Écrire le moi, écrire l’histoire ?
p. 11-21
Texte intégral
1Le présent ouvrage est le fruit d’un travail à plusieurs mains conduit pour faire avancer l’analyse et la réflexion qu’appelle l’explosion, dans la première moitié du xixe siècle, de la littérature du moi, sous toutes ses formes, mais aussi son articulation avec l’écriture de l’histoire alors en pleine élaboration, articulation qui ne devait plus cesser et qu’on retrouve encore, pour ne prendre qu’un exemple, à la fin du siècle, sous la plume égotiste du Barrès du Culte du moi. Culte du moi, justement, et culte de l’histoire… Au prix d’un anachronisme excusable, cette double formule est souvent reprise pour qualifier le nouveau cours de la littérature et de la pensée de ce temps, qu’elle ramasserait dans une juxtaposition où se retrouve la double postulation du romantisme à la française.
2Les études ici réunies ont donc, dans cette perspective, réexaminé l’attrait qu’exercèrent sur les auteurs du premier xixe siècle l’écriture de soi et celle de l’histoire, en s’imposant de bousculer les commodités de discours qui isolent catégories et genres comme autant d’espaces homogènes et distincts : égotisme, historicisme, Mémoires, autobiographie… De Germaine de Staël à Nerval, de Marceline Desbordes-Valmore à Tocqueville, de Stendhal à Michelet, de Chateaubriand à Sand, elles relisent, comme autant de coups de sonde, cette littérature dans des pages, poétiques ou réflexives, narratives ou critiques où se retrouve toujours la même attention inquiète à la reconnaissance de soi, à la compréhension du devenir du monde et à l’analyse de ce face à face. Jalonnant le siècle de 1811 à 1853, elles nous conduisent des années de l’Empire où commence à s’articuler la réflexion sur le sens de la Révolution française jusqu’au début du Second Empire où, après le fiasco de 1848 et devant les décombres de tant d’espérances, le seul Hugo mis à part, la littérature se détache de l’histoire, maintenant sombre et bientôt tragique et l’abandonne aux travaux d’une science nouvelle pour se recentrer de plus en plus sur l’individu et la sphère de l’intime.
3Pour commencer, retour à 1793 et, dans les Mémoires particuliers de Madame Roland, à la première confrontation, sanglante et nette, du moi et de l’histoire :
Fille d’artiste, femme d’un savant devenu ministre et demeuré homme de bien, aujourd’hui prisonnière, destinée peut-être à une mort violente et inopinée, j’ai connu le bonheur et l’adversité, j’ai vu de près la gloire et subi l’injustice. […]
Je me propose d’employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m’est personnel depuis ma tendre enfance jusqu’à ce moment ; c’est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière, et qu’a-t-on de mieux à faire en prison que de transposer ailleurs son existence par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants ?
La chose publique, mes souvenirs particuliers me fournissaient assez depuis deux mois de détention, de quoi penser et écrire sans me rejeter sur des temps fort éloignés ; aussi les cinq premières semaines avaient-elles été consacrées à des Notices historiques dont le recueil n’était peut-être pas sans mérite. Elles viennent d’être anéanties. […]
Mes Notices sont perdues, je vais faire des Mémoires ; et m’accommodant avec prudence à ma propre faiblesse dans un moment où je suis péniblement affectée, je vais m’entretenir de moi pour mieux m’en distraire. Je ferai mes honneurs, en bien ou en mal, avec une égale liberté… Avec cette franchise pour mon propre compte, je ne me gênerai pas sur celui d’autrui ; père, mère, amis, mari, je les peindrai tous tels que je les ai vus1.
4Qu’on veuille bien excuser la longueur de l’extrait, mais ce « pacte mémorialiste » pourrait bien, par sa date et la constellation de motifs qu’il combine, avoir valeur quasi programmatique pour la nouvelle littérature du moi qu’il inaugure. Dans les liaisons dialectiques qu’il institue entre la toute-puissance aléatoire de la « chose publique » et les « sentiments particuliers », entre la ressaisie du moi et l’imminence de sa perte, entre l’ombre de la femme publique et l’image de la prisonnière, se dessine la contradiction fondatrice du discours moderne de « l’individu ».
