Conflits du moi et de l’histoire : les « astres errants » de Stendhal
p. 89-99
Texte intégral
1Proposer la confrontation de « l’écriture du moi » et de celle de l’histoire conduit tout naturellement à songer aux textes autobiographiques et, pour Stendhal, aux Souvenirs d’égotisme comme à la Vie de Henry Brulard. Mais on peut sans doute situer cette confrontation en amont de l’écriture autobiographique lorsqu’elle prend en charge le souci de l’histoire, peut-être dans certains aspects de ses conditions de possibilité.
2Pourquoi les « astres errants » ? On aura reconnu Julien Gracq et la suggestion de sa formule : « Il y a dans le texte stendhalien des noyaux énergétiques, des astres errants qui diffractent leur force sur tout le territoire de l’œuvre et parfois très loin de leur lieu d’origine1.»
3On peut avancer l’hypothèse qu’un de ces « noyaux énergétiques », un « astre errant » essentiel est, chez Stendhal, le conflit du moi et de l’histoire, du moi et du monde. Et que cet « astre » porte en lui le conflit potentiel qui caractérise toute révolution astrale en même temps qu’il définit tous les rapports de Stendhal avec l’histoire en cours. C’est donc de quelques retombées, par ondes concentriques perçues très loin de leur origine, qu’il s’agira ici brièvement : de la force, voire la violence de leur constitution qui accompagne, même par éclipses, l’aspect discontinu de leurs manifestations.
4D’abord l’histoire. Quelle histoire ? Il ne s’agit pas d’envisager le contenu de celle-ci, ce n’est pas le propos ici et l’allégeance de Stendhal à l’épopée napoléonienne comme paradigme historique est suffisamment connue, mais sa modalité ou du moins quelques aspects essentiels. En premier lieu, on le sait, la Révolution française, celle qui est décrite par Michelet comme une rupture radicale dans le temps – « le temps a péri, l’espace a péri » – avant de devenir la « sublime chimère2 ».
5Surtout la Révolution analysée par tous les théoriciens du romantisme politique, comme le triomphe de la subjectivité mise en place par une partie des Lumières, mais portant en elle son propre principe de perversion : ce n’est sans doute pas pour rien si Burke lui refuse l’accès au sublime et s’il y a un grand silence de Stendhal sur la Terreur, période où se pervertit cette subjectivité3. Car pour rendre compte de l’histoire, il faut d’abord trouver une place pour le « sujet » de celle-ci et si Stendhal préfère de loin parler de la période napoléonienne, ce n’est pas seulement parce qu’il en a été un témoin et acteur direct ; c’est aussi parce que la saga de Napoléon lui permet un lien d’identification même transitoire, lien qui seul légitime pour lui le témoignage. Prenons un exemple parmi tant d’autres, mais dont le vocabulaire est révélateur : celui d’une tentation d’idolâtrie, au sens propre :
Il fut notre seule religion. Il nous procurait des victoires, mais nous jugions toutes ses actions par les règles de la religion qui, dans notre première enfance, faisait battre nos cœurs… Nous avons fait plus tard des infidélités à cette religion ; mais dans toutes les grandes circonstances, ainsi que la religion catholique le fait pour ses fidèles, elle a repris son empire sur nos cœurs4.
6C’est bien ici le terme de religion qui est à mettre en valeur, comme un lien indispensable hors duquel le sujet livré à l’énigmatique singularité qui pare tant de héros stendhaliens, n’arrive plus à faire le lien, justement, entre le moi et l’histoire. Car pour que quelque chose se passe, – la fin du Brulard comme le premier chapitre de La Chartreuse de Parme – il faut qu’opère la modalité de l’enthousiasme, modalité unificatrice contre la menace de dispersion toujours présente, et que celle-ci trouve un support favorable dans le domaine des sensations.
7C’est là qu’on peut convoquer un de ces « noyaux énergétiques », un de ces « astres errants » qui diffuseront à long terme et à longue distance les multiples perplexités du narrateur stendhalien face à l’histoire : la campagne de Russie.
