Préface. Humanités numériques et études de media comparés
p. 7-36
Texte intégral
1Comment pensons-nous – maintenant que des circuits électroniques s’immiscent toujours plus intimement dans nos façons de nous situer dans le monde ? Comment l’ubiquité croissante des media numériques affecte-t-elle nos façons de lire, de connaître, de raconter1 ? En quoi nos anciennes catégories exigent-elles d’être amendées si nous voulons faire face à nos nouveaux défis ? En quoi méritent-elles d’être retenues si nous ne voulons pas sacrifier certains acquis précieux de notre passé antédigital ? Ce sont ces questions essentielles pour notre époque – fréquemment discutées, fortement contestées, mais rarement approfondies – que pose ce livre majeur de N. Katherine Hayles. Les réponses qu’elle y apporte sont à la fois fortes, précises et complexes, prenant clairement parti dans les débats en cours, tout en résistant aux simplifications abusives qui tiennent souvent le haut du pavé médiatique. En s’appuyant sur une vaste collection d’expériences scientifiques, d’études en sciences sociales et d’expérimentations artistiques, ce livre rassemble une impressionnante somme des connaissances actuellement disponibles. Il les déploie avec une force qui lui a permis de faire date dans le monde anglo-saxon, et dont on peut espérer que cette traduction aidera à faire avancer les débats français.
Penser avec Katherine Hayles
2Cet ouvrage est l’œuvre d’une des chercheuses les plus respectées, au niveau international, sur la question de l’articulation entre savoirs humains, intelligence artificielle et appareils de computation. N. Katherine Hayles est professeure de littérature à l’université Duke, en Caroline du Nord, après avoir enseigné la littérature à l’Université de Californie à Los Angeles, mais aussi après avoir mené une première carrière de chercheuse dans le domaine de la chimie à la fin des années 1960. C’est cette double compétence et cette double sensibilité, à la fois technoscientifique et littéraire, qui fait l’originalité et la puissance de ses travaux. Après deux livres consacrés aux échos entre sciences et littérature, ainsi qu’aux représentations du chaos dans la littérature du xxe siècle2, elle devient célèbre avec la publication, en 1999, de Comment nous sommes devenus post-humains : Les corps virtuels de la cybernétique, de la littérature et de l’informatique3, couronné de nombreux prix et salué par la critique comme une prise de position de première importance sur la question du transhumanisme. Elle y revisite les imaginaires de la cybernétique, de l’intelligence artificielle et des prédictions de téléchargement de nos personnalités informationnelles, pour affirmer l’importance que nos corps biologiques et sensibles jouent dans la façon dont nous construisons nos connaissances (contribuant fortement à la revendication d’embodiment de l’intelligence humaine).
3Ses deux ouvrages suivants rencontrent un succès comparable en se concentrant sur les imaginaires des machines computationnelles et de l’écriture automatisée dans la littérature contemporaine4. Il y est déjà question de la façon dont subjectivités humaines, codes informatiques et appareils techniques s’interpénètrent dans les œuvres de fiction, dans les cultures numériques dont elles émanent, comme dans les interprétations auxquelles elles donnent lieu. Dans les nombreux volumes collectifs qu’elle dirige depuis quinze ans ainsi que dans d’innombrables articles, elle a développé une cartographie remarquablement inclusive de ce qui se réalise, se discute et s’ébauche actuellement au titre des « humanités numériques », dont elle est l’une des analystes et des praticiennes les plus largement admirées.
4Son travail se caractérise par une grande rigueur d’information et par une grande précision d’analyse, nourries de matériaux puisés dans les sources les plus diverses (des revues scientifiques spécialisées aux enquêtes par entretiens, des expertises techniques les plus pointues aux œuvres littéraires les plus décoiffantes, des jeux vidéo les moins connus aux plus grands classiques de la philosophie ou de la psychanalyse). Le style d’écriture pratiqué par Katherine Hayles surprendra peut-être des lecteurs français habitués à voir les critiques littéraires multiplier les jeux de mots, les pirouettes verbales et autres trouvailles polysémiques : ce qui pourrait apparaître comme une certaine rigidité stylistique n’est en réalité qu’un effort de grande rigueur dans la nomination des objets, des hypothèses et des articulations logiques qui conduisent l’enquête – rigueur scrupuleusement respectée ici par la traduction de Christophe Degoutin. Katherine Hayles essaie moins d’épater la galerie par des prouesses d’élégance que d’arpenter des problèmes encore peu explorés, où des outils et des termes techniques offrent parfois les seules lumières capables d’opérer les distinctions pertinentes et d’articuler les problématiques les plus importantes. Même lorsqu’elle se penche sur l’infrastructure des modalités opératoires des bases de données, l’auteure garde toutefois toujours la liberté d’aller puiser dans des lectures littéraires ou dans des problèmes sociaux de quoi illustrer et faire sentir les implications concrètes de ses analyses les plus pointues.
Penser avec les media numériques
5Le livre qu’on tient en mains, dont le titre original était Comment nous pensons. Media numériques et technogenèse contemporaine, paru en 2012, propose une dizaine de chapitres qui paraîtront peut-être hétéroclites à première vue : que peuvent donc avoir en commun les humanités numériques, les déficits attentionnels, les conceptions chronologiques ou expérientielles du temps, les livres de codes télégraphiques du début du xxe siècle, nos perceptions de l’espace, l’infrastructure technique des bases de données, une fiction de requin mangeur de mémoire et une histoire d’amour hyper-formaliste ? Malgré les apparences, les analyses réunies dans cet ouvrage traitent bien en réalité d’un même problème, celui de la technogenèse, à savoir de la façon dont les humains et les dispositifs techniques co-évoluent au fil de leurs interactions. Les machines que certains d’entre nous ont formées pour faciliter, accélérer, libérer ou exploiter nos communications et nos collaborations, ces machines qui se ré-forment fréquemment au rythme des innovations technologiques et des modes consuméristes, ces machines nous in-forment à leur tour, individuellement et collectivement, en favorisant certains modes particuliers de communication et de collaboration plutôt que d’autres, tandis que nous contribuons en retour à leur évolution, par les manières dont nous les utilisons (ou refusons de les utiliser) et dont nous les détournons pour nous les réapproprier.
6La question de la technogenèse contemporaine, qui est au cœur de cet ouvrage, consiste donc à essayer de comprendre quels types d’opérations, de facultés, d’interactions sont rendues possibles, facilitées ou imposées par les ordinateurs, tablettes, smartphones, claviers, interfaces, bases de données, serveurs et autres câbles sous-marins qui constituent aujourd’hui nos milieux numériques. Ou comme l’écrit l’auteure elle-même : « le thème central de ce livre est que nous pensons à travers, avec et selon des media numériques, et que les interactions intenses que nous développons avec eux ont des conséquences très profondes, au niveau neurologique, biologique et psychologique, comme au niveau social, économique, institutionnel et politique5 ».
7L’une des particularités de l’approche développée par Katherine Hayles tient à ce qu’elle parvient à garder constamment une distance critique à l’égard des innovations technologiques qui se répandent autour de nous et à travers nous, sans pour autant jamais sacrifier à la mode des jérémiades se lamentant de tout ce que le bon vieux temps nous permettait de faire et que les media numériques rendent aujourd’hui impossible ou démodé. Son parti-pris consiste à repérer les ambiguïtés et les ambivalences des transformations en cours, pour montrer aussi précisément que possible en quoi certaines tendances méritent d’être considérées comme des dangers, mais sans perdre de vue toutes les nouvelles puissances et tous les nouveaux espoirs apparus avec le numérique. Loin des condamnations générales ou des rêves d’universels, elle propose des sondages toujours localisés qui nous permettent de saisir l’entrejeu complexe des multiples couches, parfois contradictoires entre elles, impliquées dans la technogenèse contemporaine. Chaque chapitre se penche sur un terrain d’analyse limité et précisément circonscrit, dans lequel elle creuse méthodiquement pour en tirer des conclusions dont il nous appartient à nous, lectrices et lecteurs, de voir jusqu’à quel point elles sont ou non généralisables. L’enjeu du livre n’est donc pas de juger nos prothèses numériques, pour savoir si elles nous émancipent ou si elles nous libèrent – elles sont généralement susceptibles de faire l’un et l’autre, suivant les façons dont nous les agençons dans nos pratiques – mais de comprendre certaines des implications inhérentes à leur usage.
