Le rire
p. 201-206
Texte intégral
Les ressorts du rire
Éviter de courir après le rire
1Il faut éviter de courir après le rire, d’être volontariste. L’écriture a son effet, il faut juste trouver comment faire la rupture, comment produire l’effet, et toujours rester dans la sincérité. Dans les scènes d’énervement, si cela va jusqu’à la violence, ce n’est plus drôle. Si c’est en dessous, ça ne fait pas rire non plus. Il faut toujours la juste valeur, et ce n’est pas si évident que cela. C’est pour cela que l’acteur au théâtre doit avoir la capacité de fixer les choses et de les reproduire avec la même justesse. C’est là le grand talent de l’acteur. Bien sûr, il y a le travail, mais il faut arriver à reproduire toutes les trouvailles de répétitions qui créent une émotion. Cet art de fixer, je ne sais pas comment cela marche… Il faut toujours être disponible, c’est pour cela que je me méfie du jeu volontariste parce qu’on ne fixe que quand on est ouvert, quand on n’a pas « à faire », à plaire. Quand on a compris cela, on peut mieux travailler, et on est moins dans la souffrance.
2Abbes Zahmani (2009)
Surfer sur la vague de rire
3C’est très musical. Mais il y a beaucoup de pièges ; si on le joue trop musical, ce n’est pas drôle ; et si on le joue comme si c’était du cinéma, ce n’est pas drôle non plus. Il y a un juste milieu qui est assez difficile à travailler. Pour les acteurs, c’est génial. Il ne faut pas être artificiel, il faut être très concret. On dit « il faut être fou » ; je ne crois pas. Je crois qu’il faut être très sérieux, jouer ce qui est écrit. C’est Feydeau lui-même qui est fou, on n’a pas besoin d’en rajouter. Il ne faut pas attendre que les spectateurs rient, il faut essayer de surfer. Au contraire, le rire donne une espèce de respiration et on peut aller presque plus vite. Comme on est obligé de compter avec les rires, c’est comme un bateau qui flotte sur la vague et on fait du surf. Si la vague est bonne, on peut aller très loin.
4Gilles Privat (2010)
Le retour physique de la salle
5Si le public ne rit pas, tant pis, je passe à la scène suivante. Et si le public rit beaucoup, je le stoppe en parlant. Il faut me suivre, moi, ce n’est pas moi qui suis le public. À mon avis, c’est comme cela que des acteurs se perdent ou font du mauvais boulevard : ils suivent le public. Je n’attends pas la fin du rire pour dire la phrase, je parle plus fort, mais il faut que ça continue, parce que pour nous, les situations continuent à vivre. Mais ce qui est difficile dans ces spectacles-là, c’est qu’on a vraiment besoin d’un retour-public, d’un retour physique de la salle. C’est comme un punching-ball. On bagarre, et si en face quelqu’un nous remet des coups de poing, ça peut être formidable.
6Laurent Stocker (2007)
Que le public prenne la vitesse avec l’acteur
7C’est très violent, la première. C’est tellement de travail, à répéter, mais on ne doit pas voir le travail. On ne mettrait même plus la reconnaissance du travail dans le rire tant on a oublié que c’était drôle. Le rire nous dérange presque, car on sait qu’on doit continuer, et plus ça rit, plus on doit aller vite. Il faut gérer la vitesse avec le public. On est embarqué sur une pente sans frein tous ensemble, il ne faut pas qu’on dérape tous ensemble. Il faut que le public prenne la vitesse avec nous. Moi je continue, je trace, sinon on perd la vitesse. Si je freine en pleine pente, on se casse tous la figure.
8Anne Benoît (2010)
Ce qui est drôle sur le papier
9Même si chez Feydeau, il y a un propos et des choses profondes, on est vraiment dans le « ça rit / ça ne rit pas ». Et Feydeau est très frustrant à travailler. C’est un des rares auteurs pour qui c’est drôle sur le papier, et sur scène et en répétitions il y a des moments de désarroi. Je fais souvent confiance aux premières lectures. Répéter, c’est un peu essayer de retrouver ce qu’on a trouvé à la découverte d’un texte, cette fraîcheur, cette instantanéité de la réplique. Je me souviens d’une scène des Fiancés de Loches qui, à la première lecture, m’avait fait franchement rire, alors que je ne savais même pas que j’allais jouer le personnage. Et le travail a été vraiment dur et long : toutes les propositions tombaient à plat. Puis, en réglant une question de position, d’un seul coup, le rapport était juste. Mais avant, tu penses avoir trouvé quelque chose, et puis, c’est un bide. Et ici le bide est immédiatement sensible. D’où l’intérêt de gagner du temps en regardant les didascalies pour comprendre ce que voulait Feydeau, et pour trouver ensuite ce qu’on va proposer d’autre, ou en plus. À la représentation, parfois, on est surpris : un jeu de mots absurde fait rire ; c’est aussi grâce à la faculté du comédien d’assumer, de le sortir. Mais le jeu de mot arrive au troisième acte, au moment où le public a déjà tout accepté, est prêt à tout croire et a posé son cerveau, et cela aide aussi beaucoup s’il est en empathie avec le personnage. Dans ce théâtre, il est nécessaire d’aller encore plus loin qu’ailleurs, de s’exposer encore plus. C’est vrai que si ça marche il y a le risque de racoler un petit peu, d’aller chercher le public. C’est au metteur en scène de régler cela. Ce que je trouve le plus dérangeant, quand il y a des clins d’œil soulignés au public, c’est que cela revient à dire : « Je t’explique ce qui est drôle. » Et quand on t’explique ce qui est drôle, ce n’est plus drôle.
