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Texte libérateur, texte castrateur

p. 181-185


Texte intégral

Le texte au millimѐtre

Déplacements

1Feydeau est très fort car dans les déplacements inscrits en didascalies on peut trouver le corps de certains personnages. Parfois, on a l’impression qu’il y a des déplacements absurdes dont on ne voit pas intellectuellement l’intérêt. Mais si on comprend la situation, on peut trouver justement, dans le corps, du sens à ces déplacements qui nous paraissent inutiles. Après, on peut élaguer.

2émeline Bayart (2013)

Éviter de naturaliser le langage

3Chez Feydeau, il est important de bien examiner la ponctuation du texte car souvent le point n’est pas placé là où on pourrait l’attendre. Cela évite de naturaliser le langage, permet d’épouser la pensée du personnage, et du même coup cela invite aussi le spectateur à être attentif aux comportements des différents types de personnages qu’il découvre.

4Gilles David (2014)

Respecter la ponctuation

5L’une des choses qui a constitué le travail d’Alain Françon sur Feydeau, c’est la ponctuation. Parce que si on lit ses textes à plat, c’est quand même très angoissant à quel point c’est vide. Ça n’enlève pas l’art ou l’esthétique, c’est d’un vide absolu. Et Feydeau construit ce vide par la ponctuation. Pour pouvoir le jouer, l’incarner, il faut absolument respecter cette ponctuation. Par exemple, « Ah ! Ah ! Ah ! », ce n’est pas « ah ! ah ! ah ! ». Ou encore, si dans « Ah ! mon Dieu » il n’y a pas de majuscule au « m » de « mon Dieu », ça se dit d’une traite ; c’est différent d’un « Ah ! Mon Dieu » avec majuscule. Et c’est en respectant de façon bête cette ponctuation que l’acteur trouve sa place, pas en le faisant comme il en a envie. La part d’invention de l’acteur est là chez Feydeau. Plus on est dans le chas de l’aiguille, plus la liberté est colossale, car on a très faim ! J’adore trouer le chas.

6Anne Benoît (2010)

Une école de rigueur

7Les textes de Feydeau font partie des textes de théâtre les plus difficiles à apprendre. Bourrés d’onomatopées – il faut apprendre très scrupuleusement.

8On parle beaucoup de la musique, du rythme quand on évoque Feydeau ; cette comparaison avec la musique est réelle, il écrit ses textes comme des partitions, il faut donc les travailler comme en solfège, faire ses gammes méthodiquement, c’est un entraînement quotidien.

9L’interprétation du personnage vient plus tard.

10Les répétitions sont souvent fastidieuses et complexes, car les situations jouées sont terriblement graves et dramatiques. Un notaire se retrouve nu sur le palier d’un immeuble (Un fil à la patte), une femme est harcelée sexuellement par un inconnu (Le Dindon), etc.

11Répéter Feydeau pour moi est le contraire de la légèreté dont on l’affuble régulièrement à tort.

12Pour toutes ces raisons les textes de Feydeau sont difficiles mais très intéressants à proposer à des élèves comédiens, ils permettent de faire travailler des situations et des états extrêmement forts dans un temps record. Avec la précision des métronomes.

13Déchiffrage, déconstruction, on ne rit pas beaucoup en répétitions.

14Le plaisir et la récompense ne viennent qu’avec le public quand tout ce travail de fourmi se met en phase, la magie comique se met alors en marche comme une vieille locomotive à vapeur et, si les rails sont bien posés, elle ne s’arrête pas et nous entraîne dans un voyage de démence hilarante.

15J’adore jouer Feydeau.