Penser avec les théoriciens des media numériques
8Même s’il provient d’une professeure de littérature (ex-chimiste), ce livre serait trop à l’étroit dans le cadre (pourtant large) des études littéraires. Loin de renier son ancrage disciplinaire, Katherine Hayles excelle au contraire à enchevêtrer l’interprétation de fictions contemporaines (en l’occurrence, celles de Steven Hall et de Mark Z. Danielewski) dans des problématiques théoriques qui relèvent de l’informatique, du design, des neurosciences, de la psychologie, de la sociologie ou de l’anthropologie. Son travail est toutefois davantage à situer dans le champ des Media Studies que de la littérature. Elle dialogue avec des théoricien(ne)s encore insuffisamment connu(e)s en France comme Friedrich Kittler, Lev Manovich, Matthew Kirschenbaum, Jeffrey Schnapp, Alan Liu, Lisa Gitelman, Mark B. N. Hansen ou Wendy Hui Kyong Chun. Plus largement encore, son travail s’inspire de celui de l’anthropologie des sciences et technologie de Bruno Latour ainsi, que des travaux de l’organologie de Bernard Stiegler et de l’analyse du mode d’existence des objets techniques proposée par Gilbert Simondon (dont elle est l’une des premières à avoir popularisé les travaux dans le monde anglo-saxon).
9Quelques présupposés généraux de cette approche méritent sans doute d’être rappelés brièvement, pour aider à situer la portée de son propos. Le terme de media est à prendre dans une acception bien plus large qu’une référence aux seuls « médias de masse » (journaux, radio, TV). Les « media numériques » dont il est question ici sont à entendre non seulement comme une somme d’appareils programmables branchés sur des réseaux de communication, mais comme constituant des « milieux » où il devient rapidement difficile de dire si ce sont les humains ou les machines qui en occupent le « centre ». Nous nous trouvons immergés dans différents milieux médiatiques, toujours particuliers, fréquemment chevauchés et superposés entre eux, qui pénètrent en nous – dans notre « pensée » – bien au-delà des seules « informations » que nous en tirons ponctuellement. Leur milieu conditionne la façon dont nous pensons autant (voire bien davantage) que le contenu de nos pensées – ce « conditionnement » devant bien entendu être compris au sens souple d’une influence (plus que d’une détermination mécanique) et au sein de boucles de rétroaction (plutôt que de causalité unilatérale).
10Ces media numériques, tels que nous a appris à les comprendre l’ouvrage classique de Lev Manovich6, se caractérisent par la numérisation (l’encodage de toute l’information sous forme binaire de 0 et de 1), par la modularité (permettant à des fonctions, comme copier-coller, de s’appliquer à des « objets » relativement autonomes, intégrables à diverses échelles), par l’automatisation (permettant à des programmes et algorithmes de traiter d’énormes quantités de données de façon itérative), par la variabilité et le transcodage (permettant aux mêmes « objets » classés dans une « base de données » de se manifester sous des formes très diverses suivant « l’interface » mobilisée pour les faire apparaître). Lorsque le chapitre 6 discute les mérites respectifs des bases de données « relationnelles » (qui permettent de combiner des caractéristiques paramétrées dans l’analyse des objets traités) et des bases de données « orientées-objet » (qui invitent à traiter lesdits objets comme des blocs de données), ou lorsque le dernier tiers du livre reprend la question des rapports entre bases de données et narration, l’auteure mobilise des connaissances techniques de la programmation pour préciser les enjeux et les complexités d’un problème beaucoup plus général, qui est celui des rapports entre l’espace et le temps, ou encore entre les paradigmes et les syntagmes.
11Un roman ou un film ont souvent été décrits, sous l’influence de la linguistique saussurienne, comme des syntagmes enchaînant différents éléments (une scène de meurtre, puis un épisode d’enquête, puis une scène de jugement) sélectionnés chacun au sein d’un certain paradigme (le meurtre peut s’effectuer au couteau dans une allée obscure, ou à l’occasion d’un repas mondain par poison, ou à la mitraillette par des hommes masqués, etc.). De même qu’un menu de restaurant propose à chacun de sélectionner son syntagme du jour au sein des trois paradigmes classiques que sont l’entrée, le plat principal et le dessert, de même un romancier ou un cinéaste donneraient-ils dans leur œuvre un certain syntagme que lectrices et spectateurs n’auraient plus qu’à suivre servilement. Au contraire de ce modèle caractéristique des « anciens media », les « nouveaux media » (comme le jeu vidéo) proposeraient des paradigmes au sein desquels chaque utilisatrice serait appelée à tracer son syntagme particulier, selon les choix offerts à son interactivité. D’où l’opposition développée par Lev Manovich entre la nature paradigmatique propre aux bases de données et la nature syntagmatique de la narration : une base de données structure (dans l’espace) une multiplicité de choix et de branchements possibles (ou… ou…), tandis qu’un récit enchaîne (dans le temps) une certaine succession (fréquemment irréversible) de choix opérés l’un à la suite de l’autre (puis… puis…).
12C’est cette opposition – éclairante mais quelque peu réductrice – que Katherine Hayles discute dans les trois derniers chapitres de ce livre. Il en va, on le comprend, des conceptions que nous nous faisons de l’espace et du temps. La réversibilité du temps numérique (opérée par la magie de la fonction ctrl+z ou pomme-z) pose la question de notre insertion subjective dans le monde potentiellement a-temporel des bases de données. Plutôt que de spéculer sur les vertus ou les risques abstraits du numérique, Katherine Hayles mène son enquête dans le roman électronique multimodal de Steve Tomasula, TOC (chapitre 4). Ce qui l’intéresse plus précisément, toutefois, c’est la façon dont nos subjectivités co-évoluent au fil des transformations de nos milieux numériques. Elle cadre ainsi son exploration de TOC en discutant la notion d’« inconscient technologique » proposée par Nigel Thrift pour désigner les dispositifs qui, depuis le système d’adressage postal mis au point dès le XVIIe siècle, nous orientent en termes de positionnements et de juxtapositionnements dans l’espace et le temps (codes-barres, carte SIM, GPS, etc.)7. L’une des propriétés de ces systèmes est de pouvoir inscrire le présent et le passé au sein de coordonnées spatiales renvoyant à une géolocalisation très précisément quantifiable. Le chapitre 6 discute la façon dont le striage de nos milieux géographiques permet de renouveler nos modes de visualisation des évolutions historiques : en associant des réseaux de repérages satellitaires avec des puissances de computation proprement inouïes, nos media numériques nous font voir – et donc sentir – des temporalités et des spatialités inimaginables il y a seulement quelques décennies.
13La technogenèse est observée ici dans le substrat généralement non-conscient qui donne leurs repères à nos subjectivations de plus en plus computationnelles8. Nous pensons désormais avec le numérique non seulement lorsque nous lisons un tweet, rions devant une page Facebook ou consultons internet par un moteur de recherche, mais du simple fait que nous croyons savoir où nous sommes, quand nous sommes, quel objet nous achetons et à quel prix. En s’inspirant des théories de « l’esprit étendu » (extended mind) d’Andy Clark9, Katherine Hayles remet ici en question la distinction intuitive par laquelle nous opposons habituellement notre corps propre (où notre esprit se confond avec notre cerveau et notre système nerveux) à un monde extérieur, auquel seraient cantonnés les media. Si How We Became Posthuman revendiquait les droits et les limites de l’embodiment contre les illusions d’un esprit purement informatisable, How We Think rappelle que la technogenèse tend à rendre certains media (presque) aussi essentiels à notre pensée que peut l’être telle ou telle zone de notre cerveau. Dès lors que je ne sais plus lire une carte géographique pour me diriger dans un espace où j’ai l’habitude de suivre aveuglément les instructions de mon GPS, relayées par mon smartphone géolocalisé par ma carte SIM, c’est tout le réseau satellitaire qui se trouve intégré à mon « esprit » comme un système indispensable à mes besoins d’orientation. On voit du même coup que l’extension du terme « media » va bien au-delà de ce qu’on entend sous ce mot en France : depuis les horaires et les trajets des chevaux de poste et à travers l’instauration des codes postaux, les media numériques et leurs ancêtres ont commencé à donner forme à nos milieux d’existence et de pensée bien avant d’en capter, computer et vendre certaines traces à l’ère des big data.