8De façon étonnante, cette campagne si décisive pour la vision stendhalienne de l’histoire, avait été peu commentée avant le colloque de 19925 et cela, sans doute parce que Stendhal lui-même en parle peu. On sait que les douze carnets du Journal ont été perdus dans les affres de la retraite et les notes de ce qui est maintenant pour nous le « Journal » de 1812 sont très sommaires et étonnamment anecdotiques ; on peut insister sur le fait majeur : en plein incendie et au cœur du désastre, Stendhal pense étonnamment à autre chose : à « Cimarosa », dit-il, à sa « chère Italie », au « mélange » de tendresse et d’allégresse qui lui serait « congénital ». En plein désarroi historique, Stendhal s’interroge sur le statut des sensations et sur l’ampleur de leur territoire ; et on assiste, en direct, à la naissance et à la consolidation du mythe italien comme une barrière de sensations vivables dans la glaciation générale.
9C’est seulement en 1825, dans un article au London Magazine pour rendre compte du livre du comte de Ségur – Histoire de Napoléon et de la Grande armée en 1812 – que le discours du deuil rétrospectif éclate dans l’éloge dithyrambique pour le « tableau vrai, voire sublime, de cette immense épreuve sur le cœur de l’homme, la retraite de Moscou6 ». Comme, beaucoup plus tard dans Souvenirs d’égotisme :
À mesure qu’il s’éloignait du danger, il en prit horreur, il arriva à Paris navré de douleur7.
10C’est pourtant dans un autre texte, De l’amour qu’il faut aller chercher le premier aveu le plus perspicace et le plus significatif pour notre propos :
Il s’étonnait, là comme en Russie, de ne rien sentir d’extraordinaire.
11La Russie est donc le lien où s’est fait jour le « point d’indifférence », celui que Nietzsche place au départ de tout sentiment esthétique, comme Baudelaire lie « l’irrésistible indifférence » au territoire d’une « chimère » mélancolique8.
12La défaite en Russie, et donc la chute prévisible pour tous de l’Empire, est peut-être bien ce qui conduit Stendhal à mettre en exergue de l’Histoire de la peinture en Italie la citation d’Alfieri qui lui sert de référence absolue, les « tristes temps » qui « empêchent de faire et obligent à écrire ».
13Mais ces « tristes temps » n’auraient pas eu, probablement, de tels retentissements sur l’œuvre s’ils n’avaient pas été aussi le lieu de l’expérience majeure qui tisse un fil rouge le long de toute l’œuvre stendhalienne : la conversion forcée d’un conflit historique insurmontable en conflit esthétique, c’est-à-dire, au sens propre, celui qui conduit à mettre au centre de l’expérience l’aesthesis, le sensible.
14Saint-Just l’avait dit à propos de la Terreur : « La Révolution s’est glacée. » De toute façon plus concrète, ce sont les glaces russes qui conduisent Beyle du retrait indifférent et protecteur face à l’événement et à l’évasion vers un « effet Italie9 » qui prend corps définitivement en Russie – et non en Italie – car l’amour stendhalien commence toujours par être un amour lointain. À partir de ce moment, l’irradiation de l’« effet Italie » sera constante sur tout le territoire de l’œuvre.
15L’« astre errant » qui s’est constitué avec le choc moscovite a des résurgences inopinées ; ainsi, dans l’Histoire de la peinture en Italie, dont une partie des brouillons a été emportée en Russie, une étrange programmation esthétique parlant de la récente découverte du télescope de Herschel, il écrit :
Nulle description ne peut donner la sensation de cette neige piétinée par un animal dont les pieds seraient ronds. Plaire dans la peinture et dans l’art dramatique, c’est rappeler l’idée de cette « neige piétinée » aux hommes qui en ont une vue confuse10.
16La Russie fut sans doute un immense tableau de « neige piétinée », mais piétinée par une histoire dont les protagonistes devinaient qu’elle n’arriverait pas à dire son nom :
Le jour où les Bourbons rentrèrent à Paris, Beyle eut l’esprit de comprendre qu’il n’y avait plus en France que de l’humiliation pour qui avait été à Moscou11.
17Le désaveu d’une certaine histoire serait secondaire si celui-ci ne s’était enraciné dans le désarroi profond de la perception qui lui a donné naissance. Reprochant à Napoléon d’avoir présumé de ses forces, en traînant l’armée française à l’assaut de l’hiver russe, il lui reproche surtout d’avoir invalidé toute réflexion future sur l’épopée et d’avoir « égaré le roman de l’avenir ».
