Aloysius Bertrand : la fantaisie de la promenade
p. 343-358
Texte intégral
1Dans Gaspard de la nuit, Aloysius Bertrand se fait « promeneur ». De la Hollande à l’Italie en passant par l’Espagne et le vieux Paris, le poète raconte des lieux qui semblent précis, reconstitue des atmosphères qui paraissent typiques. Cependant, c’est dans le fort de son esprit et de son imagination qu’il effectue ses promenades ; indigent et malade1, Aloysius Bertrand n’a visité ni la Hollande, ni l’Espagne, ni l’Italie. On sait qu’il est né dans le Piémont, et Henri Corbat nous indique que son père séjourna un moment à Rome. Il est donc possible qu’il ait vu le Vatican ou certaines ruines romaines2. Sa famille s’établit toutefois à Dijon alors qu’il est encore tout jeune (il a à peine sept ou huit ans) et, de Dijon, il n’ira ensuite jamais plus loin que Paris. Surtout, Bertrand place sa ville d’adoption au cœur de son œuvre et il nous en parle avec affection3. Pour ce faire, il s’y promène à la manière d’un flâneur qui cherche à partager son plaisir avec ses lecteurs. Cela ne fait certes pas de lui un écrivain de voyage : dans l’état actuel des connaissances, nous ne possédons que deux textes de lui qui s’apparentent au genre de la promenade. Il semble cependant que la poétique de ces textes informe celle des pièces contenues dans Gaspard de la nuit. C’est à ces liens particuliers qui existent entre la promenade et le poème en prose tel que le conçoit Bertrand que cet article est consacré.
Les promenades
2En 1830, Bertrand fait paraître, sous la rubrique « Nouvelles de Dijon » du Spectateur4, un texte sans titre qui, esquissé comme un croquis à coups de crayon, rappelle le genre de la promenade par son emploi de la référentialité et de ce que nous nommerons ici une « rhétorique de la spontanéité »5.
3Comme toute promenade, la narration semble s’inscrire dans un rapport référentiel à Dijon : les endroits nommés sont tous repérables sur une carte topographique et le lecteur contemporain qui chercherait à retrouver le Dijon de Bertrand pourrait utiliser « Voici le printemps… » à cette fin. Rapidement pourtant, la fonction strictement référentielle des toponymes du texte se trouve gommée au profit de leur fonction poétique : les lieux nommés ne sont jamais décrits, et il est impossible pour un lecteur qui n’a jamais visité Dijon de se les représenter. Convoqués par le souvenir, les lieux agissent à titre de citation d’un décor – celui de Dijon et de ses environs – qui devient le lieu du surgissement d’un trouble plus métaphysique : « Oh ! malheureux le malade qui ne voit le ciel que du fond d’un fauteuil », s’écrie le narrateur qui se désole de ce que quelqu’un ne puisse jouir pleinement de sa liberté et ainsi laisser voguer son imagination au gré des espaces6. Sémantiquement ouverts, les toponymes (pourtant réels et repérables) ne sont en fait qu’un prétexte pour le poète-promeneur à se laisser aller à sa rêverie solitaire, qui est finalement plus intellectuelle que physique.
4Aussi, l’apostrophe initiale – « Voici le printemps » – indique qu’une rhétorique de la spontanéité informe l’écriture du texte. Le promeneur se fait narrateur in medias res ; son récit se construit au fur et à mesure de la rencontre des lieux nommés. Sauf que ces endroits nommés ne sont jamais visités. Le texte n’est qu’un souvenir ; la promenade de Bertrand est ici strictement mentale. Ne pouvant construire le réel, le narrateur ne peut que rétablir ce qui s’impose à lui dans la présence immédiate des endroits qui viennent à son esprit. Les noms appellent une construction habile du texte puisqu’ils donnent l’impression d’exister naturellement plutôt que par la mémoire, d’être là parce que, de façon redondante certainement, ils sont là. La rhétorique du texte peut ainsi supporter le fonctionnement sémantique de ses toponymes, qui deviennent ainsi véritablement le lieu d’une quête proprement lyrique7. Dépassant la réalité géographique, la promenade (intellectuelle) rejoint la sphère de l’intime pour finalement esquisser la carte des émois du narrateur.
