plus juste en l’occurrence d’appeler le drame hugolien – est très vite balayé par l’indifférence ou l’hostilité du public, en même temps que le régime, dans la deuxième moitié des années 1830, évolue vers un gouvernement de gestion prudente et affairiste.
15Cet échec accompagne, logiquement, la déception qui suit la révolution. D’une part, la salle de théâtre, en ces temps de censure et de répression, est, aux yeux des contemporains, un des seuls lieux publics permettant que s’exprime, sur la scène mais aussi dans la salle, le sentiment politique ; d’autre part, la réalité même du théâtre – des personnages s’interpellant devant des spectateurs – donne à voir l’essence même du régime parlementaire, que va consacrer la monarchie de Juillet après les ambiguïtés de la Restauration et qui, aux antipodes de l’éloquence révolutionnaire, repose sur les principes de la représentation et de la délégation de parole. Il était donc prévisible que l’art de la représentation fût rejeté au même titre que le régime représentatif dont il offrait l’équivalent dramaturgique. La salle de spectacle devient ainsi la métaphore banale pour signifier l’inauthenticité des débats parlementaires et la vénalité du politique. La politique ne serait qu’un théâtre faisant passer ses tirades à effet pour des vrais mouvements d’éloquence inspirée. Ainsi, cette célèbre condamnation de la politique-spectacle, dans « La maison du berger » de Vigny :
Ils sont fiers et hautains dans leur fausse attitude,
Mais le sol tremble aux pieds de ces tribuns romains.
Leurs discours passagers flattent avec étude
La foule qui les presse et qui leur bat des mains ;
Toujours renouvelé sous ses étroits portiques,
Ce parterre ne jette aux acteurs politiques
Que des fleurs sans parfums, souvent sans lendemains
Ils ont pour horizon leur salle de spectacle ;
La chambre où ces élus donnent leurs faux combats
Jette en vain, dans son temple, un incertain oracle […]5
16De même, la condamnation des formes habituelles du théâtre que prononcent, au nom de leurs conceptions esthétiques, un Musset ou un Gautier, toujours dans les années 1830, est étroitement liée à la distance que prennent l’un et l’autre écrivain avec le régime de Juillet. La médiocrité du jeu d’acteurs, l’absence de finesse des ressorts dramatiques, la laideur des coulisses sont à l’exacte image de la société6. Cette analogie entre théâtre et vie politique ou sociale, suscitant à la fois fascination et répulsion, on la trouve, par ailleurs, tout au long de La Comédie humaine de Balzac : cela est trop connu pour qu’il soit utile d’y insister.
17Quant au rêve hugolien d’un drame polyphonique, faisant entendre, en toute liberté, les voix populaires – la scène se substituant à l’espace politique dont celles-ci sont privées –, il butte précisément, sur la difficulté, littéraire aussi bien qu’idéologique, de faire accéder à la parole publique ceux qui en sont privés dans le cadre de la citoyenneté réelle : de là cette cacophonie burlesque à laquelle la critique réduira bien souvent le mélange des genres hugolien – idéal fusionnel qui se réduit en effet souvent, dans la pratique, à une juxtaposition non dialectisée des contraires – du « zénith » et du « nadir », selon les termes de la Réponse à un acte d’accusation. Le paradigme de l’éloquence révolutionnaire trouvait sa limite dans sa volonté de mettre face à face, sans médiation, la représentation populaire et le peuple représenté – et, par voie de conséquence, l’actio rhétorique et la violence des foules. Le paradigme théâtral, qui veut introduire dans l’espace littéraire de la représentation le peuple privé de représentants et réunir, le temps d’un spectacle, les parties séparées de la communauté politique, se heurte, lui, à l’absence de règle du jeu pour le dialogue des classes qu’il entend orchestrer.
1848, une révolution poétique
18Il faut donc un autre paradigme : non pas le discours d’un homme à une foule, ni la représentation littéraire des discours de cette foule, mais un discours qui, par sa nature, soit capable de capter l’émotion collective et de la restituer, en une forme qui soit à la fois parfaitement cohérente en elle-même mais qui fasse résonner l’écho de tout ce qui n’est pas elle. Une forme qui, en retenant du murmure indistinct du monde ce qu’il y a en lui de plus universel – et de moins dissonant –, soit capable de le transformer un une œuvre d’art. Et cette œuvre d’art, en montrant aux hommes le meilleur d’eux-mêmes, aura aussi vocation à leur indiquer les voies de l’avenir. On aura reconnu dans cette définition la poésie.