18Privé d’avenir et donc de « roman de l’avenir », le rapport de Stendhal à l’histoire ne peut plus connaître que les avatars d’une mémoire qui va essayer, rétrospectivement et par de constants effets de décentrement du fait historique, de sauver quelques parcelles de ce qui peut accéder au mythe. À partir de là, Stendhal n’aura de cesse de se construire sa mythologie historique à usage propre : un cercle enchanté qui va de 1789 – brutale résurgence de l’énergie de la Renaissance – et se termine en 1804, avec l’apostrophe de Lucien Leuwen :
Heureux les héros morts avant 1804.
19À peine quinze ans, tout juste le temps d’arriver au seuil d’une adolescence mythique, toujours la même ; à l’intérieur, par entropie, le territoire exigu de l’héroïsme pur qui se termine, lui, en 1797, par l’entrée des Français à Venise et année de la naissance de Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme :
À l’occupation de Venise par les Français – mai 1797 – finit la partie poétique et parfaitement noble de la vie de Napoléon. Désormais, pour sa conservation personnelle, il dut se résigner à des mesures et à des démarches sans doute fort légitimes, mais qui ne peuvent plus être l’objet d’un enthousiasme passionné.
20Quand Fabrice, le « héros », va naître, l’essentiel a déjà eu lieu et il n’aura que de pâles effluves à Waterloo. On ne pourra s’étonner si Fabrice va devenir, à son insu, un historien mélancolique, celui qui porte le témoignage d’une idylle héroïque disparue et qui maintient, dans la modalité mélancolique de la mémoire qui est l’oubli, la permanence d’une histoire qui ne peut ni advenir ni disparaître.
21Plus l’histoire se resserre, plus le moi se dilate dans des jeux de rôles, une folle extravagance au sens propre, lui permettant d’« errer » hors de soi : Stendhal se rêve en épicier marseillais en 1810, en précepteur russe en 1820, en préfet breton en 1830 ; le double tempo sous lequel se manifeste son rapport au monde donne naissance à un moi divisé, tiraillé par deux tentations extrêmes : la cadence martiale, l’inverse de l’arrivée à Ivrée, dans le Brulard, et la folie de l’entrée à Milan, soit un rythme qui tend à sortir du temps dans une dimension d’extase, une dilapidation de la sensation qui tend constamment vers l’aphasie. Ou bien, à l’autre bout de la chaîne sensible, le staccato lent de l’indifférence : c’est Fabrice à Waterloo contemplant rêveusement un brin d’herbe ; c’est la notation désabusée du Journal, lors de la bataille de Bautzen :
Aujourd’hui, je n’ai fait que ma barbe.
22Par excès ou par défaut, ce qui revient presque au même, toujours la primauté du sujet qui cherche sa place et ne la trouve pas ; un sujet qui se vit tout de même dans l’histoire, mais sur quels points d’appui ?
23Pour Stendhal, au commencement, il y a un problème de mémoire : l’homme « inébranlable » (Blin), celui qui « ne change pas » (Blum), le fait par attachement à des sensations premières, à des images fortes, mais dont il a perdu le fil. Il sait parfaitement qu’il est un moi, mais il ne voit pas très bien de quoi il est sujet. Pris dans la tourmente de ses émotions, parchemin infini sur lequel il inscrit tant bien que mal des bribes de textes qui deviennent à l’occasion des « œuvres », Stendhal ne finit pas de gémir sur la distance que la vie le force à instaurer entre une conscience qui doit rendre des comptes à la société et le grand flot de son bric-à-brac intérieur.
24Cent fois, le Journal, la Filosofia nova, les notes sur l’Idéologie, rendent compte d’une anxiété thérapeutique contre l’assaut du discontinu : « J’ai la tête faible, se plaint-il à Pauline, je dois fortifier ma mémoire et pour cela lire Tracy. » Ou bien, à la lecture constante de Maine de Biran, dans les années 1805 à 1808, l’étonnement réfléchi sur les propriétés d’une conscience qui, aux dires de Biran, n’est jamais entièrement « dévoilée » à elle-même, et dont les failles serviront de point de départ théorique à De l’amour :
Les sensations fortes ne laissent pas de souvenir12.
25De quoi donc peupler cette « vie intérieure », expression de Biran qu’il reprend sans cesse ? Sur quoi appuyer les textes de la mémoire, et que serait l’autobiographie d’un amnésique ? Aux distorsions de l’indifférence, parade du moi contre les sollicitations extrêmes d’une histoire qu’il ne reconnaît pas, se joignent les conséquences de cette sorte de vertige intérieur qui saisit le beyliste lorsqu’il doit rendre compte de son intériorité :
Je me crois extrêmement sensible […]. Cette faculté produit des pensées charmantes qui disparaissent comme l’éclair. J’en oublie souvent le fond et toujours le style : quelles idées n’ai-je pas eu dans ma calèche pendant la Campagne de dix-huit jours de Moscou à Smolensk13.