Penser les innovations à partir d’un regard archéologique
14Ce geste de recul historique donne sa matière au plus long chapitre de l’ouvrage, que d’aucuns pourraient considérer comme hors-sujet : pourquoi, dans un livre qui s’affiche comme traitant de la technogenèse « contemporaine » passer une cinquantaine de pages à observer dans leurs détails, parfois tragiques, parfois comiques, la façon dont les télégrammes étaient codés entre 1850 et 1940 ? Katherine Hayles adopte ici les principes développés depuis les années 1990 par l’école (originellement allemande) de penseurs identifiés à l’archéologie des media (Friedrich Kittler, Siegfried Zielinski, Jeffrey Sconce, Wolfgang Ernst, Erkki Huhtamo, Jussi Parikka). Comme l’explicite bien ce dernier, « l’archéologie des media se présente comme une manière de réfléchir aux nouvelles cultures médiatiques en profitant des intuitions tirées des nouveaux media du passé, souvent en mettant l’accent sur les appareillages, les pratiques et les inventions oubliées, bizarres, improbables ou surprenantes »10.
15Reconsidérée sous cette lumière, l’archéologie des media numériques proposée par cette enquête sur les livres de code pour messages télégraphiques apparaît en effet comme particulièrement bien choisie. Le télégraphe mérite d’être considéré comme un « nouveau medium » du passé, non seulement en ce qu’il a reconfiguré les perceptions de l’espace et du temps à partir de la moitié du XIXe siècle, mais aussi bien parce que le système de traits et de points sur lequel est basé le code de Morse est effectivement « digital » (avec « . » valant 0 et « – » valant 1). Surtout, l’exemple du télégraphe illustre bien la façon dont un média, en même temps qu’il ouvre de nouvelles possibilités de communication (plus rapides, plus étendues, plus sûres) impose de nouvelles pratiques, de nouvelles attentes, de nouveaux paramétrages, qui conditionnent puissamment, non seulement les contenus qui passent à travers lui, mais aussi les formes de pensée de celles et ceux qui s’en servent.
16L’archéologie des media, telle qu’elle a émergé chez certains penseurs allemands, telle que l’école médiologique française l’a reformulée parallèlement, et telle que la pratique ici Katherine Hayles, se présente comme une leçon de matérialisme : comprendre les effets d’un medium implique de comprendre les différentes strates de fonctionnement matériel (physique, chimique, physiologique, psychique, économique, social, institutionnel, culturel) qui ont été sédimentées dans sa constitution, et qui continuent fréquemment à surdéterminer ses opérations. Ce sont ces différentes couches que prend le temps de sonder le chapitre 5, montrant de façon méticuleuse comment s’opère la technogenèse qui a fait évoluer, de façon intimement corrélée, les livres de codes télégraphiques et les façons d’écrire et de penser des humains qui y prenaient part (agents et dirigeants des compagnies de télégraphie, usagers, institutions).
17On le voit, Katherine Hayles opère une double translation pour répondre à la question de savoir comment nous pensons en milieux numériques : si une première translation (horizontale, dans l’espace) déporte les subjectivités humaines vers les appareillages et réseaux médiatiques qui les nourrissent et les structurent (comment nos medias conditionnent-ils nos pensées ?), une seconde translation (verticale, dans le temps) creuse sous les nouveautés apparentes, pour donner à voir les strates bien plus profondes qui continuent à agir à travers les plus récentes innovations (comment penser la temporalité médiatique qui conditionne nos pensées ?). La distance historique qui nous sépare des années 1850-1940 fournit un recul aidant grandement à faire apparaître ce qui risque fortement de nous rester invisible lorsque nous avons le visage plongé dans le guidon de nos « nouveaux media ». L’exotisme délicieusement démodé des livres de codes télégraphiques, leurs évolutions observées sur le long terme, leurs aberrations singulières, parfois désopilantes, nous placent dans une position qui met mieux en lumière la nature arbitraire, discutable et souvent absurde des petits pouces levés de nos like, ou des excuses désormais ritualisées par lesquelles nous prions nos interlocuteurs de pardonner le retard de nos réponses de courriel. Nous pensons toujours dans le temps des media – et nous ne pouvons percevoir les étrangetés de ce temps que depuis un point de vue décalé par rapport aux media en question.
Penser les humanités numériques
18Avant de proposer des cadrages conceptuels et des sondages archéologiques dans les problèmes indissociablement liés de structuration du temps et de l’espace (chapitres 4, 6, 7 et 8), ce livre commence par se demander en quoi les media numériques transforment la façon dont se conçoit et se déroule la recherche en sciences humaines et sociales (SHS) et en « humanités ». Le chapitre 2 est tout entier consacré à faire le point sur les diverses définitions, les lignes de fractures, les points de controverses, les espoirs et les difficultés rencontrés (vers 2010) par les humanités numériques, c’est-à-dire par les recherches et enseignements en littératures, langues, philosophie et histoire, en tant qu’ils découvrent les nouvelles possibilités de computation, d’archivage, de manipulation et de collaboration offertes par les media numériques. En bonne scientifique de terrain, Katherine Hayles, ici aussi, ne s’est contentée ni de fermer les yeux pour spéculer sur les possibles, ni de parcourir la littérature déjà importante consacrée à ces questions. Elle a sélectionné une dizaine parmi les chercheurs qui lui semblaient développer les théories et les pratiques les plus avancées dans ce domaine, et elle leur a rendu visite sur leur lieu de travail, pour observer et pour leur demander de première main quels étaient les succès obtenus aussi bien que les difficultés rencontrées.
19En résulte une cartographie riche et stimulante, non pas de ce que sont ou devraient être les humanités numériques, mais bien plutôt des alternatives qui s’ouvrent à elles. Lorsque le livre est paru, en 2012, une partie des débats portaient sur l’arrivée d’une seconde vague – les « humanités numériques 2.0 » dont Jeffrey Schnapp, Todd Presner Peter Lunenfeld et Johanna Drucker avaient formulé le manifeste en 2008 – appelant à dépasser la numérisation quantitative des corpus préexistants par des pratiques plus « qualitatives, interprétatives, expérientielles, affectives et génératives »11. Les analyses de Katherine Hayles consacrées à la technogenèse participent en réalité de ce que David M. Berry caractérisait au même moment comme une troisième strate d’humanités numériques, dont le problème central est de comprendre les modalités et les enjeux des processus qui tendent à rendre nos subjectivités « computationnelles »12. Mieux rendre compte de la coévolution qui enchevêtre nos façons de penser et nos media numériques s’inscrit bien au cœur de l’effort pour analyser la dimension computationnelle de nos subjectivations.
20À la vieille question (qui remonte au moins aux publications d’Alan Turing) de préciser ce qui distinguerait une pensée « proprement humaine » de processus algorithmiques applicables par des machines à des bases de données, Katherine Hayles préfère celle de savoir ce qui fait le propre du travail des « humanités », dès lors que nous vivons immergés dans des milieux médiatiques. Ici aussi, les questions posées sont plus concrètes, et donc plus intéressantes : peut-on encore séparer le travail d’érudition (fait par de savants professeurs confortablement salariés) du travail de publication (exécuté par de petites mains sous-payées) ? Le design d’une base de données n’est-il pas aussi conceptuellement problématique et important que la rédaction d’un article scientifique ? Qu’est-ce qui justifie le recours à la forme-livre pour publier des recherches en humanités numériques – par rapport à d’autres formes mobilisant des supports multimédia, diffusables plus largement à coûts moindres ? S’efforçant de mettre elle-même en pratique ce qu’elle prône dans ses argumentations, l’auteure a augmenté son ouvrage par un site internet, intitulé How We Think : A Digital Companion, qui lui a permis de mettre en ligne, entre autres choses, l’énorme base de données qu’elle a réunie au cours de son travail sur les livres de codes télégraphiques, dont la plupart sont donc disponibles en accès libres à partir du site, à côté de l’enregistrement audio des longs entretiens qu’elle a réalisés avec une vingtaine de spécialistes des humanités numériques13.
Penser les transformations de la lecture
21Comprendre les transformations de nos modes de publication et de lecture est en effet au centre des préoccupations de cet ouvrage. La partie qui résonnera le plus directement avec les préoccupations du moment, au sein des débats français, est sans doute celle qui, dans le chapitre 3, se demande à quel point la façon dont nous pensons est affectée par les façons dont nous lisons. C’est là que les déplorations sont les plus insistantes : les jeunes ne lisent plus ! Ils ne veulent plus, ils ne savent plus, ils ne peuvent plus lire autre chose qu’un SMS ou qu’un tweet de 140 caractères ! Ils n’ont ni la patience de lire attentivement un sonnet ni l’endurance pour lire l’intégralité d’un roman – et c’est donc tout notre patrimoine littéraire qui est voué à sombrer très bientôt dans l’oubli !
