Le vaudeville à travers les époques
p. 161-179
Texte intégral
Se frotter à un genre dit mineur
Retour à Labiche
1Tout s’est passé, depuis un demi-siècle, comme si la véritable veine comique française était épuisée. On fait de « l’esprit », on fait de la fantaisie poétique, on ne fait plus de vraies comédies.
2Pour peu que l’animateur [Hubert Gignoux nomme ainsi le metteur en scène], par respect du grand maître et crainte de mal le servir, hésitât à élire Molière, il lui était impossible de découvrir, après une série de spectacles sérieux, la pièce saine et gaie où l’auditoire avait besoin de trouver une détente de bon aloi. Infailliblement alors, il réunissait sa troupe et déclarait : « J’ai cherché, je n’ai fait aucune découverte ; en conséquence nous allons monter un Labiche. » Ainsi, fidèlement, Labiche, au cours d’expériences maintes fois répétées suivant un scénario chaque fois identique, consolait-il en dernière heure le chercheur découragé. Il offrait l’ultime planche de salut. C’était ce vieil ami dont on a beaucoup entendu les histoires, mais auquel on est bien forcé de recourir pour égayer l’assemblée, puisque personne, parmi la jeunesse, ne se montre capable de le remplacer dans son rôle.
3Il répondait de bon cœur à tous les appels, cet ancien de bonne compagnie, mais il ne dissimulait pas, néanmoins, sa mélancolie, car il se disait qu’on ne l’avait invité qu’en désespoir de cause, à défaut d’un meilleur convive. Ce sentiment était-il justifié ? Oui et non. Non, parce que du côté de la scène, tout le monde était toujours pour Labiche ; les acteurs aimaient le jouer, les animateurs l’animer et c’était sans arrière-pensée qu’on se disposait à monter une de ses œuvres. Oui, parce que du côté public, l’adhésion n’était pas aussi franche : tant par le public proprement dit, rendu circonspect par d’affreuses aventures du patronage, que parmi la critique quasi officielle (les universitaires du camp) assoiffée de « messages » et effrayée à l’idée que celle d’un auteur trop innocent pût la laisser sur sa soif. Mais, à la fin du compte, toute mélancolie disparaissait dans la joie du plaisir donné et le bonhomme pouvait rentrer chez lui assuré de la reconnaissance des spectateurs. Les uns convenaient que la poussière des salles paroissiales l’avait trop souvent défiguré à leurs yeux, les autres qu’il n’était peut-être pas aussi pauvre qu’il n’en avait l’air, et qu’on pourrait même songer à lui reconnaître, dans les formes convenables, une certaine « présence ». Tous avaient ri. Labiche, presque toujours, gagnait la partie.
4Mais d’une victoire précaire. Sitôt évaporée la chaleur communicative du spectacle, les esprits se ressaisissaient et se laissaient reprendre par ce mécontentement « d’avoir été eu » qui est certes le vice le plus pénible du spectateur masculin moyen. Et avoir été eu « par quels procédés » ! Bref, à l’occasion de cette mauvaise rancune, la vieille prévention, le mépris tenace reprenaient leurs droits. Tout était à recommencer. Il fallait toujours défendre Labiche. Il le faut encore aujourd’hui. C’est en quoi cette brève note voudrait s’employer.
5Le théâtre de Labiche s’est nourri aux deux sources principales du génie comique : la force d’expansion, l’exubérance pure d’une part, le jugement moral d’autre part. Le couple créateur du comique est indivisible. Qu’on pense, pour s’en persuader, à ces auteurs stériles qui, de nos jours, ont manqué leurs comédies parce qu’ils ne portaient pas en eux l’un ou l’autre des partenaires, parfois les deux. Nous avons connu des satires tristes, ou bien de la bonne humeur creuse, ou bien encore le néant.
6Aussi bien, il ne servirait à rien d’accumuler les assertions critiques : on n’aurait pas expliqué, pour autant, ce qui fait, en définitif, la plus sûre vertu de Labiche : le charme, la sympathie qui se dégage de la représentation d’une de ses pièces.
7Le pouvoir du bon maître s’explique, avant toute autre raison, par la nature des rapports que ses personnages entretiennent avec le public. Rapports qui s’établissent à l’occasion des monologues et des apartés. Rapports charmants. Le spectateur baigne dans une atmosphère de naïveté et de franchise à laquelle il ne peut être insensible. On lui parle sans cesse, on lui explique tout ce qui se passe, on lui dit tout, on ne lui fait aucune cachotterie ; il est de moitié dans tous les sentiments et toutes les opinions ; l’un lui conte ses petits ennuis, l’autre lui fait part de ses conquêtes, bref, il a l’impression d’être le meilleur ami, le confident de chacun des personnages et un peu leur arbitre. On lui dit : « Asseyez-vous donc, voilà ce qui nous arrive… » Cette bonne humeur, cette spontanéité, cette cordialité (jamais vulgaire) dans les échanges qui vont et viennent, de la scène à la salle, recèlent peut-être tout le secret du charme de Labiche : échanges de bons procédés. Et il s’en faut de peu, parfois, que le public, retrouvant à son tour sa fraîcheur première, ne dise son mot, ne participe au jeu et, par exemple, ne prévienne les personnages des dangers qui les menacent, comme un groupe d’enfants au théâtre de Guignol.
8Voilà bien des éloges. Ils auraient manqué leur but s’ils avaient conduit le lecteur à juger que le père de Fadinard méritât d’être placé au tout premier rang parmi nos auteurs comiques. Il est de bonne famille, mais il reste un auteur mineur. Où est sa limite ?
9On la discerne clairement : tous les personnages sont de même race, ils se meuvent tous sur un même plan. On n’aperçoit jamais entre eux ces oppositions profondes, ces aménagements de places et d’éclairages, ces jeux de reflets et de reliefs qui donnent à la grande comédie son volume. C’est un chœur de voix semblables en timbre et en étendue, qui par conséquent ne se prêtent pas à une composition polyphonique, qui suivent toutes ensemble, au même rythme et sur le même ton, un développement linéaire. Les pièces de Labiche n’ont pas d’épaisseur. Nous n’y prenons jamais, avec Dorante ou Nicole, le recul qui est nécessaire pour mieux voir M. Jourdain.
