Le comédien bousculé
p. 187-195
Texte intégral
Vous avez dit « personnage » ?
Ne demeure que le squelette en fer-blanc de leur paraître
1Ils sont hors d’eux. De leur âme, et depuis tellement longtemps qu’on est en droit de s’interroger sur son existence.
2Ont-ils une âme ? Pour quoi faire ?
3Ont-ils un corps ? Où est-il leur corps ?
4Comme leur sexe, ils l’ont égaré. Chargeons cet égarement ; usons, abusons de travestissements et du clownesque qu’il engendre. Faisons jouer certains rôles de femmes par des hommes, ou l’inverse, qu’un monstre apparaisse et ridiculise toutes les dignités sociales. Pas à tous les coups, par à-coups, pas par démonstration idéologique quelconque, mais parce qu’ils ont perdu leur sexe en route en effet, avec leur corps, leur esprit, leur cœur, sans parler du cerveau. Ils se sont perdus, ils n’ont plus de fond, plus de peau, plus d’être.
5Ne demeure que le squelette en fer-blanc de leur paraître. Ne demeure que leur statue sociale, leur statut social.
6Les squelettes s’entrechoquent à mort, se rompent les os, se cassent les oreilles. C’est l’enfer. Le conjugal en fer. La ferraille de la farce. Amen.
7Jean-Michel Rabeux (2004)
Faire confiance au costume
8Mes grandes oreilles et mes dents de lapin vous ne les auriez pas fait porter à certains acteurs parce que ça aurait gêné leur intégrité physique. Pour moi, ce sont des aides de jeu. J’aurais bien voulu les avoir encore plus tôt. Mais il faut du temps pour que ça se fabrique. On les aurait eues plus tôt, on aurait gagné du temps. Moi, j’aurais gagné du temps en tout cas. Tant que vous ne réalisez pas la tête que vous aurez, c’est quand même difficile d’interpréter le personnage. On a beau se dire plein de choses sur le personnage, son côté ridicule, vaniteux, pédant, veule, des millions de types physiques peuvent être comme ça. Mais quand tout d’un coup vous ajoutez une calvitie, des grandes oreilles, c’est très différent. Avoir des dents de lapin, ça modifie votre façon de parler ; vous vous mettez à zozoter et vous savez que si vous êtes comme ça devant quelqu’un, avec ces postiches, c’est forcément beaucoup plus drôle. Dire « noisette » avec des dents de lapin, ça ne sonne pas comme « noisette » dit normalement.
9Quand vous avez l’air ridicule, quand vous êtes grimé comme ça, avec vos dents de lapin, la calvitie mal gérée à la Giscard d’Estaing, habillé comme ça avec votre pantalon trop court, vos chaussettes rouges, il y a plein de choses que vous n’avez pas besoin de jouer. Vous êtes ridicule, vous n’avez pas besoin de jouer le ridicule. Ça permet de libérer de l’énergie pour jouer la sincérité des situations. Tandis que si je devais jouer Labiche dans une mise en scène que je qualifierais d’idiotement moderne, j’aurais beaucoup plus de travail encore pour montrer ce personnage ; il n’y aurait pas beaucoup de signes donnés au spectateur, physiquement en tout cas, sur mon appartenance sociale, mon tempérament, sur le style de bourgeois que je suis.
10Philippe Torreton (2010)
Respirer avec un corset
11Le corset, c’est indispensable. On ne peut pas jouer Feydeau si les femmes n’ont pas de corset. On ne peut pas jouer de la même façon : elles ne respirent pas de la même manière. Et le corset c’est extraordinaire à dénoncer pour une actrice. On a enfermé les femmes pendant deux siècles là-dedans. Mes grands-mères ont porté le corset, elles m’en parlaient : ça leur modifiait le corps. C’est un instrument de soumission de la femme, presque pire que la burka parce que ça fait mal : elles ne pouvaient pas courir, pas s’asseoir. Une actrice qui répète Feydeau sans corset, ça ne va pas. Il faut remonter dans l’histoire comme vers un pays lointain. Il faut faire ce voyage quand on veut jouer ces auteurs-là.