16Florence Viala (2013)

Ce qu’on peut – ou non – se permettre

Tout essayer… puis y revenir

17Avec les didascalies de Feydeau, je crois que j’ai tout essayé. Quand j’ai monté La Dame de chez Maxim, je n’y croyais pas, donc je les ai enlevées et j’ai donné aux acteurs un texte sans didascalies. Et inévitablement, au bout d’un mois, tout le monde est retourné au texte original pour savoir ce qu’il fallait faire. CQFD. Pour L’Hôtel du Libre-Échange, je les ai laissées à la discrétion de chacun, mais j’ai essayé de m’en éloigner le plus possible en ce qui concerne les mouvements dans l’espace. J’ai voulu faire autre chose, je n’y suis pas toujours arrivé. Pour Du mariage au divorce, j’ai dit aux acteurs : « C’est simple, il faut qu’on suive absolument tout ce qu’il a indiqué, sans tricher, et en essayant même de faire le graphique de ses mouvements. » Je ne sais pas si Feydeau a écrit les didascalies avant représentation ou après. Je crois que ça dépend des pièces. Respecter les didascalies intégrées dans l’édition après la mise en scène pose aujourd’hui un problème : les pièces étaient jouées dans des théâtres à l’italienne où l’espace scénique est relativement petit. Et donc, on se rend compte que les mouvements, si on les reproduit (par exemple aller d’un piano à un canapé), ne prennent plus tout à fait le même temps, parce que les distances à parcourir sur nos scènes sont plus grandes, et le décalage qui en résulte annule parfois l’effet comique du texte. Mais d’une manière générale, en conclusion de mon périple dans ces didascalies, je dirais qu’elles sont partie constituante de la partition. On pourrait s’en passer ? Peut-être. Mais il y a des répliques ou des bouts de répliques qui n’atteindront leur plénitude que si on les inscrit exactement dans le schéma que l’auteur a prévu.

18Alain Françon (2010)

La ponctuation du comédien n’est pas celle de l’auteur

19Feydeau, lui, montait ses propres pièces, et il n’hésitait pas à avoir un piano, et il jouait l’intonation. Étant jeune, j’ai rencontré de vieux acteurs, dont certains avaient connu Feydeau. Je pense à Georges Le Roy, qui était professeur à l’école Charles-Dullin dans les années 1950 – moi j’y suis rentré en 1956, à dix-sept ans. Georges Le Roy était un grand professeur du Conservatoire et surtout un très grand acteur de la Comédie-Française, c’était un homme merveilleux. Tous ces acteurs-là dévoraient les livres mais n’avaient pas une formation universitaire. Et donc, je crois que l’enseignement à cette époque-là était plus sensuel, que sur le sens. J’oppose les deux mots, même si pour moi ils sont complémentaires. Le théâtre est un art qui crée une sensualité autour du sens. Le sens serait l’os, et la chair ce serait la sensualité. J’ai l’impression qu’après est venu un courant, tout à fait passionnant – autour de Vitez, renforcé par Dort et d’autres – qui a cherché des choses – et certainement dans une intention qui était juste, qui voulait ramener du sens dans le jeu, qui critiquait un certain jeu mécanique, et notamment en stigmatisant les acteurs de boulevard. Or, l’intonation, ça a été la première cible de ces gens-là. Qui dit « intonation » dit « jouer les mots ». Alors, on reprochait aux acteurs de boulevard de jouer les mots, et pas le sens. Pour répondre à cette critique, en technicien – et je dirais même en garagiste –, je dirais que ce défaut-là permet de bien imiter. Quand on s’assied, quand on met ses fesses dans le fauteuil, on a un contrat intellectuel, social, tout ce qu’on veut, qui fait qu’on dit : « Je vais y croire. Je veux y croire. Et plus je paie, plus je veux y croire. » Et dans la direction d’acteur, ce problème de la crédibilité est le plus important – et le plus abstrait, contrairement à ce qu’on pense. Car l’acteur a beau dire « Je suis sincère », tant que le spectateur n’y croit pas, cela ne fonctionne pas. « Jouer les mots », c’est une critique. Mais jouer ce qu’il y a dans les mots, jouer ce qu’il y a dans la phrase, non. Il s’agit de prendre le temps de jouer ce qu’il y a dans les mots. Henri Rollan, qui était professeur à la Rue Blanche et au Conservatoire, le disait autrement : « Où est-ce que tu tapes ton sens ? » Sur quel mot de la phrase est-ce que tu tapes ton sens ? Le choix que tu feras de manière personnelle livrera ton opinion sur ce que dit le personnage. Donc ce n’est pas innocent. Tu prends un risque. Et si à un moment donné tu psalmodies, pour chercher un style, tu vas désincarner la pensée. Cela peut avoir un charme – au sens oriental du terme –, tu vas charmer le spectateur, mais c’est un danger – et c’est « le danger » dans la tragédie, par exemple. Quand on enfile les répliques, on fait décrocher le spectateur. Ce sont des choses assez minutieuses, qui se travaillent au cas par cas, et où l’idéologie n’a pas sa place. Ça amène aussi au problème de la ponctuation, car la ponctuation de l’acteur n’est pas celle de l’auteur. La ponctuation du personnage n’est pas celle de l’auteur. Donc il faut réécrire sur le texte de l’auteur, une barre, deux barres, selon l’importance qu’on veut accorder à tel sens.