Hubert Gignoux (1945)
De la caricature au classique
10Longtemps Daumier n’a été considéré que comme un caricaturiste. On appréciait son génie, mais ce génie ne s’exerçait que sur une branche mineure de l’art. Puis on découvrit que Daumier était aussi un très grand peintre et Daumier entra au Louvre.
11Le sort de Feydeau peut faire penser à celui de Daumier.
12Le vaudeville est encore considéré par certains comme une branche mineure de l’art dramatique, mais lorsqu’on entre dans le monde Feydeau, on est bien obligé de reconnaître sa puissance.
13Faculté d’être aussi exactement humain, tout en ayant l’art de « transposer » avec le maximum « d’économie » ; faculté de passer rapidement par l’imagination d’un climat à l’autre. Rapidité et précision du dessin. Rareté des tons, même des tons vifs. Franchise dans la bonne humeur ; acuité dans l’observation ; exceptionnelle justesse des mots, même des « mais », des « qui », des « je ». Technique poussée à l’extrême, tout en maintenant une intégrale liberté de ton.
14Toutes ces qualités, que seules partagent les œuvres classiques, font vite oublier d’une pièce de Feydeau ce qui appartient spécifiquement au vaudeville (la scène obligatoire du lit, par exemple, encore que cette humeur bonne enfant [sic] demeure toujours appréciable) pour lui permettre à lui aussi tout comme à Daumier d’entrer dans le domaine des grands auteurs dramatiques.
15Jean-Louis Barrault (1948)
Du gel au dégel
16En 1990, ce n’était pas encore à la mode de jouer Feydeau. Ça commençait. Mais depuis un moment, seul le théâtre privé le montait. Il faudra qu’on m’explique pourquoi il y a eu une forme de gel, comme ça. Récemment, il y a eu des mises en scène formidables, notamment à la Comédie-Française, parce qu’ils ont une troupe formidable. La seule petite critique que je ferais aux mises en scène récentes, c’est que Feydeau, ce n’est pas un auteur burlesque. Même si c’est très drôle comme ça aussi. Et c’est vrai que chez Feydeau, il n’y a pas de psychologie. En montant du vaudeville, ces dernières années, la Comédie-Française est revenue à une tradition. Ma génération a pu y voir des vaudevilles, à l’époque de Jean Meyer, de Jacques Charon, de Robert Hirsch. La salle était pleine, et ils jouaient cent vingt fois dans l’année. Jacques Charon, dont j’étais l’assistant, disait : « Les enfants, si vous n’avez pas la fièvre, ce n’est pas la peine de déranger le public. Il faut rentrer avec 40°C de fièvre, surtout pour jouer ça. » Moi, je dis : « Je t’en supplie, ne joue pas, ne m’explique pas les choses, vis-les. » Et dans Feydeau, il n’y a pas à jouer, il faut juste répondre aux situations. Et l’aparté est le moment de repos, le moment de sauvegarde, où on lâche une parole pour se libérer, et hop, c’est reparti.
17Aujourd’hui, les attentes du public ont évolué. Par exemple, c’est avec Labiche qu’il y a un problème. Je pense que Labiche est trop poétique, et trop enfantin, pour les gens d’aujourd’hui, qui ont été nourris de cinéma, qui ont une autre sensibilité. Et c’est triste à constater parce que je trouve que c’est un génie du théâtre. C’est magnifique. Tout me fait rire dans Labiche. Il est plus sur le « caractère » – comme disent les Anglais – que Feydeau, mais il a une méchanceté, et une tendresse en même temps, un mélange des deux que je trouve absolument formidable. Mais c’est vrai que ça marche moins bien, ça fait moins rire. Les gens regardent ça un peu comme un objet sous verre. Alors que chez Feydeau, il y a une telle rapidité, un tel sens des situations – les situations sont plus fortes chez Feydeau. Jean Poiret, qui a beaucoup travaillé dessus, me disait : « toutes les dix secondes, ça change, il y a une situation nouvelle. »
18Ceci dit, Feydeau ou Guitry ne plaisent pas à tout le monde pour autant. Dans le très large public, il y en a certains qu’une pièce en costumes va rebuter. Ce répertoire-là a pris un aspect classique.
19Bernard Murat (2013)
Un genre « impur »
20C’est compliqué, le vaudeville, parce que c’est un genre extrêmement codé qui repose sur des archétypes, un peu sur le modèle de la commedia dell’arte. Donc c’est intéressant de travailler sur un genre. Et un genre que l’on pourrait qualifier de « mineur ». Ce qu’on retient de la littérature du xixe siècle, généralement, c’est le drame romantique et le roman naturaliste. Le vaudeville reste toujours méprisé et je dois dire que ça m’intéresse d’autant plus. Je fais ce rapprochement parce que je sors de deux ans de travail autour du critique de cinéma Serge Daney, mais je dirais que le vaudeville trouve un équivalent au cinéma dans la série B. Des genres mineurs qui cachent des perles… Tout l’enjeu va être de les traquer. De débusquer la poésie chez Labiche. Ce que j’appellerais « une poésie de la bêtise », et voir à quel point elle est incommensurable et, d’une certaine façon, magnifique. Ce qui est poétique, c’est le dérèglement progressif du corps. Les auteurs de vaudeville ne se souciaient pas d’écrire avant tout une critique sociale, ils se situent dans un monde antisocial, presque asocial. Le vaudeville est un monde qui, très vite, révèle de l’absurde, dérègle le réel sans pour autant le dénoncer. Labiche met en scène des êtres médiocres, des petits-bourgeois enfermés chez eux, une catégorie sociale qui, a priori, n’a aucun intérêt et aucun attrait spectaculaire. L’enjeu suprême serait de réussir à faire rire tout en magnifiant le côté dérisoire et pourquoi pas tragique de ces figures-là. Ce n’est pas un rire métaphysique comme chez Beckett ou Ionesco. Souvent, pour se donner de la consistance, on évoque Beckett, Ionesco ou Kafka pour parler de Labiche ou Feydeau… C’est sans doute juste. Mais il n’est pas forcément nécessaire de s’y référer pour justifier un travail sur Labiche. Il n’y a pas besoin d’enrobage.