5Georges Poulet a relevé dans Michelet l’évocation de cette accession simultanée d’un peuple à la conscience de son destin et des individus à la conscience de soi :
Parlant de la prise en charge de la nation par chaque Français à partir d’octobre 1791, Michelet fait le commentaire suivant : « Ce ne fut pas moins que l’éveil de la conscience publique dans l’âme de l’individu. » Ne prenons pas ici le mot conscience au sens moral, mais au sens psychologique et même ontologique. Ce que Michelet décrit ici, dans un être à la fois individuel et collectif avec lequel il s’identifie, c’est un réveil, une prise de conscience de soi2.
6Sans doute l’attention de Michelet se tourne-t-elle d’abord vers la nation et son accession à l’être. Nous verrons avec Paule Petitier les conséquences qu’il tirera de ce constat, de cette inscription du moi dans l’histoire, de l’histoire dans le moi. Ce qui est à retenir ici, c’est la profonde mutation qu’enregistre alors, par retour, la conscience de soi, désormais intime et civile à la fois. L’individu moderne se sait double désormais : citoyen quoi qu’il en ait et aussi pure intériorité. La littérature du moi s’en trouve définitivement transformée.
7Tocqueville, par son analyse de l’individualisme démocratique, fournira des clés d’interprétation au lien nouveau qui se crée, en ce premier xixe siècle, entre une écriture du moi en pleine expansion depuis Rousseau et la poussée romantique, et une écriture de l’histoire née de l’ébranlement de la Révolution. L’avènement du monde moderne, en instituant, avec le primat de la nation, des citoyens égaux au centre du dispositif nouveau, ouvre le droit à la parole et fonde une nouvelle légitimité de l’individu à la prendre. On connaît l’analyse fameuse de De la démocratie en Amérique :
Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont [donc] presque toujours liés d’une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d’eux, et ils sont disposés à s’oublier eux-mêmes. […] Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d’autres y retombent sans cesse et toutes celles qui demeurent changent de face ; la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l’on n’a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent.
Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s’y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.
À mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d’individus qui, n’étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis ou conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.
Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur3.
8Légitimité de l’individu donc, mais risque de solipsisme. L’analyse, il est vrai, est là pour préparer l’examen du correctif américain des institutions libres, de la liberté politique. Mais l’intérêt de cette page est aussi de montrer la conscience que les contemporains pouvaient avoir de la révolution intervenue dans les mentalités avec l’accession à soi de l’individu, avec sa souveraineté et ses limites.
9Individu libre, parole libre. Mais, pour légitime qu’elle soit, cette parole n’en est pas moins problématique. Qui parle ici ? Le mémorialiste aristocratique parlait au nom de ce lien « placé en dehors d’eux », véritable code reconnu que l’affichage de son nom désignait et revendiquait, comme le montre l’incipit des Mémoires de Retz :
Madame, quelque répugnance que je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes, néanmoins, comme vous me l’avez commandé, je vous obéis, même aux dépens de ma réputation. Le caprice de la Fortune m’a fait honneur de beaucoup de fautes ; et je doute qu’il soit judicieux de lever le voile qui en cache une partie. Je vais cependant vous instruire nuement et sans détour des plus petites particularités depuis le temps que j’ai commencé à connaître mon état… Je mets mon nom à la tête de cet ouvrage, pour m’obliger moi-même à ne diminuer et à ne grossir en rien la vérité4.