12Bernard Murat (2013)
Un montage de comportements
13C’est totalement inutile sur Feydeau de se poser des questions sur le personnage du type « elle pourrait être comme ci ou comme ça ». Ses didascalies sont d’une telle précision qu’il suffit de les suivre à la lettre. Feydeau écrit la partition entière du comportement des personnages, et c’est l’accumulation de didascalies, très précises, qui constitue un comportement. Par exemple, « brusquement », « sur un ton sans réplique », « avec un profond dédain » : tous ces comportements accumulés font qu’ensuite on peut caractériser le personnage. Plutôt que de se dire « c’est une emmerdeuse, ceci, cela, donc je vais jouer une emmerdeuse », je vais la jouer sans a priori. Je vais juste faire cette réplique comme elle est indiquée « avec un profond dédain », et puis juste après il y a une didascalie comme « lyrique dans sa douleur », juste après ! Le collage de tout ça va produire quelque chose que le spectateur pourra qualifier de personnage, de ci ou de ça… Mais ce n’est pas l’acteur qui qualifie.
14Anne Benoît (2010)
Des lignes brisées plutôt qu’une ligne continue
15Strindberg disait que les personnages, c’est comme une chemise faite avec plein de bouts d’étoffes différentes, c’est comme le manteau d’Arlequin. Pour nous, c’est ça le jeu, de faire des lignes brisées plutôt qu’une ligne continue. Au début d’On purge Bébé !, je tentais d’être en colère, mais au bout de trois répliques on s’ennuie. C’est quand on travaille sur les ruptures que la vie apparaît.
16Gilles Privat (2010)
Se mettre dans tous ses états
Un jeu épileptique
17Il paraît qu’il faut se remuer beaucoup en l’an de grâce 1911. C’est ce que se dit Feydeau et il doit avoir raison. Il y a dix-huit ans, quand on a donné pour la première fois Monsieur chasse !, on raffolait des acteurs au comique lent. Aujourd’hui, surtout aux Nouveautés – est-ce le genre du théâtre qui veut ça ? – il faut jouer une pièce, serait-elle intitulée comédie, dans un mouvement endiablé. Si ça continue, en 1930, on n’engagera plus que des épileptiques.
18Armande Cassive (1911)
Avoir la fièvre de jouer Feydeau
19Parce qu’il faut se dire que ce sont des tragédies à l’envers, parce qu’il faut avoir la respiration de ça, il faut avoir le diaphragme de ça, il faut avoir la chaleur de ça, il faut avoir la fièvre de ça, il ne faut pas jouer ça ayant 37,2°C mais 38,9°C, il faut se dire que la catastrophe est imminente à chaque moment.
20Alain Feydeau (2006)
Un théâtre sportif
21On ne peut pas, chez Feydeau, arriver sur le plateau en se disant : « Je vais y aller ce soir à l’économie. » Il faut se perdre dans Feydeau. Et il y a eu des représentations du Dindon qui n’étaient pas bonnes ici, environ vingt ou trente sur cent quinze. C’est normal, on ne peut pas être bon à chaque fois, tout le monde ne peut pas être à l’unisson et au diapason de cette fébrilité. Chez Rédillon, à l’acte III, il y avait un bestiaire au mur. C’est un théâtre qui a à voir avec l’animal, ce que dit Rédillon d’ailleurs, il « promène l’animal »… C’est vraiment un théâtre animalier. Instinctif, animalier, sportif. Pour moi, c’est mon élément, j’aime beaucoup ça ! Il y a des spectacles qui me lassent au bout de la cinquantième, et je n’ai jamais été lassé de jouer ce spectacle. Mais si je joue ça toute l’année, je finis soit par être fou, soit par faire une crise cardiaque… Parce que c’est vrai que le cœur en prend un coup, quand on joue Feydeau, on a des palpitations. Il ne faut pas faire la fête la veille. C’est vraiment un régime de sportif qu’il faut avoir, il faut manger des sucres lents… C’est un training ! Il faut y être un peu caoutchouteux… hystérico-caoutchouteux.