22L’un des principaux mérites du livre est de fournir un contre-discours à la fois puissant et subtil à ce type de lamentations – telles qu’elles ont été exprimée de la façon la plus convaincante et avec le plus grand succès populaire dans le livre de Nicholas Carr traduit sous le titre simpliste de Internet rend-il bête ?14 Loin de nier tout problème et de compter sur la technologie pour régler par elle-même les problèmes qu’elle génère, Katherine Hayles lit les mêmes études que Carr et partage en partie ses inquiétudes. Oui, tout semble montrer que nos media numériques transforment non seulement nos cerveaux (selon les dynamiques de la neuroplasticité), mais tout autant nos modes d’interaction avec les autres humains et avec les documents qu’ils nous envoient ou nous lèguent à travers l’espace et le temps. Oui, il semble que les milieux numériques habituent notre système nerveux à un niveau de stimulation qui lui fait éprouver de la frustration lorsqu’il se trouve devant quelques centaines de pages imprimées plutôt que devant un écran d’images mobiles et sonorisées avec lesquelles il peut interagir par l’entremise d’un joystick15. Et oui encore, ceux qu’on regroupe sommairement sous la catégorie des « jeunes » – comme si les enfants de mère célibataire devant accumuler deux emplois pour payer les factures de fin de mois étaient logés à la même enseigne que les enfants de familles aisées à fort niveau d’éducation – semblent plus exposés à ces (nouvelles ?) formes d’impatience, de frustration et d’intolérance envers la lecture des longs textes imprimés auxquels nous identifions les plus beaux fleurons de notre haute culture.
23Sans récuser la réalité de tous les problèmes que ces transformations peuvent poser, Katherine Hayles s’ingénie à en dévoiler d’autres faces, moins décourageantes, faisant miroiter non seulement des raisons d’espérer, mais surtout des leviers d’action pour avoir prise sur ce que les jérémiades se contentent de déplorer. Au lieu de blâmer les jeunes ou d’accuser les machines – mais sans exonérer ceux qui ont pour mission de nous les faire acheter dans le seul but d’assurer leur taux de profit – elle s’efforce de pluraliser la notion même de lecture, de façon à sortir par le haut d’une impasse où « la culture » semblait vouée à devoir sombrer. Elle remarque ainsi que les chercheurs les plus expérimentés (et les plus cultivés) passent une bonne partie de leur temps à « ne pas lire les livres dont ils parlent », pour reprendre le titre du bel ouvrage de Pierre Bayard, dont elle systématise ici ce qu’il formulait sous la forme d’une élégante provocation16.
24Nous avons tous plusieurs régimes de lecture, qui nous situent à plus ou moins grande « distance » du texte. Au plus près de lui, l’exercice scolaire de l’explication de texte nous apprend à pratiquer une « lecture rapprochée » (close reading), dans lequel il faut se rendre sensible aux plus petites nuances de toutes les formulations qu’il contient, ce qui immobilise le flux de la lecture, nous fait revenir constamment en arrière, nous arrêter des heures sur une page, pour autant qu’on y trouve des surprises dignes de commentaires – et l’on a tendance à en découvrir d’autant plus qu’on s’attarde davantage sur lui. Faire l’apprentissage de cette lecture rapprochée, en maîtriser les règles du jeu interprétatif, et surtout en développer le goût et la jouissance, voilà qui constitue certainement un enjeu central pour les études littéraires – Katherine Hayles est parfaitement d’accord sur ce point avec l’immense majorité de ses collègues enseignants de littérature. Et si certaines tendances des pratiques numériques devaient éloigner les jeunes générations de ce type de compétences et de plaisirs, alors il faudrait créer les conditions pédagogiques et culturelles – c’est-à-dire, en fin de compte, médiatiques – pour (re)donner le goût de la lecture rapprochée.
25La valorisation de la lecture rapprochée n’implique toutefois aucunement une dévalorisation d’autres formes de lecture, plus superficielles ou plus distantes. Il est parfaitement normal et salutaire que, non seulement « les jeunes », mais nous tous apprenions à survoler de loin les centaines de textes qui nous sont envoyés chaque jour au sein des milieux intensément médiatisés dans lesquels nous évoluons. Savoir s’y repérer aussi vite que possible, les maintenir dans un certain éloignement, pratiquer diverses formes de « lecture distante » (distant reading), loin d’être un symptôme de distraction, est bien plutôt un atout indispensable à pouvoir s’orienter face à cette constante surcharge informationnelle. Dans le domaine littéraire, les pratiques de lecture distante revendiquées par un chercheur comme Franco Moretti, peuvent nous en apprendre tout autant sur les évolutions des genres littéraires qu’un exercice d’explication de texte peut nous en apprendre sur la richesse signifiante d’un sonnet. Démoniser l’une n’aide nullement à cultiver l’autre, bien au contraire : c’est de leur bonne articulation que résulte une bonne compétence de lecture. Au lieu de fulminer au nom d’une obsession monomaniaque pour la proximité, nos pratiques pédagogiques devraient donc apprendre à manier avec souplesse des variations de distance et de focales, en fonction des tâches à accomplir, des objets à considérer, des problèmes à résoudre.
26Outre la lecture rapprochée et la lecture distante, une troisième forme de lecture doit également être théorisée et enseignée comme telle – la « lecture machinique » (machine reading) que nous pratiquons lorsque notre appréhension du texte est médiatisée par un appareil numérique. La technogenèse, c’est-à-dire la coévolution des facultés humaines et des dispositifs médiatiques, est déjà à l’œuvre en chacun d’entre nous, dès lors que nous avons pris l’habitude de faire une recherche de mot au sein d’un texte numérisé. C’est tout un domaine nouveau de l’interprétation des textes qui s’ouvre à nous, au fur et à mesure que nous découvrons ce que les algorithmes nous permettent de faire apparaître ou disparaître au sein de bases de données textuelles – ou de proposer comme mise en relation de données textuelles avec d’autres types de documents multimedia. Du plus trivial (entrer un nom de personnage littéraire dans Google-images pour voir ce qui lui est associé) au plus raffiné (utiliser les finesses de consultation de l’édition en ligne artfl-Chicago de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert), la lecture machinique peut relever aussi bien du jeu que de la recherche scientifique, mêlant toujours sans doute un peu des deux.
27Sur cette question comme sur les autres points déjà discutés, le livre de Katherine Hayles met en pratique ce qu’il prône. Les dernières pages du chapitre 8 consacré à l’analyse du livre vertigineux de Mark Z. Danielewski traduit sous le titre Ô Révolutions illustrent les pouvoirs propres de la lecture machinique en appliquant des procédures très simples de décomptes d’occurrences, qui font toutefois entrevoir de façon tout à fait saisissante la richesse numérologique de l’ouvrage. De façon très instructive, la lecture machinique est autant convoquée pour certifier des absences significatives que pour compter des récurrences. Une fois qu’un mot est repéré, rien ne remplace la lecture rapprochée pour en déplier les implications suggestives ; mais nul ne saurait relire intégralement une œuvre, surtout quand elle compte plusieurs centaines de pages, pour vérifier que tel ou tel terme n’y figure nulle part – ce que permet de faire la lecture machinique en une fraction de seconde.
28Ces trois modes de lecture, dont le chapitre 3 démontre admirablement la complémentarité fluide, sont interprétés comme correspondant en réalité à différentes échelles de contextualisation. La lecture rapprochée se sensibilise au jeu des micro-résonances locales qui font toute la richesse de la texture propre à une œuvre de qualité ; la lecture distante et la lecture machinique permettent de réinsérer ces observations locales dans des logiques qui traversent l’ensemble de l’œuvre, voire, ce qui est bien plus intéressant encore, de les situer au sein de phénomènes d’une ampleur qui échappait jusqu’ici presque totalement à toute investigation quantifiée et objectivable. Des bases de données comme Frantext ou des algorithmes comme Google Books N-gram Viewer nous permettent de contraster les usages d’un terme au sein d’une œuvre avec des corpus (synchroniques et diachroniques) parfaitement ingérables pour une intelligence individuelle. Comment ne pas partager l’étonnement de l’auteure lorsqu’on observe combien peu d’enseignants ou de chercheurs en humanités, en 2016, relèvent le défi – à la fois ludique et heuristique – de mettre à profit la lecture machinique pour renouveler notre compréhension des textes et des dynamiques culturelles dont ils participent ?