10Révélation de soi, et jusqu’aux « plus petites particularités ». Néanmoins la confidence privée, même si elle est revendiquée, ne saurait compromettre la parole publique que le nom valide. La Rochefoucauld, quant à lui, se contentera d’un :« J’entrai dans le monde quelque temps avant la disgrâce de la Reine Mère, Marie de Médicis. » Le grand moraliste, l’analyste du cœur humain n’ira pas plus loin. « Rohan suis » concluera une devise célèbre. Le nom résume tout un discours complexe, ample, à la fois récit, histoire et inventaire. Le sujet qui s’exprime, avant même de parler, est situé, défini, identifié. Il y aura encore un peu de cela à l’époque qui nous intéresse. Les noms de Chateaubriand ou de Staël ont valeur de passeport mais le discours impliqué qui les légitime ne se réfère plus à un code transindividuel, produit d’une histoire et d’une éthique ; il renvoie à quelque chose qui est justement l’histoire même du sujet. Que disent de plus, ou de moins les vers célèbres de Vigny, cet égotiste secret que tentera en 1847 la rédaction de Mémoires ?
Si l’orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme,
Que de mes livres seuls te vienne la fierté.
J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.
J’ai fait illustre un nom qu’on m’a transmis sans gloire.
Qu’il soit ancien, qu’importe ! il n’aura de mémoire
Que du jour seulement où mon front l’a porté5.
11Et Sand dit-elle autre chose, fût-ce pour relativiser la validité d’une telle revendication :
C’est une idée généreuse et grande que d’être le fils de ses œuvres et de valoir autant par ses vertus que le patricien par ses titres. C’est cette idée qui a fait notre grande révolution ; mais c’est une idée de réaction6…
12On est aussi le fils de ses « ancêtres, pères et mères », cet autre visage de la nation, mais tout cela fait un discours qui ne trouve sa cohérence, son unité que dans le sujet qui le profère, qui l’énonce. Or le sujet qui prend la parole, qu’il évoque l’histoire collective ou la sienne propre, n’est d’abord, pour le lecteur, voire pour lui-même, qu’une histoire racontée. Vigny encore le confirme, au début des souvenirs réunis dans Servitude et Grandeur militaires :
Je n’ai nul dessein d’intéresser à moi-même, et ces souvenirs seront plutôt les mémoires des autres que les miens ; mais j’ai été assez vivement et longtemps blessé des étrangetés de la vie des Armées pour en pouvoir parler. Ce n’est que pour constater ce triste droit que je dis quelques mots sur moi7.
13Qu’on ait été acteur, témoin ou victime, raconter l’histoire requiert de parler de soi. Le mémorialiste, l’auteur de ces « Mémoires sur » ou « pour servir à » l’histoire du temps, « fille d’artiste, femme de savant… » ou romancière, doit d’abord se prévaloir de sa biographie, que l’opinion l’ait forgée ou qu’un auteur l’ait écrite, pour l’invoquer ou la réfuter. Sans aller jusqu’à la manie rectificatrice qui remplit les premières pages des Mémoires de Dumas, la maîtrise de sa propre image est nécessaire pour assurer la fiabilité du discours personnel. L’écriture des Mémoires historiques est ainsi arrimée à l’écriture autobiographique, le récit de l’histoire découle de l’histoire d’une vie ; « l’identité du [sujet] n’est qu’une identité narrative » ;« dire l’identité d’un individu ou d’une communauté, écrit Paul Ricœur, c’est répondre à la question : qui a fait telle action ? qui en est l’agent, l’auteur8 ? », avant de poursuivre :
Il est d’abord répondu à cette question en nommant quelqu’un, c’est-à-dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support de la permanence d’un nom propre ? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance jusqu’à la mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question « qui ? »… c’est raconter l’histoire d’une vie. L’histoire racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative.
14Enclouure des Mémoires historiques, l’histoire d’un peuple, passe par l’histoire d’un moi.
15Dans le déferlement de publications « historiques » que déclenchèrent la fin de l’Empire et le retour à un relatif droit d’expression, les Mémoires se taillent la part du lion. Si près des événements, une écriture de l’histoire – au reste encore à inventer – reste malaisée. Comme le dira Stendhal : « Le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde9 » et les lecteurs français choisissent les témoignages personnels, assignables, identifiables, signés. Malgré la multiplication des Mémoires apocryphes,
[…] les lecteurs français, dégoûtés des mensonges officiels qui abondent dans les prétendues histoires, ne les lisent plus et achètent uniquement des Mémoires dans l’espoir d’y trouver une vérité sans mélange10.