22Laurent Stocker (2007)
Lâcher, reprendre
23Le théâtre est plus que la vie, et quand on lit ce qu’écrit Feydeau, c’est remarquable de dinguerie plausible. C’est le rôle de l’acteur de trouver comment on exprime cette exagération tout en gardant l’authenticité ; mais il faut injecter ce grain de folie, ce qui passe par une certaine musicalité, une certaine rapidité, un halètement, voire une hystérie dans les moments d’apogée. Avec Raymonde dans La Puce à l’oreille, je jouais une femme prise depuis sa naissance dans le carcan de la bourgeoisie. Peut-être que dans sa vie il ne se passe pas grand-chose : pendant que son mari travaille, elle s’occupe de l’intendance, fait ses emplettes, voit ses amis et tout va bien. Tout d’un coup, à cause d’un détail, il se passe quelque chose d’explosif, la pelote de laine tombe et tout déraille. Pour moi, elle vit une tragédie : elle croit que son mari est alcoolique, infidèle, qu’il la trompe dans un hôtel de débauche. D’habitude, elle se tient, elle sauve la face et ne montre rien. Feydeau déplace sa rigidité, et c’est très beau : elle est très amoureuse de son époux et va aller jusqu’au bout pour le récupérer. Quitte à se mettre dans des états pas possibles elle-même et à montrer ce que son milieu n’autorise pas. Il faut qu’elle récupère son mari qui doit revenir à la raison, quitte à ce qu’elle-même parte en vrille. Cette femme qui ne montre pas ses émotions est ici obligée de le faire. Ça la dépasse. Mais même dans ces moments-là, elle ne lâche pas son époux. C’est très jouissif de jouer l’alternance de la folie et de la raison qui revient. Chez Feydeau, cela fonctionne comme cela : il creuse la faille, il regarde comment on lâche des choses. Certaines caméras cachées qui me font mourir de rire, comme celles de François Damiens, montrent des personnes qui se tiennent devant des situations intenables, puis lâchent des choses, suffoquent, malgré eux, cela fait des années qu’ils n’ont pas exprimé cela. On donne, on reprend, on donne, on reprend. C’est ce qui est jouissif à jouer. Tout ce qu’on nous apprend à gommer dans la vie, on peut le montrer sur le plateau. Oui, c’est un théâtre physique. Il faut travailler avec notre instinct, mais aussi avec la tête, car tout est précis dans cette horlogerie. Et on ne peut pas tout le temps déborder.
24Émeline Bayart (2013)
Se laisser dépasser
25Quand on joue Feydeau, on est obligé de devenir bête, de se laisser dépasser, dans le bon sens du terme. Très vite on atteint la grâce de l’acteur. C’est comme le travail de clown. Si on ne veut pas faire du mauvais boulevard. Je pense que le rire auquel Feydeau travaille est très pointu, très intelligent. Il faut être totalement ouvert et totalement innocent. Les personnages arrivent sur le plateau pour être perdus ou pour être en retard.
26La vraie contrainte, c’est de savoir comment on met en scène cette machine sans chercher à être brillant, à cabotiner ou à être plus intelligent que l’auteur, mais en se laissant dépasser et en mettant le public en position d’écrivain ou de scénariste. Ce qui est horrible, c’est quand Feydeau est monté au boulevard comme si c’était le terrain idéal pour les acteurs pour briller. On oublie qu’il y a une poésie incroyable, non dans la langue, mais dans les situations et le rêve de Feydeau sur le théâtre.
27Jean-François Sivadier (2009)
Jouer ou déjouer les traditions de jeu
Une sobriété hypnotique
28La sobriété des gestes est indispensable. Le vaudeville ne demande pas qu’on s’agite autant qu’on le croit. L’essentiel est qu’on reste dans la vérité et qu’on s’approche le plus possible de la vie. Pour ma part, j’obtiens de gros effets en disant des énormités avec une apparence naïve. L’effet d’inconscience apparente est un effet très sûr. Je me garde soigneusement pourtant de tout effet grossier. La trivialité, le ridicule du costume, les maquillages outrés : ce sont des procédés que je m’en voudrais d’employer et qui, à mon avis, sont inutiles. Je crois que, pour le vaudeville, un visage ouvert et riant est préférable à une figure fermée. Il faut surtout dégager une force de radiation, une sorte de pouvoir secret sur la foule. C’est un rayonnement magnétique, un fluide qui se dégage de l’acteur et décroche le rire.