Penser les problèmes de l’attention
29Derrière la question de la lecture, ce sont les problèmes plus généraux de l’attention qui constituent un fil rouge de cet ouvrage. Katherine Hayles a apporté une contribution essentielle à ces débats, sous la forme d’un des articles les plus souvent cités sur la question, dont les observations et les conclusions principales font la matière du chapitre 3. Derrière la « crise de l’attention » ou le « triomphe de la distraction » dénoncée par nombre de ses contemporains — et systématiquement associées au déploiement des media numériques, alors que d’autres facteurs, plus socio-économiques que technologiques mériteraient sans doute d’être mieux analysés17 — elle identifie des transformations qui nous invitent à reconnaître le pluralisme de nos facultés attentionnelles. Avec sa collègue de l’université Duke, Cathy Davidson, spécialiste des questions d’éducation18, elle est au premier rang de celles et ceux qui dénoncent le manichéisme simpliste sur lequel sont fondées la plupart des lamentations actuelles, lesquelles identifient la concentration à un Bien absolu, et la distraction à une tentation démoniaque.
30Le débat vient d’être relancé par le dernier ouvrage de Sherry Turkle, qui s’oppose à l’école de Duke en enjoignant aux enseignants de bannir tout appareil numérique de leurs salles de classe, parce que l’état de distraction qu’ils nourrissent empêche l’interaction pédagogique de développer sa pleine puissance19. Relevons d’abord que la relation pédagogique défendue par Turkle ne correspond que d’assez loin à ce qu’on imagine généralement en France comme une classe « bien concentrée » : il s’agit moins chez elle d’élèves recueillant religieusement les pépites de sagesse émanant de la bouche du professeur, que de situations de conversations présentielles — c’est l’objet central de son titre et de son livre — qui présupposent une écoute réciproque et une participation alternée à la (re)définition constante des problèmes discutés. On peut gager que Katherine Hayles n’a rien à opposer ni à la valorisation de ce modèle pédagogique, ni à la reconnaissance des mérites indépassables de la conversation présentielle. La question est plutôt de savoir si intégrer — intelligemment et pas forcément dans chaque salle de classe — l’utilisation par les étudiants de leurs appareils numériques n’est pas aussi important que protéger la zone-à-défendre de la conversation présentielle.
31D’une part, en effet, on peut considérer que l’école, de même qu’elle doit nous apprendre à lire (utiliser des textes) et à compter (utiliser des chiffres), a pour mission de nous apprendre à utiliser les ressources numériques qui sont de plus en plus indispensables et ubiquitaires du fait de la technogenèse contemporaine. C’est bien dans ces termes que David M. Berry définit la « Bildung numérique » propre au XXIe siècle : « Le sujet à la Humboldt, rempli de culture et d’une certaine conception de la rationalité […] se trouverait remplacé par une subjectivité computationnelle qui saurait où retrouver de la culture au fur et à mesure qu’elle en aurait besoin, en conjonction avec les autres subjectivités computationnelles disponibles à ce moment précis — participant ensemble d’une subjectivité culturelle en temps réel et à flux tendus peut-être, nourrie de réflexions et de visualisations connectées et computationnellement assistées »20. Comprendre comment nous pensons avec les media numériques, cela doit aider à penser mieux avec les media numériques — ce qui implique par exemple d’apprendre aux étudiants à développer des stratégies d’enquête, de vérification, de curiosité qui prennent le contre-pied de la pente statistiquement agrégative sur laquelle repose la logique des moteurs de recherche. Cela implique donc d’intégrer certains usages du numérique dans certaines salles de classe, plutôt que de les en bannir.
32D’autre part, en relisant les travaux sur lesquels se base Nicholas Carr, dont l’ouvrage a joué un rôle structurant dans ces débats, Katherine Hayles constate qu’il a bien fait son travail d’enquête, mais qu’il a systématiquement négligé d’autres données qui, dans les mêmes protocoles de recherche, faisaient apparaître des aspects potentiellement positifs des transformations en cours. Comme sur la question de la lecture, qui lui est intimement associée, elle propose de reconnaître deux pôles opposés dans nos régimes d’attention, qui ont tous deux leurs mérites propres. La capacité à s’isoler des stimulations multiples de l’environnement pour se concentrer sur une tâche exigeante lui semble bien entendu essentielle, que ce soit dans les situations d’éducation, d’apprentissage ou ailleurs, et elle en fait un premier pôle caractérisé par l’attention profonde (deep attention). Il nous appartient en tant que société de créer les conditions pour que les individus se sentent assez protégés, dans certains lieux et moments privilégiés, pour consacrer leur pleine attention à une œuvre d’art, à une discussion, ou à la résolution d’une tâche21.
33Si l’attention profonde est un bien, son opposé, que Katherine Hayles propose d’intituler hyper-attention, ne constitue nullement un mal, mais une autre façon, tout aussi nécessaire, d’être attentif. Les plus souvent, nous avons besoin de rester (plus ou moins) attentifs à une multiplicité de choses en même temps. La vieille histoire du philosophe tellement préoccupé par ses hautes spéculations qu’il tombe au fond d’un trou ou l’expérience désormais fameuse du gorille de Daniel Simons22 indiquent suffisamment que la concentration — rebaptisée « cécité attentionnelle » — a elle aussi ses dangers. De fait, notre état normal est bien de distribuer notre attention en différentes couches superposées, relevant d’échelles de temps différentes, qui nous permettent de surveiller toute une série de phénomènes en parallèle. Et si « les jeunes » sont conduits à développer une hyper-attention leur permettant d’accomplir plusieurs tâches en parallèle, il serait bon de comprendre 1° ce qui les pousse à le faire et 2° comment ils parviennent à y réussir — plutôt que de les accuser d’être pathologiquement distraits. À l’échelle socioanthropologique, on pourrait bien considérer les media numériques, dont ce livre étudie la technogenèse – avec leur « gouvernementalité algorithmique »23 nourrie de big data – comme mettant en place le support matériel d’une hyper-attention devenue nécessaire à notre survie, sous les menaces multiples venant de nos propres créations (réchauffement climatique, déchets nucléaires, perturbateurs endocriniens, pesticides, nanotechnologies, effondrement de la diversité biologique, etc.).
34Qu’il s’agisse d’individus (jeunes) en recherche d’emploi dans un monde soumis à une précarisation croissante ou de responsables politiques visiblement incapables de faire face à la multiplicité des enjeux à affronter en même temps, la réponse habituelle voulant que notre crise de distraction puisse se résoudre par un retour aux bonnes vieilles habitudes de concentration est clairement insuffisante. C’est bien dans la direction pointée par ce livre qu’il faut diriger les recherches — celle de la technogenèse, laquelle conduit en l’occurrence à trois questions plus précises. Certes, il convient de réfléchir à des systèmes de protection sociale de notre attention profonde individuelle, de façon à ne pas nous trouver constamment exposés à une sur-sollicitation épuisante et paralysante. Mais la question est aussi d’apprendre comment utiliser au mieux les media numériques pour mettre en place une hyper-attention indispensable à la survie dans un monde aussi complexe et enchevêtré que le nôtre. Et le défi de notre époque consiste aussi, voire peut-être surtout, à comprendre en quoi nos médias de masse actuels multiplient inutilement les crises factices, qui nous maintiennent dans un état d’alerte et d’urgence permanentes, poussés par une dynamique qui doit bien davantage à la compétition capitaliste néolibérale qu’à nos réels besoins d’information. Sur ces trois points, c’est non seulement le chapitre 3, mais l’ensemble de cet ouvrage qui nous fournit des éléments de réflexion très éclairants. Il en va en effet de la façon dont les canaux d’information formatent les contenus qui passent à travers eux (chapitre 5 sur les codes télégraphiques), de la façon dont les media construisent notre perception du temps (chapitre 4) et de l’espace (chapitre 6), et plus fondamentalement encore, de la façon dont les données collectées par les énormes puissances de stockage et de computation du numérique en arrivent à « faire sens » pour nous — ce qui implique de les structurer au sein d’une forme narrative.
