Conclusion
p. 389-395
Texte intégral
1Est-il possible de définir, au sein de la littérature romantique, un objet spécifique : le « Voyage en France » ? Poser la question à partir des Mémoires d’un touriste de Stendhal1 imposait à la réflexion un corpus déterminé, et un angle d’approche particulier : de fait, un seul regard étranger – celui de la comtesse Tarnowska – se trouve porté, dans l’ensemble de relations viatiques ici réuni, sur l’Hexagone2 ; c’est le voyage en terre proche qui s’offrait à l’analyse, l’exploration, par les Français, de leur propre pays.
2Cet objet a priori improbable (le Voyage autochtone) a pris consistance, au fil de l’étude. Il a émergé, d’abord, comme une réalité historique : la fin du xviiie siècle voit apparaître dans notre pays, comme dans d’autres pays d’Europe, le voyage patriotique (même si le phénomène y est de moindre ampleur qu’en Allemagne). Alors que le mot « patrie » change d’acception pour prendre le sens que nous lui donnons encore, se fait jour, chez les élites cultivées, le souci de connaissance du pays natal (avant tout départ vers des destinations exotiques). La Révolution, le découpage du territoire en départements, en modifiant l’image de la France, donnent une impulsion et une dimension nouvelles à cette volonté de compréhension, à cette entreprise de construction identitaire. Les enjeux du voyage en France, à l’aube du siècle (jusqu’à la fin de l’Empire), sont spécifiques, et fonction du bouleversement révolutionnaire : il s’agit de (re)connaître, géographiquement, un pays dont les frontières et la division interne ont changé ; d’en recenser les richesses économiques et culturelles (les voyageurs s’emploient à inventorier et constituer – notion elle-même nouvelle – un patrimoine collectif) ; de construire la nation, de rassembler en une totalité les divers particularismes, de créer, par la rencontre de communautés simplement co-existantes jusque-là, une communauté nationale : ce sont des enjeux fondamentalement idéologiques et politiques. Certains se retrouveront, intacts, voire plus fortement affirmés, au cours des décennies suivantes : sous la monarchie de Juillet, sous la Deuxième République, l’appropriation du bien national sera une volonté, et une œuvre de l’administration elle-même : les Notes de voyages de Mérimée seront celles d’un inspecteur des Monuments historiques, et c’est à la demande de la commission des Monuments historiques, chargée de la préservation du patrimoine, et à laquelle il appartint longtemps, que seront réalisés les travaux photographiques de la « Mission héliographique »3.
3Sont-ils « romantiques », ces Voyages qui s’inscrivent, pour beaucoup, dans la tradition du Voyage d’enquête, statistique et scientifique, qu’a inaugurée la fin du xviiie siècle ? dans lesquels est perceptible l’héritage de l’encyclopédisme, de l’esprit des Lumières ? On peut, dès la fin du siècle précédent, suivre dans ces récits les progrès du pittoresque, de la sensibilité à la nature, de l’importance accordée à la peinture des sensations ; le Voyage, alors, trouve, de plus en plus, sa légitimation dans un moi qui s’affirme. Les Voyages dans la France « révolutionnée » sont, plus nettement, le lieu d’un tournant, en ceci : les missions nouvelles du voyageur le vouent à se trouver désormais parmi les gens de lettres ; le voyageur qui écrit va commencer à céder la place à l’écrivain qui voyage. S’amorce une modification, décisive, de l’économie du récit viatique, celle qui signe l’avènement du Voyage romantique : il entre en littérature.
4La figure du poète-voyageur s’est dessinée, à l’orée du siècle, à travers, notamment, l’imposant exemple de Chateaubriand (l’Itinéraire de Paris à Jérusalem date de 1811) ; Lamartine en offre, quelques années plus tard, avec son Voyage en Orient (1835), une autre prestigieuse incarnation. Ce modèle, le voyage en France contribue à sa construction, chez le Chateaubriand de 1802 (« Voyage dans le Midi de la France ») ou de 1805 (Voyage à Clermont, Voyage au Mont-Blanc). Il est la référence par rapport à laquelle se situent nos voyageurs autochtones, qu’ils s’y conforment (Nodier, Hugo, Sand, Dumas), non sans auto-ironie parfois (Gautier, dans son Tour en Belgique, ou Hugo se peignant en scribe dans Le Rhin)… ou s’en détachent, dans une démarche critique (Stendhal), ou sur le mode du refus pur et simple, au nom d’une mission autre (Fl. Tristan).