19Non pas toute poésie, mais cette poésie, à la fois lyrique et épique, intime et collective, dont se mettent à rêver, entre deux révolutions, les poètes romantiques. Voici deux textes qui, appartenant à des horizons idéologiques très distincts, caractérisent en des termes curieusement voisins cette poésie universalisante et prophétique. Le premier, extrait du deuxième volet (1840) de l’essai De la démocratie en Amérique de Tocqueville, vise à expliquer l’émergence d’une poésie plus abstraite dans les États démocratiques :
Je suis convaincu qu’à la longue la démocratie détourne l’imagination de tout ce qui est extérieur à l’homme, pour ne la fixer que sur l’homme […] Tous les citoyens qui composent une société démocratique étant à peu près égaux et semblables, la poésie ne saurait s’attacher à aucun d’entre eux ; mais la nation elle-même offre son pinceau. La similitude de tous les individus, qui rend chacun d’eux séparément impropre à devenir l’objet de la poésie, permet aux poètes de les renfermer tous dans une même image et de considérer enfin le peuple lui-même. Les nations démocratiques aperçoivent plus clairement que toutes les autres leur propre figure, et cette grande figure prête merveilleusement à la peinture de l’idéal.7
20La poésie a donc fonction de saisir ce qui fait l’universalité du peuple, et de le représenter sous une forme idéale ou harmonieuse. Ce pouvoir d’expression harmonieuse de la réalité commune à tous les membres d’une même collectivité, c’est exactement celui qu’accorde Baudelaire au poète Pierre Dupont, poète-chansonnier des paysans et des ouvriers :
[…] je préfère le poète qui se met en communication permanente avec les hommes de son temps ; et échange avec eux des pensées et des sentiments traduits dans un noble langage suffisamment correct. Le poète, placé sur un des points de la circonférence de l’humanité, renvoie sur la même ligne en vibrations plus mélodieuses la pensée humaine qui lui fut transmise ; tout poète véritable doit être une incarnation.8
21Pierre Dupont a connu son heure de gloire en 1848. De fait, ce modèle d’une parole-poésie, d’une poésie porte-parole des muets et née d’une mystérieuse correspondance entre le peuple et son poète, est exactement celui qui caractérise le moment 1848 (tout comme l’éloquence caractérise le moment 1789, et le théâtre le moment 1830) : les modèles s’usent très vite, à mesure que les révolutions s’échouent sur le sol dur des réalités et des pesanteurs historiques. Il faut garder en l’esprit cet idéal poétique pour comprendre la condamnation, violente et amère, de la révolution de 1848 dans Mon cœur mis à nu de Baudelaire :
Mon ivresse en 1848.
De quelle nature était cette ivresse ?
Goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition.
Ivresse littéraire ; souvenir des lectures.
Le 15 mai. – Toujours le goût de la destruction. Goût légitime si tout ce qui est naturel est légitime.
Les horreurs de Juin. Folie du peuple et folie de la bourgeoisie.
Amour naturel du crime.9
22Retenons le mot, martelé à plusieurs reprises, de « naturel ». La conception de la poésie politique qui paraît s’imposer avant et pendant 1848 est la version politique et sociale de l’illuminisme physique et métaphysique qui inspire, en 1820, le recueil des Méditations poétiques. En 1820, Lamartine se met en situation de percevoir les vibrations mystérieuses de l’univers, de traduire en vers ses harmonies invisibles, de rendre l’univers à l’unité essentielle qui le caractérise. En 1848, le poète politique – au moment même, d’ailleurs, où Lamartine dirige le gouvernement provisoire – recueille dans son esprit et dans ses textes les vibrations de la communauté et en restitue le son idéal et synthétique. Le paradigme poétique de la littérature-discours a une fonction essentiellement unifiante. Elle n’est ni imposition violente d’une voix ni restitution d’un brouhaha, mais recherche de cette note, une et singulière, qu’ont en commun toutes les voix diverses qui s’entrechoquent dans l’espace social.
23Ici réside, précisément, l’erreur littéraire de 1848, selon Baudelaire. L’homme n’est pas, ne peut pas être un. L’homme est duel, et la fonction de la littérature est de donner une forme artistique à qui ne serait, sans elle, qu’une pure contradiction. Par opposition à cette constitution humaine, seule la nature est une. Toute expression littéraire qui prétend unifier l’homme (soit unifier l’homme en lui-même, corps et âme, soit unifier les hommes et réduire leur diversité dans une communauté politique) revient, de façon aussi absurde que monstrueuse, à le naturaliser. D’où la condamnation, pêle-mêle chez Baudelaire, de l’amour qui prétend unifier les amants, de la femme qui croit avoir des exaltations d’âme quand elle jouit de son corps, de la religion qui donne un trop beau nom (celui de Dieu) à cette illusion unificatrice, de la pensée républicaine qui, elle, veut la placer dans la perspective de l’Histoire à venir. Le tout donne ces deux formules magistralement méprisantes et grossières de Mon cœur mis à nu :
Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l’esprit et la brute.