5À cet égard, « Un soir dans une chaumière » est lui aussi intéressant : son incipit, « Je n’ai point oublié quel accueil je reçus dans une ferme à quelques lieues de Dijon, un soir d’octobre que l’averse m’avait assailli »8, indique que les détails de la promenade ne seront jamais connus du lecteur ; c’est l’arrêt forcé du promeneur plutôt que l’ensemble de ses aventures qui retient la narration. De l’aveu même du narrateur, le texte est un souvenir ; il n’échappe donc pas à une construction rétrospective puisque le texte s’écrit après la promenade. Or si l’on admet que la volonté de la forme est « aux antipodes d’une psychologie de l’inspiration et de l’évasion »9, elle-même fondement de la rhétorique propre à la promenade, on ne peut que se demander comment le texte concilie ses deux temps : celui de l’écriture, celui de l’expérience (spontanée) dont rend justement compte cette écriture. Il y arrive par deux moyens : l’effet de liste et la référence picturale qui l’accompagne.
6« De là, tout en me séchant, je me suis mis à regarder le tableau que j’avais sous les yeux » (OC, p. 406) : sa position privilégiée d’observateur permet au promeneur de poser sur le lieu et les personnages qui l’entourent un regard qui cherche avant tout à demeurer objectif, car s’il cherche à se remémorer le plus correctement possible son expérience, le narrateur ne peut pas inventer des motifs aux gestes qu’il voit poser devant lui. Se constituant « au plus près du réel »10, l’écriture se trouve confrontée à un objet qui lui pré-existe. Elle semble moins chercher à construire son objet qu’à en rendre compte le plus fidèlement possible :
Un chasseur arriva, apportant le gibier qu’il avait tué dans la journée ; de sa carnassière qu’il vida sur la table s’échappèrent des lièvres, des pluviers, des halbrans, dont un plomb cruel avait ensanglanté la fourrure ou le plumage. Il essuya complaisamment son fusil, l’enferma dans une robe d’étamine, et l’accrocha au manteau de la cheminée… (OC, p. 406-407)
7Les phrases, construites sur le modèle de la liste énumérative, ne laissent aucun doute quant à un éventuel rapport causal des actions : l’un après l’autre, les événements qui se déroulent devant les yeux du promeneur sont décrits au lecteur dans l’ordre où ils le sont justement parce que c’est dans cet ordre qu’ils sont arrivés. Le dépouillement du texte mène à une certaine sécheresse, que le narrateur pallie par le recours à une rêverie qui, comme dans « Voici le printemps… », déborde la stricte matérialité des événements de la soirée :
Je voulus passer la nuit dans la crèche. Rien de rembranesque comme l’aspect de ce lieu, qui servait aussi de grange et de pressoir : des bœufs qui ruminaient leur pitance, des ânes qui secouaient l’oreille, des agneaux qui tétaient leur mère, des chèvres qui traînaient la mamelle, des pâtres qui retournaient la litière à la fourche ; et, quand un trait de lumière enfilait l’ombre des piliers et des voûtes, on apercevait confusément des fenils bourrés de fourrage, des chariots chargés de gerbes, des cuves regorgeant de raisins, et une lanterne éteinte pendant à une corde. (OC, p. 407)
8La scène rembranesque est une scène charmante par son côté naturel ; le promeneur n’est pas ici intéressé par l’aspect technique des peintures de Rembrandt, encore moins par « le philosophe à barbe blanche qui s’encolimaçonne en son réduit »11. Disons plutôt que la scène appelle l’iconicité des clairs-obscurs et des demi-teintes rembranesques. On sait que, après Seghers, Rembrandt a peint des paysages idéalisés : « Des montagnes sur lesquelles se dressent des ruines de château-fort, des ponts de pierre et surtout des ciels dominés par des nuages menaçants qui plongent le paysage dans une atmosphère sinistre […] sont les caractéristiques des paysages de Rembrandt. »12 De telles scènes ne sont pas sans retentissement chez un romantique comme Bertrand. Ici, le portrait de la crèche célèbre la santé de la vie rustique et apparaît naturel, donc romantique aux yeux du narrateur, justement parce qu’il rappelle le pittoresque des paysages du maître. Son emploi permet d’éviter de trop longues explications quant à l’aspect romantique de la crèche, explications qui gâcheraient l’architecture d’un texte où la liste permet justement au promeneur de respecter un semblant d’authenticité. Sous l’éclairage rétrospectif de la métaphore picturale, les événements répertoriés tout juste avant indiquent bien la part de bonheur inhérente à la simplicité, et le lecteur comprend grâce à ses connaissances encyclopédiques. Sans être faux (on ne peut prouver que Bertrand n’a pas vécu cette expérience), le texte est clairement fictif. Ancrée dans un réel (celui d’une promenade autour de Dijon), la promenade parle finalement de tout autre chose. Par le détour de la peinture, elle dépasse son strict cadre référentiel et, grâce à son dénuement et sa spontanéité, elle devient le lieu privilégié d’une réflexion plus large sur le sens de la vie car, comme s’exclame si bien le promeneur : « Ah ! la paix et le bonheur ne sont qu’aux champs. »13 (OC, p. 407)