26Regret de la fulgurance, regret aussi des pages sur le bonheur, celles que le Brulard attribue aux années de la mère et qui ne seront jamais écrites, le récit sur soi se fraie un chemin difficile entre éclats fugaces et apories : c’est, typiquement, la situation de Fabrice à Waterloo, dans la déception du regard et la crise du nominalisme. Désir de voir et rupture du visible, fin de l’histoire et fragmentation de la représentation se réalisent dans ce qui est l’envers d’un moment épiphanique, de ceux qui émailleront la deuxième partie de La Chartreuse de Parme mais dans un autre socle idéologique. C’est de façon presque simultanée que Fabrice vit ses deux grandes rencontres manquées, celle de l’Empereur et celle de son père. Si les deux ont été soulignées, leur articulation essentielle ne l’a peut-être pas été suffisamment : il faut que disparaisse à la fois la figure emblématique de l’histoire et la figure d’une paternité fantasmatique. Fabrice n’a pu voir l’Empereur que de « dos », s’éloignant vers le néant de l’histoire ; il n’a pu reconnaître son vrai père, ce qui aurait donné consistance au discours de la subjectivité. La « place du Roi » est vide et Fabrice va devenir l’homme des « points de vue », des donjons, des vues grillagées.
27Familier de Schiller et de ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Stendhal reprend très tôt à celui-ci l’idée que la beauté peut agir sur l’homme libre, celui qui naît de l’idéologie de la Révolution française. Mais, plus que tout, peut-être, il emprunte à Schiller – après Madame de Staël – la réflexion centrale sur la transmission des valeurs : celle qui ne permet pas à « une époque en rupture » de rendre compte efficacement de son passé lorsqu’il se présente sous les traits de la tradition. Dans La Chartreuse de Parme, c’est tout l’itinéraire de Fabrice qui réveille la beauté du monde, en même temps qu’il s’inscrit dans la transmission des valeurs.
28Malgré son éducation hétéroclite, Fabrice rêve de valeurs ; la première constatation décevante à Waterloo n’est pas dans l’ordre de la perception, mais dans celui des valeurs :
Il défaisait peu à peu toutes les idées héroïques héritées du Tasse et de l’Arioste.
29De même, la comparaison saugrenue du Constitutionnel, lu « en cachette », aussi « beau qu’Alfieri et le Dante ». Comme lorsque l’essentiel des éléments de la catastrophe est déjà en place, la proposition nostalgique de Mosca qui voudrait voir en Fabrice, retiré à Sacca, le « successeur de Pétrarque ». Il n’y aura ni héritier du Tasse ni successeur de Pétrarque, mais la confusion des valeurs, l’impossibilité à retransmettre la tradition que Giorgio Agamben lit dans l’attitude de l’Ange de la Melancholia de Dürer14. Envers et contre tout, Fabrice l’étourdi a un devoir de mémoire : la recherche de la Beauté, du « choc esthétique » que Baudelaire mettra en avant contre la « décadence de l’aura ». Ce n’est pas par hasard si les deux seules références aux « tableaux » de Parme dans le roman sont dans la bouche de Fabrice s’adressant à Clélia Conti : ce qui importe, c’est la continuité entre les « beaux tableaux » et l’image de Clélia en laquelle va s’incarner une beauté supposée salvatrice parce que « pensive » ; par les tableaux, et Clélia dans l’espace des tableaux, Fabrice rend possible un futur, un regard vers l’avenir, renoue la chaîne d’une culture qui, par ailleurs, a trouvé récemment dans le texte le démenti cuisant des faillites de l’histoire. Pourtant, il n’y a pas de solution esthétisante : la Beauté s’efface autant et avec autant de violence – les morts en cascade – que les images de l’histoire.
