Second interlude : Les complexités de la technogenèse contemporaine
p. 157-160
Texte intégral
1La technogenèse contemporaine, comme l’évolution en général, n’a rien à voir avec le progrès. Elle n’offre, autrement dit, aucune garantie que les transformations dynamiques à l’œuvre entre les êtres humains et les objets techniques évoluent dans une direction positive. La technogenèse contemporaine aurait plutôt à voir avec l’adaptation, l’ajustement entre des organismes et leurs environnements, reconnaissant que les deux côtés de l’appariement (êtres humains et technologies) connaissent des transformations coordonnées. Cette situation est déjà plus complexe qu’un scénario darwinien réducteur qui considère l’environnement comme statique tandis que le changement intervient principalement dans l’organisme. Les complexités ne s’arrêtent pas là, cependant, parce que les instruments par lesquels on pourrait tenter de mesurer ces changements font eux-mêmes partie de l’environnement technique, et se trouvent donc eux aussi impliqués dans des transformations dynamiques. La situation s’apparente au scénario relativiste d’un vaisseau spatial se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière : les horloges à son bord, à l’aide desquelles on pourrait mesurer la dilatation du temps, sont elles-mêmes sujettes au phénomène en question, et il est donc impossible de les utiliser pour mesurer les effets exacts de la dilatation. Nous avons besoin d’approches suffisamment générales pour saisir la portée des changements en cours, suffisamment souples pour s’adapter à la révision des critères impliquée par les transformations techno-génétiques, et suffisamment subtiles pour distinguer les résultats positifs des résultats négatifs, alors que les moyens mêmes à partir desquels les jugements sont formulés sont susceptibles à leur tour d’être mis en question.
2Tout ceci est évidemment une gageure. La stratégie empruntée par ce livre consiste à s’appuyer sur certains terrains spécifiques, tels que les humanités numériques et la lecture, sujets des chapitres 2 et 3, où l’accent est placé principalement sur la manière dont les médias numériques transforment les pratiques humaines d’écriture et de lecture, d’enseignement et d’apprentissage. Le chapitre 4 propose une approche théorique de la manière dont le changement se produit dans la technique et se conclut sur des analyses qui entremêlent les adaptations humaines et les adaptations technologiques. Le chapitre 5 se tourne ensuite vers l’extérieur, pour une analyse des changements culturels à grande échelle. Puisqu’il est toujours plus facile de voir la portée des changements intervenus dans le passé que ceux qui se déroulent dans le présent, cette analyse à grande échelle se concentre sur les technologies historiques de la télégraphie et des codes télégraphiques.
3Arrivé à la conclusion du chapitre 5, le lecteur aura rencontré un ensemble substantiel de preuves indiquant que la technogenèse contemporaine, à travers les médias contemporains, constitue en effet une tendance dominante aux États-Unis (et, par extension, dans d’autres pays développés), qu’elle a des racines historiques qui remontent au xixe siècle, que la manière dont nous pensons la temporalité est profondément impliquée dans ces changements, que les pratiques universitaires dans le champ des humanités ainsi que des processus plus généraux au sein de la culture connaissent des transformations étroitement liées aux médias numériques, et qu’évaluer ces changements en termes politiques, sociaux et éthiques, exige une prise en compte attentive des complexités qui s’y trouvent impliquées.
4En même temps, la question de savoir comment utiliser ces conclusions pour réaliser des changements constructifs dans le monde est au moins aussi complexe que les conclusions elles-mêmes. Catherine Malabou propose une solution provocatrice dans Que faire de notre cerveau1? Elle suggère que nous utilisions la plasticité neuronale pour devenir conscients de nos possibilités de façonnement de soi, ce qui veut dire aussi subvertir de manière explosive la flexibilité qui constitue la marque de fabrique du capitalisme mondial contemporain. La flexibilité implique la soumission au nouvel ordre mondial dominant, tandis que la plasticité implique la capacité non seulement de faire, mais aussi de défaire, de résister de manière explosive, aussi bien que de s’adapter. Une analyse minutieuse de son argumentation indique qu’elle situe cette liberté d’action dans l’écart, ou dans la rupture entre le niveau neuronal de la représentation (le « proto-soi », comme l’appelle Antonio Damasio) et le niveau mental de la pensée consciente (le soi narratif ou autobiographique). C’est précisément parce que cette connexion reste quelque peu mystérieuse, d’après elle, que les sciences cognitives (et à vrai dire toutes les sciences objectives, y compris la neurophysiologie, la neurologie et les disciplines associées) doivent aller au-delà d’une description purement objective et assumer un parti pris idéologique du type de celui qu’elle défend. Le problème de cette analyse, toutefois, est que l’écart postulé entre le soi neuronal et le soi conscient est, par définition, non disponible à la représentation consciente. Comment la connaissance consciente de l’existence d’un tel écart (en supposant qu’il existe bel et bien) peut-elle amener la liberté d’action qu’elle envisage, et quelles sont les actions pratiques et possibles qui profiteraient de cette liberté ?
5Bien que Malabou reconnaisse que la plasticité implique une dynamique active entre forces environnementales et changements neuronaux, elle ne mentionne les médias qu’une seule fois au cours de son argumentation, et c’est pour renvoyer à « une culture politique, économique, mais aussi médiatique affligeante, qui ne fait que célébrer le triomphe de la flexibilité, sacrer le règne d’individus obéissants qui n’ont de mérite qu’à savoir baisser la tête avec le sourire2 ». Cette vision condescendante des médias (qui vaut sans doute aussi pour les médias numériques) exclut une ressource importante pour le façonnement de soi contemporain, pour le recours à la plasticité à la fois pour subvertir et pour réorienter l’ordre dominant. C’est précisément parce que la technogenèse contemporaine postule un rapport étroit entre l’actuelle adaptation dynamique des techniques et les êtres humains que des points d’intervention multiples sont susceptibles de s’ouvrir. On peut compter parmi eux la fabrication de nouveaux médias (rappelez-vous le commentaire de Timothy Lenoir : « Nous faisons des médias. C’est notre spécialité »), l’adaptation des médias actuels à des fins subversives (stratégie dont traite Rita Raley dans Tactical Media 3), l’utilisation des médias numériques pour remanier les pratiques, environnements et stratégies universitaires (c’était le sujet du chapitre 2), et l’élaboration de représentations réflexives des façonnements de soi médiatiques dans les littératures – imprimée et électronique – qui attirent l’attention sur leur statut propre de médias, nous sensibilisant ainsi à la fois aux possibilités et aux dangers de tels façonnements de soi (abordés dans les chapitres 4, 7 et 8). Cette liste n’est évidemment pas exhaustive, mais j’espère qu’elle illustre suffisamment de possibilités indiquant de quelle manière on peut se servir des médias numériques pour intervenir concrètement dans la situation actuelle, et de quelle manière ces interventions sont favorisées par la spirale techno-génétique, même quand elles visent à la subvertir ou à lui résister.
Notes de bas de page
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