9Alain Montandon a montré avec raison que la promenade est généralement double : naturelle (elle se passe au jardin), elle est aussi humaine (on y fait des rencontres sociales)14. Or les textes de Bertrand sont à cet égard déficients. Se construisant à partir du réel, ils n’en disent toutefois rien qui vaille ; ils dépassent même rapidement le niveau de l’antinomie entre le vrai et le faux pour s’afficher comme entièrement fictifs. Aussi ces promenades refusent-elles toute socialité pour plonger plus proprement dans les abîmes solitaires du rêve : le monde et sa réalité y sont pour l’écrivain l’occasion d’explorer des terrains inconnus qui sont ceux de ses sentiments. Le promeneur cherche à explorer l’autre qui se trouve en lui, c’est-à-dire celui que l’on est vraiment une fois face à soi-même. L’expérience du flâneur est une expérience cathartique où il s’agit essentiellement de trouver réponse à des problèmes personnels. À cet égard, la promenade nous ramène de façon problématique à la question de sa situation (géographique) : alors que le décor du récit de voyage est véritable, celui de la promenade n’a pour sa part besoin que d’être vraisemblable. Que nous importe en effet l’apparence du jardin où se promène Bertrand (ou tout autre promeneur), du moment qu’il semble bien être de ce monde ? La promenade n’est pas mimétique, en ce sens qu’elle ne tente même plus de reproduire le réel. Toujours elle fera fi de son rapport à la réalité pour parler de tout autre chose et deviendra en conséquence métaphysique.
10Spontanéité et authenticité, mais surtout dépassement des frontières du réel vers le métaphysique : Bertrand reprend ces caractéristiques dans son Gaspard de la nuit, où il se fait encore une fois promeneur.
Les promenades de Gaspard
11Si elle impose un ordre de lecture, la chaîne syntagmatique des six livres de Gaspard de la nuit instaure aussi, si ce n’est que par la force de ses titres, un conditionnement paradigmatique de la lecture. Les titres contenus dans le recueil révèlent la préoccupation de Bertrand pour le voyage : « L’école flamande », « Le Vieux Paris », « Espagne et Italie » indiquent des régions précises qui ne manquent pas de rappeler des sèmes géographiques à l’esprit du lecteur.
12Le principe d’ordonnancement du livre « Espagne et Italie » est celui de la promenade15. Mais n’ayant pas visité lui-même ces deux pays, Bertrand ne peut qu’en rêver et tenter de transmettre cette rêverie par le biais de l’écriture. Dans un mouvement de balancier entre réalité et fiction, le rêve se nourrit des lieux dont il provient pour finalement toujours les dépasser ; les pièces semblent à cet égard exemplaires d’un des principes fondamentaux du récit de voyage romantique où « pour bien voir le réel, il faut connaître les livres [car] le paysage a besoin d’une bibliothèque, et de multiples “regards” pour accéder à une pleine existence »16.
Les clichés d’une réalité dépassée
13Le narrateur-promeneur d’« Espagne et Italie » a bien entendu besoin d’un univers où déambuler, univers qui sera celui des deux pays nommés dans le titre. La crédibilité des pièces ne viendra toutefois pas d’une vérification éventuelle de la part d’un lecteur curieux mais plutôt de leur capacité à créer l’illusion que le narrateur-promeneur est passé par là. Car, plus encore que le récit de voyage, la promenade joue sur l’illusion référentielle. Prenons pour exemple, « Les muletiers », qui s’ouvre ainsi :
Elles égrènent le rosaire ou nattent leurs cheveux, les brunes andalouses, nonchalamment bercées au pas de leurs mules ; quelques-uns des arrièros chantent le cantique des pèlerins de Saint-Jacques, répété par les cent cavernes de la Sierra ; les autres tirent des coups de carabines contre le soleil.17
14L’aspect pittoresque des détails laisse oublier qu’ils sont faux tant l’illusion référentielle est frappante. Le couplet repose sur des images d’Épinal qui, si elles correspondent aux attentes du lectorat de l’époque, laissent surgir une Espagne des temps passés qui est celle du Cid avant d’être celle qu’aurait vue Bertrand. Si les écrivains de voyage romantiques recréent généralement une Espagne qu’ils n’ont pas trouvée, Bertrand décrit pour sa part un pays qu’il a seulement lu. L’Espagne du promeneur de Gaspard de la nuit est d’abord et avant tout une Espagne livresque.