16À partir de sa propre histoire, un individu y relate les temps troublés, comme Bourrienne, ministre d’État et secrétaire de Bonaparte, comme la duchesse d’Abrantès, femme de Junot et intime de l’Empereur ; de l’autre bord, Germaine de Staël, fille de Necker, amie de Constant, victime du tyran. Tous ont à cœur de contribuer à l’établissement d’une « vérité sans mélange ». Mais cette relation se fait au nom d’une « vie » à travers laquelle le sujet se pense, récit refiguré par lui à partir de tous les récits véhiculés par lui (souvenirs personnels, récits familiaux, historiques, schémas culturels…) sur la famille, l’enfance, le milieu, les événements, etc. Reconstruit, rendu cohérent dans l’opération de rationalisation qu’induit l’effort d’analyse et de connaissance de soi, le récit de vie prend en charge l’histoire, la « biographise », la mesure à l’aune du temps individuel mais du même coup historicise le temps individuel en le référant à des événements qui le jalonnent, comme c’est le cas dans la Vie de Henry Brulard de Stendhal.
17Parmi ses premiers souvenirs l’enfant de cinq ans verra à la journée des Tuiles « couler le premier sang de la Révolution ». En 1793 le jeune adolescent vit face à son père l’annonce de la mort du Roi. Le jeune homme quitte l’adolescence en arrivant à Paris le lendemain du 18 brumaire. Le jeune adulte entrera dans la vie et dans l’épopée des campagnes d’Italie à la veille de Marengo. Cette vision d’une histoire à la taille de l’individu semble poser un problème d’échelle, de tempo. L’Histoire, temps de la conscience collective, admet mal le train de la mémoire individuelle11. Mais à ce moment précis, et curieusement l’autobiographie stendhalienne l’enregistre, l’histoire s’est faite biographie. Absorbant ou confisquant, comme on voudra, la Révolution, Napoléon Bonaparte devient l’histoire ou plutôt, et provisoirement, sa fin qu’Hegel voit passer à cheval sous sa fenêtre en 1806. C’est aussi ce que voit Madame de Staël dans la scène de la fenêtre des Tuileries que François Rosset, dans son article, distingue au début de Dix années d’exil. Pour le mémorialiste du premier xixe siècle – mais cela aura tendance à perdurer –, la référence est obligée.
18D’où une difficulté supplémentaire opposée au geste d’« écrire » un moi privé dont la mise en relation avec l’écriture de l’histoire, biographique elle aussi, ne peut plus être, comme le note Damien Zanone, qu’inconvenante. Dans cette rencontre de la sphère de l’historique et de celle de l’individuel, lorsque Bonaparte a pour toujours haussé l’individu à la hauteur de l’histoire, tout autre que lui peut-il, sans ridicule, réduire l’histoire à sa pauvre taille ? Pour pasticher une formule célèbre, quand Bonaparte éternue, c’est l’Europe et l’histoire qui s’enrhument. Constant, lui, peut bien éternuer… Parler de soi reste licite, mais à condition d’avouer sa petitesse. En janvier 1831, le consul de France à Trieste (pour six mois seulement) rêve à ce qu’il pourrait écrire. Il note sur les marges d’un livre :
J’ai écrit les vies de plusieurs grands hommes : Mozart, Rossini, Michel-Ange, Léonard de Vinci. Ce fut le genre de travail qui m’amusa le plus. Je n’ai plus la patience de chercher des matériaux, de peser des témoignages contradictoires, etc. ; il me vient l’idée d’écrire une vie dont je connais fort bien tous les incidents. Malheureusement l’individu est bien inconnu : c’est moi12.