21Le genre du vaudeville m’intéresse aussi en ce qu’il est hybride : il reste quelque chose du théâtre de foire, il y a des chansons, des styles différents s’y superposent. C’est un genre « impur » en quelque sorte.
22Nicolas Bouchaud (2012)
Vaudeville et société
Critique de la bourgeoisie ou image joyeuse de la bonne société ?
23Ce personnage [de Fadinard dans Un chapeau de paille d’Italie], j’ai pu le mûrir pendant des années. Il y a quelque temps, au temps de la direction Gavault [1914-1921], je l’ai interprété à l’Odéon.
24Labiche était alors bien oublié. On semblait le laisser aux pensionnats et fêtes de charité. Aujourd’hui, les théâtres d’avant-garde recommencent à l’afficher et les Russes lui donnent une place de choix sur les scènes de Moscou.
25Il est vrai qu’ils y voient une critique de la bourgeoisie. Pour nous, Labiche nous offre une image de la bonne société, société extrêmement gaillarde, joyeuse et sans souci de l’époque de Louis-Philippe.
26Pierre Bertin (1938)
Un cauchemar gai
27Jusqu’ici, la rampe de Molière n’avait jamais éclairé de vaudeville1. Cette lacune sera comblée tout à l’heure, lorsque le rideau se lèvera sur Un chapeau de paille d’Italie, ce chef-d’œuvre du vaudeville, comme La Tour de Nesle est celui du mélodrame. Miracle de construction, copié mais jamais égalé, par trois générations d’auteurs ou soi-disant tels.
28Le prochain cinquantenaire d’Eugène Labiche remettra, sans doute, à sa place ce bourgeois cultivé, paisible et modeste dont l’œuvre, traitée avec condescendance par les gens de goût et les critiques de son temps, s’avère à présent l’une des plus solides que nous a léguées le xixe siècle.
29La présentation d’Un chapeau de paille d’Italie s’applique certes à conserver la gaîté de l’œuvre. Mais elle voudrait, en même temps, faire goûter pour un soir au public de nos jours difficiles, le charme facile, touchant à la fois et saugrenu, qui émanait du Théâtre au temps du Roi-Citoyen et Prince-Président.
30Mais Un chapeau de paille d’Italie n’est pas seulement un vaudeville amusant et la résurrection d’une forme théâtrale oubliée, c’est aussi une pièce poétique, une pièce de rêve. Le thème classique du cauchemar n’est-il pas la poursuite haletante d’un but qui se dérobe toujours ? Le Chapeau, dont le dialogue prend, par instants, un ton surréaliste, est un cauchemar gai.
31Je souhaite seulement aux spectateurs qui le verront le même plaisir que j’y ai trouvé à le monter.
32Gaston Baty (1938)
Une apocalypse de la bonne conscience
33Ce que Labiche nous raconte gentiment, c’est la vie d’un monde dévitalisé : en fait une apocalypse de la bonne conscience.
34À partir de ce matériel privilégié qu’il nous offrait, notre adaptation de L’Affaire de la rue de Lourcine a consisté simplement à
35a. En raconter un peu plus sur le monde en déroute où se développe un mécanisme de meurtre (scènes parallèles tirées d’autres pièces de Labiche).
36b. Prendre au mot l’histoire que Labiche nous racontait, c’est-à-dire couper la fausse « fin » de la pièce.
37c. Raconter les phantasmes de ces deux petits-bourgeois avec autant de précision que leur comportement réel (scènes de rêves où ils se voient arrêtés, interrogés, lynchés par la foule, enfin miraculeusement innocents et triomphant dans un final d’opérette).
38Nous avons tenté de lire cette histoire de façon actuelle : l’aventure d’une collection d’individus saisis par le meurtre qui mettent sur pied une grande entreprise de crimes en série pour rétablir l’ordre chez eux. Et nous avons voulu la raconter naïvement, en réservant autant que possible la légèreté du déroulement et la gratuité de la description.
39a. La comédie musicale nous offrait le moyen de grossir les comportements. Les danses racontent les conduites brutales auxquelles se livrent progressivement les petits-bourgeois. Les chansons, au contraire, conservent le rôle qu’elles ont dans l’opérette : passer d’un état de crise à un état euphorique. Une seule fois, nous utilisons la danse et la chanson d’ensemble : lors du grand final chanté où nous avions besoin d’une description emphatique des rêves de grandeur des deux criminels.
40b. Le film burlesque : certains arrangements de Mac Sennett, de Charlot et de Buster Keaton nous ont aidés – plus que la tradition de jeu de Labiche – à décrire un monde en déroute (assassinats – bagarres – poursuites, etc.).
41c. La maison close :
42Toute la pièce se joue dans une maison close : une telle transposition nous permettait de montrer pour ce qu’ils sont les rapports entre les personnes décrits par Labiche, tout en présentant un intérieur familial et respectable (« la maison Tellier » de Maupassant).
43d. Le décor :
44Signale l’opposition des rêves et de la réalité : une rue sale entre deux murs et un praticable délimitant les intérieurs et décoré à la fois comme une maison close et un vieux théâtre.
45Patrice Chéreau (1966)
Voir la bêtise de la petite bourgeoisie dans notre monde à nous
46Disons que notre mise en scène de La Cagnotte de Labiche est un essai pour analyser ce terreau où prennent naissance tous les fascismes : la famille petite-bourgeoise.