15Dans « Les muletiers », l’univers du promeneur est celui des Aventures du dernier Abencérage. Patrie et famille, honneur et loyauté sont, on le sait, le sujet principal du récit chateaubriandien18. Partant de là, Bertrand reconstitue un univers antérieur à celui-ci, qui est celui d’un pays agité où règne la confusion. Située dans un temps que Bertrand n’a jamais pu visiter, lois physiques obligent, la pièce est surtout une promenade dans un monde révolu qui n’existe que par la seule force des livres. « Notre-Dame d’Atocha, protégez-nous ! s’écriaient les brunes andalouses, nonchalamment bercées au pas de leurs mules ! »19 : la litanie, conjurée quatre fois dans le texte, plonge le lecteur dans l’immédiaté de l’action et des lieux ; elle laisse oublier que le texte parle d’un temps révolu. Le récit nous invite à partager dans cet instant la peur des chrétiennes qui ne savent pas encore que leur peuple remportera la victoire. Se construisant à partir d’un univers fictif – celui de Chateaubriand –, la pièce fait fi de la réalité historique pour jeter le lecteur dans un hic et nunc qui laisse avant tout penser que le regard du promeneur est un regard authentique. Trame de fond sur laquelle se déroulent les événements, la guerre n’est qu’un prétexte pour engager le lecteur dans une aventure désormais tout intérieure qui naît des « histoires vermoulues et poudreuses du moyen-âge […], des concerts de ses ménestrels, des enchantements de ses fées, et de la gloire de ses preux… »20, comme l’écrit Bertrand dans « À un bibliophile ».
16Toutes les pièces du livre sont informées par un savoir livresque dont les épigraphes sont le témoin principal. Chaque pièce se trouve en effet coiffée d’au moins une épigraphe qui contribue à exacerber des images fantaisistes de l’Espagne et de l’Italie. Venise y est une ville « au visage de masque »21 ; on trouve à Rome « plus de sbires que de citadins, plus de moines que de sbires »22. Quant à l’Espagne, elle est ce « pays classique des imbroglios, des coups de stylet, des sérénades et des autodafés »23 ! Les zones de transactions lectoriales que sont les épigraphes forgent un portrait de l’Espagne et de l’Italie qui est d’abord et avant tout mythique. L’Italie de Bertrand est celle de la religion et des carnavals : le Vatican et Venise tout à la fois composent un pays au visage d’Arlequin où Rome se voit dénigrée et l’Église est tournée en ridicule. Son Espagne est pittoresque et fantaisiste ; « son jeu de recherches poétiques aspire au plaisir ; son aventure […] tend à la jouissance gratuite, au triomphe de la poésie pure, en négligeant le vrai fond de l’anecdote »24. En cela, les épigraphes nous renseignent sur l’impossibilité des pièces à se faire véritablement récits de voyage puisqu’elles se constituent au plus loin du référent qu’elles utilisent. Leur relais est textuel plutôt que géographique ; clairement fictif, leur voyage est aussi faux. Il n’a jamais eu lieu et Bertrand le montre bien en s’assurant d’exacerber autant de clichés qu’il le peut. Ce faisant, le promeneur insiste sur le caractère de « promenade » de ses textes qui deviennent autant d’excursions dans le passé, de déambulations dans des pays qui n’ont peut-être jamais existé sinon dans les livres seulement. Car l’Espagne du Cid a été écrite par Corneille ; c’est une histoire française que les Français connaissent assez pour s’y sentir à l’aise lorsque Bertrand leur propose d’y retourner. La promenade devient ainsi réconfortante, puisqu’on y trouve ce que l’on connaît déjà. Le promeneur-narrateur d’« Espagne et Italie » propose finalement d’aller à la rencontre d’un ailleurs familier, qui, par le dépassement de la référentialité, relève de la fabulation.