5Ces récits d’écrivains, qui constituent l’essentiel du corpus recueilli par ces études, participent, globalement, d’une écriture qui est celle du récit de voyage romantique en général : s’y affirme le rôle de la mémoire, liée étroitement à une écriture du moi, subjective et en quête d’identité, et dont le récit – fragmenté, discontinu – imite bien souvent le fonctionnement ; un rapport fondamental au livre, qui témoigne, dans le récit viatique, du processus d’autonomisation de la littérature : le livre préexiste au voyage, de sorte que se renverse la « fonction sémiotique » (c’est le paysage, confronté au livre, qui permet de lire ce dernier), il se confond avec lui (l’un est la métaphore de l’autre : « Voyager, c’est lire »4), il en est, évidemment, la finalité ; le voyageur romantique est bardé de connaissances livresques (il « bouquine » autant, sinon plus, qu’il ne se déplace), l’intertextualité est, par excellence, l’espace dans lequel se déploie son écrit. Au point qu’il est sain, parfois, de dénoncer cette culture romantique du livre, en ce qu’elle fabrique un monde de convention et relève d’une esthétique banalisée (Stendhal), en ce qu’elle entretient un amour exclusif de la littérature qui est aliénant et instaure une tyrannie dont il faut se délivrer (Nerval) ; voulant faire taire son romantisme, Flaubert se refusera à recopier les livres : résolution qu’il se plaira néanmoins parfois à enfreindre… Flora Tristan rompt plus radicalement avec la tradition du Voyage culturel ou littéraire, démythifiant les lieux consacrés par les écrivains, disant les mensonges de la littérature, pour leur opposer ce qui entend être un discours de vérité. Le Voyage français – ceci est le corollaire de cela, l’effet du consubstantiel rapport au livre du Voyage romantique – ne manque pas de tendre vers la fiction, comme le montre exemplairement le Midi de la France de Dumas, au point que la fiction seule triomphe dans certains textes-limites, qui se passent du support « référentiel » du voyage réel : Hugo, par exemple, n’a jamais effectué l’excursion annoncée par Le Rhin. On peut être, selon le mot de Nerval, un « voyageur […] d’imagination »5… De fait, chez les « petits romantiques », le voyage réel – à l’étranger ou en France – se double d’un voyage rêvé, l’espace visité d’un espace imaginaire ; du Voyage naissent souvent des œuvres de fiction, et le récit viatique se laisse contaminer, souvent, par le récit fantastique… Le voyage « engagé » de Flora Tristan, si éloigné qu’il soit de ceux de Nodier, Gautier, Nerval, se fait lui-même, dans une certaine mesure, pérégrination dans l’imaginaire. La question du style, enfin, récurrente dans le texte viatique – la dénégation de la recherche des effets littéraires est un topos du genre – ne manque pas de se poser dans ces relations de voyages proches ; l’exigence de simplicité et de naturel formulée par le Voyage lointain paraît y être rendue plus forte par le fait que l’on chemine plus près des espaces familiers. Stendhal, Hugo, Flaubert, affirment bien haut leur absence de prétention littéraire (feinte, car la simplicité du style est un choix stylistique) ; le récit gautiérien (Un tour en Belgique) exhibe son caractère factuel et affiche son prosaïsme.
6Relater un voyage dans son propre pays, toutefois, implique la recherche d’une écriture spécifique. L’écriture viatique proche emprunte volontiers les formes de la lettre, du journal, des mémoires – le récit de voyage s’énonce à la première personne – qui permettent l’expression de l’intime, et du quotidien. Entre le déplacement dans l’espace, et la marche du récit (voire l’ordre du discours), le rapport est d’adéquation, si ce n’est d’homologie. Le raccourcissement du chemin parcouru influe sur la poétique même du récit : ce que montre, évidemment, la Promenade, forme par excellence du Voyage de proximité ; le déplacement du voyageur de la lettre XX du Rhin est censé suivre sa marche vagabonde ; Stendhal s’inspirera, pour une bonne part, de son allure libre et capricante dans sa recherche d’une syntaxe narrative appropriée à un objet viatique qui s’invente (Mémoires d’un touriste). À cette écriture digressive, elliptique, à « progression suspendue », désordonnée en apparence, l’arabesque, qui se met au service de la juxtaposition, du composite, de l’imagination combinatoire, vient fournir (chez ce même Stendhal) un principe structurant.