La brute seule bande bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple.10
Et qu’est-ce qui n’est pas une prière ? Chier est une prière, à ce que disent les démocrates quand ils chient.11
24On comprend, dans ces conditions, la répétition de l’adjectif « naturelle » dans la critique que Baudelaire fait de 1848. 1848 est une révolution « naturelle », naturelle parce que démocratique et lyrique. Les corps triomphent au moment même où veut s’imposer le discours de l’idéal et de l’utopie, précisément parce que le discours révolutionnaire prétend superposer les plans de l’idéal et du réel. Cette critique, on la retrouve, dans des termes analogues, dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, qui offre une stricte application fictionnelle de la formule baudelairienne « la fouterie est le lyrisme du peuple » : avant les événements eux-mêmes, avant l’explosion des discours politiques et des harangues de tribune, la révolution s’est jouée lorsque Frédéric, après des années d’abstinence sexuelle, se décide, dans l’effervescence de l’avant-Révolution, à une relation avec Rosanette (« Moi aussi, lui dit-il gaiement, je me réforme »).
25Il est inutile de refaire, ici, l’analyse bien connue de cette déception littéraire de 1848, conduisant Flaubert et Baudelaire au pessimisme, glacé et violent, qui marque leurs œuvres. L’essentiel est que l’un et l’autre ont conscience que se joue, au travers des événements, le sort de la parole littéraire, d’une littérature qui se pense, d’abord, comme la mise en forme esthétique d’une parole consciente d’elle-même – de ses devoirs mais aussi de ses prérogatives. C’est pourquoi 1848, en plus de ce fond lyrique qui, en effet, singularise l’événement, réemploie, comme pour un ultime coup de force littéraire, tous les registres de parole : l’éloquence révolutionnaire, pastichée jusqu’à la caricature dans les assemblées délibératives ; l’explosion de la chanson populaire et des discours de rue ; le désordre du théâtre, dans les spectacles que se donnent les clubs et dont l’épisode de la « tête de veau », dans L’Éducation sentimentale, offre la représentation farcesque ; le bavardage brouillon, enflammé et contestataire du journalisme, prolongé par l’art agressif et jubilatoire de la caricature.
Le roman après 1848, ou l’impossible silence de la littérature
26Après 1848, la littérature sera condamnée, pour un long temps, au mutisme ironique, à l’aphonie – aphonie poétique de Baudelaire, aphonie romanesque de Flaubert. Aphonie non seulement à cause d’une déception politique – qui concerne le citoyen plutôt que l’écrivain –, mais parce que la littérature a terminé d’achever sa mue, et qu’il lui a fallu, pour y parvenir, se résoudre au silence. C’est pourquoi les révolutions du xixe siècle ne concernent pas l’histoire littéraire pour la part que les écrivains ont voulu prendre à l’histoire collective, mais, d’abord, parce qu’elles sont des moments, littéraires, qui cristallisent la résistance des écrivains (ou des écrivants) à la nouvelle culture éditoriale de la littérature qui fait d’eux, non plus des scripteurs de parole (d’homme à homme, suivant un idéal dialogique dont le succès théorique de Bakhtine, au xxe siècle, prouve la persistance), mais des fournisseurs de textes.
27La succession des révolutions, et leur échec, accompagnent donc l’obsolescence extraordinairement rapide des formes que l’écrivain tente d’opposer au livre : le discours, le théâtre, le poème… Reste le roman, qui s’imposera désormais comme le paradigme majeur de la littérature future – d’une littérature fondée sur une rhétorique de la représentation (et du cliché), non plus sur une rhétorique du discours (et du lieu commun). Zola sera le premier à prendre pleinement conscience qu’à une littérature nouvelle, il faut une « rhétorique nouvelle », dont le matériau ne soit plus les figures du discours, mais celles, autrement rouées et performatives, de la fiction. Zola, il est vrai, attribuera à Flaubert l’invention de ce moderne « discours du roman12 ». Mais Flaubert, contemporain de 1848, n’opposait pas une nouvelle rhétorique à l’ancienne, la rhétorique de la représentation fictionnelle à celle du discours ; Flaubert ne croyait en rien, pas plus aux mots qu’aux choses. Selon une formule qu’il notait dès 1836, « qu’est-ce qu’un mot ? Rien, c’est comme la réalité ! une durée13 ». Zola est bien le concepteur et le premier praticien de la machinerie argumentative du roman, où l’enchaînement des images (l’« art évocatoire » de Zola, dont parle Mallarmé, dans sa réponse à l’enquête de Jules Huret, avec un mélange de dédain et d’admiration) tient lieu d’éloquence – d’une éloquence qui est aux antipodes de l’idéal staëlien et romantique d’une synthèse entre l’émotion et la raison puisque, chez Zola, l’émotion, sollicitée par la technique descriptive, parle toujours en lieu et place de la raison discursive. Or l’idéal romantique est, on l’a vu, un idéal politique et littéraire – ou, plus exactement, un idéal politique de la littérature ; partant des mêmes prémisses, Zola confond à son tour les deux registres en repoussant dédaigneusement le romantisme, où il ne voit qu’« une émeute de rhéteurs14 ».