19Parmi ces vies, une omission, et de taille : la Vie de Napoléon de 1817. Il est des choses qu’un consul de France à Trieste ne peut pas écrire, même dans une marge. Ayant à écrire sa vie, il ne peut se soustraire à la comparaison avec l’autre Vie ; mais en acceptant, en soulignant même son total anonymat, il ouvre une possibilité de rééquilibrage du temps de l’histoire et du temps individuel. Aux vastes dimensions de l’histoire répond la profondeur de l’intériorité. À cet égard les deux premiers chapitres de l’autobiographie de 1835 sont éclairants. Dans la méditation devant le panorama de Rome, c’est, par le jeu de la vie intérieure, toute l’étendue de l’histoire qui se pense :
Toute la Rome ancienne et moderne, depuis l’ancienne voie Appienne avec les ruines de ses tombeaux et de ses aqueducs jusqu’au magnifique jardin du Pincio bâti par les Français, se déploie à ma vue13.
20Au-delà du paysage, c’est à travers une rêverie où se mêlent l’histoire, le passé, le futur, une sensation récente, des souvenirs, des visages de femmes, des réflexions sur l’écriture de soi, que la complexe immensité d’une vie intérieure se déploie à la lecture. L’histoire n’est pas, comme on a voulu le dire, évacuée de la Vie de Henry Brulard, elle y est rééquilibrée. Le deuxième chapitre peut revenir à la vie présente, à l’histoire présente : « Je tombai avec Napoléon en 181414.»
21L’analyse de la vie, son découpage, son « classement », peut bien commencer, comme celui des femmes, des amis, des époques, des plaisirs, un autre ordre est maintenant établi. À celui, mathématique et linéaire, de l’histoire répond l’ordre aléatoire et totalisant du sentiment, dans un système à la Pascal. De l’écriture du moi à celle de l’histoire il y a homologie et saut. Le monde du sentiment est lui aussi inépuisable. La vie individuelle dira bien le sens de l’histoire mais dans la confrontation de son mouvement à la permanence du sentiment intérieur. Parallèlement, dans l’amour de sa mère et dans celui de la république, l’écrivain de 1835 est toujours l’enfant de 1793. Brulard peut clore, avec Tristram Shandy, ce long préambule :
Après tant de considérations générales, je vais naître15.
22Le temps du moi et celui de l’histoire se sont fondus dans celui de l’énonciation.
23Le développement de la lecture de Sterne et, avec Nodier, Karr et d’autres, d’une littérature sternienne marque bien cette transformation de l’individu moderne. L’être sentimental n’est plus cette concentration d’un moi habité par ses passions, ou plus seulement. Dispersé dans ses propres analyses, c’est un moi plus incertain, moins défini, à la fois lui-même et ce à quoi il s’intéresse, avec quoi il sympathise ; un moi tout sentiment, à la fois sensation, affect, émotions, jugement. Le moi sentimental s’éprouve, il ne se définit pas, sinon analogiquement, comme dans la scène du Passeport du Voyage sentimental.
Il n’est point de chose [dit le voyageur] plus embarrassante pour moi, dans la vie, que d’avoir à dire à quelqu’un qui je suis – car il n’est presque personne dont je ne puisse mieux rendre compte que de moi-même ; et j’ai souvent souhaité de pouvoir le faire d’un seul mot – et en être quitte. Ce fut la seule époque et occasion de ma vie où je pus utilement y parvenir – car Shakespeare étant sur la table, je me rappelai que j’étais dans ses œuvres ; je pris Hamlet, en l’ouvrant aussitôt à la scène des fossoyeurs au cinquième acte, je posai mon doigt sur YORICK, et présentai le livre au comte, en maintenant mon doigt sur le nom – Voici ! lui dis-je, c’est moi16.