7De façon à peu près constante, ces récits de voyages autochtones butent sur une difficulté d’ordre générique, qu’ils exhibent, pallient, ou surmontent de diverses manières. Cette difficulté se trouve tout particulièrement mise en évidence dans les brefs parcours « français » qui inaugurent, avant que ne soient passées les frontières, les Voyages romantiques à l’étranger. C’est un genre impossible que désignent ces incipit : l’objet du voyage est tout simplement insaisissable, l’espace traversé est indicible, faute de distances suffisantes entre le scripteur, le pays décrit et le lecteur, faute d’une suffisante étrangeté du point de vue, faute de l’altérité qui est au fondement du récit. Pour dire l’espace parcouru, il faut, alors, l’« exotiser » : c’est ce que s’emploient à faire, à l’instar de ces minuscules récits, les Voyages en France proprement dits. Le terme peut s’entendre littéralement : à Avignon, on peut se croire au Pérou (Fl. Tristan)6 ! Mais les modes d’invention de cet « autre » indispensable au discours sont multiples : la Promenade porte, sur le connu, un regard neuf ; le Souvenir de voyage soustrait à l’ordinaire, en les nimbant de magie, les lieux visités par tous ; la satire est favorisée par l’expérience de l’altérité, le détachement même qui est le fait de l’aventure viatique (Flaubert) ; l’expédition missionnaire entend (chez Flora Tristan) montrer l’autre face du pays (les banlieues ouvrières)… Si l’objet du voyage est investi, de mille manières, d’une part d’extranéité, son écriture elle-même se fait volontiers déroutante : le texte de la Promenade est défamiliarisant, le procédé de l’arabesque sert chez Stendhal une écriture qui « pose tout en étranger »7… l’anecdote, de même, participe dans les Mémoires d’un touriste de la déconstruction d’une altérité de convention, pour permettre le surgissement d’un insolite véritable.
8La difficile saisie de l’objet ne pose-t-elle pas de manière plus aiguë qu’à l’accoutumée, dans ces Voyages nationaux, la question de la référentialité de l’écriture ? Chateaubriand, relatant son voyage dans le Midi de la France, disjoint le déplacement et son récit : celui-ci, montage de citations, ignore délibérément son référent, en fait une quasi-absence. Dans un texte à la dimension réflexive plus affirmée, le Tour en Belgique de Gautier, les références culturelles (picturales et littéraires) jouent ostensiblement un rôle médiateur entre le moi et le monde, déréalisant l’objet du regard, ruinant l’illusion d’une représentation mimétique du réel, discréditant sciemment le réalisme sur lequel est censée se fonder la poétique du voyage. À l’inverse (mais les effets convergent), le narrateur stendhalien des Mémoires d’un touriste, contraint d’écrire à partir de rien (d’écrire un Voyage qui n’a jamais été écrit), d’inventer la France, donne à voir, en travaillant ses modèles et rejetant des conventions inappropriées, l’invention d’un texte. Le Voyage en France interroge, ou congédie, la mimèsis, adoptant à l’occasion des principes de composition qui – telle l’arabesque – s’affranchissent de son empire.
9C’est ce rapport essentiellement problématique à l’objet de l’écriture qui suscite, de même, la prise de distance : on ne peut qu’être frappé de la présence envahissante, dans le corpus de textes ici rassemblés, de la parodie, de la satire, de l’ironie. Ironie qui prend pour cible le monde parcouru, les voyageurs croisés en chemin (Gautier, Flaubert), qui se retourne sur le narrateur lui-même, ou sur son discours (Gautier) ; elle affecte les mythes que véhicule le récit autochtone – ceux de l’identité régionale ou nationale (Gautier, Hugo) –, s’en prend à l’idéologie patrimoniale (Gautier) ; elle est, chez Stendhal, le moyen de la construction, par différence, de l’écriture viatique indigène. Le Voyage en France tourne ainsi volontiers à l’anti-Voyage : genre en soi difficilement praticable, il accède à l’existence de facto dans l’écart qu’il ménage avec son fuyant paradigme.