17On dira la même chose des toponymes des pièces, qui fonctionnent comme ceux des promenades citées plus haut. Le lecteur ne peut manquer d’être frappé par l’abondance de lieux dans « Espagne et Italie » : Sierra de Grenade, Saint-Jacques (de Compostelle), Salamanque, Cordoue, La Posada, le dôme Saint-Pierre, la place Saint-Marc sont sept endroits précis qui commandent chacun l’action des sept pièces du livre. La dissémination des noms de lieux réels dans le livre situe le lecteur dans une géographie fictive qui correspond à la géographie réelle : parce qu’ils sont repérables sur la carte topographique, l’effet premier de ces toponymes en est un d’illusion référentielle. Par la force de leur vérité géographique, ils donnent l’impression que le narrateur des pièces rapporte des épisodes dont il a été le témoin au cours de ses voyages. Mais comme nous savons que ce narrateur n’a pas vu ces pays, il faut commencer de chercher ailleurs la signification de ces toponymes et, au-delà de leur fonction d’identification, c’est leur fonction poétique qui se trouve encore une fois exacerbée :
Le marquis d’Aroca, dont j’ai enfourché la mule à la foire de Salamanque !25
Il y a un an que je vous commande, leur dit le capitaine, qu’un autre me succède. J’épouse une veuve de Cordoue, et je renonce au stylet du brigand pour la baguette du corrégidor.26
Padre Pugnaccio, le crâne hors du capuce, montait les escaliers du dôme Saint-Pierre, entre deux dévotes enveloppées de mantilles…27
Notre troupe bruyante est accourue sur la place Saint-Marc, de l’hôtellerie du signor Arlecchino qui nous avait tous conviés à un régal de macaronis à l’huile et de polenta à l’ail.28
18Par leur nomination, les lieux se trouvent inévitablement et aussitôt identifiés mais, comme ils ne sont jamais décrits, leur contenu sémantique reste ouvert ; les toponymes transportent le lecteur au sein de décors d’où peuvent surgir à tout instant des chevaliers des temps perdus, tel Don Quichotte, ou des personnages tout aussi mystérieux qu’un moine capucin, ou signor Arlecchino, ou un inquisiteur des temps passés. L’entreprise de Bertrand se trouve aux antipodes des tentatives de Mérimée avec ses Lettres d’Espagne. Incapables de dire précisément et référentiellement l’Espagne, les toponymes bertrandiens exacerbent leur fonction poétique et s’effacent devant leur sonorité. Désinvestis de leur signifié premier, les noms « Saint-Marc », « Cordoue », « Salamanque », réinvestissent poétiquement la pièce où ils s’inscrivent : l’appel du nom crée le désir d’un espace autre, à ceci près que cet espace est fictif. Conjugué à l’absence de toute description, le toponyme crée une image pittoresque du lieu qu’il désigne. Le monde nommé par Bertrand « demande [donc] à être contemplé avec l’attention du rêveur méditatif »29 qui ne cherche pas mieux que de voyager librement. S’appuyant sur la référentialité d’un monde qui existe bel et bien, les pièces oblitèrent rapidement tout effet de mimétisme pour exacerber des clichés.
Le cliché photographique du regard
19Ces clichés – au sens de « lieux communs » – prennent la forme du cliché – au sens photographique du terme : « Le poème en prose qu[e Bertrand] inventa, obéit, dans sa structure même, aux lois qui régissent la photographie… »30, écrit Michel Huvet. Dans son livre, Bertrand saisit des instants, qu’il croque sur le vif. Tantôt au monastère, tantôt sur la route de Saint-Jacques, tantôt à Venise, le promeneur tente de saisir un mouvement afin de le présenter saisi, figé une fois pour toutes dans l’infinité du temps, comme les clichés photographiques du voyageur31.
20Parce qu’ils posent un regard extérieur sur un monde qui leur est inconnu, les clichés semblent objectifs et rappellent la narration des promenades. Ne prenant pas part aux événements dont il rend compte, on suppose le promeneur-photographe détaché. Les pièces présentent toutes, dès leur incipit, une situation qui semble aller de soi parce qu’elle a été observée par le regard du voyageur. Ainsi de l’ouverture de « La cellule » :
Les moines tondus se promènent là-bas, silencieux et méditatifs, un rosaire à la main, et mesurent lentement de piliers en piliers, de tombes en tombes, le pavé du cloître qu’habite un faible écho.32
21Les sèmes évoqués par l’image (l’éloignement du « là-bas », la structure physique des piliers et du cimetière) indiquent une image qui ne déroge pas à ce que l’on attend d’un cliché photographique puisque, à première vue, le narrateur restitue dans sa matérialité tangible le monde du cloître et de ses habitants, où l’on se promène et médite comme on le fait dans tout monastère.
22Agissant comme une fenêtre focalisante, le cliché révèle un rapport dialectique entre le petit et le grand. Les regards du promeneur sont physiquement incomplets : les décors, par exemple, ne sont jamais décrits. On ne peut toutefois s’empêcher de ressentir un sentiment de complétude à la lecture des pièces. Proposant des fragments du monde, les clichés tentent de rendre compte de situations jugées exemplaires d’un fonctionnement plus global des sociétés italiennes et espagnoles. À l’exemple des récits de voyage – qui ne peuvent être exhaustifs –, les pièces donnent ainsi l’impression de parler d’une totalité ; après tout, le voyageur prend ses photos (ou écrit son journal de bord) parce qu’il juge que les scènes photographiées / écrites lui permettront ultérieurement de se rappeler son voyage en entier. Chaque pièce « se présente comme un cosmos miniaturisé »33 qui assure une médiation entre le singulier et l’universel de l’expérience du voyageur de façon à donner l’impression d’offrir un tableau complet de ces pays. Les moments particuliers, les épisodes précis, les personnages typiques et campés sont autant de moyens utilisés par le promeneur pour ne pas avoir à décrire l’intégralité physique des lieux.