28Le romantisme, en effet, fut une émeute de rhéteurs, une défense virulente et revendicatrice de la parole, dont ne saurait se priver durablement la littérature. Très significativement, le même Zola, par son J’accuse, redonnera à l’écrivain son droit à la parole et les devoirs politiques qui en constituent la contrepartie ; ainsi, après un demi-siècle de mutisme littéraire, replacera-t-il la littérature dans la sphère du discours. Le J’accuse, au-delà du combat du citoyen, est un acte symbolique d’une immense portée pour la littérature même et, en soi, une prise de position littéraire. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette protestation éloquente vient du prosateur qui, au xixe siècle, a le plus fait contre l’éloquence, définie stricto sensu : il suffit de lire à la suite n’importe quel roman des Rougon-Macquart et Vérité, qui est la mise en fiction de l’affaire Dreyfus, pour comprendre ce qui a changé, dans l’esprit de Zola et dans ses convictions d’écrivain. Malheureusement, entre 1848 et l’Affaire, il y eut la Commune, qui apparaît comme une révolution littérairement muette – à quelques témoignages près et excepté l’œuvre de Vallès, dont toute la poétique résulte du corps à corps continuel entre le désir de parole et la haine de la vieille rhétorique moribonde15. Excepté, aussi, une rhétorique étrange et violente de l’invective – d’une invective brutalement arrachée au silence avant de s’y réengloutir aussitôt – : une rhétorique, minimale ou minimaliste, dont les quelques textes de Rimbaud sont la plus fulgurante manifestation.
Notes de bas de page
1 Germaine de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Paris, Flammarion, coll. GF, 1991, p. 76-78.
2 Victor Hugo, « Sur Mirabeau », dans Œuvres complètes, Paris, Laffont, coll. Bouquins, volume Critique, 1985, p. 215.
3 Ibid., p. 226-227.
4 Victor Hugo, Préface de Cromwell, dans Œuvres complètes, op. cit., volume Critique, p. 29.
5 Alfred de Vigny, Les Destinées (1864), « La maison du berger », v. 176-185.
6 On peut se rapporter, en particulier, à la satire très ironique que Théophile Gautier insère dans le chapitre 11 de Mademoiselle de Maupin (1835).
7 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Laffont, coll. Bouquins, 1986, p. 477-478 (extrait du chapitre « De quelques sources de poésie chez les nations démocratiques »).
8 Charles Baudelaire, « Pierre Dupont », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, 1976, p. 27.
9 Id., Mon cœur mis à nu, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 1, 1975, p. 679.
10 Ibid., p. 702.
11 Charles Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 1, p. 665.
12 L’expression de « rhétorique nouvelle » se trouve dans Le Roman expérimental : « … entre nous et ces deux ancêtres [Balzac et Stendhal], M. Gustave Flaubert d’une part, et de l’autre MM. Edmond et Jules de Goncourt, apportant la science du style, fixant la formule dans une rhétorique nouvelle » (cité par Henri Mitterand, Zola. Le roman naturaliste, Paris, Librairie générale française, coll. Le Livre de poche classique, 1999, p. 38).
13 Gustave Flaubert, Agonies. Pensées sceptiques, dans Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 258.
14 La formule (« la rhétorique du romantisme, qui a été surtout une émeute de rhéteurs ») est citée par Henri Mitterand (op. cit., p. 38).
15 Sur les rapports complexes et ambigus que Vallès entretient avec la vieille rhétorique, voir l’ouvrage magistral de Corinne Saminadayar-Perrin, Modernités à l’antique. Parcours vallésiens, Paris, Champion, 1999.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Voyager en France au temps du romantisme
Poétique, esthétique, idéologie
Alain Guyot et Chantal Massol (dir.)
2003
Enquêtes sur les Promenades dans Rome
« Façons de voir »
Xavier Bourdenet et François Vanoosthuyse (dir.)
2011
Écriture, performance et théâtralité dans l'œuvre de Georges Sand
Catherine Nesci et Olivier Bara (dir.)
2014