Penser le numérique avec la littérature
35D’après ce que j’en ai dit jusqu’à présent, il semble que le livre de Katherine Hayles ne fasse que repenser la littérature (et la société) avec le numérique — en invitant les praticiens des humanités à mieux valoriser la lecture machinique, à concevoir leurs recherches en termes de bases de données et d’interfaces, voire à intégrer la consultation d’internet dans leurs séquences d’enseignement. Mais la structure même de son ouvrage témoigne du fait qu’elle ne nous invite pas moins à penser le numérique avec (et à partir de) la littérature. D’une part, en plus d’aller chercher ses données dans des articles scientifiques spécialisés, en plus de collecter des témoignages par des entretiens, en plus de situer les questions dans le cadre de problématisations sociales et philosophiques très larges, elle recourt amplement à des expériences littéraires pour nourrir et faire rebondir sa réflexion. Les deux derniers chapitres, on l’a vu, proposent des interprétations détaillées et riches — merveilleusement littéraires — de deux œuvres très récentes (2007) de Steven Hall et Mark Z. Danielewski. Le chapitre 4 démontre pour sa part que les outils de l’analyse littéraire peuvent apporter des problématisations et des éclairages très pertinents pour se repérer dans les labyrinthes d’un objet multimédia typique des créations contemporaines qui font exploser le cadre traditionnel du livre imprimé — en « exposant » la littérature en dehors d’elle-même24.
36L’analyse qu’elle propose d’un livre comme Ô Révolutions montre la technogenèse en action dans notre imaginaire collectif, puisque l’auteur l’a conçu en symbiose avec des media numériques qui se trouvent réfléchis dans la forme, la structure et la texture de l’ouvrage, même si celui-ci prend la forme finale d’un imprimé (presque) classique. Elle montre que l’écriture même de Danielewski est en quelque sorte numérique (numérologique) et que ce sont précisément les coévolutions de l’imprimé et du numérique qu’il faut essayer de comprendre — plutôt que de fantasmer le simple remplacement de l’imprimé par les écrans. La littérature a de beaux jours devant elle à l’âge de la rédaction algorithmique de commentaires sportifs et d’articles de presse — de même que la peinture a été conduite à se réinventer en parallèle avec le développement de la photographie à partir du milieu du XIXe siècle. Il ne serait guère difficile de montrer — comme a commencé à le faire Arturo Mazzarella25 — que l’écriture de la modernité littéraire s’est « numérisée » et « virtualisée » elle-même depuis plus d’un siècle et demi, en réaction à l’imaginaire machinique contemporain des premiers ordinateurs de Charles Babbage (1791-1871), et qu’elle a donc des décennies d’avance (plutôt que de retard) sur la technogenèse contemporaine.
37Plus profondément toutefois, ce que montre Katherine Hayles, en profonde résonance avec les travaux de son autre collègue de Duke, Mark B. N. Hansen26, c’est que des procédés que nous identifions à la littérature sont au cœur de notre « traitement » humain des données accumulées dans et par les media numériques. Les débats qui occupent les trois derniers chapitres à propos des rapports entre récits et bases de données portent précisément sur le rôle central que joue la narration dans ce qui transforme de l’information (stockée, transmise, recombinées par des machines, sous forme électrique et binaire) en de la signification aidant les humains à s’orienter dans leur environnement vital. La position défendue par Katherine Hayles sur ces questions est particulièrement inspirante parce qu’elle est à la fois ferme et nuancée — ce que l’on peut caractériser par deux propositions complémentaires l’une de l’autre.
38D’une part, elle réaffirme que la forme-récit joue un rôle central dans notre capacité humaine d’orientation au sein d’un champ informationnel. Dans la continuité d’arguments déjà anciens identifiés à des théoriciens comme Paul Ricœur, Thomas Pavel ou Jean-Marie Schaeffer, elle discute la façon dont notre perception de la temporalité et de l’action est fondamentalement narrative, en ce sens qu’elle traduit les phénomènes de causalité comme une articulation temporelle entre un état initial, affecté par une action-événement, suivie de conséquences caractérisant un état final. Contrairement à l’ordinateur qui fait indifféremment circuler des courants électriques selon les règles de passage ou de blocage programmées en lui, les agents humains, incarnés (embodied) et situés (embedded) dans des milieux indispensables à leur survie, vivent des expériences qui leur posent à chaque instant la question implicite du quoi faire pour éviter la douleur et augmenter le plaisir. Ce quoi faire les pousse sans cesse à devoir imaginer de petites histoires virtuelles anticipant les effets probables de leurs choix comportementaux : si je fais X, alors risque de s’ensuivre Y, qui pourrait bien causer Z. Le récit est donc au cœur de notre expérience quotidienne et fondamentale de l’existence, en tant que celle-ci est placée sous l’horizon d’une action orientée par des attentes de douleur et de plaisir.
39D’autre part, toutefois, les exemples sur lesquels se penchent les derniers chapitres montrent que ce récit ne saurait se réduire aux schémas simplistes qu’on nous vend généralement au titre du storytelling (de la publicité, du management ou de la propagande politique). Oui, nous avons besoin de récits, et oui, les récits sont structurés par la transformation d’un état initial en un état final — mais c’est le degré de raffinement (de complexité, d’invention, de puissance explicative, de saisie de causes cachées) propre aux récits échangés entre nous qui fait leur valeur. Les deux œuvres qu’elle analyse en profondeur mobilisent les infinies propriétés de la création littéraire pour réfléchir par le récit (et par les complexités du récit) à ce que peut être la mémoire (forcément narrative) pour l’expérience humaine, chez Hall, et à la façon dont des relations amoureuses trament nos histoires personnelles et notre histoire collective, chez Danielewski.
40Dans les deux cas, l’apport des études littéraires pourrait se caractériser comme ce qu’il est indispensable d’introduire dans nos considérations et nos usages des appareils médiatiques pour humaniser le numérique — à savoir pour nous permettre de réfléchir activement à la façon dont de l’information électronique traitée par des machines en arrive à produire de la signification existentielle pour des sujets humains. Car telle est bien l’autre face des humanités numériques dont Katherine Hayles se fait l’avocate : si les praticiens des humanités feraient bien d’apprendre à utiliser, développer et penser les nouvelles possibilités apportées par les media numériques, les praticiens du numérique feraient bien pour leur part d’écouter ce que les humanités peuvent leur apporter pour « faire sens » de nos nouvelles capacités de computation — et l’enquête de terrain semble montrer qu’il y a davantage de curiosité de la part des informaticiens envers les littéraires, les philosophes et les historiens que ces derniers ne l’imaginent.
Penser des études de media comparés
41À la question de départ — comment pensons-nous ? – la réponse est donc double : que nous le voulions ou non, nous pensons aujourd’hui largement à travers des media numériques ; et, que nous le voulions ou non, nous pensons aujourd’hui comme hier largement à travers des formes narratives nécessaires à donner sens aux milieux intensément informationnels dans lesquels nous sommes désormais immergés. S’agit-il donc simplement de monter des colloques où les informaticiens dialoguent avec les littéraires pour réorienter une technogenèse qui semble aujourd’hui susciter davantage d’inquiétudes que d’espoirs ? L’idée, déjà pratiquée, en est sans doute bonne — mais clairement insuffisante. D’une part, cette technogenèse se trouve actuellement soumise aux lois de compétition et de profitabilité d’un capitalisme dérégulé, financiarisé et mondialisé qui sacrifie la soutenabilité socio-écologique aux aberrations de l’obsolescence programmée, du consumérisme irréfléchi, de la précarisation généralisée et d’une croissance cancéreuse élevée au rang de dogme suicidaire. Et il ne suffira malheureusement pas de quelques colloques savants et polis pour renverser le sens de cette course à l’abîme…
42D’autre part, les études littéraires telles qu’elles sont conçues, pratiquées et structurées dans un pays comme la France ne semblent guère prêtes à répondre aux attentes formulées par cet ouvrage. Avant de révolutionner le capitalisme, les praticiens des humanités peuvent commencer par réformer leurs départements, leurs équipes de recherche et leurs cursus d’études. Le livre commence avec des chiffres assez inquiétants sur l’état collectif de la recherche en humanités : alors que dans les sciences, le pourcentage d’articles qui n’ont jamais été cités cinq ans après leur publication se monte à 22 %, il est de 93 % pour les articles dans les domaines des humanités ! Même si cette statistique est fondée sur des données recueillies à la fin des années 1980, et même si elle se fait régulièrement recycler par les argumentaires les plus réactionnaires demandant la suppression des financements de recherche en humanités27, ces chiffres méritent de nous faire réfléchir. Certes, chacun de nous lit quantité d’articles ou de livres qu’il ne cite pas, mais qui contribuent à son orientation au sein des évolutions de sa discipline. Certes, la dynamique collective de la recherche en lettres, en histoire ou en philosophie est fondamentalement différente de celle qui caractérise la génétique ou les neurosciences, et il serait parfaitement absurde de vouloir aligner dogmatiquement l’une sur l’autre. Certes, il ne serait nullement aberrant de justifier la rédaction d’un article par le travail de pensée opéré par son rédacteur (travail qui l’aidera sans doute à focaliser et clarifier son enseignement), autant que par l’influence qu’il pourra avoir sur ses lecteurs. Certes, on peut tout à fait imaginer une économie de l’édition (numérique) où un seul lecteur (non-citateur) pourrait amplement suffire à justifier la publication d’un article28. Rien de cela ne devrait toutefois nous retenir de poser des questions dérangeantes sur la pertinence sociale de nos publications.