29Armande Cassive (non daté, cité en 1973)
Familier et rythmé
30J’ai connu certains des comédiens sur la fin de leur vie qui avaient créé des pièces de Feydeau, Marcel Simon en particulier, qui était son grand interprète : Feydeau voulait que ce soit très parlé, très familier, très quotidien, pas du tout joué avec cette espèce d’exaspération, de clin d’œil, comme font tous les gens qui ne savent pas maîtriser leur personnage. Mais naturellement, tout cela dans un rythme, une cadence, une musicalité extraordinaires. Ce n’est pas pour cela qu’il faut le caricaturer. La folie chez Feydeau, c’est le naturel des personnages de Feydeau. Il n’y a surtout pas à se déchaîner au-delà de la réalité des situations. Il faut toujours jouer la situation, même quand elle vous emmène dans la folie.
31Jean-Laurent Cochet (2009)
Ne pas se placer en position de surplomb
32Le théâtre de Feydeau a été capté pendant toute une période par le genre de jeu boulevardier. Quand on regarde les acteurs de boulevard, je dis ça sans aucune critique, on est frappé par plusieurs choses : par une charge massive à l’intérieur des répliques – pourquoi pas ? ça fait encore plus rire. Mais on est frappé aussi par le fait que les acteurs qui jouent ça comme ça, jouent avec une idée qu’ils partagent avec le public sur le personnage qu’ils incarnent. C’est-à-dire qu’ils ont une sorte de surplomb, de jugement à la « moi on ne me la fait pas ; ce qui arrive au personnage, moi on ne me le ferait pas ». Ce n’est pas cette façon de jouer que je préfère, et ce n’est pas comme cela que nous avons travaillé avec Alain Françon.
33Guillaume Lévêque (2010)
Être dans l’instant
34La première chose que l’on peut dire, c’est qu’il n’y a absolument pas de psychologie dans les pièces de Feydeau. Le vrai problème, ce n’est pas de répondre à la question « Pourquoi ? », mais d’essayer d’emblée de poser la question : « Comment ça se joue ? » J’ose dire qu’il y a des acteurs qui n’y arriveront jamais – parce que trop naturalistes ? En tout cas, toute idée de vraisemblable est inadaptée à ces textes. Abordée de manière naturaliste, cette langue semble pauvre, sans intérêt, caricaturale, mais c’est parce qu’elle n’est pas située à l’endroit de sa juste production. C’est une écriture où le point d’exclamation règne en maître ; une réplique, c’est souvent : « Trois mots, exclamation ! Trois mots, exclamation ! Trois mots, exclamation ! » Qu’est-ce qui fait que tous ces personnages s’exclament ? Peu importe. Mais on se doit de dire à un acteur qui est dans l’affirmation simple d’une phrase que c’est une exclamative, et qu’il y a donc quelque chose de plus à faire entendre. Si le jeu s’éloigne du vraisemblable, si l’acteur se laisse mener par la situation plutôt que d’essayer de la contrôler, alors ça décolle, et c’est champagne ! C’est ainsi que l’excès peut arriver, mais il faut qu’il soit organique : les sentiments sont excessifs, les frustrations, les timidités, les audaces, les humiliations, tout est excessif. Cela me fait penser aux lithographies de Toulouse-Lautrec. Ce n’est pas de la pointe sèche : le trait est un peu épais, un peu forcé. Il y a quelque chose de similaire dans cette écriture. On a envie de grossir le trait, mais la figure doit rester belle, donc c’est très difficile. Entre le trop et le trop peu, c’est une crête sur laquelle il faut se tenir en équilibre – travail de funambule ! C’est aussi un problème d’ajustement. Pour arriver à trouver la forme d’amplitude, la forme d’insistance, et donc la valeur de cette langue, il faut des acteurs qui ont une mobilité de jeu incroyable, et qui sont capables de jouer en un instant une chose et son contraire, et surtout il faut qu’ils soient d’une crédulité de monstre. Je crois que Feydeau leur disait cela : il faut croire à tout ce qui arrive. Et à partir de là, il leur disait encore : « Quand un acteur n’est pas sincère, le public ne lâche pas l’acteur, il lâche la pièce. » Les personnages sont soit « ahuris », soit « étonnés », soit « scandalisés », soit « apeurés », etc. Les didascalies ne décrivent pas des états psychologiques, mais proposent les expressions d’un instant, et de phrase en phrase ça se retourne, ça change, c’est toujours en mouvement. La forme d’exagération à trouver passe évidemment par le corps et par un « être-là » opaque des acteurs. Ce qui ne veut pas dire surcharge pour la surcharge, et surtout pas stéréotype. Cette exagération-là, qui va avec la crédulité, me fait penser à cette phrase de Thomas Bernhardt dans Extinction : « L’exagération est la seule chose qui permet de supporter l’existence. » Je pense que c’est de ce côté-là qu’il faut chercher. Feydeau fait que ses personnages exagèrent parce que c’est leur seule possibilité de supporter l’existence dans laquelle il les a mis. Comme ils sont aussi submergés ou immergés par ce qui leur arrive, pour en rendre compte, il faut travailler dans le présent, dans l’instant, c’est un impératif catégorique. Parce que c’est dans l’instant que réside la contradiction, et surtout que l’instant ménage l’expression confondue du conscient et de l’inconscient.