10Mounir Margoum (2013)
Les formes du rire
Un rire de défense
11Cette sûreté de soi, cette vanité, cet égoïsme, cette façon de s’écouter parler sont typiquement français. Au fond, quand je joue ce rôle-là [le rôle de Champbourcy dans La Cagnotte de Labiche et Delacour], j’ai beau avoir un costume du xixe siècle, je peux vous assurer que je n’y pense jamais. Bien sûr, il est indispensable, car jouer cela en costume moderne ce serait une ineptie, parce qu’il n’y aurait pas la distance nécessaire. On est là finalement dans le paradoxe du comédien : la distance et en même temps l’intégration à l’intérieur de soi-même.
12Une fois qu’on a fait le travail de reconstitution, on ne pense plus à quel siècle ou à quelle époque appartient le personnage. D’ailleurs le public, qui en principe doit rire, vous dit lui-même que vous êtes un personnage du xxe siècle puisqu’il réagit, le rire étant dans le fond une défense. Les gens rient des personnages de Labiche parce qu’ils se retrouvent en eux, et en même temps ils ne veulent pas l’admettre tout à fait, alors ils rient en pensant qu’ils ne sont que leurs cousins, en fait ils sont leurs frères.
13Yves Gasc (1988)
Ne pas faire l’économie du ridicule
14Lors de la création je disais aux acteurs : « Acceptez que les spectateurs rient à vos dépens. Il ne faut pas chercher à provoquer le rire, il doit venir parce qu’on se moque de vous, de vous jouant les rôles. » Il y a aussi beaucoup de tendresse dans ce théâtre-là. Ce sont des petites gens et moi j’adore leurs défauts, je trouve qu’il y a de la poésie à les observer.
15On est toujours à la limite du ridicule. C’est là où le rire est salvateur. Faire l’économie du ridicule, c’est se considérer à tort comme trop intelligent. Je pense qu’il faut payer le prix de l’audace qu’il y a chez Labiche. Il y a des contrastes. Un expressionnisme. Quelque chose des dessins primitifs ou de l’art brut. Ce travail sollicite des sources qui sont très contrastées, en musique, en peinture, en architecture.
16Julie Brochen (2009)
Un rire inquiétant
17Je pense à la mise en scène de La Dame de chez Maxim de Feydeau par Jean-François Sivadier [dans laquelle je jouais le rôle de Petypon]. C’est extrêmement puissant de sentir des gens qui ne peuvent plus s’arrêter de rire dans la salle. On sent bien qu’il y a quelque chose de totalement irrationnel dans le rire. Ce n’est pas la purgation des passions, il n’y a rien de cathartique dans le vaudeville et c’est justement ça qui lui donne une virulence incroyable. C’est inquiétant, le rire. Et Feydeau ou Labiche ne cherchent aucun accommodement avec la société qu’ils sont en train de représenter. Le rire devient intéressant dès lors qu’il n’a plus de cible, qu’il n’est plus orienté vers une critique. C’est bien plus abstrait. Les ressorts du vaudeville sont très codifiés et à l’intérieur, il faut chercher l’abstraction. C’est comme une sorte de transe qui s’empare parfois des spectateurs.