30Le conflit majeur avec l’histoire, celui qui force le moi au choix esthétique – et non à la vision esthétisante – tend à faire de l’Art une visée continue dont le point de départ lointain – et bientôt oublié dans les Mémoires des protagonistes – est l’histoire dans sa rupture avec le passé. Tel n’était pas le cas pour le René de Chateaubriand. René ne cherche pas de voie esthétique car il n’a pas rompu avec le passé, il demeure habité par les mêmes passions. René n’a pas connu l’épreuve majeure de l’indifférence, celle que Fabrice, comme Octave de Malivert, dans Armance, éprouvent à leurs heures. De même, le moi de Chateaubriand tel qu’il s’exprime dans Mémoires d’outre-tombe, peut dire quelque chose, fût-ce dans un statut archéologique et provenant d’une histoire en ruine. Pour La Chartreuse de Parme, écrite en partie au même moment, cela n’est plus possible : le roman ne dit pas que le retrait de l’histoire mais surtout les jours comptés de l’« aura » ; la singularité est menacée et rien n’est plus urgent à dénoncer. Pour Stendhal, il n’y a pas de « grive » de Combourg, pas de sésame pour l’Âge d’or : une montée énergétique qui accélère les images jusqu’à l’arrêt extatique aussi bien qu’aphasique.
31Si, dans L’Homme sans contenu15, Giorgio Agamben a pu opposer l’Ange de l’histoire tourné vers le passé du tableau de Klee, Angelus Novus, et l’Ange de l’Art, le regard rivé au sol, de la Mélancholie de Dürer, les deux s’interpénètrent métaphoriquement chez Stendhal jusqu’à ne pouvoir discerner ce qui vient du matériau historique dont le narrateur dispose et ce qui vient des différentes métamorphoses que subit l’histoire tout au long du conflit esthétique, bientôt tout-puissant.
32Sans cesse, le conflit historique réel est intériorisé chez les héros stendhaliens, comme s’il s’agissait d’un conflit personnel, et que celui-ci entrait alors en conflit avec l’autre conflit plus essentiel, le « conflit esthétique » qui met en doute la beauté du monde. Cela aura été une des originalités de Stendhal d’avoir ainsi opposé conflit historique et conflit esthétique, comme les termes ambigus d’une identité intérieure qui ne peut se construire sans l’un et l’autre et qui, dans l’impossibilité absolue de réconcilier l’individu et l’histoire, voue le héros à une délectation érotique provisoire qu’il cristallise autour de figures féminines mais qui, à elle seule, ne peut suffire et le voue irrémédiablement à la mort. Il n’y a pas d’issue par l’histoire, il n’y a pas d’issue par la beauté.
33Dans ce contexte d’incertitude constante, on aperçoit une autre modalité de l’« astre initial », de son noyau de déflagration : c’est que cette irrésolution pour situer le sujet de l’histoire laisse pointer la voix menaçante de la Nature. Si l’Italie, dans La Chartreuse de Parme, par exemple, ne peut être un lieu pour accomplir l’histoire, elle pourrait, de façon menaçante, devenir un lieu où abolir la catégorie de celle-ci ; ce qui a vocation à fonder l’histoire est en fait contraint de la nier : Ferrante Palla, le seul grand républicain de l’œuvre, est contraint de devenir un brigand hors la loi, de réactualiser la séduction ambiguë de l’homme des bois qui contourne la loi pour la reformuler. Mais il n’y aura d’autre issue, on le sait, que dans l’exil en Amérique.
34Si, pour reprendre les analyses de Walter Benjamin à ce sujet16, une des taches communes au romantisme et au baroque est bien cette transformation fantasmatique de l’histoire en nature, c’est dans le conflit majeur du sujet et de l’histoire que cette toile de fond se déploie. Prenons, pour brève illustration de cette perspective, la triade romanesque qui fait se relier, même souterrainement, L’Abbesse de Castro à La Chartreuse de Parme et à Lamiel – on sait que, chronologiquement, La Chartreuse de Parme se situe entre les deux parties de la rédaction de L’Abbesse de Castro. Dans l’ouverture de L’Abbesse de Castro, le panorama d’Albano n’a rien à voir avec le célèbre panorama de Rome qui fait l’ouverture de La Vie de Henry Brulard : énergétiquement regroupé autour de la somptueuse évocation de la forêt de la Faggiola, il est comme l’écho d’un Winckelmann qui aurait accepté le Moyen Âge. La « forêt, écrit Stendhal, a précédé toutes les histoires » ; elle est la permanence de la Nature dans son ambivalence : refuge et prison, étrangère au devenir des hommes et pourtant faisant « lire Tite-Live » à livre ouvert. Elle rappelle que la régression hors de l’histoire est toujours imminente, peut-être nécessaire, en tout cas énigmatique.