23En outre, les sept pièces d’« Espagne et Italie » rendent toujours compte d’un événement ou d’un personnage singulier. Du diable qui surgit de « la grand’manche de Padre Pugnaccio, ricana[nt] comme Polichinelle »34 au marquis d’Aroca qui surgit d’un buisson où il était caché, le narrateur-photographe cherche à créer une impression de « couleur locale », exotisme oblige. Une telle singularité rend nécessaire l’ancrage des pièces dans la « réalité », puisque leur crédibilité dépend en dernier ressort de leur capacité à créer un effet de référentialité. Naïf, fureteur, le regard du promeneur semble donc se fixer dans une représentation spontanée et objective de ce qu’il aurait vu, faisant ainsi ressembler ses pièces à autant de clichés photographiques.
24Relevant de la logique du voyage, ces clichés sont finalement arrangés selon une séquence précise, qui forme la syntaxe de l’itinéraire du narrateur. « Henriquez », par exemple, reprend, un an plus tard, l’histoire des personnages qui ont entre-temps tué le marquis qui les avait tout juste débusqués dans la pièce précédente, « Le marquis d’Aroca ». Notons également que les pièces ne se situent pas indifféremment en Espagne ou en Italie. Respectant à cet égard la logique du monde qu’elles explorent, les pièces I à V se déroulent en Espagne ; les pièces VI et VII, en Italie, comme si le livre ne pouvait complètement faire fi d’un certain principe de référentialité, sans quoi il deviendrait complètement improbable. Aussi incongrus soient-ils, ses sept croquis demandent à être lus comme vraisemblables justement parce qu’ils s’ordonnent selon la convention de l’itinéraire de voyage : par la voie de la singularité des scènes décrites, le livre devient un album de photos qui prend effectivement le relais du carnet de voyage. S’accolant les unes aux autres, les pièces deviennent autant de témoignages d’un itinéraire qui ne fut jamais accompli. Plus que d’être fictive, la promenade du narrateur de Gaspard de la nuit est finalement fausse. Son itinéraire ne peut que reposer entièrement sur l’univers des signes.
25Mais si le but de la promenade de Gaspard de la nuit n’est pas de nous faire connaître des lieux précis, quel est-il donc ? Le promeneur semble nous offrir la réponse à cette question au terme de son itinéraire : « Ce n’est point avec le froc et le chapelet, c’est avec le tambour de basque et l’habit de fou que j’entreprends, moi, la vie, ce pèlerinage à la mort »35, écrit Bertrand dans la toute dernière pièce d’« Espagne et Italie ». Macabre, le couplet est aussi prémonitoire. Par les livres, Bertrand invite son lecteur à voyager dans le temps et l’espace sans restriction aucune. Invoquant les pays les plus fantaisistes et les plus irréels, le promeneur nous parle tantôt de l’Espagne, tantôt de l’Italie, tantôt du vieux Paris, mais toujours de manière à nous divertir. En oblitérant sa référentialité, le recueil se bâtit comme Livre par la force des autres livres. La fausseté de son architecture constitue ce qui justement le rend plus vrai que la vérité car, en ne cherchant pas à restituer la vérité du monde, le livre met le doigt sur ce qui se trouve derrière et que seule la poésie, au sens où les romantiques entendent ce mot, peut révéler.
26Débordant la matérialité du corps, la promenade sert l’âme du promeneur d’où peut naître le poétique. « Perpétuel jeu du corps et de l’âme, la promenade est la glande pinéale du poétique. Elle est soumise aux météorologies et aux humeurs. »36 Grâce à sa sincérité et sa spontanéité (il fait mine de raconter spontanément ce qui s’offre à lui), le promeneur de Gaspard de la nuit peut échapper au monde et réfléchir à des problèmes qui le dépassent : « Dansons et chantons, nous qui n’avons rien à perdre, et que derrière le rideau où se dessine l’ennui de leurs fronts penchés, nos patriciens jouent d’un coup de cartes palais et maîtresses ! »37 Comme dans « Voici le printemps » et « Un soir dans une chaumière », la promenade géographique d’« Espagne et Italie » est un itinéraire biographique. Le promeneur nous a parlé d’une Espagne et d’une Italie qu’il n’a jamais vues mais qu’il a tout de même visitées à travers (et avec) Vigny, Chateaubriand, Calderon, Lope de Vega et Lord Byron. Il nous invite à refaire avec lui ce voyage qui, par la force de l’intimité qu’il suscite, devient une promenade. Échange spirituel, sentimental presque, le voyage espagnol et italien de Bertrand est une promenade biographique où le lecteur peut recomposer, par la force des épigraphes, les endroits que le Dijonnais a vus dans les livres. Dépassant la géographie pour rejoindre la sphère de l’intime et du spirituel, Bertrand se fait ainsi poète.