10Par là même, il devient aisément un lieu de réflexion sur le Voyage romantique en général. Il assume notamment à son égard un rôle critique, mettant au jour et disqualifiant les clichés sur lesquels repose la littérature viatique (Gautier) – clichés auxquels Balzac tend à la réduire –, refusant ou déconstruisant le pittoresque, qui est sa composante principale (Fl. Tristan, Gautier, Stendhal), dénonçant les conventions de tous ordres qui définissent un genre du déjà-dit ou du déjà-vu, parodiant à l’occasion sa rhétorique (l’envolée lyrique, le discours du sublime, dans la Promenade), désignant les contradictions qui lui sont inhérentes.
11Les passages de frontières qui s’opèrent entre le récit de voyage proche et d’autres genres, d’autres formes d’expression littéraires ou artistiques, viennent éclairer encore, plus obliquement, son écriture, en même temps qu’ils témoignent de ses ressources poétiques : le roman balzacien, qui refuse, et tourne en dérision le Voyage romantique à l’étranger, semble admettre un Voyage en France, dans une Province qui accède au statut d’objet littéraire – et qui est autre, sans relever toutefois des topoi de l’exotisme. Le poème en prose d’A. Bertrand emprunte sa rhétorique à la Promenade, mais utilise paradoxalement la spontanéité et l’authenticité de cette écriture de la saisie du réel pour construire un monde non référentiel et accéder au poétique ; la plongée dans le rêve permet au flâneur d’explorer l’autre qui est en soi. Le fantastique, dans les nouvelles de Mérimée, révèle des affinités profondes avec l’expérience viatique : l’unheimlich s’y rencontre au sein du familier ; « exotisme intérieur », il permet la confrontation avec l’Autre de la raison. L’écriture photographique naissante s’élabore à partir des modèles picturaux et littéraires que lui offre le romantisme ; les clichés de la Mission héliographique, organisés en collection, assemblés selon une syntagmatique, composent le « récit » d’un périple sur le sol national qui a sa sémiotique propre, mais qui n’est pas sans faire écho aux préoccupations qui se font jour dans les Voyages des hommes de plume : souci du patrimoine, repérage de lieux de mémoire, démarche archéologique, sensibilité au passage du temps, tension de l’écriture entre une recherche de totalité et un parti pris du fragmentaire…
12Se découvrent ainsi de bien vastes territoires…
Notes de bas de page
1 Insérés par V. Del Litto dans un corpus stendhalien plus étendu de Voyages en France, Gallimard « Pléiade », 1992 (voir supra, A. Guyot, « Introduction »).
2 L’expression peut désigner la France d’après 1815, dont la configuration est, après la perte des territoires conquis pendant la Révolution et l’Empire, proche de celle de la France actuelle, même si son territoire est moins étendu – il faut bien entendu en excepter le comté de Nice et la Savoie, revenus en 1814 au royaume de Piémont-Sardaigne.
3 La dimension idéologique du Voyage français se retrouvera chez Dumas, en quête des origines du pays (Midi de la France), on en trouvera trace, par exemple, chez Hugo (Le Rhin). On pourrait dire que Flora Tristan se rattache à cette tradition, en déplaçant les enjeux (construire une autre France, éveiller la conscience populaire).
4 Le Magasin pittoresque, Première livraison, 1834, p. 6 (cité par G. Rannaud, supra, p. 236).
5 Lettre signée Gérard, dans Œuvres, Gallimard « Pléiade », t. I, p. 455 (cité par M. T. Puleio, supra, p. 82).
6 À l’inverse, la comtesse Tarnowska réduit l’altérité de la campagne française en lui trouvant des airs de Pologne…
7 Voir B. Monier, supra..
Auteur
Université Stendhal, Grenoble.
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Voyager en France au temps du romantisme
Poétique, esthétique, idéologie
Alain Guyot et Chantal Massol (dir.)
2003
Enquêtes sur les Promenades dans Rome
« Façons de voir »
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