35Dans La Chartreuse de Parme, le péril du retour à la Nature hors de l’histoire est présent constamment sur le chemin de Fabrice, entre Waterloo et Parme, et se déploie avec force dans la toute-puissance de Clélia Conti, celle qui allégorise le monde et entraîne Fabrice définitivement hors de l’histoire. L’itinéraire du sensible renvoie Fabrice aux sensations archaïques, celles de l’animal hors histoire qu’il était déjà dans le « babil » heureux du lac de Côme et que l’épreuve de Waterloo, transformée par la mémoire de l’Autrefois17 en « prairie » du Tasse, a effleuré sans alourdir durablement sa ludique traversée des apparences. On ne peut s’étonner si le roman propose souvent des modèles empruntés à Shakespeare ou à Cervantes : c’est que les grands représentants du maniérisme et du baroque sont aussi les représentants d’une époque où s’affirmait avec force le primat de la subjectivité18.
36Dans Lamiel, trois ans plus tard, c’est un horizon définitivement délesté de l’histoire qui assèche Lamiel et fait entendre dans le texte quelque chose de la très ancienne voix de Médée. Hors histoire, Stendhal revient par moments, quoique avec prudence, à la séduction des monstres de Sénèque, à leur irrécusable beauté ; mais il ne s’arrête pas à ces marécages et Lamiel demeure inachevé.
37De toutes parts, l’écriture du moi est compromise puisqu’elle ne trouve pas d’assise fiable dans l’histoire : le vieux conflit, tenu parfois en veilleuse ou en respect, se réactualise chaque fois que le moi est délesté de ses fastes, et promis en partie à un parcours de dupes. La révolte impuissante du beyliste ne lui proposera que des appels pour les lecteurs de l’avenir, ceux qui peut-être, idéalement, seront au-delà du conflit.
38Lorsque, dans Masse et Puissance, Elias Canetti salue en Stendhal un adepte du futur, un penseur de la réconciliation, ce que Canetti appelle « la fin de l’inimitié », c’est à cela qu’il fait allusion. Irréconciliables dans le présent, moi et histoire sont tenus de se projeter vers le futur, vers les lecteurs de l’avenir, ceux dont Stendhal dit, dans Souvenirs d’égotisme, que « leurs yeux s’ouvrent à peine à la lumière ». Quoi qu’il en soit, moi éclaté ou nébuleuse de l’histoire pour filer la métaphore astrale, sont des territoires improbables où, comme Napoléon, son maître en énigmes historiques, Stendhal peut songer à « égarer les romans de l’avenir ».
Notes de bas de page
1 J. Gracq, En Lisant en écrivant, Paris, Corti, 1963.
2 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, t. I, p. 406.
3 Voir pour des analyses plus approfondies sur ce point : A. Renault, « Lumières et Romantisme », Histoire de la philosophie politique, vol. 3, Paris, Calmann-Lévy, 1999.
4 Stendhal, Mémoires sur Napoléon, C. Mariette (éd.), Paris, Stock, 1997.
5 Voir Campagnes en Russie – Sur les traces de H. Beyle dit Stendhal, Actes du colloque « Stendhal et la Russie », Moscou– Leningrad, septembre 1992, Éd. Unesco, Solibel France, 1993.
6 Stendhal, « London Magazine », Paris/Londres, R. Dénier et K. M. Watter (éd.), Paris, Stock, 1992.
7 Stendhal, Souvenirs d’égotisme, Paris, Gallimard, « Folio », 1991.
8 Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Bohémiens en voyage ».
9 M.-R. Corredor, « Stendhal et la Russie », dans Campagnes de Russie, op. cit.
10 Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, présentation V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Folio », 1996.
11 Stendhal, Souvenirs d’égotisme, op. cit., p. 28.
12 Stendhal, De l’amour, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 123.
13 Stendhal, Journal, 2 février 1813, Œuvres intimes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
14 G. Agamben, Stanze, Paris, Rivages, « Rivages poche », 1994.
15 G. Agamben, L’Homme sans contenu, Paris, Circé, 1996.
16 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Klincksieck, 1982.
17 G. Agamben, Enfance et Histoire, Payot, Paris, 1993.
18 Voir pour cette analyse de la subjectivité : R. Klein, La Forme et l’Intelligible, Gallimard, « Tel », 1981.
Auteur
Université Stendhal – Grenoble 3
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