47La petite bourgeoisie, j’en sors, et je la refuse violemment. Ce que j’ai voulu faire, c’est alerter sur le rôle effroyable qu’on fait jouer à la petite bourgeoisie. Tout, de la propagande officielle aux articles des grands journaux et des hebdomadaires à grand tirage, tout concourt à développer la bêtise agressive de la petite bourgeoisie. Anouilh voit la bêtise de Labiche, il ne la voit pas dans Paris-Jour. La voir dans Labiche doit nous aider à la voir dans notre monde à nous, mais pour cela, il ne faut jamais perdre de vue le rapport qui existe entre les représentants politiques et littéraires d’une classe, et la classe qu’ils représentent, rapport dont parle Marx dans le 18 brumaire. Il fallait tenir clairement compte à la fois de la situation de petit-bourgeois de Labiche et de ses illusions sur la petite bourgeoisie. Labiche est un petit-bourgeois qui veut s’intégrer à la grande bourgeoisie : en tant que tel il porte sur la bourgeoisie un jugement de grand bourgeois. C’est le grand bourgeois qui montre le petit mesquin, qui le montre comme incapable de s’intégrer à l’histoire, à la grande fête napoléonienne, à ce boulevard où il ne peut figurer que sur scène, personnage ridicule. Labiche montre donc, au nom de la grande bourgeoisie, et pour son plaisir, la bêtise du comportement petit-bourgeois, mais il ne la comprend pas. Nous avons voulu expliquer ce comportement, donner les clés, les moyens de sa modification éventuelle.
48La situation économique du petit-bourgeois nous intéressait moins que le fonctionnement de son idéologie à partir de cette situation. Comment ses idées fonctionnent, ou ne fonctionnent pas, par rapport au monde, voilà ce que nous avons voulu mettre en lumière. Le problème le plus important pour nous n’est pas économique mais idéologique, et dans le mécanisme de la Bourse, nous avons voulu montrer moins l’origine d’une économie que l’origine d’un mécanisme qui met la petite bourgeoisie dans un rapport particulier avec le monde, avec l’officier de police comme avec le marieur.
49Que les rapports entre les personnages soient dominés chez Labiche par l’argent, on l’a dit : nous avons voulu le montrer, et montrer comment ça fonctionnait. Le choix que nous avons fait d’installer la Bourse sur scène nous a permis de rapporter systématiquement tout le comportement petit-bourgeois au destin de l’argent – en nous permettant de supprimer la péripétie. Chez Labiche, le premier malheur, celui dont tous les autres découlent, arrive aux petits-bourgeois à cause de l’escroquerie du restaurateur : les prix, sur la carte, étaient en partie cachés, les zéros terminaux invisibles et les petits-bourgeois commandaient, mangeaient, puis se retrouvaient avec une addition qu’ils n’avaient pas prévue. Leur malheur était une malchance qui provenait de ce qu’ils étaient tombés sur un individu malhonnête qui les avait bernés et on riait de leur bêtise. Nous avons remplacé cette péripétie par le jeu même de la Bourse. Les petits-bourgeois commandent, mangent, mais les valeurs boursières s’effondrent et provoquent une montée des prix, ce qui entraîne l’augmentation de l’addition. Ils ne sont plus les jouets de l’activité malsaine d’un individu, mais du destin de l’économie bourgeoise. Certes, le mécanisme boursier n’est qu’indiqué, montré allusivement, voire grossièrement, mais il produit un choc dont tout va dépendre et l’important c’est que, pour le public, l’image scénique soit claire.
50Jean-Pierre Vincent (1971)
Un cauchemar révélateur
51J’ai bien reçu votre courrier qui m’a rappelé bien des choses (et je me suis fait sourire moi-même).
52Bien sûr que j’accepte [que ces déclarations de 1971 soient citées dans le volume Le Vaudeville à la scène] !
53Je trouve un peu abusif de classer La Cagnotte de Labiche en tant que vaudeville (???). C’est une Comédie, une vraie, une grande. Pour moi, un vaudeville, c’est (version xviiie) une piécette genre opérette, ou bien (version xixe-xxe) une œuvrette friponne pour le divertissement gratuit. Les grandes pièces de Labiche – et même L’Affaire de la rue de Lourcine – ont une emprise plus large et aussi un génie qui manque aux autres.
54J’aurais dû ajouter – mais il n’est plus temps – que cette histoire de Bourse effondrée avait le fonctionnement d’un cauchemar révélateur. C’était à la fois irréel et réel, comme un rêve. Le rapport au monde du petit-bourgeois navigue entre l’aveuglement et le cauchemar, quand la réalité s’impose à ses yeux…
55Jean-Pierre Vincent (2013)
Les types de Labiche : tellement français qu’ils en deviennent étranges
56Un chapeau de paille d’Italie est la poursuite d’un travail sur la comédie. La compagnie L’Attroupement est en quête de ce qu’on pourrait appeler un grand jeu comique, c’est-à-dire un jeu qui ne vise dans l’homme ni le sordide ni le nauséeux, un comique qui dénoue le lien prétendument obligatoire entre le rire et la cruauté, un burlesque débarrassé de toute forme de dérision. Le jeu qui se cherche ainsi vise dans l’homme une sorte de pureté cachée, honteuse d’elle-même et qu’un certain rire dévoile ; un point ultime, un secret enfermé au fond des grands types populaires : le point d’innocence. C’est cette profondeur-là, et non la profondeur haineuse du rire féroce, qui fait la tonicité, la vitalité des grands clowns et des grands burlesques. Ce que L’Attroupement cherche au cœur du jeu comique, c’est son innocence active, sa clownerie, son âme.
57Mais la comédie ne parle jamais de l’humain en général. Le type comique ne devient pas universel en s’élevant au-dessus des particularités d’époque et de cultures, il conquiert son universalité en s’enfonçant dans les tics et les étroitesses d’une population définie : voyez Chaplin.