27Genre hybride, le poème en prose entretient des liens avec les genres de la nouvelle, du conte et même la prose prophétique38. Or le poème en prose bertrandien emprunte aussi au régime narratif de la promenade pour atteindre la sphère du poétique. En engageant ses textes au-delà de la frontière du récit de voyage, Bertrand les conduit aussi à dépasser la sphère du réel pour rejoindre celle de l’intime. L’esthétique du déplacement que les textes de Bertrand mettent en place illustre bien la remarque que fait Pierre Brunel à propos du récit de voyage en général : « L’écriture, condition apparente de la mimèsis du voyage, pourrait en devenir le lieu même. »39
28Solitaire et introspectif, le promeneur de Bertrand annonce ainsi le flâneur de Baudelaire qui, une quinzaine d’années après la publication de Gaspard de la nuit, déambulera autour de Paris tout en cherchant surtout à explorer la sphère intime du Parisien. Dans la lettre-dédicace à Houssaye, Baudelaire parle de « rêverie », d’une prose poétique qui naît « de la fréquentation des villes énormes »40. Sans dire que la ville baudelairienne fonctionne textuellement comme les pays « visités » par Bertrand, on peut penser que, comme dans Gaspard de la nuit, la découverte du monde mène, chez Baudelaire, à la connaissance du poète.
29Ontologiques, les promenades de Bertrand et Baudelaire sont surtout des promenades qui se situent à l’intérieur des frontières de la France. Alain Montandon écrit que la promenade « ne mène pas au lointain, à l’inconnu, mais reste dans un espace connu, dans l’espace de sa culture »41. Intérieure et livresque, la promenade bertrandienne reste encore et toujours française. L’univers des signes qu’elle met en place relève d’une construction et d’une fabulation mentale essentiellement françaises : celle d’Aloysius Bertrand, auteur romantique jamais sorti de Dijon et qui n’a connu l’autre qu’à travers ses livres.
Notes de bas de page
1 Lorsqu’il vit à Paris, sa mère lui envoie de l’argent quand elle peut. Souffrant de phtisie, il a passé la plus grande partie de ses dernières années à l’hôpital.
2 Henri Corbat, Hantise et imagination chez Aloysius Bertrand, Paris, Corti, 1976, p. 25-26.
3 Sur Bertrand et Dijon, voir les travaux de Francis Claudon, notamment : « Aloysius Bertrand, Dijon et le romantisme », dans Les Diableries de la nuit. Hommage à Aloysius Bertrand, Fr. Claudon éd., Dijon, Éditions universitaires, 1993, p. 9-16 ; « Bertrand et Dijon », Cahiers du Centre d’études des tendances marginales dans le romantisme français, n° 2, 1993, p. 12-23.
4 Le Spectateur de Dijon, 4 mai 1830. Le texte est reproduit dans Aloysius Bertrand, Œuvres complètes, H. Hart Poggenburg éd., Paris, Champion, 2000, p. 352-353. Par convention, nous intitulons le texte d’après ses premiers mots : « Voici le printemps… »
5 Sur la rhétorique de la spontanéité, voir l’article de Philippe Antoine dans le présent volume.
6 Si la date de parution du texte nous prévient d’en faire une lecture biographique, l’on peut penser que l’exclamation reste gravée dans l’esprit de Bertrand lorsqu’il se meurt à l’hôpital Necker une décennie plus tard.
7 « Le sujet lyrique n’est donc pas à entendre comme un donné qui s’exprime selon un certain langage, la langue changée en chant, mais comme un procès, une quête d’identité. » (D. Rabaté, « Énonciation poétique, énonciation lyrique », dans Figures du sujet lyrique, D. Rabaté éd., Paris, PUF, 1996, p. 66.
8 Aloysius Bertrand, « Un soir dans une chaumière », dans Œuvres complètes, p. 406 (désormais OC suivi du numéro de page entre parenthèses). Comme le texte est très peu connu, en voici l’argument : le narrateur – on peut penser qu’il s’agit de Bertrand lui-même – n’a pas oublié l’accueil qu’il reçut un soir où une averse le surprit pendant une promenade. Il se rappelle cette nuit et le souvenir qu’il a de ces gens et de ces lieux.