43Une façon d’envisager ces questions et de leur imaginer des réponses inventives est esquissée par le livre de Katherine Hayles, lorsqu’elle situe son travail dans un champ émergent qui serait celui des études de media comparés (Comparative Media Studies)29 — études dont, bien entendu, son ouvrage pourrait constituer à la fois un texte fondateur et une illustration exemplaire30. Pour conclure en prenant un peu de recul et en se réappropriant librement ses propositions, on pourrait faire reposer les études de media comparés sur trois principes étroitement liés entre eux :
- Étudier nos objets d’investigation en tant qu’ils constituent des media : qu’on travaille sur des poèmes latins, sur des tragédies raciniennes, sur des romans postcoloniaux, mais aussi sur des films, des séries télévisées, des scénographies ou des chorégraphies, tous nos objets d’études et d’enseignements peuvent être approchés en tant que media, pour autant qu’on infléchisse la définition courante de ce terme en lui ajoutant la dimension à la fois inclusive, précise et stimulante récemment proposée par Jussi Parikka : « Les media consistent en une action de plier le temps, l’espace et les agentivités »31.
- Étudier la spécificité de chacun de nos objets d’investigation en tant qu’il constitue un medium singulier. Si le premier mouvement consiste à redécrire nos objets d’étude en faisant apparaître ce qui les qualifie comme media (en général), le deuxième mouvement consiste à identifier et à faire reconnaître ce qui distingue les propriétés médiologiques d’un poème latin de celles d’un roman postcolonial, d’une série télévisée, d’une chorégraphie, ou d’un autre poème latin. Le comparativisme peut porter bien entendu sur des comparaisons entre différents media, différentes cultures, différentes langues, différents genres, différentes écoles, différents courants, différentes périodes, mais à l’intérieur de chacune de ces classes, il vise aussi à faire apparaître la singularité médiologique de chacune des œuvres analysées. Ce comparativisme invite également à contraster (pour leur enrichissement mutuel) différentes approches méthodologiques (narratologie, études subalternes, thématique, génétique textuelle, éco-critique, etc.) essayées sur la même œuvre singulière. Ce que nous comparons à travers nos diverses analyses — puisque chaque étude peut bien entendu se concentrer sur un objet particulier pour autant qu’elle l’inscrive dans un horizon comparatiste — ce sont bien différentes façons que proposent les œuvres de « plier le temps, l’espace et les agentivités ».
- Concevoir nos études comparatives sous l’horizon d’une archéologie des media inscrivant la prétendue nouveauté des media numériques dans la perspective à long terme de pratiques multiséculaires de médiation. L’affirmation d’une pertinence sociale actuelle des études de media comparés peut s’appuyer sur un besoin urgent de mieux identifier et de mieux comprendre — mais aussi de relativiser — ce que nos « nouveaux media » (le numérique, internet, la gouvernementalité algorithmique) contiennent de promesses et de menaces dans l’évolution constante de notre anthropogenèse. Que nous pratiquions les tweets, que nous ayons notre page Facebook, ou que nous nous en méfiions comme de la peste, nous autres praticiens des humanités occupons une place stratégiquement essentielle pour aider notre société à mieux comprendre et maîtriser les dispositifs techniques et symboliques qui régissent nos interactions. Les études littéraires, la philosophie, les recherches historiennes élaborent depuis vingt-cinq siècles des outils d’analyse pour rendre compte de l’efficacité et de la subtilité des médiations symboliques qui contribuent à plier le temps, l’espace et les agentivités humaines.
44La rhétorique antique, l’exégèse médiévale, la philologie issue de la Renaissance, la critique historique pratiquée à partir du XVIIIe siècle, l’histoire de l’art, la didactique émanée des réformateurs pédagogiques de la modernité naissante — ainsi que tous les courants disciplinaires qui se sont succédé depuis — ont accumulé un arsenal méthodologique et conceptuel qui nous met en position idéale pour aider nos contemporains à resituer nos prétendues nouveautés dans des évolutions à très long terme, ainsi qu’à mieux identifier et à mieux mesurer les implications des quelques innovations véritablement inédites dont nous sommes témoins et acteurs. C’est à ce mouvement de va-et-vient entre les innovations numériques et le recul historique apporté par la connaissance des médiations symboliques du passé lointain qu’est dédiée la discipline émergente de l’archéologie des media — dont il n’est guère étonnant de constater que les pionniers émanent en grande partie de formations littéraires (Marshall McLuhan, Friedrich Kittler, Siegfried Zielinski, Daniel Bougnoux, Stefan Andriopoulos).
45Reconfigurer les humanités sous l’égide d’« études de media comparés », structurées par leurs trois axes médiologique, comparativiste et archéologique, dégage un espace propre non tant à « mettre au goût du jour » nos pratiques herméneutiques qu’à éclairer les dynamiques contemporaines de remédiation à la lumière infiniment précieuse de cultures de l’interprétation riches de raffinements multiséculaires — l’interprétation n’étant elle-même qu’une forme particulière de remédiation.
46Ainsi redéfinies, les études en humanités peuvent revendiquer un positionnement épistémologique crucial au sein de nos pratiques sociales. Bien au-delà d’une meilleure compréhension de l’impact des nouveaux media, les humanités se repositionnent comme des spécialités de la médiation, à la fois sur le plan de son étude analytique et sur celui de ses modulations pratiques. Dans le vocabulaire de Bruno Latour, notre travail consiste à faire sentir et comprendre en quoi tout « intermédiaire » (s’efforçant d’être aussi efficace et transparent que possible) contient la présence d’un « médiateur » (doté de son agentivité propre) : une panne ou une crise symbolique ne sont rien d’autre que l’irruption du médiateur outrepassant et brouillant son rôle attendu de simple intermédiaire32.
47Un tel repositionnement nous permet de développer des argumentaires servant de contre-feux au laminage de nos effectifs accéléré sous l’impératif calamiteux de la « professionnalisation ». Nous revendiquer explicitement de la remédiation peut constituer un remède à notre obsolescence programmée : en analysant et en enseignant la complexité et les subtilités des pratiques de médiations, les études de media comparés opèrent évidemment à une échelle vouée à rester invisible du point de vue des débouchés professionnels. La médiation n’est localisable nulle part comme telle dans la liste des métiers. Et pourtant, la médiation est partout — mais sous une forme diffuse, puisque nul ne peut être un bon collaborateur de quelque association ou de quelque entreprise que ce soit s’il n’a pas acquis une certaine compétence de médiateur. Notre fonction sociale est d’apprendre à mieux parler les langues de la médiation — à l’heure où nos chaînes d’actions sont de plus en plus en plus longues, complexes, enchevêtrées, et donc de plus en plus fragilisées par les difficultés de médiation. Les parcours en humanités ne sont ni plus ni moins « professionnalisants » que ceux qui enseignent à (mieux) parler ou écrire — dont il serait absurde de mesurer « les débouchés » au seul nombre des discoureurs ou de scribes professionnels. Qu’elles portent sur les arts du spectacle, l’histoire littéraire, la didactique, la traduction ou la création poétique, les études de media comparés proposent un apprentissage de la médiation comme médiation (analysée dans la puissance propre du medium qu’elle mobilise) — et nul savoir n’est appelé à être aussi précieux dans les transformations actuelles de nos sociétés et de nos modes de communication.