58Labiche a le génie de produire des types français. Son comique puise son originalité radicale dans l’exhibition d’un certain imaginaire de la France. Bien sûr, les Français de Labiche sont archaïques : mais il ne nous semble pas que ce soit parce qu’ils vivent au xixe siècle. En fait, ce que Labiche saisit dans la France, c’est précisément son archaïsme, sa primitivité. Il décrit les Français en ethnologue, comme des primitifs ; ils sont tellement français, jusqu’au bout des ongles, qu’ils en deviennent étranges. Et si Labiche est un peu illisible pour nous, c’est peut-être parce que pendant des années, la France en tant que telle a cessé de faire question à nos yeux, parce que la question de la France avait disparu du champ de notre conscience collective, qu’elle n’avait plus droit de cité dans nos mondanités culturelles (à la différence de la question allemande, ou italienne, ou américaine, ou japonaise, etc.).
59Denis Guénoun (1981)
Celui qui sait rire de lui-même ne peut être un fanatique
60Il y a dans la nature un certain nombre de choses où la beauté et l’utilité, la perfection esthétique et la perfection technique se combinent d’une façon incompréhensible. Citons : la toile d’araignée, l’aile de la libellule, le corps profilé du dauphin et les mouvements du chat. Citons aussi nombre de pièces en un acte de Labiche, où la plupart des spécimens mâles se trouvent naturellement à être poursuivis par leurs proies. De là un ballet sans fin de cérémonies d’évêque où ces petits tigres tâchent de conduire dans un salon leurs expéditions de chasse et leurs histoires de sexe comme s’ils menaient encore leur vie primitive au fond des bois. Et c’est aux oiseaux féminins que Labiche laisse le soin de découvrir combien il est beau et triste, pour les âmes fraîches, de commencer de comprendre la vanité des choses et de prêter l’oreille au pas rapide de l’éternité.
61La force unique de Labiche, c’est la manière toute de joie féroce dont il met en œuvre en chaque cas particulier la convention : elle lui sert de loupe et lui permet de percevoir les paradoxes sans fond de la condition créée de l’homme. Et c’est dans ces salons où se révèlent les vices et se dégrade l’humanité que l’on peut le mieux étudier les sentiments humains. Peut-être parce que tout sentiment humain est fondé sur l’instinct et que, dans cette dégradation animale, l’homme se rapproche de son origine – de son commencement.
62Pour Labiche, le compromis est une expression de tolérance. Le compromis n’est pas une forme d’opportunisme mais un synonyme de vie : quand il y a vie, il y a sans cesse compromis. L’opposé du compromis n’est pas l’intégrité mais le fanatisme et la mort. Labiche n’a pas de formule pour développer la tolérance, mais il croit que l’humour est un grand rédempteur : celui qui sait rire de lui-même ne peut être un fanatique.
63Yves Beaunesne (2003)
Une vengeance sociale
64Le rôle [de la Môme Crevette dans La Dame de chez Maxim], c’est comme une bombe. Dans les milieux aristocratiques et bourgeois, dans ce mélange des classes, d’un seul coup, la rue débarque, le Moulin Rouge et la prostitution, le sexe et, avec, l’imposture et l’amoralité. Mais cette amoralité montre l’amoralité de la bonne société. C’est un révélateur. Dans le jeu, cela donne une espèce de puissance. Le rôle est croustillant. Cela parle de l’aveuglement aussi. « Et allez donc, c’est pas mon père »… C’est difficile de faire faire cela à des bourgeoises, qui lèvent la cuisse par-dessus une chaise les unes après les autres ! Pour les acteurs, c’est fabuleux de se mettre dans la peau de la vieille bourgeoise et de lever la jambe. C’est une vraie vengeance. Dans Feydeau, il y a une délectation, on se venge de la vie quand on joue. Et on venge le spectateur. Ces pièces sont des purges en elles-mêmes. On purge Bébé et on purge le théâtre aussi !
65Dominique Valadié (2012)
Des grilles de lecture d’aujourd’hui
66Si j’avais voulu faire un spectacle pour montrer, disons, les travers de notre société libérale, c’est cette mise en scène de L’Hôtel du Libre-Échange que j’aurais faite ; mais je m’en rends compte seulement après. Histoire de dire quelque chose, je dirais que Pinglet, le personnage principal, c’est, dans les termes de Deleuze, l’étalon parfait du majeur, parce qu’il est blanc, habitant des villes, hétérosexuel, etc. Et ce qui lui arrive dans la pièce, c’est que finalement il se retrouve noir de suie, après être passé dans la cheminée, et il se fait enfiler par le vilebrequin du groom voyeur qui fait des trous dans les cloisons des chambres (fig. 17). Il est donc dans un sale état : noir de peau et homosexuel ! C’est comme s’il avait fait l’expérience des minorités et des causes d’exclusion. Ce n’était peut-être pas le projet de Feydeau quand il a écrit la pièce, mais on peut la lire comme ça aujourd’hui. C’est du grand théâtre de l’inconscient.
67Alain Françon (2008)
De Tchekhov à Feydeau
68J’ai joué le rôle d’Étienne dans La Dame de chez Maxim peu de temps après avoir joué Les Trois Sœurs de Tchekhov. Lors de ma première conversation avec Alain Françon, je lui ai dit que Feydeau me faisait penser à Tchekhov. Il m’a répondu que ce qui l’intéressait dans ce théâtre, c’est justement qu’il parlait du fonctionnement humain.
69Dans toute fiction théâtrale – un peu comme dans la vie –, chacun a ce que j’appelle une « conduite », une ligne de conduite : sa propre philosophie du monde, son alphabet, ses préoccupations qui lui sont propres et qui impliquent une façon de bouger, de se rencontrer… C’est toujours la confrontation à l’autre, la rencontre de ces conduites particulières, qui amène le langage et le dialogue, qui fait qu’on continue sa pensée, ou qu’on la modifie. Je crois que c’est inhérent à la fiction théâtrale. Sauf que chez Feydeau, comme chez Tchekhov, cela devient beaucoup plus concret : souvent les répliques sont courtes ; il n’y a pas d’images poétiques comme chez Shakespeare, on parle de petites choses, mais paradoxalement ces petites choses modifient aussi la façon d’être. Une simple porte qui s’ouvre provoque une catastrophe. Le langage est plus brut.