9 A. Tripet, La Rêverie littéraire. Essai sur Rousseau, Genève, Droz, 1979, p. 83.
10 Ch. Montalbetti, « Entre écriture et récriture de la bibliothèque. Conflits de la référence et de l’intertextualité dans le récit de voyage au xixe siècle », dans Miroirs de textes. Récits de voyage et intertextualité, S. Linon-Chipon, V. Magri-Mourgues et S. Moussa éd., Nice, Publications de la Faculté des lettres, arts et sciences humaines, 1998, p. 3.
11 « Préface », OC, p. 105.
12 S. Partsch, Rembrandt. Sa vie, son œuvre, Weert (Pays-Bas), Royal Smeets Offset, 1991, p. 100.
13 Ce recours à la bibliothèque est bien sûr fréquent dans la littérature de voyage et, ici, Bertrand s’inscrit dans une tradition séculaire, qu’il reprendra dans les pièces de Gaspard de la nuit.
14 A. Montandon, « Le paysage du promeneur », Revue germanique internationale, n° 7, 1997, p. 193-203.
15 La publication du recueil de Bertrand est d’ailleurs elle-même le résultat d’une promenade : « J’étais un jour assis à l’écart dans le jardin de l’Arquebuse […]. Immobile sur un banc, on eût pu me comparer à la statue du bastion Bazire. […] La toux d’un promeneur dissipa l’essaim de mes rêves. » (« Gaspard de la nuit », OC, p. 92) Le narrateur engage avec le promeneur une conversation sur l’art jusqu’à ce que, vers la fin de leur discussion, le promeneur lui offre un manuscrit qui est celui des « Fantaisies de Gaspard de la nuit » et que le narrateur publiera finalement, faute d’avoir pu retrouver son auteur : « Si Gaspard de la nuit est en enfer, qu’il y rôtisse. J’imprime son livre. » (ibid., p. 104)
16 Ph. Antoine, Les Récits de voyage de Chateaubriand. Contribution à l’étude d’un genre, Paris, Champion, 1997, p. 96.
17 OC, p. 219
18 Cet ouvrage entretient par ailleurs des liens étroits avec le genre du récit de voyage : « C’est sur les lieux même que j’ai pris, pour ainsi dire, les vues de Grenade, de l’Alhambra, et de cette mosquée transformée en église, qui n’est autre chose que la cathédrale de Cordoue. Ces descriptions sont donc une espèce d’addition à ce passage de l’Itinéraire [dont Chateaubriand cite ici la septième et dernière partie]. » (« Avertissement », dans Les Aventures du dernier Abencérage, J.-Cl. Berchet éd., Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 202)
19 OC, p. 220-221.
20 OC, p. 209.
21 « La chanson du masque », OC, p. 230.
22 « Padre Pugnaccio », OC, p. 228.
23 « La cellule », OC, p. 217.
24 J.-L. Guerena, « L’exotisme espagnol dans Gaspard de la nuit », Pont de l’épée, n° 1, 1957, p. 82.
25 « Le marquis d’Aroca », OC, p. 222.
26 « Henriquez », OC, p. 224.
27 « Padre Pugnaccio », OC, p. 228.
28 « La chanson du masque », OC, p. 230.
29 A. Detalle, Mythes, merveilleux et légendes dans la poésie française de 1840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976, p. 57.
30 « La photo et le cinéma dans le poème en prose d’Aloysius Bertrand », Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, t. 134, 1993-1994, p. 351. On a beaucoup écrit sur le cadre pictural des pièces de Gaspard de la nuit. Comme il nous semble qu’il n’y a pas antinomie entre le regard qui se pose sur la toile et celui qui se pose sur la photographie, nous n’insistons pas davantage sur cette question.
31 Vers la fin de sa vie, Bertrand s’est intéressé à la technique du daguerréotype.
32 OC, p. 217.
33 G. Vanhèse, « Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand. Un parcours imaginal », Cahiers Gérard de Nerval, n° 15, 1992, p. 52.
34 « Padre Pugnaccio », OC, p. 229.
35 « La chanson du masque », OC, p. 230.
36 A. Montandon, art. cité, p. 200.
37 « La chanson du masque », OC, p. 231.
38 Sur ces liens, voir N. Vincent-Munnia, Les Premiers Poèmes en prose : généalogie d’un genre dans la première moitié du xixe siècle français, Paris, Champion, 1996.
39 P. Brunel, « Préface », dans Métamorphoses du récit de voyage, Fr. Moureau éd., Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1986, p. 11.
40 Ch. Baudelaire, « À Arsène Houssaye », Petits Poëmes en prose (Le Spleen de Paris), R. Kopp éd., Paris, Gallimard, 1973, p. 22.
41 A. Montandon, art. cité, p. 200.
Auteur
Université Laval, Québec.
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