35Alain Françon (2010)
Le dialogue est aussi bien une musique
36Pour tout dire, je me méfierais quand même de la tonalité « Belle Époque », disons que je craindrais de verser dans un genre d’opérette avec flonflon et chichis. Mais parisien, oui, Feydeau l’est éminemment, tout en connaissant bien l’Hexagone et ses différences ! Je n’arrête pas de parler de Brecht aux comédiens, de ce qu’il entendait par réalisme critique : mettre en jeu les signes nécessaires et suffisants, ne pas encombrer le paysage.
37Plus généralement, dans le théâtre dramatique, la question primordiale, le réel, c’est l’échange de paroles ! Ce que parler veut dire et rate forcément, le malentendu. Donc, avec Feydeau comme avec Molière ou Tchekhov, il faut travailler la langue, la langue telle qu’elle se parle entre ces gens‐là, dans ce temps‐là… et alors on s’aperçoit que le dialogue est aussi bien de la musique, quelque chose échappe et libère une énergie qui, se combinant avec les actions physiques – très souvent même concrètes chez Feydeau – met en branle une danse. Il n’y a plus qu’à obéir, se laisser conduire… et aller au bout. Chaque fois, c’est une jouissance singulière…
38Philippe Adrien (2010)
Ne pas composer
39On n’est pas complètement soi-même lorsqu’on joue un personnage de Labiche, il faut lui apporter le regard critique que lui-même portait. Il y a toujours une certaine distance à observer. Il ne faut pas oublier que la presque totalité des personnages de Labiche sont des imbéciles, des égoïstes, des vaniteux. Et ce n’est pas facile de jouer les imbéciles parce que d’une part, il ne faut pas aller trop loin dans la charge, et d’autre part, il faut que les personnages restent crédibles dans leur imbécillité. Ce qui fait la difficulté de ce théâtre, c’est d’y apporter une sincérité, et en même temps, avoir conscience que l’on joue des imbéciles.
40Je crois que pour jouer les personnages de Labiche il faut prendre conscience de l’époque où ils ont été écrits, de leur caractère, de leur spécificité, mais en même temps, on ne peut pas les aborder sans y mettre beaucoup de soi-même aussi. C’est-à-dire que dans le fond, il faut « se prendre pour un imbécile », penser que nous sommes les descendants de ces gens-là et que nous avons aussi ces défauts-là. Il en est de même lorsqu’on joue les traîtres, ou Tartuffe. On ne peut pas bien le jouer si l’on se dit que c’est un salaud total. Il faut justifier le personnage. Dans Labiche c’est la même chose. Il faut se dire qu’après tout, nous sommes peut-être aussi comme cela, nous autres, et qu’en faisant la satire de ces gens qui ont vécu au siècle précédent, nous faisons notre propre autocritique, comme Labiche a fait la sienne.
41Il y a encore trente ou quarante ans on composait Labiche. On pensait que ses personnages étaient ridicules et que, l’acteur ne l’étant pas, il lui fallait par conséquent les composer pour être vrai. Je crois que le progrès que nous avons fait sur Labiche réside en cela : même en trouvant ses personnages bêtes, égoïstes et vaniteux, nous savons que d’une certaine façon nous leur ressemblons, et que nous les jouons comme nous sommes nous-mêmes.
42Yves Gasc (1988)
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2019