70Gilles David (2014)
Un théâtre nihiliste
71Souvent le théâtre prend appui sur des histoires pour nous montrer des gens qui traversent soit un enfer, soit un purgatoire, soit un paradis, mais en tous les cas qui arrivent à en dire quelque chose après. Je vais prendre un exemple très simple. Quand dans Hécube d’Euripide, Agamemnon rentre sur le plateau après avoir vaincu Troie, il regarde Hécube, il est stupéfié devant sa douleur, et Hécube lui répond : « Prends du recul, comme un peintre, et tu verras mes malheurs. » Hécube a traversé le malheur, et elle fait ensuite un pas de plus en disant : « je préfère aller vivre avec les chiens que de vivre avec les hommes ». On a là quelqu’un qui est fort d’une expérience à raconter. Chez Feydeau, c’est très différent : les personnages font des expériences fortes, mais à la fin, le couvercle est totalement remis. L’expérience n’a aucune forme d’utilité. Les gens n’ont pas de mémoire de ce qu’ils ont fait. Ils ne changeront pas. La bourgeoisie de départ est la bourgeoisie d’arrivée. Tout le long de la pièce, ces bourgeois font des expériences… Dans une autre pièce, on s’attendrait à ce qu’ils disent quelque chose de ces expériences. Eh bien ils rentrent chez eux et puis c’est fini. Ce théâtre, aussi comique soit-il, du point de vue du sens, est beaucoup plus nihiliste que la tragédie. Ça, c’est presque triste à jouer, car c’est comme un non-sens. Car il peut arriver tout et n’importe quoi et de toute façon ; il n’en sortira rien. C’est un auteur qui va très loin, Feydeau.
72Guillaume Lévêque (2010)
Les bourgeois ont le droit de rire d’eux-mêmes
73Il n’y a, selon moi, de théâtre, comique ou tragique, que du malheur. Dans le théâtre tragique, on sait à l’avance que le déroulement ultime sera un bain de sang après lequel une nouvelle vie pourra commencer. Dans le théâtre comique, Molière, Goldoni, Labiche, Feydeau, Courteline…, les mêmes causes de malheurs sont à l’œuvre et produisent des effets également catastrophiques, seule l’ampleur des catastrophes fait la différence. À de rarissimes exceptions près, la mort ne vient pas sanctionner le déroulement de la dramaturgie, même si son hypothèse n’en est jamais totalement absente, cf. Les Jumeaux vénitiens de Goldoni, à ma connaissance la seule comédie qui s’achève sur deux morts. Le fait qu’il n’y ait pas de catastrophe majeure finale, mais seulement une succession de microcatastrophes, évitées de justesse, fait que le déroulement peut s’accomplir sans véritable résolution et qu’à la fin le spectateur a le sentiment qu’au baisser du rideau tout pourrait recommencer à l’identique. Chez Feydeau, les personnages sont aux prises avec des pulsions inavouables extrêmement fortes qu’ils ne sont jamais autorisés à exprimer, et dont ils sont rarement véritablement conscients. C’est cette incapacité à gérer leurs pulsions de façon appropriée qui les met sans cesse au bord du précipice et qui provoque le rire. Freud aurait pu écrire des volumes entiers à partir d’On purge Bébé !. Ce que les personnages révèlent, à leur insu, de leur inconscient est stupéfiant. C’est cet inconscient pulsionnel qui commande leurs mots et leurs actions et qui les empêche de reprendre le contrôle de leurs actes et de leurs destins. Qu’on ait mis autant de temps à voir cela me surprend. Le mépris des intellectuels et de la critique pour l’œuvre de Feydeau commence à peine à prendre fin, après un très long purgatoire. Il faisait rire les bourgeois, qui riaient d’eux-mêmes, ce qui est bien leur droit, mais il eût été déshonorant de rire avec eux ! Faut-il relire Marx pour se convaincre que la bourgeoisie est tout sauf stupide ? Feydeau met en scène des personnages, bourgeois ou non, qui ont les plus grandes difficultés à s’adapter correctement au monde qui les entoure et de faire la part entre leurs pulsions et ce que la réalité leur oppose. Pour autant que je sache ils ne sont pas les seuls. On peut en rire ou compatir. Feydeau choisit d’en rire, en forçant à peine le trait ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas une conscience aiguë du malheur, et de « l’inconvénient d’être né », bien au contraire.
74Gildas Bourdet (2010)
Exploser les normes sociales, exploser la langue
75C’est parce que L’ORDRE SOCIAL continue à être un carcan tellement ajusté autour de nos cous, librement accepté par tous, dans la joie et la télévision, c’est à cause de cet étranglement que Feydeau nous explose de rire. Malgré la désuétude apparente des situations, l’apparent simplisme des personnages, et avec comme seul moteur de sa langue une efficacité comique, qu’on classerait volontiers d’art mineur dans les salons de l’art sérieux.
76Il y a beaucoup de façons d’exploser un ordre social exagéré qui vient fourrer son groin partout dans nos intimités.
77Une de celles que je préfère est l’explosion de rire. Feydeau me fait exploser de rire, je crois ne pas être le seul, et nos rires me semblent des bombes à gorges déployées.
78Feydeau repère et exaspère un hiatus : chaque société, tout autant la nôtre, doit faire semblant que l’homme n’est pas tel qu’il est, cruel. Évidemment ça coince, parce que l’homme est tel qu’il est, cruel. Le fauve humain réapparaît sans cesse, même planqué au milieu des pots de chambre ou sous les pyjamas, bonnets de nuit, pantoufles, fracs tirés à quatre épingles.