Notes de bas de page
1 Dans cette préface, je distinguerai deux graphies pour marquer la différence entre diverses références aux réalités médiatiques : les graphies un medium, des media désigneront – au sens le plus large qui est celui de l’anglais media ou de l’allemand Medien – tous les appareils et réseaux servant à enregistrer, transmettre ou traiter des signaux, quels que soient leur échelle et leurs usages ; les graphies un média, des médias désigneront de façon plus restrictive, conformément à l’usage courant en France, les « médias de masse » comme les grands organes de presse, la radio, la télévision, ainsi que certains usages d’Internet à vocation de large diffusion. Sur ces distinctions graphiques et leurs enjeux conceptuels, je renvoie à l’article de Thierry Bardini, « Entre archéologie et écologie : une perspective sur la théorie médiatique », Multitudes no 62, printemps 2016. Dans la version française du livre de Katherine Hayles, le traducteur a toutefois respecté l’usage dominant en orthographiant « médias » uniformément.
2 N. Katherine Hayles, The Cosmic Web: Scientific Field Models and Literary Strategies in the Twentieth Century, Ithaca, Cornell University Press, 1984 et Chaos Bound: Orderly Disorder in Contemporary Literature and Science, Ithaca, Cornell University Press, 1990. Les deux ouvrages sont disponibles en téléchargement gratuit sur son site <http://nkhayles.com/books.html>.
3 N. Katherine Hayles, How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999. Le livre a été traduit en russe, en macédonien et en bulgare, mais pas encore en français.
4 N. Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge, MIT Press, 2002 et My Mother Was a Computer: Digital Subjects and Literary Texts, Chicago, University of Chicago Press, 2005. Un chapitre de ce dernier ouvrage vient d’être publié séparément en traduction française sous le titre Parole, écriture, code, Dijon, Les presses du réel, 2015.
5 N. Katherine Hayles, Présentation de How We Think: A Digital Companion, sur le site <http://howwethink.nkhayles.com/>.
6 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias [2001], Dijon, Les presses du réel, 2010.
7 Nigel Thrift, « L’inconscient technologique » (2004), Multitudes no 62, printemps 2016, supplément en ligne sur www.multitudes.net.
8 Son prochain livre devrait porter précisément sur La cognition ubiquitaire et l’émergence du non-conscient cognitif. Un article en a été récemment traduit sous le titre « Non-conscient cognitif et algorithmes de trading automatisé » dans Claire Larsonneur et al., Le Sujet digital, Dijon, Les presses du réel, 2015, p. 20-41.
9 Voir par exemple Andy Clark, Supersizing the Mind: Embodiment, Action and Cognitive Extension, Oxford, Oxford University Press, 2011.
10 Jussi Parikka, What Is Media Archaeology?, Cambridge, Polity, 2012, p. 2. La traduction française de cet ouvrage sera publiée en 2017 dans cette même collection des ELLUG.
11 « Manifeste pour des humanités numériques 2.0 » (2008), traduit par Quentin Julien dans Multitudes, no 59, été 2015, p. 181-195. Ce manifeste a été développé ultérieurement sous la forme d’un livre sorti la même année que How We Think : Anne Burdick, Johanna Drucker, Peter Lunenfeld, Todd Presner, Jeffrey Schnapp, Digital_Humanities, MIT Press, Cambridge (MA), 2012.
12 Voir David M. Berry, « Subjectivités computationnelles », Multitudes, no 59, été 2015, p. 196-205, ainsi que le collectif qu’il a dirigé (dans lequel est paru originellement le chapitre 2 de How We Think), Understanding Digital Humanities, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2012.
13 Le site est consultable à l’adresse <http://howwethink.nkhayles.com/>.
14 Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Paris, Robert Laffont, 2011. Le titre original était bien plus fin et plus en phase avec la force de l’argumentation : The Shallows. What Is Internet Doing to our Brains?, New York, Norton, 2010.
15 Il est toutefois salutaire de comparer les discours catastrophistes actuels sur ce que le numérique, et en particulier les jeux vidéo, sont censés faire à notre système nerveux avec les déplorations et les prédictions apocalyptiques qui prenaient pour objet l’émergence du cinéma entre 1895 et 1920, ce que permet de faire le splendide livre de Mireille Berton, Le corps nerveux des spectateurs, Lausanne, L’Âge d’homme, 2015.
16 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Minuit, 2007.
17 C’est ce qu’essaient de faire en particulier Stefana Broadbent, L’intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise, Paris, FYP, 2011 et Franco Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’heure du capitalisme absolu, Montréal, Lux, 2016, ainsi que The Soul at Work, New York, Semiotext(e), 2011.
18 Voir Cathy Davidson, Now You See It, Now You Don’t. How Technology and Brain Science Will Transform Schools and Businesses for the 21st Century, New York, Penguin, 2011.
19 Sherry Turkle, Reclaiming Conversation. The Power of Talk in a Digital Age, New York, Penguin, 2015, p. 211-247.
20 David M. Berry, « Subjectivités computationnelles », art. cit., p. 200.
21 Matthew B. Crawford vient de réaffirmer fortement une conception qui fait de l’attention un bien commun, que les institutions doivent préserver et cultiver à l’échelle collective, sans se contenter de blâmer les individus pour leur distraction, cf. Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, Paris, La Découverte, 2016. Voir aussi sur ces questions, le beau livre de Jean-Philippe Lachaux, Le cerveau funambule. Comprendre et apprivoiser son attention à l’aide des neurosciences, Paris, Odile Jacob, 2015. Pour un cadrage très général, voir aussi Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.
22 Voir Christopher Chabris & Daniel Simons, The Invisible Gorilla. How Our Intuitions Deceive Us, New York, HarperCollins, 2011, et la vidéo en ligne à <http://www.theinvisiblegorilla.com/videos.html>.
23 Voir sur ce point, Thomas Berns et Antoinette Rouvroy, « Le nouveau pouvoir statistique », Multitudes no 40, printemps 2010, p. 88-103.
24 Voir sur ce point Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Paris, Verdier 2016, ainsi que Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal (éd.), La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre, no 160 de la revue Littérature, Paris, Armand Colin, décembre 2010.
25 Voir Arturo Mazzarella, La grande rete della scrittura. La letteratura dopo la rivoluzione digitale, Torino, Bollati Boringhieri, 2008.
26 Voir Mark B. N. Hansen, New Philosophy for New Media, Cambridge MA, MIT Press, 2004.
27 Michael Hiltzik, « Are most academic papers really worthless? Don’t trust this worthless statistic », LA Times, 30 novembre 2015, en ligne sur <http://www.latimes.com/business/hiltzik/la-fi-mh-are-academic-papers-really-worthless-20151130-column.html>.
28 Voir sur ce point le numéro 130 de la revue SubStance (vol. 42, no1, 2013) consacré à la notion d’impact dirigé par Eric Méchoulan, et en particulier ma contribution « Rethinking “Impact”: Between the Attention Economy and the Readerless Republic of Letters », p. 69-81.
29 L’expression anglaise Comparative Media Studies – qui a été prise pour titre par un programme du MIT fondé par Henry Jenkins, mais aussi dans d’autres universités comme celle de Miami – est modelée sur celle de Comparative Literature, qui désigne la littérature comparée. L’idée est bien évidemment d’adopter une approche comparatiste entre les media, plutôt qu’entre les différentes langues, littératures et cultures nationales. La traduction française fait problème : l’umrLitt&Arts de l’université de Grenoble-Alpes a défini un axe de recherche sous le titre d’« Études de media comparés », qui se calque sur les « Études de littérature comparée », tandis que les présentations biographiques de Henry Jenkins préfèrent le syntagme « Études comparées des médias », qui traduit plus littéralement l’expression anglaise.
30 Un ouvrage collectif a été publié en 2013 pour illustrer le type de recherches envisagées sous cette bannière : N. Katherine Hayles et Jessica Pressman (éd.), Comparative Textual Media: Transforming the Humanities in the Postrprint Era, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013
31 Jussi Parikka, « Media Ecologies and Imaginary Media: Transversal Expansions, Contractions, and Foldings », The Fibreculture Journal, no 17 (2011), p. 35 disponible sur <fibreculturejournal.org>.
32 Voir sur ce point, Bruno Latour, « Media et modes d’existence », INA Global, no 2, juin 2014.
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