24Retour au nom, au discours qu’il désigne : non plus codé mais analogique, allusif. Le moi n’est que cette plasticité faite, pour le meilleur et pour le pire, d’abandons ; cette intériorité, pleine d’espérances et indéfiniment ouverte sur la page blanche comme le Voyage lui-même :
Si bien que lorsque j’étendis la main, je saisis la femme de chambre par17…
25Tout peut s’intérioriser, indéfiniment. Chez Stendhal, Desbordes-Valmore, Sand, Michelet l’histoire s’intériorise, l’individu se pense en elle et la pense en soi. Retour sur soi, élégie romantique, élan mystique, évocation intime, c’est toujours la confrontation malheureuse de ce sentiment de permanence à celui, toujours plus grand au long du règne de Louis-Philippe, de l’exténuation de la dynamique de l’histoire, de l’affaissement de toute énergie. Le moi se découvre morose, comme le dit si douloureusement en 1836 la Confession d’un enfant du siècle :
Pour écrire l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir vécu ; aussi n’est-ce pas la mienne que j’écris18…
26Maladie morale, maladie du Temps. Ce n’est plus le désir vague de René qui s’exprime désespéré de ne pouvoir étreindre l’infini ; c’est le « désenchantement », au sens fort du terme, que Nerval évoque pareillement au début de Sylvie :
Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n’était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire ; c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennui des discordes passées, d’espoirs incertains, quelque chose comme l’époque de Pérégrinus et d’Apulée19.
27Une nostalgie de la jeunesse perdue s’installe, avec, c’est selon, des « instincts de renaissance », des rêves de régénérescence, des angoisses d’amputations. Le monde est tout à coup vieilli, il n’y a plus d’avenir. Ne restent que la morosité d’un présent qui s’étiole ou l’asile de la tour d’ivoire, « l’air pur des solitudes », les richesses de l’intimité. C’est en elle que Michelet trouvera finalement le sens profond de l’histoire, que Sand trouvera, après les Lettres d’un voyageur, l’explication de sa vie et de son temps. C’est son sentiment du beau des arts, du cœur, de l’épopée qui fera d’un Stendhal, retrouvant les sensations de journaux pourtant abandonnés depuis 1821 à Milan, l’un des plus perspicaces analystes de cet affaissement de l’histoire ; La Chartreuse de Parme en est le brillant commentaire. Le recentrement sur soi, en ces années, est en passe de supplanter définitivement le recours à l’histoire. Chateaubriand seul, en ces années de reprise de ses Mémoires, après la Préface testamentaire, aura le génie de tirer de l’intimité de son « inexplicable cœur » et de « l’exorbitance de ses années » la formule poétique d’une écriture du moi ET de l’histoire. La réussite était sans exemple, elle sera restée sans imitateur.
Notes de bas de page
1 Mémoires de Madame Roland, édition présentée et annotée par Paul de Roux, Paris, Mercure de France, 1966 et 1986, p. 305-307.
2 G. Poulet, Études sur le temps humain/4, Paris, Presses Pocket, 1990, p. 265.
3 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF-Flammarion, 1984, t. II, p. 126-127.
4 Cardinal de Retz, Mémoires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 3.
5 A. de Vigny, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, t. I, p. 170. Pour les Mémoires, voir ibid., t. II, p. 1253-1263.
6 G. Sand, Histoire de ma vie, Paris, GF-Flammarion, 2001, t. I, p. 65.
7 A. de Vigny, Œuvres complètes, op. cit. t. II, p. 522.
8 P. Ricœur, Temps et Récit, Paris, Seuil-Essais, 1985, t. III, Le Temps raconté, p. 442-443.
9 Stendhal, Souvenirs d’égotisme, Paris, Gallimard, « Folio », 1983, p. 39.
10 Stendhal, Paris-Londres, Paris, Stock, 1997, p. 233.
11 Voir plus haut et note 2. Les remarques de G. Poulet sont sur ce point éclairantes.
12 Stendhal, Œuvres intimes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, t. II, p. 970.
13 Stendhal, Vie de Henry Brulard, Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 27.
14 Ibid., p. 35.
15 Ibid., p. 45.
16 L. Sterne, Voyage sentimental à travers la France et l’Italie, Paris, Flammarion, « Garnier-Flammarion », 1981, p. 230.
17 Ibid.
18 A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, Paris, Livre de Poche classique, 2003, p. 57.
19 G. de Nerval, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 242.
Auteur
Université Stendhal – Grenoble 3
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