79C’est ce coinçage qui fait hurler de rire. C’est de la voir surprise à se promener toute nue dans un salon plein de redingotes, de le voir surpris ivre mort dans le bureau du colonel, postillonnant la bouche trop pleine au visage de la colonelle, amoureux transi surpris déclarant sa flamme à une autre, bourgeois suffisant surpris sachant à peine lire, surprise enceinte mais nerveuse, mariée mais pas au bon, les doigts dans le nez, les pieds dans le plat, les fesses filant un pet qu’on croyait secret, la main dans le sac du ridicule, quoi. Vous connaissez.
80Par douleur, c’est sûr, de celle du clown, Feydeau explose les saintes injonctions auxquelles il lui a fallu sacrifier, la vie conjugale en tête, qui est le sujet commun de cet enfer du couple, mais toutes y passent : l’égoïsme féroce, les mépris de toutes sortes, l’enfantement comme une obligation mondaine, la rapacité de tout, de son enfant, son épouse, son époux, sa bonne, son pot de chambre, son gendre, tout doit appartenir, tout doit souffrir, et puis la vanité, la flagornerie, la coquetterie, la goujaterie, son pendant masculin, l’hypocrisie, la pudibonderie, l’impudibonderie, enfin tout l’homme quoi, quand il obéit trop bêtement aux mœurs de son siècle.
81Feydeau n’explose pas l’homme, il explose les normes que l’homme applique toujours avec application, un fanatisme étrange dont il souffre comme un damné.
82Et voilà le théâtre : l’excès comprimé.
83L’excès avec ses folies, ses horreurs, donc nos peurs.
84La compression avec ses ridicules, donc nos rires.
85Ce sont les mêmes ressorts que ceux du tragique, ici la langue les tend vers le rire au lieu de l’effroi, voilà tout.
86Parce que, qu’explose-t-il, avant tout, notre cruel auteur au regard si doux ?
87La langue, bien sûr, reine des conformités.
88Comme tout grand écrivain (et Roussel pointe son nez, ou Jarry, ou les surréalistes, les dadaïstes, qui suivent de peu) il explose la langue. Pour exploser son temps et ses lois, il démonte la langue. Je crois que, secrètement, c’est ce travail-là qui le relie à nous : le démembrement de notre langue parlée, jusqu’à lui faire rendre gorge de ce qu’elle cache et impose : la mise au pas de chacun de nous.
89Jean-Michel Rabeux (2004)
Genre coûteux ou genre cupide ?
Marcel Simon, acteur de Feydeau, narre la création d’Occupe-toi d’Amélie en 1908
90Nous avons joué la pièce le soir des couturières (les couturières de l’époque, avec peut-être quatre ou cinq personnes dans la salle) dans une atmosphère lamentable : Michaud, le directeur du Théâtre [des Nouveautés], ne croyait plus à la pièce : Angèle Albert-Lambert, qui aimait beaucoup Feydeau et dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, était venue après le fameux deuxième acte me dire : il ne faut pas jouer cette pièce ; sois malade demain, trouve un prétexte mais ne jouez pas cela demain, ce sera un désastre !
91Et le lendemain, c’était le triomphe que vous savez et qui ne se départit point pendant plus de mille représentations. Allez donc croire aux impressions d’autrui sur une pièce, tant que le public, seul juge, n’est pas passé par là !
92Une nouveauté, une audace à cette époque : pour la première fois à Paris, on fit appel à un grand ensemblier pour meubler la garçonnière. Volonté de l’auteur, désespoir du directeur : que de frais, mon Dieu ! Que de frais ! Sans compter que, pour la première fois également, les portes des décors, habituellement entoilées, furent remplacées par de coûteuses portes en acajou.
93Pendant les répétitions, nous avions eu aussi le sketch comique de Michaud s’arrachant les cheveux pour le prix exorbitant du caleçon du prince : le fameux caleçon devait coûter trois cent cinquante francs, pensez donc ! La valeur au guichet de cinquante fauteuils d’orchestre ! (le fauteuil à sept francs, s’il vous plaît !). Mais Michaud, beau joueur, et qui avait accordé à Feydeau tout ce qu’il voulait, n’eut pas à regretter ses prodigalités.
94Marcel Simon (1948)
Équilibrer les comptes
95La première fois que j’ai monté une pièce de Feydeau, ce n’était pas un vrai désir, c’est parce que je succédais à Jérôme Savary à Lyon au Théâtre du Huitième, et il fallait que je trouve le spectacle qui pourrait faire le raccord entre nos deux directions. Je l’ai donc fait avec Feydeau, en me disant : « Tiens, avec cet auteur, ça sera un divertissement. » En montant La Dame de chez Maxim, je me suis rendu compte que ce théâtre était beaucoup plus compliqué, beaucoup plus paradoxal, beaucoup plus tout ce que vous voulez. Le soir de la première, Roger Planchon m’a dit cette phrase : « Si tu avais il y a dix ans fait l’ouverture de la direction d’un Centre dramatique avec un tel auteur, tout le théâtre public te serait tombé dessus. » Ça dit quand même très bien l’absence de considération que portaient certains metteurs en scène du théâtre public à cet auteur. La deuxième fois que j’ai monté une de ses pièces, c’était aussi occasionnel. On avait décidé avec Stéphane Braunschweig qu’il allait me remplacer à la Colline, et comme je voulais rendre les comptes financiers en équilibre, je me suis dit : « Je vais remonter une pièce de Feydeau. » Je plaisante mais ce sont des paramètres réels. Et en montant L’Hôtel du Libre-Échange, j’ai eu la même impression : une pièce profondément et intelligemment structurée (et hilarante bien évidemment). Cette fois, avec Du mariage au divorce, on pourrait encore trouver une raison annexe : une jeune compagnie n’a pas beaucoup d’argent, et puis avec Feydeau les acheteurs se précipitent… Mais ce ne serait pas la bonne raison. La vraie raison c’est que c’est un auteur magnifique, qui je trouve a été trop longtemps accaparé par un théâtre de divertissement, je ne sais pas comment dire, un théâtre boulevardier, privé ; ce n’est pas qu’ils le montent mal, mais j’ai l’impression qu’ils le font souvent selon des recettes. Et ce n’est pas parce qu’on a la bonne recette qu’on fait de la bonne cuisine. C’est plus compliqué.