20Le problème du vaudeville, en plus, c’est que c’est le son d’une trompette dans la brume. Donc il faut jouer fort, pas fort vocalement, mais fort, dans le sens où cela demande un engagement terrifiant. Le conseil que je donnerai, c’est « Fais confiance à l’auteur, et … Ne joue pas ce que tu dis », c’est-à-dire « Joue-moi autre chose en plus ». Parce que ce que tu dis, tu le dis. Il faut que ce soit audible, sans avoir l’air d’articuler. Il faut faire ça « sans effort », et ça demande pourtant énormément de travail, des années de travail.

21Bernard Murat (2013)

S’autoriser à ajouter

22Le texte de Feydeau est pour moi comme un linéament de ce à quoi la représentation qu’il génère aboutit, un peu comme ce qu’est une partition d’opéra par rapport au spectacle scénique. On peut lui faire subir toutes sortes de distorsions auxquelles les metteurs en scène s’autorisent, coupes, rajouts, anachronismes des décors et des costumes, inversions de l’ordre des scènes, etc. Ici tout est affaire d’éthique personnelle. J’ai toujours professé un rapport très scrupuleux aux textes, classiques ou contemporains, pourtant j’ai coupé Molière, Marivaux, Brecht, Grumberg, Weingarten, et d’autres, persuadé que j’étais de le faire pour leur bien. Mais là je suis allé beaucoup plus loin, puisque j’ai réécrit la quasi-totalité de La main passe !, en faisant le pari que, si je ne le disais pas, personne ne s’en apercevrait : j’ai coupé dans le texte, j’ai inventé des répliques. Ainsi, en désignant un visiteur, un personnage dit à son domestique : « Monsieur est camarade de Saint-Louis ! », parlant du lycée parisien, et le domestique s’agenouille, éperdu et s’écrie « ah ! si monsieur était aux croisades ! » ; je me suis évidemment un peu pris pour Feydeau en me disant qu’il aurait pu, et même dû l’écrire. Je me suis convaincu qu’il ne pouvait que m’autoriser à pousser à l’extrême les situations qu’il avait mises en place. Par exemple, j’ai pris très au sérieux qu’il y ait un personnage qui aboie sous le coup de l’émotion, et j’ai demandé aux autres acteurs de se comporter avec comme avec un vrai chien, de le caresser, de le tenir en laisse et j’ai demandé à l’acteur qui jouait le rôle de grogner, de courir à quatre pattes, et de renifler sous les jupes des actrices. J’ai évidemment largement outrepassé les didascalies de Feydeau, mais ce qui m’y a poussé c’est le récit de Guitry qui raconte l’avoir vu, dans la clinique de Rueil où il était interné à la fin de sa vie, faire la vache à quatre pattes sur la pelouse, en broutant l’herbe et en meuglant. Il avait enfourché lui-même la machine délirante à l’œuvre dans tant de ses pièces.

23Gildas Bourdet (2010)

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