18Nicolas Bouchaud (2012)
Faire rire le public à des endroits où il ne s’y attend pas
19Avec Quatre Pièces de Feydeau, je cherchais un quatuor d’acteurs, au sens musical, pour une sorte de sonate en quatre mouvements pour travailler le thème des revenants dans le théâtre de Feydeau : l’éternel serviteur, l’éternel confident, l’éternel mari, ce personnel qui revient sans cesse. Anne Kessler et Laurent Stocker jouaient les enfants de Fiancés en herbe puis les époux de Feu la mère de madame. Les pièces étaient enchaînées : on voyait d’abord les enfants imaginer, rêver comment ils pourraient faire les adultes, différemment ; et puis la catastrophe d’être adultes, d’être pris au piège de sa propre peau. Ces enfants risquent d’être pires que leurs parents et toute leur famille, c’est cela qui est drôle ! Pour la transition entre le désert de la chambre à jouer des enfants, et la chambre à coucher des adultes, un monstre arrivait : un lit de plus de 300 kilos descendait sur le plateau vide – à cause de ce lit on a dû avoir une deuxième salle de répétition… La catastrophe n’est pas le mariage, mais le lit du couple, d’où son poids. Je voulais raconter le côté triste, solitaire, sans protection de Feydeau lui-même et de ses personnages. Joseph qui annonce la nouvelle d’une mort à un couple se trompe de porte ; il doit à nouveau rapporter cette douleur à la famille voisine. Quelle catastrophe c’est de devoir refaire cette tâche. Pourquoi se trompe-t-il ? Que voit-il dans sa vie ? Il semble pris dans une faute éternelle. Christian Hecq a travaillé avec une paire de lunettes énormes et impossibles à porter. On a répété avec cela jusqu’à ce que cela ne devienne plus drôle du tout, mais existentiel. L’acteur voit « hors réel ». En emmenant Christian Hecq un peu en dehors de son terrain, cela faisait que ses personnages étaient à côté de l’acteur, fragiles, égarés, magnifiques. Dans toutes les pièces, il y a des rêves de beauté qui sont ratés, rendus impossibles à la fin de la pièce. Moi, je cherchais à faire rire le public à des endroits où il ne s’y attend pas, où c’est vraiment glauque, où il y a des abîmes, des regards dans le vide, presque des arrêts dans le jeu. Les acteurs ont bien compris qu’on n’allait pas chercher après le rire… C’est un autre rire. C’était aussi une surprise. Pendant les filages, bien souvent, je me disais : « Si ça c’est drôle, je suis un chameau ! » À la première, ce soulagement ! quand on est sur le plateau, ça met un peu de beurre sur la tartine… On va voir Feydeau pour rire à des endroits qui sont a priori clairs. Si on voit que dans le sandwich il y a autre chose, on est beaucoup plus curieux, et on se rend compte qu’il ne s’agit pas de rire de quelque chose de banal que tout le monde connaît, de quelqu’un qui s’est pris le pied dans une porte, mais des interstices, des grands abîmes entre les personnages, et de la solitude. Au lieu d’éduquer le public à rire là où c’est clair, j’ai cherché à montrer avec une finesse brutale tout ce qu’on peut imaginer entre les lignes du texte de Feydeau. Les canons et les règles de l’horlogerie de Feydeau sont tellement forts qu’on peut jouer un peu avec et que Feydeau résiste à tout ; si quelqu’un gagne à ce jeu, c’est toujours Feydeau.
20Gian Manuel Rau (2012)
Pire c’est, plus on rit
21Rimbaud écrit, si peu de temps avant, dans l’alchimie du verbe « Un titre de vaudeville dressait des épouvantes en moi. » On peut mourir de rire, on peut mourir de vouloir rire à tout prix. Le vide guignolesque de ces farces conjugales leur permet une déraison sans limite. La folie y règne en maîtresse, la grimace nous plonge dans la stupéfaction de notre propre rire : tout à coup, en plein fou rire, c’est de nous-mêmes que nous nous effrayons.
22C’est facile Feydeau, il suffit d’être tragique et d’en faire rire à mourir. Il faut pousser le texte dans ses retranchements, pousser les feux, aller au bout de la mécanique de l’absurde proposée pour que s’écroule ce que je déteste quand j’assiste à un Feydeau salonard ; la rigolade poliment salace qui ne touche à rien de l’âme des personnages, des spectateurs, surtout à rien, sur une scène qui n’agite rien, ne décape rien, ne dévore rien.
23Non, non. Faisons apparaître les monstres, les hystériques, hommes ou femmes, les loups, les étranglés de rage, les apoplectiques de la méchanceté.
24Pire c’est, plus on rit. C’est étrange.
25C’est un théâtre panique, échevelé, éructant, d’extrême mauvais goût, jusqu’à l’obscène, au scatologique, au blasphématoire, au diabolique. Ils sont tous des possédés de Loudun, des exorbités, des hyperthyroïdiques.
26Ils éclatent. Ils tonnent.
27Ils ont la voix qui se barre dans les aigus.
28Ils ne sont plus humains à force d’être chargés de toutes les tares des humains. Ils sont surhumains de bêtise, inhumains de grotesque, mythologiques mais dans la gargouille qui se prendrait les pieds dans tous les tapis.
29Ils ne crient pas, ils aboient.
30Ils n’aboient pas, ils éructent.
31Ils n’éructent pas, ils ferraillent avec leurs mots la haine à l’état pur, au pur état de médiocrité.
32Jean-Michel Rabeux (2004)
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GénétiQueneau
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Daniela Tononi
2019