96J’aime bien Feydeau aussi parce qu’il est typiquement français, avec tout ce que cela comporte à la fois de laideur et d’esprit, etc., et dans le théâtre français, après Scribe et Labiche, c’est lui qui a porté le vaudeville à son point de zénith, un point où personne ne l’avait mené jusque-là.
97Alain Françon (2010)
Distributions onéreuses
98Comme beaucoup de metteurs en scène de ma génération, j’ai cru devoir afficher un certain dédain pour ce théâtre du vaudeville bourgeois, mais ça n’a guère duré puisqu’en 1976 j’ai monté La Station Champbaudet de Labiche, après l’avoir vue à la Comédie-Française. La pièce m’avait raconté des choses d’une rare cruauté, que le spectacle ne racontait surtout pas. Je voulais donc aller y voir de plus près, et vérifier que la cruauté et la violence dont ce théâtre faisait preuve, à mes yeux, étaient bien réelles. La force des rires que le spectacle déclenchait, dans ma mise en scène, m’a convaincu que je ne m’étais pas trompé. À l’époque, on m’avait reproché de me compromettre dans un vaudeville. Ce théâtre « de divertissement » n’avait rien à faire dans un théâtre public censé s’occuper de choses beaucoup plus sérieuses ; mais il se trouve que, pour moi, le rire est une chose qu’il importe de prendre infiniment au sérieux. Après Labiche, j’ai longtemps rêvé de monter Feydeau, mais j’ai dû attendre des années tant les distributions de ses grandes pièces sont importantes, et donc coûteuses. Grâce à Francis Perrin, qui voulait jouer la pièce avec moi, j’ai pu trouver le complément de production qui me manquait. À l’époque de Feydeau, l’économie du théâtre permettait aux auteurs d’écrire des pièces sans trop se soucier du coût de la distribution ou du nombre de décors. Aujourd’hui, peu de théâtres publics ont encore les moyens de monter des spectacles avec une dizaine d’acteurs.
99Gildas Bourdet (2010)
La place du chant
Un Offenbach subtilement dévoyé
100La musique. Il faut penser à Offenbach. Mais à un Offenbach subtilement « dévoyé ». Les couplets. Éviter toute surexpression. Moments de grâce ou de répit accordés aux personnages qui escamotent ainsi et dissolvent dans le joli, l’éclat toujours possible d’un scandale soudain révélé. Comment dire sans cesser de plaire ? Comment cerner la charge de réalité des personnages et des situations sans renoncer aux procédés aisément repérables d’une humeur et d’un genre ? Comment mettre Labiche à la question sans cesser de jouer ? Introduire les comédiens à ce double jeu, en ménager les transitions et les glissements, voilà le pari difficile et l’enjeu stimulant du spectacle.
101Jacques Lassalle (1970)
Un mélange délicat entre le parlé et le chanté
102Notre metteur en scène, Jean-Michel Ribes, a fait un excellent travail, indispensable à mon avis pour en même temps parfaire et actualiser la pièce, en ajoutant des petits morceaux de dialogues, et des chansons que Michel Frantz a merveilleusement mises en musique, dans l’esprit de l’époque. Cela d’ailleurs n’a rien de choquant lorsqu’on sait qu’à l’époque, les comédiens, aux répétitions, proposaient beaucoup de choses et que Labiche, chaque fois qu’un acteur trouvait une idée amusante, acceptait volontiers, car c’était lui qui en retirait le bénéfice, et il savait que les acteurs connaissent parfaitement leur métier. On peut dire que dans notre cas, sur ce plan-là, les acteurs ont été remplacés par le metteur en scène.
103L’apport de Jean-Michel Ribes est énorme, sur ce plan, dans La Cagnotte, qui est une comédie avec couplets et musique, car il connaît très bien son affaire. Il sait quel est le petit bout de phrase qu’il faut ajouter avant d’attaquer la chanson ou après la chanson, comment réattaquer le dialogue parlé. Il manie parfaitement ce mélange délicat qui se fait entre le parlé et le chanté, et qui doit se faire très naturellement, sans secousses. De plus, entre les actes, il y a des intermèdes de façon à permettre des changements de décors et cela est tout nouveau. Cela demande une gymnastique à la fois de l’esprit et du corps, et évidemment un travail énorme, mais extrêmement réjouissant.
104Yves Gasc (1988)
Recomposer les couplets de Labiche
105Pour cette mise en scène, les couplets écrits par Labiche et trop souvent coupés ont été recomposés.
106Mener le texte telle une partition est l’ambition de cette mise en scène qui en exploitant le caractère fort des personnages joue sur le rythme de la pièce et donne une légèreté, un aplomb, une désinvolture à l’ensemble de ce « thriller » comique.
107Ce petit ballet s’articule notamment autour du travail d’Augustin d’Assignies qui signe la recomposition des couplets écrits par Labiche. Cette nouvelle écriture ne cherche pas à pasticher les mélodies de l’époque mais plutôt à donner un souffle à L’Affaire de la rue de Lourcine à travers des mélodies s’inspirant aussi bien des chorales de Bach que des chansons à boire ou des airs de salsa !
108Jean-Romain Vesperini (2007)
Faire naître le chant de la situation
109La question de la place du chant se pose surtout dans le théâtre de Labiche. Il faut faire naître le chant de la situation : le personnage qui ne peut plus parler ou qui n’a plus d’arguments se met à chanter. Chez Feydeau, cela peut se traduire par un « pétage de plomb », un coup de folie surréaliste ; chez Labiche, on chante.
110Gilles David (2014)
Notes de bas de page
1 Labiche, de son vivant, avait créé deux « comédies » à la Comédie-Française, Moi ! (1864) et La Cigale chez les fourmis (1876). De plus, Le Voyage de Monsieur Perrichon était entré au répertoire en 1906.
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Le vaudeville à la scène
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